1Pendant plus de 3 ans, jusqu'à la libération de la France, René Pleven va jouer un rôle clé dans l'édification de la France libre. Aux côtés du général de Gaulle et avec fidélité, il traverse toutes les crises du microcosme gaulliste, souvent aux premières loges. Au début 1942, il occupe le premier rang dans la hiérarchie des commissaires nationaux avec la responsabilité de coordonner les départements administratifs civils. René Pleven s'occupe donc d'administration, de diplomatie, d'économie, de finances, tout en suivant à Londres puis à Alger, les importants dossiers coloniaux. Mais d'abord, dans un télégramme envoyé de Brazzaville le 19 mai 1941, Charles de Gaulle lui confie une importante mission diplomatique aux États-Unis.

Mission délicate aux États-Unis (juin-octobre 1941)

2Au printemps 1941, les Américains avaient toujours un ambassadeur à Vichy et se tenaient sur une grande réserve vis-à-vis des Français libres et surtout de leur chef. Le texte du télégramme du général de Gaulle adressé à René Pleven lui précisait les enjeux et les objectifs de sa mission à un moment où les Américains se plaçaient aux côtés des Britanniques avec la loi prêt-bail1. En particulier, possibilité était donnée à la flotte de guerre américaine de protéger les convois commerciaux à destination du Royaume-Uni. De Gaulle voulait saisir l'occasion : “Étant donné l'attitude presque belligérante des États-Unis, la collaboration de plus en plus apparente de Vichy avec l'Allemagne, enfin les conditions économiques particulières à nos colonies libres d'Afrique et d'Océanie, le moment est venu pour nous d'organiser nos relations avec l'Amérique”, ajoutant : “Je compte vous confier personnellement cette mission”.

3Recommandant la discrétion à l'égard des Britanniques, de Gaulle fixait six tâches à Pleven : établir des relations diplomatiques permanentes avec le Département d'État ; organiser des échanges économiques entre les colonies gaullistes et l'Amérique ; acheter du matériel de guerre ; créer ou recréer des comités de la France libre ; développer une propagande favorable et enfin obtenir “le concours des bonnes volontés privées américaines”. Lourde tâche donc. Mais encore une fois, René Pleven était l'homme qui convenait le mieux pour réussir cette mission diplomatique essentielle.

4Sobrement, de Gaulle évoquant son choix dans ses Mémoires de guerre écrivait : “Je chargeai Pleven d'entamer les approches. Il connaissait l'Amérique. Il était habile. Il n'ignorait rien de nos propres affaires”2.

5Or, les deux télégrammes du 20 mai 1941 faisaient de René Pleven autre chose qu'un simple exécutant de la volonté gaullienne. Le premier lui donnait les pleins pouvoirs pour négocier avec les Américains précisant : “...je vous donne tout pouvoir et toute qualité pour agir et parler en mon nom et au nom du Conseil de défense de l'Empire. Vous pouvez naturellement emmener qui vous voulez”. Le second télégramme était destiné à Anthony Eden, le secrétaire d'État au Foreign Office. De Gaulle lui expliquait qu'il était temps d'envoyer “une personnalité vraiment qualifiée” aux États-Unis pour plaider la cause de la France libre, que la personne désignée était M. Pleven “qui a toute ma confiance et qui possède les qualités d'intelligence, de caractère et de pondération qui s'imposent”. Le général précisait que les démarches se feraient en liaison avec la diplomatie britannique à Washington et demandait un avion pour Pleven “le plus tôt possible”3.

6Le 2 juin, Jacques de Sieyès, représentant personnel de De Gaulle à New York, fut averti lui aussi de l'arrivée imminente de cet envoyé spécial doté de “tous pouvoirs”. À l'intention des Français libres des États-Unis, le général ajoutait : “ses ordres (ceux de Pleven) seront les miens. Voilà dans quel esprit débutait ce séjour prolongé auquel l'homme du 18 Juin attachait “une très grande importance” depuis sa résidence du Caire où se préparait l'intervention au Levant4”

7Aussi le 5 juin, René Pleven, remplacé à la tête des services par René Cassin, ne quittait-il pas Londres les mains vides. Il proposait de mettre à la disposition de l'aviation des États-Unis les territoires et les infrastructures d'Afrique centrale, ainsi que les points d'appui d'Océanie qui allaient s'avérer fort utiles face à la menace japonaise dans le Pacifique.

8Peu après son arrivée à Washington, un bref télégramme du général de Gaulle lui rappelait en outre l'urgence de l'achat d'avions pour l'Afrique afin d'assurer les liaisons entre les territoires. Le texte se terminait sur une injonction claire : “il est absolument nécessaire d'aboutir”5. Notre envoyé spécial n'avait pas le droit à l'échec.

9Or, en quelques semaines et après des débuts difficiles et décevants, le Breton mena à bien, brillamment, sa mission. Il opéra ce que Jean Lacouture a appelé une “percée” gaulliste à Washington6.

10En effet, l'accueil des Américains fut des plus réservés, mais les relations établies avant 1939 et durant la drôle de guerre, et sans doute les contacts avec Jean Monnet bien introduit à la Maison Blanche, permirent de débloquer une situation assez tendue. Malgré la méconnaissance de la situation des Français libres par les responsables influents du Département d'État, Cordell Hull et Sumner Welles, secrétaire d'État et secrétaire d'État adjoint, patiemment René Pleven noua des contacts. Il finit par être reçu par Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor, qu'il connaissait depuis ses missions de 1939-1940, puis par Harry Hopkins, très proche collaborateur et confident de Franklin Roosevelt, enfin par Harry Stimson, le secrétaire à la Guerre, puis par le vice-président Wallace.

11En outre, durant ce mois d'août 1941, celui de la signature de la Charte de l'Atlantique, une série d'articles contre Pétain et le régime de Vichy dans le New York Herald Tribune fit sensation dans l'opinion américaine pour le plus grand profit des Free French. D'ailleurs Pleven eut à traiter des retombées d'une autre affaire de presse beaucoup plus embarrassante.

