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René Pleven

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Christian Bougeard

Troisième partie. Un des ténors de la Quatrième République

Chapitre XI. Retour au ministère de la Défense nationale (8 mars 1952 - 12 juin 1954)

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Auriol (Vincent), Journal du septennat 1952, t. vi, p. 175-176.

1Afin de répondre à une situation bloquée, le président de la République était décidé à “lever l'hypothèque de la droite” en prenant le risque d'une majorité axée sur le RPF et basée sur une formule “d'union nationale”. Il fit d'abord appel à Paul Reynaud qui refusa le 2 mars, face à l'hostilité socialiste. René Pleven fut ensuite appelé à l'Élysée et, comme le prévoyait Vincent Auriol, il renonça à son tour. Au nom de l'UDSR, la veille, il s'était montré défavorable à “l'union nationale” et à toute collaboration avec le RPF. En outre, se sachant en butte aux gaullistes et aux socialistes, il était bien mal placé pour conduire une majorité élargie mais était indispensable à toutes combinaisons1

Rue Saint-Dominique en des temps bien difficiles

2L'heure d'Antoine Pinay, l'homme de Saint-Chamond, allait sonner. Appelé le 3 mars, il fut investi le 6 avec 324 voix, à la surprise générale grâce à l'appoint de 27 députés RPF, à l'issue d'une véritable “journée des dupes” (Vincent Auriol). Émis par des hommes venus de la droite traditionnelle, ce vote consacrait l'éclatement du RPF qui allait bientôt se disloquer.

  • 2 Ibid., p. 192.

3Assuré de la participation radicale et de celle du MRP (qui voulait conserver Robert Schuman aux Affaires étrangères), Antoine Pinay présenta son gouvernement le 8 mars 1952. Pour l'UDSR, René Pleven qui aurait souhaité le Quai d'Orsay, retrouvait le portefeuille de la Défense nationale qu'il avait occupé (fin 1949-début 1950) aux côtés de l'inamovible Claudius-Petit à la Reconstruction2. Vincent Auriol avait conseillé à Antoine Pinay de nommer Pleven à ce poste exposé au moment de l'aggravation de la situation militaire en Indochine et du durcissement en Afrique du Nord. Il conserva cette responsabilité dans les deux gouvernements suivants de centre et de droite, présidés par René Mayer (janvier-mai 1953) et Joseph Laniel (juin 1953 - juin 1954).

4Durant cette période, René Pleven ne se priva pas d'intervenir sur des questions de politique générale dans la mesure où les présidents du Conseil étaient peu au fait des questions internationales et coloniales. En outre, à la volonté de négocier du gouvernement Faure succéda une politique de “fermeté”, sinon de répression, des gouvernements successifs de 1952 à 1954. Aiguillonnés par le RPF, du moins en 1952, ces gouvernements de droite, reflet de l'opinion publique de l'époque, ne comprirent pas que la décolonisation du Tiers-Monde naissant était irréversible. Quelle fut l'attitude du ministre Pleven face aux crises qui secouèrent la Tunisie et le Maroc ?

Un libéral attaché à l'Union française

5Après la répression militaire et le ratissage du cap Bon en Tunisie pour tenter de démanteler le Néo-Destour à la fin janvier 1952, le résident de Hauteclocque (nommé par le gouvernement Pleven), décida d'arrêter et de déporter Chénik et trois autres ministres du gouvernement tunisien, le 25 mars. Il le remplaça par Baccouche, un pro-Français. Cette politique du coup de force et du fait accompli, sans ordre de Paris, allait se généraliser.

  • 3 Ibid., p. 207-211.

6Au sein du gouvernement, contre les caciques radicaux tenants de la répression, René Pleven était plutôt partisan d'une politique libérale, de conciliation mais dans le maintien de l'Union française. Par exemple le 18 mars 1952, lors du débat sur la crise tunisienne, estimant que la parité ou “co-souveraineté” gouvernementale était déjà dépassée, il plaida avec l'appui du président de la République pour une solution d'autonomie tunisienne3. Mais une autonomie limitée, car les Finances et la Défense nationale devaient rester entre les mains du résident général. D'ailleurs, aux directives de négocier les réformes du conseil ministériel restreint du 21 mars, auquel Pleven participa, le résident français en Tunisie avait répondu par un coup de force, sans être destitué par le gouvernement.

  • 4 Ibid., p. 242.

7Cette affaire provoqua un vif affrontement (“deux engueulades”) entre le président de la République et son ministre de la Défense. Pleven refusa de partir en mission d'inspection en Tunisie, sans doute pour y jouer un rôle de médiation auprès du Bey4. Ce fut l'occasion d'une explication franche entre les deux hommes, le 28 mars, Auriol assurant Pleven de sa “grande affection”.

  • 5 Ibid, p. 601-604 et 653.

8Le plan de timides réformes proposé par le gouvernement Pinay ayant été repoussé par les Tunisiens (le Bey s'était entouré d'un contre-ministère de 40 membres), la crise rebondit à l'automne 1952. En effet, le groupe des pays arabo-asiatiques obtint l'inscription des questions marocaines et tunisiennes à l'ordre du jour de l'Assemblée générale de l'ONU, questions considérées comme prioritaires, grâce à l'appui du délégué des États-Unis. La politique française dans ses deux protectorats d'Afrique du Nord était sur la sellette, au grand dam de Vincent Auriol, de plus en plus critique à l'égard de Robert Schuman, et de la classe politique française5.

  • 6 L'AP 1952, p. 70-71.

9Participant de l'indignation générale, René Pleven mit lui aussi en garde les Américains contre une attitude considérée comme dangereuse. Devant le 6e congrès de l'UDSR à Clermont-Ferrand, le 18 octobre 1952, évoquant l'œuvre accomplie par la France dans l'Union française depuis 1945, il déclarait : “C'est ce qui lui fait ressentir presque comme un outrage toute tentative d'ingérence. C'est aussi ce qui doit faire comprendre à tous nos amis combien il est dangereux de paraître, même en apparence, encourager les nationalismes, dont toute l'histoire montre que lorsqu'ils s'exaspèrent, ils freinent le progrès des peuples plus qu'ils ne le servent”6. La veille, François Mitterrand qui suivait de très près la politique africaine de l'UDSR, avait plaidé pour la reprise des négociations, d'importantes réformes et une réelle autonomie tunisienne. Il concluait en hiérarchisant les priorités : “La Méditerranée occidentale et le bloc africain avant l'Europe et l'Atlantique ; l'Europe avant l'Asie”.

10Le fossé entre les deux leaders de l'UDSR était en train de se creuser. Si l'un et l'autre souhaitaient le maintien de l'Union française, René Pleven mettait en avant la CED, défendait la politique du gouvernement Pinay couvrant l'épreuve de force et restait très attaché à la présence française au Maghreb. S'il était partisan d'une évolution, l'homme de Brazzaville n'était nullement favorable à l'indépendance, ni même finalement à l'autonomie des deux protectorats.

  • 7 La résolution adoptée par 44 voix contre 3 et 17 abstentions se borne à “exprimer l'espoir que les (...)

11Cet attachement à l'œuvre coloniale transparaît encore dans un éditorial du Petit Bleu du 15 novembre 1952, intitulé “Des chiffres éloquents”. Au moment où la France échappe à l'ONU à une condamnation7, T.-R. Gautier-Pleven se fait le défenseur de l'effort de développement accompli sur place, reconnaissant que “la nation colonisatrice doit s'adapter au peuple colonisé. Aussi pour peu que cette nation s'inquiète d'idéal démocratique, la voilà conduite à disposer chez ce peuple tous les ferments du progrès et de l'émancipation, qui se retourneront peut-être un jour contre elle”. Faute d'avoir voulu saisir l'occasion offerte par la crise de 1952, d'avoir compris la vigueur du nationalisme, les gouvernements français n'eurent d'autres recours que la répression et l'envoi de troupes car ce jour allait arriver beaucoup plus vite que prévu.

12En réaction à l'assassinat du leader syndical tunisien Fehrat Hached, des émeutes éclatèrent en décembre 1952 à Casablanca. Elles furent réprimées dans le sang (des dizaines de morts) et permirent l'application du plan du maréchal Juin appuyé par Georges Bidault. Ce plan de déposition du sultan du Maroc Ben Youssef fut appliqué par le général Guillaume le 20 août 1953. Le gouvernement Laniel fut une nouvelle fois mis devant le fait accompli et il entérina le coup de force.

  • 8 Auriol (v.), Journal du septennat 1953-1954, t. vii, p. 372-375, 376-377, 381-383, 394-398.

13Au Conseil des ministres, Edgar Faure protesta ; François Mitterrand plus fermement encore allant jusqu'à démissionner le 2 septembre 1953. Dans le débat, René Pleven qui dénonçait le rôle de l'Espagne au Maroc, n'était pas hostile à ses deux collègues qui exigeaient de sanctionner les responsables du coup de Rabat. Il estimait que les réformes nécessaires ne pourraient être mises en œuvre que par des hommes nouveaux8. Cependant, il entérina comme les autres membres du gouvernement le coup de force de la résidence. Il était donc solidaire comme ministre de la Défense nationale de la politique “de la canonnière” couverte par le gouvernement de droite de Joseph Laniel, en violation du traité de Fez de 1912. Obnubilé par la question de l'armée européenne, formé à l'école républicaine célébrant les bienfaits de la colonisation française, le libéral René Pleven ne chercha guère à infléchir la pente naturelle de gouvernements forts soumis aux pressions de lobbies comme “Présence française”. Il faudra donc attendre le discours de Carthage de Pierre Mendès France, le 31 juillet 1954, puis les négociations menées par le gouvernement d'Edgar Faure en 1955, pour que la voie vers l'indépendance de la Tunisie et du Maroc fût ouverte, mais René Pleven n'était plus ministre.

En première ligne contre un soi-disant “complot communiste”

14Peu après sa prise de fonction rue Saint-Dominique, une des premières activités officielles du ministre de la Défense nationale fut la réception à Paris, le 27 avril 1952, du général américain Ridgway, nommé commandant du SHAPE, c'est-à-dire de l'OTAN. À cette occasion, le PCF déclencha une vaste campagne contre “Ridgway la peste”, l'ancien commandant des forces de l'ONU en Corée, accusé d'avoir utilisé en Asie des armes bactériologiques. Les ministres radicaux et anticommunistes, Brune (à l'Intérieur) et Martinaud-Déplat (à la Justice), utilisant des réseaux policiers occultes, profitèrent de cette virulente campagne pour tenter de frapper à la tête un parti communiste de plus en plus actif contre la CED et la guerre d'Indochine.

  • 9 Rimbaud (Christiane), Pinay, op. cit., p. 215-218.

15Le 23 avril, des manifestations dans Paris furent durement réprimées (3 agents et 49 manifestants blessés, 279 arrestations)9

  • 10 Elgey (Georgette), Histoire de la iv e République, t. 2, La République des contradictions 1951- 19 (...)
  • 11 Robrieux (Philippe), Histoire intérieure du PC, t. 2, 1945-1972, Fayard, 1981, p. 300-307.

16Lorsque le 27 avril, René Pleven alla accueillir le général Ridgway à Orly, au milieu d'un déploiement de police impressionnant, il confia : “Je l'accueille, prêt à recevoir une grenade”10. Mais ce jour-là, les cérémonies prévues, notamment à l'Arc de Triomphe, se déroulèrent sans incident. En revanche, le lendemain, jour de la signature des accords de Bonn consacrant l'intégration de la RFA dans l'Alliance atlantique, les communistes appelèrent à une manifestation de masse place de la République à Paris, avec l'intention d'en découdre avec les forces de l'ordre11. À l'issue de la manifestation interdite et de véritables combats de rue, on releva un mort, un Algérien. Il y eut 27 policiers et 200 manifestants blessés et 718 arrestations. Les “durs” des deux camps étaient satisfaits.

17Mais l'affaire prit une autre dimension lorsque le soir même la police intercepta une voiture avec à son bord, Jacques Duclos, le patron du parti par intérim en l'absence de Maurice Thorez qui se faisait soigner en URSS. À son bord, un garde du corps armé, un poste de radio à ondes courtes, un cahier de notes relatant les réunions du secrétariat et du bureau politique et deux malheureux pigeons... Ainsi prit corps aux ministères de l'Intérieur et de la Justice, avec l'arrestation de Jacques Duclos, “le complot des pigeons”, de prétendus pigeons voyageurs servant naturellement à renseigner les Soviétiques ! Le PCF fit jouer relations et mobilisation militante pour obtenir enfin la libération de son chef le 1er juillet 1952.

18Si cette affaire cocasse ridiculisa le gouvernement, elle lui permit de désorganiser encore davantage par des perquisitions, une “chasse aux sorcières” dans les administrations notamment militaires, un parti communiste isolé, affaibli et bientôt épuré au sommet par les “affaires Marty-Tillon”, les deux dirigeants mis en accusation.

19Si René Pleven n'avait pas participé au scénario visant à faire condamner Jacques Duclos, il était bien d'accord pour faire échec aux actions dures du PC et de la CGT contre la guerre d'Indochine (appels au sabotage du matériel de guerre, refus des dockers de charger les bateaux...).

  • 12 L'AP 1952, p. 75-76.

20Au lendemain de la rentrée du parlement, le 8 octobre 1952, la police procéda à de nouvelles perquisitions dans toute la France contre le PCF, ses organes de presse et les organisations qu'il contrôlait. On arrêta quatre membres du bureau national de l'UJRF, inculpés “d'entreprises de démoralisation de l'armée ou de la Nation ayant pour objet de nuire à la Défense nationale”12. Deux dirigeants communistes furent recherchés, dont le numéro deux de la CGT Alain Le Leap qui se constitua prisonnier. Le 14 octobre, le tribunal militaire de Paris demanda la levée de l'immunité parlementaire de cinq députés communistes dont Jacques Duclos. Le 23, présentant devant l'Assemblée un document de 138 pages (dont des extraits du carnet saisi sur Duclos) contre l'armée et la guerre d'Indochine, René Pleven exigea des poursuites. Il s'appuyait sur l'article 76 du Code pénal, un texte visant “non seulement le sabotage envisagé comme destruction des moyens matériels consacrés à la défense du pays, mais également cette forme de lutte qui cherche à porter des atteintes à la résistance morale de l'armée et de la nation”. Avec une définition aussi extensive du “sabotage”, tous les coups étaient permis au moment où Brune et Martinaud- Déplat mettaient la dernière main à un projet de loi permettant l'exclusion des communistes de la fonction publique.

  • 13 Rimbaud (Ch.), op. cit., p. 192-197.

21Il s'agissait d'une offensive gouvernementale anticommuniste de grande envergure, à laquelle participait l'ancien président du Conseil. Il est vrai que Paix et Liberté, le mouvement anticommuniste représenté au pouvoir par Martinaud-Déplat, avait vu le jour lors du premier gouvernement Pleven. Réservé sur de telles lois d'exception, Antoine Pinay aurait joué un rôle de frein13. Après l'intervention de René Pleven, une commission des immunités présidée par un UDSR fut formée ; la procédure suivit son cours sans jamais aboutir. Mais l'anticommunisme fut une méthode de gouvernement de la droite au pouvoir pendant plusieurs mois encore.

  • 14 Rousso (Henry), Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 66-71.

22Une autre affaire allait secouer la communauté nationale à peu près au même moment en réactivant les blessures les plus douloureuses de la guerre. Le nouveau gouvernement de René Mayer se serait volontiers passé de l'une de ces “réminiscences fiévreuses”, ainsi définie par l'historien Henry Rousso dans son analyse du deuil inachevé des années vichyssoises14.

Clémence et amnistie pour des bourreaux d'Oradour-sur-Glane

  • 15 Rioux, (Jean-Pierre), “Le procès d'Oradour”, L'histoire, n° 64, p. 66-71.

23Le 12 janvier 1953 s'ouvrit à Bordeaux le procès de vingt et un membres de la division SS “Das Reich” devant un tribunal militaire15. Dans le box des accusés, n'étaient nullement présents les principaux officiers de cette division qui ensanglanta la France en juin 1944, mais des comparses, des exécutants de l'abominable massacre d'Oradour-sur-Glane (642 morts). Quoi de plus normal que le procès de participants à ce crime de guerre, symbole de la barbarie nazie !

24Pourtant, ce procès va rapidement se muer en drame national. Jean-Pierre Rioux en explique les raisons : “Hasard ou paradoxe affreux, sur les vingt et un accusés, quatorze sont Français, tous originaires d'Alsace, dont douze “malgré-nous” incorporés de force dans la Waffen SS, un engagé volontaire et un dernier au statut indéfini” aux côtés de sept Allemands. Des Français d'Alsace sont donc concernés. Or, plusieurs d'entre eux ont ensuite déserté pour rejoindre la Résistance ou se sont engagés dans l'armée française et ils ont bénéficié d'un non-lieu leur permettant de mener une vie normale. Depuis, l'épineuse question des “malgré-nous” a été évacuée et refoulée. Au moment où l'affaire de la CED commence à diviser l'opinion publique, le procès de Bordeaux braque le projecteur sur une question douloureuse. Deux mémoires s'affrontent à travers leurs associations : celle des victimes d'Oradour et celle des Alsaciens meurtris.