12Le général de Gaulle avait accordé au journaliste américain George Wellers du Daily Chicago News une interview dans laquelle le chef de la France libre, alors très fâché de l'attitude anglaise au Proche-Orient, avait dénoncé une sorte de collusion objective entre les Anglais et Vichy7. Une crise était inévitable si cet article était publié aux États-Unis.

13Le jour même de la publication, le 27 août, René Pleven reçut donc un câble du général, lui demandant d'empêcher la parution du texte ou de démentir des paroles mal interprétées par le journaliste s'il était trop tard. Deux jours plus tard, un second télégramme reprenait la même argumentation, insistait sur l'énergique démenti nécessaire et annonçait l'expulsion de Wellers de Brazzaville. Toutefois, sur les conseils de Pleven qui savait qu'une telle mesure ferait tort à sa mission, le général accepta de rapporter la mesure d'expulsion8. Mais la crise déjà évoquée avec Churchill sur le Levant ne put être évitée et ne fut résolue que par l'entrevue des deux hommes le 12 septembre 1941.

14Selon Jean Lacouture, le journaliste américain “a publié des propos tenus bel et bien devant lui par un de Gaulle alors en pleine crise d'anglophobie”9. Comme souvent en pareil cas, Pleven fut chargé d'essuyer les plâtres et de tenter de recoller les morceaux à Washington.

15Avec les Américains aussi, de Gaulle prêchait la fermeté à son diplomate improvisé, car Vichy était toujours bien en cour. À la fin juillet, le State Department ne proposait encore que des miettes aux gaullistes : la fourniture de médicaments et la participation de Pleven à des conversations avec Londres et Washington comme “expert”. Le 9 août, d'Alep, la réponse du général à son envoyé spécial fut cinglante : “Vous avez bien compris que nous ne demandons aux États-Unis aucune aumône mais uniquement des moyens de combat (...). Nous refusons les médicaments sans les armes (...).

16Je n'accepte pas que vous, représentant de la France, assistiez seulement comme expert à la conférence tripartite. Vous y assisterez avec droits égaux aux autres conférents ou bien vous n'y assisterez pas. Je maintiens, cependant, mon offre de recevoir à Brazzaville un officier ou plusieurs officiers américains”10.

17Sur ce dernier point en effet, une délégation américaine conduite par le colonel Cunningham fit le tour des capitales africaines à l'automne. Elle y fut si chaleureusement reçue qu'à Alger, le général Weygand s'en inquiéta, et que Vichy protesta contre cette mission inamicale. Le secrétaire d'État américain Cordell Hull réclama lui aussi plus de discrétion...

18Mais les négociations de René Pleven continuaient de porter leurs fruits. Qu'on en juge ! Le 5 septembre 1941, dans une conférence de presse, Cordell Hull déclara à propos de la France libre : “nos relations — sous tous rapports — avec ce groupe sont des plus cordiales”. Ce n'était pas encore une reconnaissance officielle, bien loin de là, mais une avancée qui se concrétisa par l'acceptation par Sumner Welles de l'accréditation d'une délégation permanente de la France libre à Washington, sans statut diplomatique défini.

19Comme les Américains voulaient connaître rapidement le nom du chef de la délégation, Pleven proposa à de Gaulle deux personnalités : Etienne Bœgner, un chef d'entreprise, le fils du célèbre pasteur et frère d'un diplomate rallié à la France libre, et Adrien Tixier un syndicaliste socialiste, directeur du Bureau international du travail à Washington (grand blessé de guerre, travailleur acharné et lucide mais assez peu diplomate)11.

20Le 23 septembre 1941, dans un télégramme à Pleven, de Gaulle tranchait en faveur de Tixier, sur les conseils de Cassin, en soulignant “l'excellente attitude” des anciens syndicats en France occupée. Il justifiait sa décision par un : “Enfin, l'affaire sociale est la grande affaire pour demain”12. Si ce choix fut ensuite controversé et même qualifié de “malheureux du strict point de vue diplomatique” par Jean Lacouture, tel n'est pas l'avis de l'historien Jean-Baptiste Duroselle qui a dépouillé les archives diplomatiques d'Adrien Tixier. L'historien parle des relations excellentes de Tixier, malgré son franc-parler, avec Sumner Welles et conclut : “Désormais, la France libre posséde aux États-Unis un représentant digne d'elle”13. La proposition de Pleven ne s'avéra donc pas si mauvaise.

21La veille de cette décision, le général de Gaulle avait adressé un autre texte à son envoyé spécial pour l'inciter à bien dénoncer la nature collaborationniste et dictatoriale du régime de Vichy qui ne pouvait pas représenter “l'immense majorité des citoyens français”, insister sur l'intérêt stratégique des territoires ralliés, et pour avertir les Américains de la formation imminente d'un Comité national14. Le général voulait ainsi rassurer les Alliés sur ses convictions démocratiques.

22Dès le 11 septembre, René Pleven avait aussi été mandaté pour négocier avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, l'établissement d'un grand plan de bases aériennes sur les territoires français du Pacifique. Ces propositions furent acceptées par les Américains peu avant l'attaque japonaise sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et les débuts de la guerre du Pacifique.

23Surtout, avec l'appui de l'opinion américaine qui évoluait positivement vis- à-vis des Free French grâce aux campagnes de presse, René Pleven finit par être reçu officiellement par Sumner Welles, le secrétaire d'État adjoint, le 1^er octobre 1941. Si la réception fut “froide” selon Pleven, le ministre américain n'en déclara pas moins que son pays se proposait de restaurer “l'indépendance et l'intégrité de la France et de l'Empire”, sans aller toutefois jusqu'à le dire dans le communiqué officiel et sans rompre avec Vichy15.