  • 16 Elgey (G.), op. cit., p. 112-117.

25Le verdict du 13 février 1953 (deux condamnations à mort pour les gradés un Allemand et le volontaire Alsacien, des peines de travaux forcés et de prison pour les autres), met le pays en état de choc. L'Alsace et la Lorraine entrent en rébellion ; leurs parlementaires implorent la clémence16. Bouleversé, René Mayer, au nom de l'unité nationale, prend l'initiative le 17 février de faire voter “une amnistie effaçant les condamnations des incorporés de force”. Le lendemain, étreint par l'émotion, René Pleven met tout son poids dans la balance dans un discours devant ses pairs.

  • 17 Ibid., p. 117.

26Parlant des “malgré-nous”, il déclara : “Une telle douleur ne se raisonne pas ; elle se sent, elle se communique, elle résiste à tout enchaînement logique. Il n'est qu'un moyen d'y porter remède et ce moyen, ce n'est peut-être qu'un grand geste de la représentation nationale, un geste de tendresse pour les centaines de milliers d'hommes et de femmes qui ont versé tant de larmes, qui ont subi tant d'humiliations et qui les ont subies pour nous tous, je dirais presque à cause de nous tous parce qu'en 1940 nous n'avons pas été capables de vaincre... ”. Rappelant que les principaux chefs de la tuerie n'étaient pas dans le box des accusés, Pleven expliquait qu'il ne fallait pas leur donner “la joie mauvaise” de diviser les Français sur cette tragédie : “Cela ne peut pas être. Cela ne sera pas.... ”. Et il concluait : “Dans la vie publique comme dans la vie privée, il y a des moments où la plus haute sagesse est celle qu'inspire un généreux mouvement du cœur, plus raisonnable que le plus solide des raisonnements”17. Dans un climat de grande tension, le flegmatique Breton ne peut s'empêcher de laisser parler son coeur et, en deuxième lecture, les Alsaciens condamnés sont amnistiés par 320 députés contre 228 (de gauche) puis libérés le 21 février. Le Limousin crie sa douleur mais l'Alsace s'apaise.

27Une autre pomme de discorde lance au même moment René Pleven dans la bataille politique, celle de la ratification de la CED.

Combattre le gel de la CED

  • 18 Bulletin de Paris X-Nanterre, op. cit., p. 35.

28Le Plan Pleven de 1950 fut transformé en communauté européenne de défense en 1952 après de longues négociations. Pour le ministre de la Défense, il s'agissait d'une étape importante dans la construction européenne après la mise en place de la CECA. Car si la situation internationale et la pression des Anglo-Saxons avaient imposé à la construction de l'unité européenne une dimension militaire (jugée plus tard prématurée), pour René Pleven il fallait aboutir en votant ce traité afin de le compléter ensuite par un autre traité sur une autorité politique européenne18Mais les gouvernements des années 1952- 1954 étaient loin d'avoir la même ardeur car ils n'étaient pas certains de disposer d'une majorité à l'Assemblée du fait de l'hostilité du PCF et du RPF. En réalité, ce sont les opposants au traité qui élèvent de plus en plus la voix, à commencer par le général de Gaulle qui rejette la CED le 25 février 1953, heurtant de plein fouet les convictions de son ancien compagnon.

  • 19 Rioux (J.-P.), La France de la Quatrième République, t. 2, op. cit., p. 19.
  • 20 L'AP 1952, p. 70-71.

29En effet, le 19 février 1952, le gouvernement Faure avait obtenu à une courte majorité (327 voix contre 287) et après un débat houleux, le droit de négocier le traité. Ensuite, la publication dans Le Monde du “rapport Fechteler”, un faux qui tendait à prouver que les Américains ne croyaient pas à cette armée européenne en cas de conflit, ne contribua pas à clarifier le débat dans l'opinion publique française19En outre, le 12 mai, René Pleven eut des entretiens infructueux avec son homologue britannique pour tenter d'associer nos alliés d'outre- Manche à la CED et désamorcer ainsi des critiques hexagonales20. Cependant, faisant suite aux accords signés à Bonn le 26 mai rendant sa souveraineté à la RFA, les accords de Paris donnaient le lendemain officiellement naissance à la CED. René Pleven était heureux de voir aboutir enfin un projet qui lui tenait à cœur.

30Mais à partir de là, la machine diplomatique et parlementaire s'enraya. Prétextant d'un texte incomplet qui avait beaucoup édulcoré les propositions françaises, le gouvernement Pinay se garda bien de déposer le traité sur le bureau de l'Assemblée nationale pour ratification. Officiellement, la France réclamait des protocoles additionnels. Dès le 28 mai 1952, au cours de la conférence des trois Grands au Quai d'Orsay à laquelle Pleven participa aux côtés de Pinay et de Schuman, la France chercha à obtenir des engagements plus précis de l'Américain Dean Acheson. Elle s'efforça de lier les questions asiatiques et européennes et de limiter le caractère supranational du traité. Autre manœuvre dilatoire, René Pleven aurait proposé de subordonner la ratification française à celle des autres partenaires du traité.

  • 21 Elgey (G.), op. cit., p. 218-223 et Rimbaud (Ch.), op. cit., p. 246-247

31Pressés d'en finir, les Américains ne manquèrent pas d'accroître leurs pressions sur le gouvernement Pinay dans les derniers mois de 1952. Et contrairement à la perception qu'on en eut à l'époque, l'Européen René Pleven était partisan de résister à ces pressions et de faire preuve d'autonomie comme en témoigne l'affaire Dunn en octobre21. René Pleven, outré, avertit le président du Conseil d'une note américaine réclamant une autre répartition des crédits militaires français. Le 8 octobre, le chargé d'affaires américain Dunn fut convoqué et tancé par les principaux responsables français pour cette “ingérence”. Et on s'arrangea pour que la presse parisienne fût au courant de la réaction française. Évoquant cette période de confrontation, l'ancien ministre de la Défense a confié son sentiment à Georgette Elgey : “Notre souci de préserver la souveraineté française à l'égard des États-Unis était constant. Nous pensions que la meilleure méthode était d'agir en souplesse”. On reconnaît bien là la méthode et le tempérament Pleven. Mais faire ratifier le traité était une autre paire de manches.

  • 22 Rioux (J.-P.), op. cit., p. 19.

32Ne pouvant se passer des voix des gaullistes dissidents, encore “reliés au général par le cordon ombilical de l'anticédisme”, selon la belle formule de Jean-Pierre Rioux22, le gouvernement Pinay ne prit pas le risque d'affronter le parlement malgré l'engagement de Robert Schuman le 22 octobre. Les prises de position pour ou contre la CED se multipliaient. Le MRP exigeait un engagement précis sur la ratification. Mais comme un mois plus tard, les choses en étaient au même point, le MRP provoqua la démission du gouvernement Pinay, en apparence sur une question budgétaire relative aux allocations familiales, mais en réalité sur la CED.

  • 23 L'AP 1952, p. 70-71.

33À l'automne 1952, la querelle de la CED s'était encore envenimée lorsqu'au congrès de Bordeaux les vieux leaders du parti radical, Édouard Herriot et Édouard Daladier, avaient attaqué violemment un traité qualifié d'inconstitutionnel. Le 18 octobre, au 6e congrès de l'UDSR, René Pleven avait consacré l'essentiel de son intervention à leur répondre à chaud, justifiant “la participation de l'Allemagne à l'effort de défense” et affirmant bien haut ses convictions européennes. Avec vivacité, il concluait par des questions adressées aux adversaires de la CED : “Mais enfin si l'on ne faisait pas l'Europe, est-ce que cela ferait cesser le voisinage de la France et de l'Allemagne ? Est-ce que pour cela cesserait l'existence de la Ruhr ? Est-ce pour cela que le dynamisme allemand se trouverait réduit ? ”23.

34Son discours avait une autre tonalité que celui de François Mitterrand, rapporteur de la polititique extérieure du parti, qui avait mis l'accent de manière critique sur les problèmes coloniaux. S'il approuvait les initiatives prises par le gouvernement pour organiser l'Europe tant sur le plan militaire que sur le plan économique, le député de la Nièvre déplorait que la France eût accepté des obligations atlantiques “sans avoir obtenu les garanties méditerranéennes”, ajoutant que “les premières auraient dû dépendre des secondes... ”. L'ordre des priorités n'était visiblement pas le même pour les deux principaux chefs de l'UDSR, déjà en compétition pour la direction du parti.

35Cependant, René Pleven, réélu président du parti pour un an encore, parvint à entraîner ses troupes sur deux motions de politique étrangère. La première se prononce pour une Fédération européenne “nécessité vitale pour le maintien de l'équilibre et de la paix mondiale” mais qui doit avoir des “moyens suffisants militaires, économiques, financiers et diplomatiques” pour être viable. La seconde soutient la CED en souhaitant que “l'intégration des contingents allemands ne puisse jamais aboutir à la reconstitution d'une armée et d'un état- major allemands”. L'esprit du plan Pleven est réaffirmé. L'UDSR souhaite élargir la CED à la Grande-Bretagne et la soumettre à ratification “toutes précautions étant prises”. Mais on se garde bien de préciser lesquelles.

36Un an plus tard, la question de la CED était au centre de la bataille politique franco-française. Exception faite du MRP qui n'avait que peu de dissidents, tous les partis de la majorité gouvernementale étaient divisés sur cette question. Qu'en était-il de l'UDSR ?

  • 24 Le Petit Bleu, 14 novembre 1953. Texte intégral et motions

37Dans son discours de clôture du 7e congrès du parti à Nantes en novembre 1953, René Pleven qui avait déjà perdu la majorité, se battit sur la nécessité de l'union européenne et de la CED, dénonçant une coalition très hétéroclite d'opposants “du Comte de Paris à Duclos, en passant par Daladier”24. En dernière analyse, leur attitude servait les intérêts de l'URSS qui ”menait une politique de domination à l'égard de tous les pays voisins de son territoire”. Donc, selon lui, “l'UDSR doit se maintenir à la pointe du combat pour l'Europe” car c'est le meilleur moyen de maintenir “l'indépendance et l'égalité des peuples”. Sur cet enjeu, le ministre de la Défense était intervenu dans le débat le 8 novembre, à 4h du matin, pour répondre à Lanet et à Bonnefous, l'un hostile à la CED, l'autre à la communauté politique.

38Dans le contexte de tension internationale, René Pleven plaida pour le partage des charges financières entre tous les États occidentaux, y compris avec les Allemands. Si l'on acceptait ce postulat, il n'y avait dès lors le choix qu'entre deux solutions : soit l'entrée de l'Allemagne de l'Ouest dans l'OTAN, ce qui signifierait la reconstitution “pure et simple” d'une armée allemande sans contrôle véritable, soit la CED qui serait complémentaire de l'OTAN tout en fournissant des garanties sérieuses quant au réarmement allemand. En outre, René Pleven défendait les conditions mises par l'Assemblée nationale à la ratification du traité, à savoir la création d'une autorité politique (sur le modèle des institutions de la CECA) aux compétences d'abord limitées puis étendues progressivement avec l'accord des six parlements nationaux. Pour la première fois depuis 1870, arrimer l'Allemagne à l'Europe des Six était une chance de renforcer la paix et d'écarter les vieux démons.

39En orateur confirmé, René Pleven remporta la partie sur ces thèmes. Pour le vote, la motion Legaret fut scindée en deux : la partie sur l'unité politique de l'Europe souhaitant la rapide création “d'institutions démocratiques supranationales” fut adoptée à l'unanimité, celle sur la CED obtint 478 mandats (dont.ceux des Côtes-du-Nord) contre 262. François Mitterrand y ajouta un amendement adopté à main levée précisant que l'unité européenne devait aller de pair avec l'organisation de l'Union française et affirmant l'unité et l'indivisibilité de la République française, “ainsi que la primauté de la France dans la direction politique, économique et militaire de l'Union”.

40Mais l'UDSR pro-européenne avait bien peu de poids sur l'échiquier politique français. En 1953 et 1954, lors des gouvernements Mayer et Laniel, la CED fut “mise au placard”, les négociations sur les additifs traînant en longueur. En mai 1953, les commissions des Affaires étrangères et de la Défense nationale désignèrent deux opposants, Jules Moch et le général Kœnig, comme rapporteurs du texte de la CED. René Mayer qui crut pouvoir aboutir fut alors renversé par les gaullistes. Quant au gouvernement Laniel qui lui succéda, partisans et adversaires du traité se neutralisèrent en son sein jusqu'à la fin 1953, malgré les pressions et les menaces américaines.

  • 25 Ibid., 12 juin 1954 et L'AI' 1954, p. 36-37.

41Et au début de 1954, pour la France, l'urgence indochinoise prit le dessus. De plus, la mort de Staline et la fin de la guerre de Corée en 1953 avaient un peu estompé le spectre d'une guerre en Europe. Là encore, René Pleven n'avait pas la tâche facile. D'ailleurs, après Diên Bien Phû, répondant le 8 juin 1954 à une interpellation sur la politique du gouvernement en Indochine, il estima peut-être à tort que : “ma position sur l'Europe est la vraie raison des attaques contre moi”25. Il est vrai que la plupart des orateurs étaient de farouches opposants de la CED comme Dronne et Fouchet (du groupe gaulliste de I'URAS) ou l'ex-indépendant, Pierre André (non-inscrit).

Un des artisans de la politique militaire française

  • 26 Doise (J.) / Vaïsse (M.), op. cit., p. 504-507.
  • 27 Ibid., p. 504-505.

42Pendant près de cinq ans, d'octobre 1949 à juin 1954, René Pleven a été directement au ministère de la Défense nationale (d'octobre 1949 à juin 1950 et de mars 1952 à juin 1954) ou indirectement comme président ou vice-président du Conseil, l'un des principaux responsables de la politique militaire de la France. Ces responsabilités, il les a exercées dans une période particulièrement difficile, les années les plus dures de la guerre froide et celles de l'acheminement vers la défaite en Indochine. Mais comme le souligne l'historien Maurice Vaïsse, du fait du fonctionnement politique de la Quatrième République, les responsabilités se sont progressivement diluées, sans lignes directrices à long terme. Dès 1947, à cause du communiste François Billoux à la Défense nationale, “c'est le règne des contre-pouvoirs avec l'instauration d'une direction collégiale... ; et d'un organisme de décision collégial lui aussi : le comité de Défense nationale (CDN) ”26. À partir du gouvernement Marie, en 1948, le président du Conseil délègue officiellement ses compétences au ministre de la Défense, lequel coiffe plusieurs secrétaires d'État. Mais en réalité, selon Maurice Vaïsse, “c'est le triomphe de l'atomisation et du cloisonnement car le ministre de la Défense nationale impose rarement son autorité sur des secrétaires d'État qui disposent d'un budget propre, restent en poste plus longtemps que lui et qui entendent bien régner sur leur fief. Le particularisme règne, et toutes les tentatives d'unification des forces armées (comme celle de P.-H. Teitgen en 1947-1948) se heurtent à la plus forte hostilité”27.

  • 28 Discours de réponse à l'interpellation du 8 juin 1954.
  • 29 Doise (J.) / Vaïsse (M.), op. cit., p. 506.

43Sans vouloir minorer les responsabilités personnelles de René Pleven dans la conduite de la politique militaire, responsabilités qu'il revendique totalement devant l'Assemblée après le désastre de Diên Bien Phû28, le mode de fonctionnement et les incessantes réorganisations au sommet de la Défense nationale (15 de 1946 à 1958) relativisent l'influence réelle de celui qui siège régulièrement au CDN de 1949 à 1954. Au niveau des états-majors, les conflits de pouvoirs sont aussi très fréquents. Le ministre ne peut guère s'appuyer, à partir de 1950, que sur l'état-major de la Défense nationale, un organisme en partie civil responsable de l'emploi des forces, en concurrence avec l'état-major des forces armées, l'organisme de travail et de coordination des chefs d'état-major des trois armées chargé de la gestion. Chez les militaires aussi, la direction est collégiale jusqu'à la création, le 18 août 1953, du poste de chef d'état-major général des armées “qui marque le retour à la primauté des préoccupations d'emploi sur celles de gestion”29.

  • 30 Ibid, p. 547.

44Conséquence de ces conflits de pouvoirs par exemple, la conduite de la guerre en Indochine est marquée du sceau de l'incohérence dans l'organisation comme dans la gestion. Ainsi, les directives établies par le ministre de la Défense sont- elles transmises à son collègue de la France d'outre-mer, qui les transmet au haut-commissaire en Indochine, lequel après avis de son conseil de défense les transmet à son commandant en chef...30. Une chaîne de décisions qui explique bien des modifications, voire des détournements entre Paris et l'Indochine, sans parler du retour de l'information vers les ministères.

  • 31 Ibid., p. 515-525.