24Bilan positif donc, couronné quelques semaines plus tard par une décision fondamentale de Roosevelt : l'extension du prêt-bail ou lend lease le 11 novembre 1941 aux Français libres. Cela se traduisait par l'ouverture d'un crédit illimité pour la livraison de matériel de guerre, car désormais “la défense des territoires ralliés à la France libre était vitale pour la défense des États-Unis”.

25Pleven était déjà rentré à Londres et sa mission avait réussi au-delà de toute espérance. Mais auparavant, il lui avait fallu remettre un peu d'ordre dans la communauté française d'Amérique, très divisée. Là-bas, de nombreuses personnalités du monde des lettres, des scientifiques, des journalistes, des hommes politiques se tenaient sur la réserve, hésitaient à se porter dans le camp gaulliste quand ils ne lui étaient pas ouvertement hostiles16.

26Peu de temps avant l'arrivée de Pleven, l'écrivain Jules Romains avait tenté de créer une “troisième force” en regroupant de nombreuses personnalités dans un Comité national français des États-Unis, parallèle aux organisations de la France libre. Mais la tentative avait tourné court, peut-être, selon Pleven, parce que Jules Romains avait milité avant la guerre au comité France-Allemagne avec Abetz et de Brinon et que ses pairs ne lui faisaient pas confiance17.

27Parmi les personnalités de premier plan, l'ancien ministre de l'Air du Front populaire, Pierre Cot, souhaitait se rallier. Mais de Gaulle préféra tenir à l'écart celui qui était violemment attaqué par la propagande vichyssoise comme responsable de la défaite de 1940. Quant à Alexis Léger, l'ancien secrétaire général du Quai d'Orsay écarté par Paul Reynaud, Pleven qui le vit souvent croyait à la fin juillet qu'il “se rapprochait de la France libre”. Mais Léger, qui pensait que de Gaulle avait été pour quelque chose dans son éviction, s'éloignera des gaullistes.

28Quand de Gaulle songe à former son Comité national à Londres, il pense un temps y appeler des personnalités très connues. Une fois encore, René Pleven est chargé de prendre des contacts aux États-Unis : du R.-P. Ducatillon à Eve Curie, du philosophe catholique Jacques Maritain à l'acteur Charles Boyer, de Jules Romains à Henri Bonnet, mais ni Jean Monnet ni Alexis Léger ne sont concernés.

29Finalement, on le sait, le général de Gaulle choisit l'efficacité plutôt que la représentativité, en s'entourant d'une petite équipe de collaborateurs éprouvés, non sans avoir remis à sa place l'amiral Muselier. Nous reviendrons sur cette crise interne aux Français libres.

30Enfin, aux États-Unis même, René Pleven avait débarqué en plein psychodrame dans les milieux gaullistes, car deux hommes se disputaient le pouvoir. À l'origine, durant l'été 1940, s'est constitué à New York une association de Français partisans de continuer la lutte aux côtés des Anglais, le mouvement France for ever auquel appartient Jacques de Sieyès (ancien secrétaire d'ambassade et camarade de promotion de De Gaulle). Rapidement, de Sieyès devient le représentant des Français libres à New York, mais le général lui adjoint bientôt l'ancien conseiller commerçial de Vichy rallié, Garreau-Dombasle. Les relations entre les deux hommes se gâtent dès la fin de 1940.

31Garreau-Dombasle est chargé de toutes les questions politiques et économiques alors que de Gaulle semble trouver au printemps 1941 que de Sieyès n'agit pas assez18. La querelle entre les deux hommes s'envenime, nuisant beaucoup à l'image de marque des Français libres dans les milieux américains et dans la communauté française, à tel point qu'Elisabeth de Miribel, une des premières collaboratrices de De Gaulle, demande depuis le Canada, l'envoi d'urgence d'une personnalité pour régler le différend. Selon elle, Pleven serait tout indiqué. Lorsqu'il arrive aux États-Unis avec une mission autrement plus importante que les enjeux de pouvoir dans le microcosme gaulliste, Garreau- Dombasle vient de démissionner le 10 juin. L'envoyé spécial a, là aussi, tout pouvoir pour assainir un climat empoisonné et en particulier il peut proposer un nouvel “emploi” à Garreau-Dombasle19

32D'ailleurs, comme l'a écrit René Cassin : “De son côté, Pleven atteignit en moins de quatre mois, au prix d'efforts méritoires, les objectifs essentiels de sa mission. Arrivé à New York dans une atmosphère de confusion entre Français, il parvint après un mois d'efforts à regrouper le plus grand nombre d'indépendants autour de France for ever”, hormis Pierre Cot20. En effet, l'envoyé spécial soupçonne alors l'ancien ministre d'être l'un des instigateurs du Comité national français, initié par Jules Romains contre les gaullistes21. De toute façon, la mise en place d'une délégation officielle à Washington à la fin de l'année, va régler le conflit en renouvelant les hommes.

33L'important pour les Français libres fut d'obtenir des appuis, en particulier financiers, en Amérique du Nord. Ce fut l'objectif d'un organisme créé par l'Américaine Marion Dougherty pour recueillir des secours pour les combattants et leurs familles, le Free French Relief Commitee. En mars 1941, ce comité avait déjà récolté plus de 80 000 dollars. On envoyait aussi bien des cache-nez aux marins des convois de l'Atlantique que du matériel médical pour les FFL. Mais on peut mesurer l'impact encore limité de la France libre au 31 décembre 1941 grâce à une statistique des membres de France for ever : 10 652 sur 471 605 Américains d'origine française, 2,2 %22.