45Les incohérences et les difficultés du temps (guerre froide, guerre d'Indochine, bataille de la CED...) ne doivent pas faire oublier que René Pleven a pris sa part à la modernisation des armées françaises. C'est sous sa première présidence du Conseil, en liaison avec Jules Moch, qu'un important effort d'armement et d'équipement fut entrepris, financé en grande partie par le Programme d'Assistance Militaire (PAM) américain en 1950. En 1951, il fut complété par des commandes offshore, de financement indirect. En France, la part des dépenses militaires passe de 27,6 % du budget de l'État en 1951 à plus d'un tiers en 1953-1954. Dès lors, c'est d'un véritable réarmement par l'intégration qu'il s'agit31. Mais en même temps, les industries d'armement françaises bénéficient de commandes pour éviter une trop grande dépendance vis-à-vis de nos Alliés.

46Cette modernisation rendue difficile par la guerre d'Indochine commence à porter ses fruits vers 1954-1955, notamment pour l'armée de terre dotée de chars légers. De même, un plan quinquennal (1951-1955) adopté en juillet 1950 permet à l'aviation française de se doter d'appareils modernes mis au point par la société Marcel-Dassault. En revanche, durant cette période, la Marine ne fait pas partie des priorités. Cependant, la reconstruction de la flotte se fait surtout de 1952 à 1956. René Pleven participa, avec beaucoup d'autres, à cet effort très coûteux de modernisation de l'armée française. Mais compte tenu des difficultés budgétaires, le pays dut de plus en plus faire appel au bon vouloir des Américains.

  • 32 Cohen (Samy), “Les pères de la bombe atomique française”, L'histoire, n° 117, décembre 1988, p. 21

47Le Breton apporta aussi sa pierre à la longue élaboration de la bombe atomique française. Non seulement, il contribua à l'élimination en 1950 de Frédéric Joliot-Curie, le haut-commissaire du Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA) communiste hostile à la bombe, mais il reprit à son compte le plan nucléaire quinquennal élaboré par Félix Gaillard en 195232. Durant l'année 1953, en réponse à plusieurs études montrant que la France pouvait mettre au point un armement nucléaire, le ministre accepta une coopération entre la Défense et le CEA. Mais au début de 1954, la décision politique n'était pas encore prise même si la question est posée publiquement par plusieurs députés. René Pleven y est favorable même si dans son interview au Monde du 19 mars 1954, il déclara que le gouvernement devait examiner le problème avant la préparation du budget de 1955. Quelques jours plus tard, le général de Gaulle se prononçait pour l'arme nucléaire nationale. Et de fait, c'est Pierre Mendès France qui à l'automne suivant prit les décisions engageant le pays dans la construction de la bombe.

48La contribution de René Pleven à la politique militaire de la Quatrième République est loin d'être négligeable même si elle fut marquée par les contradictions, les choix et les urgences du temps.

Dans l'œil du cyclone de “l'affaire Juin”

49Dans le contexte du début des années 1950, le dilemme était permanent entre les choix atlantique et européen d'une part, coloniaux d'autre part. Il rendit difficile les relations du pouvoir politique avec les deux principaux chefs militaires de l'armée française, les généraux de Lattre de Tassigny et Juin. C'est durant le premier gouvernement Pleven, après le désastre de Cao Bang, que de Lattre accepta le proconsulat en Indochine, stabilisant la situation en 1951, remportant même quelques succès au début, tout en faisant monter en puissance l'armée vietnamienne. Mais après sa mort, ce fut le retour aux incertitudes et aux contradictions dans une situation dégradée.

50Quant au général Juin, il atteignit le sommet des honneurs sous la tutelle de Pleven, se permettant bientôt d'entrer en opposition ouverte avec le gouvernement de la République sur la question de la CED. René Pleven dut gérer un grave conflit avec celui qui l'avait accompagné comme conseiller aux États- Unis en 1951. Depuis lors, Juin avait cumulé les fonctions : inspecteur général des forces armées, vice-président du Conseil supérieur des forces armées, puis commandant en chef des forces terrestres de l'OTAN pour le secteur Centre-Europe tout en conservant le poste de résident général du Maroc. En mai 1952, Juin fut élevé à la dignité de maréchal de France avant d'être élu à l'Académie française en novembre. Les prises de position contre la CED d'un tel personnage porté aux nues par les gouvernements de droite ne pouvaient que les affaiblir.

  • 33 Doise (J.) I Vaïsse (M.), op. cit., p. 527-533.

51Dans un premier temps, les chefs militaires français avaient bien participé à l'élaboration de la CED, mais ils souhaitaient l'infléchir dans le sens de la préservation de l'autonomie française et d'un rôle de direction à l'égard de l'Allemagne33. Rapidement, au niveau des cadres, on évolua d'une prudente réserve vers une franche hostilité, une attitude encouragée d'ailleurs par le généra] de Gaulle. Plusieurs responsables militaires firent campagne sur le thème : “La CED réarme l'Allemagne et désarme la France”. Le général Stehlin, membre du cabinet Pleven, expliqua à son ministre que l'armée souhaitait des “convergences... sans bouleversements des structures nationales”. Le général de Larminat, expert militaire et ancien de la France libre, ne parvint pas à renverser le courant par ses conférences pro-CED. Il affrontait il est vrai, la forte personnalité du maréchal Juin qui prit en 1953-1954 la tête de cette “mini-croisade” contre l'armée européenne, mettant directement en cause son ministre et promoteur du projet.

52Dans un premier temps, en octobre 1952, le maréchal Juin tenta d'agir sur le Quai d'Orsay, par l'intermédiaire de René Massigli, ambassadeur à Londres. Puis il intervint publiquement dans la polémique. À Strasbourg (en janvier 1953) puis à Constantine (en avril), le maréchal proposa une solution confédérale, ce qui aboutissait au rejet de la CED et au retour pur et simple à l'OTAN. À chaque fois, la critique publique répondait à une avancée de la CED : adoption par le gouvernement du projet de loi avec son protocole additionnel (le 28 janvier), ratification du traité par le Bundesrat (le 15 mai).

  • 34 Auriol (v.), Journal 1953, t. vii, p. 417-418.

53Le gouvernement dut se résoudre à sanctionner le bouillant militaire. En août, Juin ne conserva plus que son commandement à l'OTAN. Au début septembre, un de ses discours déclencha la colère du président Auriol, un an après l'envoi d'une lettre comminatoire au chef de l'État34. Pour apaiser l'ire présidentielle, René Pleven reçut pour le sermonner le prestigieux chef d'une armée qui faisait pression sur le pouvoir civil. Car les nombreuses mises en garde du ministre de la Défense n'étaient guère suivies d'effet. Juin lui renvoya une lettre de rappel des règles de la discipline militaire avec l'annotation : “Je ne suis pas un caporal”.

  • 35 L'AP 1954, p. 19-22.
  • 36 Elgey (G.), op. cit., p. 505-506.

54Rien n'y fit. Porté par le mécontentement latent des cadres de l'armée et par une partie de l'opinion, le maréchal Juin réitéra à Auxerre, le 28 mars 1954, puis le 31 mars au cours d'un déjeuner des officiers de réserve de Saumur, en présence d'un autre adversaire célèbre de la CED, le général Weygand. Au moment où le gouvernement cherchait désespérement le moyen d'en finir, Juin prôna ouvertement “une solution de rechange” à la CED35. Il refusa de se rendre à la convocation du président du Conseil Joseph Laniel, convocation perçue par l'intéressé comme “comminatoire comme s'il se fût agi d'un trompette... ”. René Pleven écrivit alors au maréchal pour l'entretenir d'un décret de 1939 prévoyant qu'un chef militaire devait en référer à son ministre avant de faire des déclarations publiques. Juin lui répondit tout aussi cavalièrement : “Un autre jour si vous voulez, mais pas ce soir et surtout pas pour me parler du décret du 6 juin 1939 que j'ignore”36.

  • 37 Juin (Maréchal), Mémoires ii, Fayard, 1960, p. 264.

55“L'affaire Juin” qui s'étalait dans la presse, bafouait l'autorité d'un gouvernement qui fut bien contraint de réagir. Dans la nuit du 31 mars, lors d'un conseil des ministres exceptionnel réuni autour du nouveau président de la République René Coty, René Pleven fit adopter des sanctions disciplinaires par un gouvernement divisé. Par un décret publié au Journal officiel, Alphonse Juin fut relevé de ses fonctions françaises, à savoir la vice-présidence du Conseil supérieur des forces armées et le statut de conseiller militaire permanent du gouvernement. D'ailleurs dans ses Mémoires, le maréchal Juin ne conteste nullement le droit du gouvernement de le sanctionner pour ses prises de positions : “C'était là une décision logique dont je n'avais pas à faire appel”37.

56En pleine bataille de Diên Bien Phû, le ministre de la Défense d'un gouvernement à bout de souffle allait devenir la cible privilégiée de tous les opposants et de tous les mécontents.

57“L'affaire” Juin réactiva les passions. La nuit même, au Conseil de la République, René Pleven fut vivement interpellé par le sénateur gaulliste Michel Debré. Le ministre justifia les sanctions au nom de la souveraineté nationale et de la défense de l'Etat républicain. Le débat sur la CED rebondit à l'Assemblée au moment du vote en seconde lecture du budget de la Défense nationale, ce qui obligea Joseph Laniel à monter en ligne. Suite à une procédure permettant de faire adopter ce budget sans les voix gaullistes, le groupe de l'URAS refusa de se prononcer “avant de savoir si toute la politique de défense nationale ne se borne pas à faire triompher un ministre discuté sur un chef indiscuté”. René Pleven somma ses adversaires de déposer une motion de censure mais son budget fut finalement adopté le 3 avril. Le gouvernement Laniel en sortait plus divisé que jamais. L'Année politique soulignait ”la complète incompatibilité de pensée et d'humeur entre un groupe représenté au gouvernement et un des membres les plus importants de l'équipe ministérielle”.

58Menant le combat au nom des principes républicains sur le terrain politique, René Pleven n'en ignorait pas pour autant le “malaise” qui gagnait progressivement les cadres d'une armée française enlisée en Indochine. “L'affaire Juin” servait en fait de révélateur à un problème bien plus grave, celui du divorce entre le pouvoir politique de la République et l'Armée.

  • 38 Elgey (G.), op. cit., p. 486-487
  • 39 Ibid., p. 488.

59En effet, plusieurs rapports au gouvernement sur la dégradation matérielle des conditions de vie des officiers n'avaient pas été entendus38. Au comité de Défense nationale du 11 mars 1954, le ministre chargé des armées mit en garde une nouvelle fois les plus hautes autorités de l'État craignant “qu'on en arrive à de véritables manifestations militaires... ”. Il laissait même percer son découragement, voire son intention de démissionner “s'il n'y avait pas les questions d'Indochine””, ajoutant de manière prémonitoire : “(l'Armée) organisera peut- être un mouvement spectaculaire et le gouvernement cédera. Le ministre de la Défense nationale n'accepterait pas de rester à la tête d'une armée ayant fait preuve d'indiscipline... ”39. La sanction exigée du gouvernement à l'encontre du maréchal Juin quelques jours plus tard s'inscrivait bien dans cette logique, celle d'un homme formé aux valeurs de discipline militaire par son père.

60De la sorte, le ministre s'exposait à la contestation de certains milieux militaires. Elle s'exprima sur la place publique, le 4 avril 1954, à l'occasion de cérémonies organisées par les Anciens du Corps expéditionnaire français d'Extrême-Orient. Ce jour-là, Joseph Laniel et René Pleven furent pris à partie par la foule, lors de la cérémonie de la flamme à l'Arc de Triomphe. Gaullistes et anciens combattants avaient mobilisé. Sous les cris des manifestants, “Vive Juin ! Vive l'armée ! Pleven, Laniel démission ! ”, les ministres eurent bien du mal à regagner leurs voitures. Le service d'ordre, impressionnant lorsqu'il s'agissait de manifestations communistes, était insuffisant et il fut vite débordé.

  • 40 Cité par G. Elgey, op. cit., p. 508.

61René Pleven dut attendre plusieurs minutes avant d'être dégagé par des renforts de police. Un témoin raconte l'affront subi alors : “Lorsque René Pleven fut frappé par un officier supérieur qui avait assisté aux manifestations au premier rang des combattants d'Indochine, je me trouvais à moins de cinq mètres de lui et j'étais monté sur la corniche en pierre de l'Arc de Triomphe. Il était pâle, tenait tête à ceux qui l'insultaient et conservait, je l'atteste, une parfaite dignité dans cette scène affreuse”40.

62La presse du lendemain qui désapprouvait de tels “désordres”, ne manqua pas de s'interroger sur la faiblesse du service d'ordre. Pour Combat, “cette flambée équivoque du 4 avril” était un signe, reflétant “une certaine crispation de l'opinion”. Dans Le Monde, Sirius y voyait une menace pour la démocratie.

63Pourtant avec Diên Biên Phû, le pire était encore à venir. Une coupure venait de se produire entre l'armée et l'homme politique breton, pourtant élevé dans le sérail militaire. Elle pèsera lourd en mai 1958 lorsque Pleven tentera de former un gouvernement. D'autant plus qu'au printemps 1954, aux péripéties de la CED, et de “l'affaire Juin” s'ajoute l'immobilisme du gouvernement Laniel incapable de faire face à la dramatique situation militaire en Indochine.

Mission en Indochine

64Tant sur le plan diplomatique que sur le plan militaire, l'année 1954 fut décisive pour le règlement du conflit Indochinois. Depuis des années en effet, les gouvernements français successifs se refusent à toute négociation directe avec le Viet-Minh. Longtemps minoritaire, sauf chez les communistes, la position inverse défendue par Mendès France gagne du terrain à gauche. Le gouvernement Laniel cherche à internationaliser le conflit pour obtenir l'appui américain et lie son règlement à celui de la guerre de Corée, rendant la situation sur le terrain toujours plus difficile.

  • 41 Dalloz (Jacques), La guerre d'Indochine 1945-1954, op. cit., p. 221.

65René Pleven est depuis longtemps partisan d'un rapprochement avec la Chine communiste pour tenter d'isoler Ho Chi Minh. Le 16 novembre 1951, il annonçait que “la conclusion d'un armistice en Corée créerait un climat favorable à des contacts avec la Chine”41. Dans les mois suivants, il est question d'une conférence internationale pour régler conjointement les problèmes asiatiques mais rien n'est fait concrètement. Il faut attendre la conférence des ministres des Affaires étrangères des quatre Grands à Berlin le 25 janvier 1954 pour qu'on annonce, à la mi-février, l'ouverture à la fin avril d'une conférence internationale à Genève chargée de régler les affaires coréennes et indochinoises.

  • 42 Ibid., p. 227-228.

66Mais la situation sur le terrain n'attend pas le bon vouloir des diplomates. René Pleven, de plus en plus inquiet, avait évolué et il souhaitait à la fin de 1953 prendre secrètement des contacts avec le Viet-Minh42. Il proposa le socialiste Alain Savary pour cette mission, retardée jusqu'au printemps en raison des divisions de l'équipe au pouvoir. Les uns comme Reynaud souhaitaient passer le relais aux États-Unis quand les autres étaient partisans de négocier avec l'URSS (E. Faure) ou avec la Chine (Bidault). Selon l'ambassadeur français en Suisse Jean Chauvel, René Pleven quant à lui était prêt alors à négocier directement avec l'adversaire à Genève : “Il voyait dans la conférence un moyen de rencontrer les hommes du Viet-Minh et, faisant appel à leur nationalisme, de négocier avec eux un arrangement qui leur permit de se libérer de la tutelle chinoise sans pour autant tomber sous la coupe américaine”.

  • 43 Discours de René Pleven du 8 juin 1954.

67Mieux informé que d'autres de la situation militaire, René Pleven était bien conscient de la nécessité de négocier au plus vite. Mais au moment où les deux adversaires se préparaient pour une bataille décisive dans la cuvette de Diên Biên Phû, le ministre de la Défense nationale voulut se rendre sur place afin de mieux évaluer la situation réelle. Répondant à une interpellation à l'Assemblée nationale le 8 juin 195443, René Pleven expliqua qu'il avait demandé au président du Conseil à effectuer ce “voyage d'étude et d'information en Indochine”.

  • 44 Ely (Paul), Mémoires I, L'Indochine dans la tourmente, Plon, 1964, p. 43.

68“Je souhaitais ainsi saisir cette occasion de me faire une opinion, formée sur le vif et non sur les rapports, quant aux perspectives de leur (nos troupes) combat, opinion dont je pensais qu'elle ne serait pas inutile au gouvernement pour l'orientation de sa politique en Extrême-Orient”. Trois mois après, le ministre assumait la responsabilité politique de cette mission à haut risque pour sa carrière. Peut-être se posait-il quelques questions sur les informations transmises par les militaires sur l'évolution du conflit ? Pour le général Ely, il s'agissait aussi pour le ministre de la Défense et son équipe de prendre désormais une part plus active dans la conduite de la guerre44.

  • 45 L'AP 1954, p. 184.