34L'une des responsables (trésorière) et des militantes les plus actives du Free French Relief Commitee fut Anne Pleven qui vivait à New York après un séjour au Canada. Après un an de séparation, les époux et la famille Pleven se retrouvaient enfin, grâce à cette mission, aux États-Unis. En 1942, Anne Pleven vint à son tour en mission à Londres pour son organisation. Pendant la durée de la guerre, les rencontres du couple furent des plus brèves. À partir de 1941, leurs deux filles suivirent leurs études dans des collèges et des universités américaines où enseignaient souvent des universitaires français. Ces années de séparation furent certainement difficiles à vivre pour les deux adolescentes déjà habituées aux fréquents voyages d'affaires de leur père. Mais elles se consolaient en se disant que leur sort était somme toute plus enviable que celui des membres de leur famille restés en France occupée23.

Un membre influent du Comité national français (CNF)

35En l'absence de Pleven, la situation avait évolué à Londres. Après l'affaire de Syrie, le général de Gaulle rentra en Angleterre avec l'intention d'élargir sa représentativité en créant un organisme politique qui le seconderait, dénommé Comité national français. Il s'en entretint avec Churchill lors de leur orageuse entrevue du 12 septembre 1941. Il justifia ainsi cette initiative dans ses Mémoires de guerre : “De Gaulle ne pouvait plus suffire à tout diriger. Le nombre et la dimension des problèmes exigeaient qu'avant de décider fussent confrontés points de vue et compétences. Les mesures d'exécution devaient être décentralisées. Enfin, la forme collégiale étant, pour tous les États, celle du pouvoir, nous aiderions à nous faire reconnaître en l'adoptant nous-mêmes”24. Le chef de la France libre sur qui tout reposait, prenait le virage démocratique mais encore timidement.

36Dans le même temps, les nuages s'étaient accumulés sur la capitale de l'Empire britannique. En effet, l'amiral Muselier supportait de plus en plus mal l'autoritarisme du général de Gaulle. Pourtant, l'amiral qui était un républicain convaincu, avait rallié Londres parmi les premiers et avait accepté de se mettre sous les ordres d'un officier inférieur en grade à lui (deux étoiles contre trois) pour reconstruire une Marine combattante25.

37Or, à la mi-septembre 1941, dans deux lettres à de Gaulle, Muselier revendique une part importante du pouvoir politique dans le comité en formation en voulant y faire entrer deux proches, hostiles au général. Deux personnalités britanniques de haut rang semblent soutenir le “complot” qui consiste à mettre de Gaulle sur la touche. Mais le général en est immédiatement averti par Dejean et contre-attaque en publiant le 24 septembre 1941 les décrets de création du Comité national français. L'amiral Muselier en fait toujours partie comme Commissaire national à la Marine et à la Marine marchande. Lâché par ses amis anglais, mis en demeure la veille par de Gaulle d'accepter ses conditions, l'amiral Muselier accepte à son corps défendant de rentrer dans le rang.

38Mais qu'est-ce que Pleven alors aux États-Unis peut bien avoir à faire avec de telles intrigues ?

39Selon Jacques Soustelle, dans les projets de “comité exécutif” soumis par Muselier à de Gaulle, René Pleven conservait ses attributions aux Affaires économiques et financières dans un organisme présidé par un de Gaulle aux pouvoirs fortement diminués26. Le Breton était donc bien indispensable aux chefs de la dissidence londonienne, ignorant tout de ce qui se tramait dans la capitale britannique.

40Pourtant trois mois plus tard, l'opération de l'amiral Muselier et des FFL, sur ordre de De Gaulle, pour obtenir le ralliement de Saint-Pierre-et-Miquelon le 24 décembre, porta un coup sévère aux résultats de la mission de Pleven. Roosevelt fut ulcéré de ce coup de force dans son aire d'influence. Cette affaire déclencha une véritable tempête diplomatique et aggrava le contentieux entre de Gaulle et l'administration américaine que l'envoyé du général s'était efforcé pourtant de réduire. Et, de retour en Angleterre, Pleven accompagna de Gaulle le 22 janvier 1942 pour une conférence avec Churchill et Eden afin de “liquider l'incident et laisser tomber dans l'oubli” la question de Saint-Pierre-et- Miquelon, non seulement avec les Anglais mais aussi avec les Américains qui conservaient des relations diplomatiques avec Vichy27. Churchill reconnaissait le fait accompli en échange d'un communiqué permettant au département d'État de sauver la face.

41En réalité, c'est à Washington, par une série de télégrammes du général de Gaulle du 22 au 25 septembre 1941, que René Pleven avait appris et la formation du Comité national français et sa nomination par décret comme commissaire national à l'Économie, aux Finances et aux Colonies28. Le message du 23 septembre, celui choisissant Adrien Tixier comme chef de délégation aux États-Unis, lui demandait de rentrer au plus vite. Le général lui en donnait la raison : “Vous devez être le pivot du comité national exécutif que je constituerai demain”. Et, de fait, dans le décret de nomination, René Pleven figurait en première position des huit commissaires nationaux avec d'importantes attributions. Il était une sorte de “premier ministre” au sein de cet exécutif présidé par de Gaulle. En outre, il était chargé de la coordination des départements administratifs civils (article 2) dans cet embryon de gouvernement français en exil. Nommé le 2 décembre 1941 (décret n° 55) président du Conseil de surveillance de la Caisse centrale de la France libre, René Pleven tenait, de surcroît, les cordons de la bourse.

42Dans ce nouvel organisme politique, René Pleven faisait bien figure de numéro 2, sans doute en raison de sa fidélité au général de Gaulle, de son efficacité et de sa capacité à éviter et à régler les conflits. Il avait 7 collègues :

• — Affaires étrangères : Maurice Dejean
• — Guerre : général Legentilhomme
• — Marine et Marine marchande : amiral Muselier (jusqu'à sa démission le 3 mars 1942)
• — Justice et Instruction publique : René Cassin
• — Intérieur, Travail et Information : André Diethelm
• — Air : général Valin
• — Sans département : capitaine de vaisseau Thierry d'Argenlieu

43Le Conseil de défense de l'Empire subsistait, légèrement modifié, et une assemblée consultative devait être constituée dès que possible. Le CNF posait un cadre étatique clairement défini, reconnu par le Royaume-Uni puis par les gouvernements alliés dont l'URSS. Un nouveau pas vers la légitimité était franchi à un moment où la Résistance se structurait en France et où les communistes se jetaient dans la lutte armée avec l'exécution d'officiers allemands.