69Le Comité de Défense nationale, réuni le 6 février 1954, donna son aval à cette mission. Le ministre arriva à Saigon le 9 février, accompagné du général Ely, le chef de l'État-Major général des Forces Armées. Jusqu'au 28 février, il rencontra des personnalités vietnamiennes de l'État Associé, les principaux chefs militaires mais surtout visita plusieurs camps retranchés en compagnie du secrétaire d'État à la guerre et ami Pierre de Chevigné45. Se rendant sur le terrain, en pleine opération “Atlante”, le ministre sillonna la partie du Vietnam sous contrôle français en tous sens.

70La délégation a quitté la France en pleine offensive Viet-Minh sur le Laos. Aussi pour faire face à la situation et prendre toutes les décisions utiles sur place, René Pleven a-t-il obtenu des pouvoirs spéciaux du CDN. Attaqué sur ce point à l'Assemblée nationale par deux députés gaullistes, il précisa le 8 juin qu'il n'avait pas eu à s'en servir car l'offensive viet avait été stoppée sur Louang- Prabang, la capitale du Laos. Toutefois, alors que la bataille faisait rage plus au nord, le ministre avait inspecté cette ville transformée en camp retranché le 14 février. Ne pouvant percer au Laos, le général Giap replia ses troupes pour les concentrer sur Diên Bien Phû.

  • 46 Dalloz (J.), op. cit., p. 228 et L'AP 1954, p.188.

71Naturellement, le ministre de la Défense s'était rendu dans le camp retranché aménagé depuis l'automne 1953 dans le cadre du plan Navarre et déjà encerclé. Chacun sait alors que l'attaque est imminente et que l'enjeu en est une position de force à la table des négociations à Genève. L'armée française est persuadée de sa supériorité matérielle en minorant les forces et en particulier les capacités en artillerie du Viet-Minh. Officiellement, René Pleven rentra à Paris convaincu par les arguments du commandement, comme les nombreux visiteurs français ou étrangers. Dans son rapport, il écrivit : “Je n'ai trouvé personne pour mettre en doute la solidité du camp retranché” ; il rendit aussi publiquement hommage au général Navarre “dont l'esprit de décision et le sang-froid en impose à tous“46. Dès le début de la bataille, à la mi-mars, la réalité allait cruellement démentir de telles certitudes.

  • 47 Ely (P.), op. cit., p. 51.

72Au fond de lui-même, René Pleven était sans doute moins optimiste et moins confiant que les officiers supérieurs avec lesquels il s'entretenait régulièrement. À Diên Biên Phû, il avait rencontré des combattants aspirant à en découdre. Mais si dans l'avion qui le ramenait à Hanoï, il n'avait pas caché son admiration pour les soldats encerclés, il ne souhaitait pas l'attaque Viet-Minh47.

73En plein siège, dans un éditorial non signé, le Petit Bleu du 10 avril faisait l'historique de Diên Biên Phû “devenu un champ de bataille qui restera célèbre dans l'histoire au même titre que Sidi Brahim ou les Épargnes ou Douaumont”. L'article insistait sur l'enjeu politique, psychologique et symbolique de la victoire recherchée par le camp communiste, appelait à l'union des Français derrière leurs héroïques soldats, combattant “pour avancer l'heure de la paix”.

  • 48 L'AP 1954, p. 188-192.

74De retour à Paris, au début mars 1954, le ministre ne soupçonnait pas encore l'ampleur du drame en préparation. Le gouvernement Laniel, tout en rejetant une offre de médiation indienne de Nehru pour un cessez-le-feu, faisait part de sa volonté de “régler le conflit par la négociation”48. Le 9 mars, le ministère obtenait la confiance par 333 voix contre 271 et le 19 René Pleven faisait voter les crédits militaires pour l'Indochine (dont les 3/4 financés par les Américains), sans les voix communistes mais aussi pour la première fois sans les voix socialistes. Quant à lui, le Viet-Minh répondait par un déluge de feu sur Diên Biên Phû. Rapidement, l'espoir de sauver les combattants ne résidait plus que dans une intervention aérienne des Américains.

L'échec de l'opération Vautour et le choc de Diên Biên Phû

  • 49 Diên Bien Phû (s.d. Denise Artaud et Lawrence Kaplan), Césari (Laurent) et Folin (Jacques de), “Le (...)

75Rendant compte de son voyage devant le CDN le 11 mars 1954, quelques jours avant l'attaque, René Pleven avait présenté un bilan circonspect. Sans doute le Viet-Minh n'est pas en mesure de remporter une bataille décisive, mais l'armée française frappée par l'usure physique et morale de cette guerre sans fin n'est pas en meilleure posture à court terme49. Dès lors, la conférence de Genève représente une porte de sortie honorable. Mais les Américains, peu favorables à une solution diplomatique, souhaiteraient voir les Français pousser la solution militaire à l'occasion de la bataille de Diên Biên Phû.

76Le gouvernement décide donc d'envoyer en mission à Washington le général Ely pour exposer à nos Alliés la situation réelle du corps expéditionnaire. Le représentant français est chargé de demander une riposte aérienne automatique des États-Unis en cas d'intervention de l'aviation chinoise en Indochine ainsi qu'une aide financière accrue pour équiper l'armée vietnamienne.

  • 50 Ibid., p. 141.

77La mission Ely se déroula du 20 au 26 mars alors que la situation était déjà perdue pour le camp retranché. L'envoyé français rencontra des responsables plutôt favorables à une intervention comme l'amiral Radford ou le vice-président Nixon, mais le secrétaire d'État Forster Dulles ne prit aucun engagement précis même si le projet “Vautour” fut mis à l'étude. Résultat : le général Ely, confronté à des Américains divisés sur l'Indochine, “surestimera, inconsciemment sans doute, les motifs d'espoir que lui ont donnés les officiels américains, et minimisera leurs refus de s'engager, pourtant explicites et répétés”50.

78Dans les premiers jours d'avril, le bombardement des abords de Diên Biên Phû par les Américains paraît être la solution miracle au gouvernement français pour sauver le camp retranché.

79Mais les Américains qui songent avant tout à la mise en place d'une entente régionale, la future OTASE, y ont déjà renoncé sans en avertir Paris. En fait, au moment où Joseph Laniel fait officiellement la demande d'intervention auprès de l'ambassadeur américain à Paris, le 4 avril, les autorités de Washington ont posé comme préalable la signature d'un traité militaire mettant en place une coalition des Occidentaux en Asie du Sud-Est. Toute intervention américaine immédiate en faveur des assiégés paraît écartée malgré l'urgence.

  • 51 Ibid., p. 143-144.

80De ce fait, le conseil de ministres du 6 avril tout comme le Quai d'Orsay sont divisés sur la réponse à apporter au plan Dulles. On veut bien donner un accord de principe sur ce projet de pacte du Pacifique en espérant une intervention aérienne. Cependant au moment de rédiger la réponse, Bidault et René Pleven pinaillent sur la formulation au nom de la défense du prestige de la France et de ses intérêts dans la région. Pour le ministre de la Défense, il n'est nullement question de formuler une “demande” d'admission dans ce pacte, ce qui serait se mettre sous la coupe de nos Alliés, mais de répondre positivement à la proposition ou offre américaine51. Bien plus qu'une remarque formelle, cette réaction permet de mesurer combien ce “Bleu de Bretagne” est attaché à l'Union française et au prestige de son pays. Il ne peut pas être classé dans la catégorie des “bradeurs d'Empire”. Il est vrai qu'il a été pendant six ans à l'école du général de Gaulle.

  • 52 Ibid., p. 145.

81Pendant ce temps, loin des finasseries ministérielles, la situation s'aggrave à Diên Biên Phû. Le général Navarre lance un appel au secours réclamant soit le bombardement par les Américains (sous cocarde française) des abords de la cuvette, soit des bombardements plus au nord sur les lignes de ravitaillement Viets-Minh. René Pleven transmet cette seconde proposition à Dulles le 13 avril52. Tandis que certains cercles bien informés s'inquiètent des risques d'un bombardement nucléaire américain, la rencontre Dulles-Bidault, le 14, ne donne aucun résultat concret.

82La perspective d'une aide militaire américaine s'éloignant, René Pleven proposa les 17 et 18 avril de négocier une trêve directement avec le Viet-Minh, le temps d'évacuer les nombreux blessés. Il s'agissait aussi de faire pièce au malaise croissant de l'Armée. Mais le général Ely et Georges Bidault s'y opposèrent pour ne pas faire preuve de faiblesse à la veille de la conférence de Genève. Joseph Laniel se rangea à leur avis. On irait jusqu'au bout du désastre car la seconde demande officielle d'application du plan “Vautour”, le 23 avril, se heurta à un nouveau refus américain. De manière irréaliste, Dulles s'enquit des possibilités de lancer une bombe atomique sur la zone des combats (tuant tous les combattants) ; il en aurait même proposé deux à la France ! Inconscience, diversion, pressions pour rallier le gouvernement français à son pacte et à son action intégrée ? De toute façon, une telle option étudiée par les militaires était refusée aussi bien par Laniel que par Bidault tant les risques de conflit mondial paraissaient grands.

  • 53 Ibid., p. 150.

83La bombe atomique écartée, l'opération “Vautour” refusée, il ne restait à Pleven qu'à plaider une nouvelle fois en faveur d'un cessez-le-feu immédiat53. Même refus du général Ely et du président du Conseil pour qui un cessez-le- feu ressemblerait à une capitulation. Puis le 25, à Washington, on fit miroiter aux Français un nouvel espoir d'engagement rapide des Américains et des Anglais en cas de prise de position sur le pacte asiatique. Mais Churchill et le président Eisenhower étaient contre.

84De toute façon, il était trop tard et les objectifs des Occidentaux étaient trop divergents.

85Partisans d'un endiguement au niveau asiatique, les Américains ne souhaitaient pas conforter la présence française dans les États Associés tout en voyant d'un mauvais œil l'ouverture de négociations à Genève sur la question de l'Indochine. Aussi étaient-ils disposés dans un cadre collectif à partager les responsabilités dans la région mais pas à sortir les Français du mauvais pas dans lequel ils s'étaient mis. Des Français qui, somme toute, se refusaient à internationaliser le conflit, pour rester une puissance coloniale en Afrique et éviter les effets de contagion.

86Le gouvernement Laniel sortait de ces semaines de crise franco-américaine encore plus fragilisé. Par ses fonctions, René Pleven s'était trouvé au cœur de la tourmente, sans parvenir à infléchir une politique qui conduisit au désastre de Diên Biên Phû le 7 mai 1954. Alors qu'il était partisan d'une négociation internationale depuis longtemps, qu'il était plutôt sceptique sur l'issue d'une confrontation voulue par les militaires à Diên Biên Phû, il allait devoir assumer la responsabilité politique de la défaite aux yeux de l'armée comme aux yeux de la Nation.

87Il le fit dans le débat du 8 juin 1954 à l'Assemblée, ainsi que dans son éditorial du Petit Bleu des Côtes-du-Nord du 15 mai 1954, intitulé : “Tristesse, fierté, espérance”. Pour le ministre de la Défense, il fallait insister sur la fierté et le courage des combattants, dignes héritiers “des défenseurs de Douaumont et du fort de Vaux” qui avaient ouvert la voie aux négociateurs de Genève. La France avait subi “un revers mais pas une humiliation”. Sans illusion, il soulignait les maigres progrès accomplis à Genève tout en mettant en garde contre une crise gouvernementale en France. Toute solution alternative risquait d'être arbitrée par le PCF, remettant en cause la politique étrangère du pays (CED, systèmes d'alliances...), ajoutant : “C'est parce que M. Laniel, M. Bidault, M. Pleven, sont considérés comme des champions de la fidélité à nos alliances actuelles que les attaques sont dirigées contre eux”.

  • 54 Dalloz (J.), op. cit., p. 2 3 7 - 2 3 8.

88Cependant, après Diên Biên Phû, le gouvernement Laniel était en sursis. Par deux fois, au début mai 1954, il avait argué de l'ouverture de la conférence de Genève pour éluder le débat de fond sur l'Indochine54. La seconde fois, il n'avait obtenu la confiance que par deux voix de majorité. Repoussée au 2 juin, reprise le 8 dans un climat très tendu du fait des interpellations contre le ministre de la Défense, la discussion aboutit à la chute du cabinet Laniel. Le 12 juin, la confiance était refusée par 306 voix contre 293. Après la querelle de la CED et le désastre de Diên Biên Phû, l'enlisement des négociations à Genève et la menace d'une intensification de la guerre avec l'envoi du contingent portèrent le coup de grâce à l'un des plus longs gouvernements de la Quatrième République.

89Pierre Mendès France, partisan de la négociation avec le Viet-Minh depuis 1950, devenait l'homme de la situation. Son investiture signifiait que René Pleven, son concurrent victorieux de 1945, rentrait dans le rang après près de cinq années de présence sur le devant de la scène politique française et internationale. Assurément, le député breton avait durant cette période gagné ses galons d'homme d'État, mais il entreprenait une nouvelle “traversée du désert”, ne sachant pas combien de temps elle durerait. En outre, ayant lié son sort à des gouvernements de droite depuis deux ans, il se retrouvait bien seul, ayant perdu la présidence de son parti, l'UDSR. Heureusement pour lui, René Pleven conservait son siège de député et pouvait se replier sur ses terres bretonnes et sur son Conseil général des Côtes-du-Nord.

Notes

1 Auriol (Vincent), Journal du septennat 1952, t. vi, p. 175-176.

2 Ibid., p. 192.

3 Ibid., p. 207-211.

4 Ibid., p. 242.

5 Ibid, p. 601-604 et 653.

6 L'AP 1952, p. 70-71.

7 La résolution adoptée par 44 voix contre 3 et 17 abstentions se borne à “exprimer l'espoir que les parties poursuivent sans retard leurs négociations en vue de l'accession des Tunisiens à la capacité de s'administrer eux-mêmes”.

8 Auriol (v.), Journal du septennat 1953-1954, t. vii, p. 372-375, 376-377, 381-383, 394-398.

9 Rimbaud (Christiane), Pinay, op. cit., p. 215-218.

10 Elgey (Georgette), Histoire de la iv e République, t. 2, La République des contradictions 1951- 1954, p. 78.

11 Robrieux (Philippe), Histoire intérieure du PC, t. 2, 1945-1972, Fayard, 1981, p. 300-307.

12 L'AP 1952, p. 75-76.

13 Rimbaud (Ch.), op. cit., p. 192-197.

14 Rousso (Henry), Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 66-71.

15 Rioux, (Jean-Pierre), “Le procès d'Oradour”, L'histoire, n° 64, p. 66-71.

16 Elgey (G.), op. cit., p. 112-117.

17 Ibid., p. 117.

18 Bulletin de Paris X-Nanterre, op. cit., p. 35.

19 Rioux (J.-P.), La France de la Quatrième République, t. 2, op. cit., p. 19.

20 L'AP 1952, p. 70-71.

21 Elgey (G.), op. cit., p. 218-223 et Rimbaud (Ch.), op. cit., p. 246-247

22 Rioux (J.-P.), op. cit., p. 19.

23 L'AP 1952, p. 70-71.

24 Le Petit Bleu, 14 novembre 1953. Texte intégral et motions

25 Ibid., 12 juin 1954 et L'AI' 1954, p. 36-37.

26 Doise (J.) / Vaïsse (M.), op. cit., p. 504-507.

27 Ibid., p. 504-505.

28 Discours de réponse à l'interpellation du 8 juin 1954.

29 Doise (J.) / Vaïsse (M.), op. cit., p. 506.

30 Ibid, p. 547.

31 Ibid., p. 515-525.

32 Cohen (Samy), “Les pères de la bombe atomique française”, L'histoire, n° 117, décembre 1988, p. 21.

33 Doise (J.) I Vaïsse (M.), op. cit., p. 527-533.

34 Auriol (v.), Journal 1953, t. vii, p. 417-418.

35 L'AP 1954, p. 19-22.

36 Elgey (G.), op. cit., p. 505-506.

37 Juin (Maréchal), Mémoires ii, Fayard, 1960, p. 264.

38 Elgey (G.), op. cit., p. 486-487

39 Ibid., p. 488.

40 Cité par G. Elgey, op. cit., p. 508.

41 Dalloz (Jacques), La guerre d'Indochine 1945-1954, op. cit., p. 221.

42 Ibid., p. 227-228.

43 Discours de René Pleven du 8 juin 1954.

44 Ely (Paul), Mémoires I, L'Indochine dans la tourmente, Plon, 1964, p. 43.

45 L'AP 1954, p. 184.

46 Dalloz (J.), op. cit., p. 228 et L'AP 1954, p.188.

47 Ely (P.), op. cit., p. 51.

48 L'AP 1954, p. 188-192.

49 Diên Bien Phû (s.d. Denise Artaud et Lawrence Kaplan), Césari (Laurent) et Folin (Jacques de), “Le projet “Vautour” en France : nécessité militaire, impossibilité politique”, p. 137- 156. Cf p. 139.

50 Ibid., p. 141.

51 Ibid., p. 143-144.

52 Ibid., p. 145.

53 Ibid., p. 150.

54 Dalloz (J.), op. cit., p. 2 3 7 - 2 3 8.

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