44À la fin novembre 1941, René Pleven était rentré à Londres pour reprendre ses anciennes responsabilités au sein du Comité national et pour apprendre la proclamation de l'indépendance du Liban par le général Catroux. Mais sa promotion ministérielle n'avait guère été appréciée à Vichy. Le 24 janvier 1942, un décret de l'État français, signé Philippe Pétain, et publié le 27, proclamait sa déchéance de la nationalité française. La fournée comptait 11 personnes dont André Dewavrin-Passy et Gaston Palewski. René Pleven annonçait la nouvelle dans un bref câble du 29 janvier adressé à sa femme au Fairfax Hôtel de New York en ces termes lapidaires : “Radio-Paris vient d'annoncer que Vichy m'avait dénationalisé. Vive la France”29.

45Alors qu'en juillet 1942, en France occupée, se tenait la première réunion du Comité général d'études créé par des résistants de l'intérieur à l'instigation de Jean Moulin, la France libre se transformait, le 14 juillet, en France combattante et le CNF était élargi. Venant de métropole y entrait le socialiste André Philip, un ancien député protestant chargé de l'Intérieur et du Travail. Ce remaniement du 28 juillet (décrets n° 362 et 363) portait le nombre de commissaires à 12, sans grands changements. Cependant, André Diethelm était chargé des Finances, réduisant les attributions de René Pleven à l'Économie, aux Colonies et à la Marine marchande ; l'amiral Auboyneau avait remplacé Muselier à la Marine, et Jacques Soustelle s'occupait de l'Information. L'épaississement de la dissidence et l'augmentation des tâches nécessitaient un élargissement de l'équipe dirigeante.

46En temps normal, en 1942, le CNF siégeait deux fois par semaine : “le matin, à Carlton Gardens, dans une assez grande salle revêtue de boiseries et ornée d'une horloge aux aiguilles de bronze”30. Le général de Gaulle présidait, fumant beaucoup. Les commissaires nationaux exposaient leurs problèmes en fonction de l'ordre du jour fixé la veille. La prise de décision intervenait comme dans un gouvernement selon le témoignage de Jacques Soustelle : “Les décisions étaient prises le plus souvent à l'unanimité, non sans des discussions quelquefois très vives. Mais, lorsqu'il s'agissait d'un point particulièrement grave, le Général donnait la parole successivement à tous les commissaires nationaux ; sans qu'il y eût vote à proprement parler, il se dégageait une majorité et une minorité”. On traitait souvent des opérations militaires, des relations avec l'étranger, de la vie des territoires et du développement de la Résistance intérieure.

47Depuis 1941, les tâches de gestion des territoires ralliés, assurées par les services centraux londoniens, s'étaient développées et on les réorganisa plusieurs fois sous l'égide de René Pleven. Les services de René Cassin préparaient les décrets administratifs et économiques améliorant le fonctionnement général31. En outre, l'arrivée de métropole de hauts-fonctionnaires renforça l'encadrement, surtout à partir de 1942.

48La question financière et monétaire fut difficile à résoudre : un projet de création d'un institut bancaire unique présenté par Rauzan et soutenu par Cassin se heurta aux objections de Pleven et de son chef, au printemps 1941, et aux réticences anglaises. Finalement, à la fin de 1941, grâce à l'appui de l'inspecteur des Finances Diethelm, récemment arrivé sur les bords de la Tamise, la Caisse centrale de la France libre vit le jour, maintenue ensuite à Alger.

49En cette année 1942, René Pleven assurait donc un rôle de direction des organismes civils de la France libre sous les ordres directs du général de Gaulle. Plusieurs signes témoignent clairement de cette confiance.

50D'abord, lorsque la crise interne au CNF rebondit, le 3 mars 1942, avec la démission de l'amiral Muselier acceptée par de Gaulle. Le marin entendait garder le commandement de ses navires, soutenu en cela par des ministres britanniques. Naturellement, le général de Gaulle s'y opposa, sans doute trop heureux de se débarrasser d'un “gêneur” qui contestait sa suprématie politique en cherchant à s'appuyer sur les Anglais. Dramatisant la crise et craignant le pire, le général se retira à la campagne. Il communiqua une note personnelle à Pleven, Diethelm et Couler. C'était selon ses dires “une sorte de testament secret qui leur confiait la mission d'informer le peuple français dans le cas où (...) je ne serai pas en mesure de m'en expliquer moi-même”32. De Gaulle resta inflexible et sanctionna ceux qu'il appelle les “agitateurs” dans la marine, qualifiant d'ailleurs cette affaire de “petite crise” dans un télégramme adressé au haut-commissaire d'Argenlieu à Nouméa33...

51Le second exemple : en l'absence de De Gaulle en août et septembre 1942, René Pleven fut nommé, par un décret du 3 août, vice-président du Comité national français. Il signait les décrets à Londres, recevant quotidiennement des télégrammes du général du Caire, de Beyrouth et de Brazzaville. De plus, à la veille du départ du chef des Français libres, pour sa tournée au Levant et en Afrique noire, Pleven a été nommé le 5 août au Conseil de défense de l'Empire. Finalement, il se trouvait en position de successeur non désigné au cas où il serait arrivé un accident au général, mais sans être sur le devant de la scène, et sans posséder le charisme de son chef. René Pleven, incontestablement, fait figure de fidèle lieutenant et de second en cet été 1942 qui enregistre des progrès du CNF au niveau international et alors que l'influence du gaullisme pèse de plus en plus lourd en métropole, surtout en zone occupée.

52En effet, le 9 juillet 1942, dans un communiqué, les Américains ont admis que la défense des territoires gaullistes “est vitale à la défense des États-Unis”, étendu le versement du prêt-bail directement à ces territoires et envoyé deux représentants auprès du CNF. Puis, à la suite d'entretiens Molotov-de Gaulle, l'URSS alla plus loin dans un accord du 28 septembre. Non seulement Staline reconnaissait la France combattante, mais il considérait le CNF comme “ayant seul qualité pour organiser la participation des citoyens et des territoires français à la guerre... ”34 Cette avancée diplomatique allait favoriser l'unification de la Résistance française. Les communistes français, engagés à fond dans le combat, ne tardèrent pas à reconnaître de Gaulle comme le chef unique de la Résistance intérieure et extérieure. En France même, Jean Moulin travaillait lui-aussi à cette unification indispensable. Mais de nouveaux nuages s'amoncelaient sur la tête des Alliés franco-britanniques à propos du Levant et de Madagascar.

Au cœur de la “grande crise de l'automne 1942”

53Durant l'année 1942, plusieurs crises graves secouèrent les relations franco- britanniques, laissant des traces profondes. À plusieurs reprises, le général de Gaulle choisit l'affrontement avec ses “protecteurs” anglais dès lors qu'il estima les intérêts français menacés par des agissements qui relevaient, selon lui, des vieilles rivalités coloniales. Une telle évolution tenait aussi au fait que les Britanniques, qui subissaient des revers en Asie et en Libye, étaient contraints de s'aligner toujours plus sur leur grand allié américain, faisant passer la France combattante au second plan. Dans ces tempêtes, Pleven, Dejean, Billotte devaient sans cesse recoller les morceaux tout en exécutant les décisions impératives du président du CNF.

54Tout avait commencé avec l'opération Ironclad le 5 mai 1942, lorsque des troupes anglaises avaient débarqué à Diégo-Suarez, la principale base navale de.

55Madagascar tenue par les autorités pétainistes. De Gaulle, furieux, non seulement n'avait pas été averti, mais avait été délibérément écarté de cette opération stratégiquement essentielle pour les Anglo-Américains. C'était le contrôle des routes de l'Océan Indien face à la rapide progression japonaise en Asie du Sud- Est qui était en jeu. Or, depuis six mois, les gaullistes ne cessaient de le répéter aux Alliés, leur réclamant un appui aérien et naval pour intervenir. Les Anglais se déclarèrent quelques jours plus tard prêts à remettre l'administration de l'île aux Français libres mais, en attendant, ils préféraient négocier avec le gouverneur général vichyste Annet... La question resta en suspens pour un temps, pendant que le Levant inquiétait fort de Gaulle.

56Le 5 août 1942, le général partit pour l'Égypte, le Liban et la Syrie, ignorant que les Anglo-Saxons venaient de décider un débarquement en Afrique du Nord. Pour l'heure, il s'inquiétait de la politique d'ingérence menée au Levant par le général Spears. Dans un télégramme à René Pleven et Maurice Dejean classé “secret le plus absolu” du 2 septembre (envoyé de Beyrouth), il estimait même que les Anglais cherchaient d'abord à y établir un condominium pour asseoir leur domination, et cela en réclamant des élections immédiates qui avaient pour but, en fait, de confirmer l'indépendance promise mais pas encore effective.35 Or, ce télégramme était envoyé à la suite de la “demande” de Churchill à de Gaulle de rentrer à Londres. En effet, le Premier ministre souhaitait informer le général de la préparation du débarquement en Afrique du Nord. De Gaulle répondit qu'il ne pouvait pas quitter Beyrouth “actuellement à cause de la situation”, mais aussi pour une question de sémantique : il interprétait la demande anglaise comme une requête impérative et donc inacceptable...36 Les relations franco-britanniques entraient, un an après la première crise syrienne, dans une nouvelle zone de turbulences.

57Or à Londres, Dejean, le commissaire aux Affaires étrangères, penchant pour un compromis, avait répondu positivement à la convocation d'un diplomate britannique. Cette attitude déclencha la fureur du général qui allait bientôt écarter Dejean des Affaires étrangères. D'ailleurs, dans un télégramme du 5 septembre adressé à René Pleven, de Gaulle craignait que Dejean ne “se laisse une fois de plus effrayer par la conjoncture et intimider par les simagrées du Foreign Office”, alors qu'il fallait de “la fermeté” et de la “cohésion”. Et, il chargeait son fidèle second de le “tenir au courant sans réticence de l'attitude de Dejean”37.

58Pendant ce temps, le général reçut un envoyé de Roosevelt et le mit au courant de la crise, ce qui déplut au Premier ministre anglais. Et à Londres, encore une fois, Pleven dut gérer la crise en déployant ses talents de diplomate pendant près de deux mois de tension extrême.

59Suivons succinctement les détours des négociations. Le 7 et le 9 septembre 1942, Pleven et Dejean eurent deux entrevues avec Eden. Dans la première, le ministre anglais fut fort sévère à l'égard de l'attitude du général de Gaulle, mais dans la seconde, le ton s'adoucit, avec l'annonce au CNF de nouvelles opérations à Madagascar (déclenchées le lendemain à Majunga). Surtout, les Britanniques étaient disposés à confier immédiatement l'administration de la Grande île aux Français libres38. Ils se disaient prêts à discuter avec le général, sans doute de la question d'Afrique du Nord, s'il rentrait immédiatement à Londres. De Gaulle remercia mais poursuivit son programme en Afrique, pour ne pas être totalement sous la coupe de Churchill, et ne rentra qu'à la fin du mois.

60Le 30 septembre, l'entrevue tant attendue eut lieu entre Churchill, Eden et Morton d'un côté, de Gaulle et Pleven de l'autre. Selon Jean-Baptiste Duroselle “Ce fut une véritable catastrophe”. La discussion tourna rapidement à l'aigre : aux rancœurs et aux reproches de Churchill sur la Syrie répondirent les revendications de De Gaulle sur Madagascar où les Anglais n'avaient pas tenu leurs engagements. À une remarque du général sur la collaboration entre la France et l'Angleterre, Churchill furieux répondit : “Vous prétendez être la France ! Vous n'êtes pas la France. Vous êtes seulement la France combattante”. Ce dialogue de sourds se poursuivit sur le même ton, le Premier ministre anglais disant même à de Gaulle : “...Vous avez semé le désordre partout où vous êtes passé. La situation est maintenant critique... ”39. La rupture semblait consommée, en présence d'un René Pleven médusé et angoissé devant l'avenir. Les patients efforts de négociation avec les Britanniques des semaines passées paraissaient réduits à néant. À plusieurs reprises dans la discussion, il s'était efforcé de détendre l'atmosphère, notamment en faisant des propositions concrètes sur l'envoi de fonctionnaires à Madagascar40 ; en pure perte dans ce climat passionnel d'affrontement de deux fortes personnalités aussi intransigeantes l'une que l'autre.

61Le lendemain, le général de Gaulle proposa sa démission au CNF qui fut naturellement refusée. Puis, dans les jours suivants, Dejean, partisan d'une politique plus souple, reprit ses négociations avec le Foreign Office en proposant “un accord de consultation mutuelle sur la Syrie et le Liban”. Quatre projets furent élaborés, et le 10 octobre Dejean s'engagea à signer, sans préciser à ses partenaires qu'un accord préalable du CNF était nécessaire. Mais le général Catroux s'y opposa trouvant qu'on faisait trop de concessions aux Britanniques. De Gaulle en profita pour demander sa démission à Maurice Dejean qui demeura cependant au service de la France libre. Le lendemain même, le 18 octobre, René Pleven était nommé Commissaire national aux Affaires étrangères et aux Colonies (décrets 518 et 519). André Diethelm recevait l'Économie et de la Marine marchande en plus des Finances41. L'ancien homme d'affaires prenait en charge les relations extérieures dans une période périlleuse, au moment du débarquement anglo-américain d'Afrique du Nord dont la France combattante avait été tenue à l'écart.

62Il assura cette fonction jusqu'au 5 février 1943, date de l'arrivée à Londres de l'ambassadeur René Massigli qu'un avion lysander était aller chercher en France occupée. René Pleven poursuivit les négociations entamées, refusant le 19 octobre l'accord du 10, et mécontentant les Britanniques qui ne voulaient plus transmettre au CNF l'administration de Madagascar. La question ne fut réglée qu'après le débarquement d'Afrique du Nord.

63En octobre aussi, de Gaulle s'entrenait à Londres avec deux importants chefs des mouvements de Résistance de la zone sud, Henri Frenay de Combat et Emmanuel d'Astier de la Vigerie de Libération. Ces entretiens difficiles permirent aux efforts de coordination de la Résistance, sous la houlette gaulliste, de progresser. Des personnalités politiques de plus en plus nombreuses se tournaient vers le général ou venaient se battre à Londres. Ce fut le cas de Pierre Mendès France après son évasion des prisons vichyssoises.

64Mais à la fin 1942, la question d'Afrique du Nord posa bien des tracas au petit noyau dirigeant du Comité national français.

“La pétaudière algéroise”42

65Il n'est pas question de présenter ici une situation lourde d'intrigues, de démêlés et de rancœurs où, pendant plusieurs mois, les Américains cherchèrent à se débarrasser des encombrants Français libres. Nous l'avons dit, de Gaulle avait été éliminé de la préparation de l'opération Gymnast rebaptisée ensuite Torch qui répondait aux souhaits des Anglais d'intervenir en Méditerranée. Au moment où la décision était prise de préparer ce débarquement en Afrique du Nord, René Pleven avait reçu le journaliste américain Walter Lippmann, très favorable aux Free French, et avait été averti des menées hostiles d'Alexis Léger à Washington.

66Mais au moment où les relations gaullo-américaines paraissaient s'améliorer, Roosevelt écarta délibérément de Gaulle qui, néanmoins, soupçonna dès la fin août 1942 l'objectif choisi pour ouvrir le second front tant réclamé par Staline. Or, en Afrique du Nord, Robert Murphy, l'envoyé spécial de Roosevelt, avait longtemps compté sur le général Weygand, le chef pétainiste qui était partisan d'une stricte neutralité. Mais ce dernier avait été rappelé en métropole le 20 novembre 1941 sur la pression allemande. De toute façon, un an après, il refusa de rallier la dissidence et fut arrêté le 12 novembre par les Allemands. En Afrique du Nord, cette dissidence était conduite par le “groupe des Cinq”, formé de personnalités de droite favorables aux Américains. Cherchant un “grand chef”, ceux-ci songèrent au général Giraud pour prendre la tête d'une région fort maréchaliste et où l'influence gaulliste était extrêmement faible. Le 2 novembre, alors qu'une rébellion était en préparation, Murphy signa des accords avec Giraud.

67À Londres, après la victoire d'El-Alamein le 3 novembre 1942, à laquelle une brigade FFL avait participé, une détente anglo-française s'amorçait, à tel point que Churchill avait invité de Gaulle à déjeuner aux Chequers pour le dimanche 8 novembre, jour fixé pour le débarquement.

68La veille au soir, alors que la radio américaine a diffusé dans la journée des messages codés donnant le signal du débarquement, René Pleven participe à une réception à l'ambassade soviétique pour le 25^e anniversaire de la Révolution d'Octobre. Soudain, il est pris à part par Jean Masaryk, le fils du fondateur de la République tchécoslovaque qui lui annonce tout de go : “C'est pour cette nuit ! ”43. Immédiatement, Jacques Soustelle et René Pleven se précipitent à Carlton Gardens pour tenter de prévenir le général de Gaulle. Trop tard, il est reparti chez lui. Prévenu dans la nuit par les Anglais, le colonel Billotte, le chef d'état-major du général attendra l'aube du 8 pour réveiller son chef et essuyer sa colère... Churchill s'excusa, minimisant la participation britannique à l'opération Torch, et de Gaulle parla à la BBC pour se réjouir du débarquement en Afrique du Nord. Vichy avait ordonné de tirer sur les Anglo-Saxons : la situation politique semblait se clarifier. Mais, dès le lendemain, un Américain censura la partie de l'appel de Maurice Schumann à la BBC qui attaquait “l'anti-France de Vichy”44.

69De Gaulle demanda à Churchill les moyens d'envoyer à Alger, auprès de Giraud, une délégation de la France combattante composée de Pleven, Billotte, Frenay et E. d'Astier, mais rapidement il ne se fit aucune illusion sur le jeu américain.

70Comme le général Giraud s'avérait inefficace, les Américains jouèrent la carte Darlan, qui se trouvait en Afrique du Nord depuis le 5 novembre (auprès de son fils malade). À partir des 11-13 novembre 1942, ils acceptèrent l'ancien chef du gouvernement de Vichy comme haut-commissaire alors que Giraud s'effaçait. À Londres, ignorant ce qui se tramait à Alger, Pleven rencontra Eden ce 13 novembre et proposa au général de Gaulle de partir immédiatement sur place pour analyser la situation45.

71Pour les Français, un tournant décisif de la guerre s'opérait. Pierre Laval avait rencontré Hitler à Berchtesgaden le 9 novembre, ce qui n'empêcha nullement la Wehrmacht de se ruer, le 11 novembre, sur la zone libre, sans un geste de Vichy, puis d'envahir la Tunisie. À Alger, l'amiral Darlan se posait en recours en Afrique du Nord, prétendument avec “l'accord intime” du maréchal. Sa position était confortée par les accords Darlan-Clark du 22 novembre. Quelques jours plus tard, les gaullistes d'Algérie étaient arrêtés.

72Durant ces journées troubles, René Pleven recevait quotidiennement des rapports d'Adrien Tixier et d'André Philip qui tentaient, à Washington, d'infléchir la politique américaine. Le 20 novembre, le président Roosevelt ne leur laissa aucune illusion : “L'heure n'est pas venue de former un gouvernement français, même provisoire”46. Les Américains, pragmatiques, préféraient traiter avec l'ancien chef du gouvernement de Pétain qui avait collaboré avec le Reich mais qui, pensaient-ils, pesait d'un autre poids que ce “prétentieux” de Gaulle. Dans ces conditions, il n'était désormais plus question de partir pour Alger. D'ailleurs, la législation vichyssoise, avec ses lois d'exclusion et de répression, ne restait-elle pas en place, même sous protectorat américain ! Et même si Roosevelt considérait publiquement le Darlan deal comme un “expédient provisoire”.

73Mais dans l'imbroglio algérois “l'expédient provisoire” fut remis en cause par l'assassinat de Darlan, le 24 décembre 1942, par Bonnier de La Chapelle exécuté deux jours plus tard. Les Américains décidèrent de rejouer la carte Giraud dès le 26 décembre. Les gaullistes de Londres passèrent de l'optimisme au pessimisme, restant de toute façon sur la touche..

74Le général de Gaulle choisit alors de proposer la concertation au général Giraud. C'était aussi l'avis de Pleven et de Soustelle. L'initiative aboutit, après de longs mois de difficultés, à l'instauration d'une dyarchie en juin 1943. Le rapprochement des deux hommes, le politique et le militaire, fut bien long. L'entrevue d'Anfa près de Casablanca, où Roosevelt et Churchill se rencontrèrent du 14 au 26 janvier 1943, ne régla nullement le contentieux. De Gaulle et Giraud, convoqués, se donnèrent devant les photographes une accolade bien forcée.

75Pendant ce temps, à Londres, René Pleven continuait à faire fonctionner la boutique du CNF, en laissant les Affaires étrangères à René Massigli. Il ne pouvait que se réjouir de l'envoi par les Américains, auprès du général Giraud, de son ancien “patron” Jean Monnet. Car l'un des pères du Victory Program américain souhaitait rapprocher les gaullistes et les giraudistes. Somme toute, dans ces mois difficiles, lors des discussions au sein du CNF, René Pleven était avant tout attentif aux réactions des Alliés, par inclination mais aussi du fait de son rôle dans les négociations ”47. Ne devait-il pas souvent tempérer les positions très tranchées de son chef ?

76Ce ne fut que le 14 mars, sous la pression de Monnet, que Giraud se décida à remettre en question la législation fascisante et antisémite de Vichy encore en vigueur en Afrique du Nord, et à prendre du champ vis-à-vis de son entourage réactionnaire48. De Gaulle, prenant acte du “tournant républicain” de Giraud, et de plus en plus assuré de l'appui de la Résistance intérieure que Jean Moulin était en train d'unifier, posait des conditions précises à la conclusion d'un accord. Il s'agissait de mettre en place un gouvernement provisoire, dans lequel le politique l'emporterait sur le militaire, et d'épurer les hauts dignitaires vichyssois. Giraud refusa d'abord en bloc, puis finit par céder sous les pressions de Monnet, de Catroux, l'envoyé de De Gaulle et de l'Anglais Macmillan. Le 30 mai 1943, le général de Gaulle vint s'installer à Alger accompagné de Philip et de Massigli. Le 3 juin, le Comité Français de la Libération Nationale (CFLN) voyait enfin le jour, coprésidé par les généraux Giraud et de Gaulle.

77Lors de la séance du 25 mai, les membres du Comité national londonien avaient remis leur démission au général de Gaulle, afin de mettre en place le nouveau “pouvoir central français” unifié. Mais le lendemain, René Pleven était nommé vice-président, à Londres, du CNF, maintenu au cas où les choses se passeraient mal. Et le 3 juin, après d'ultimes péripéties à Alger où l'amiral

78Muselier avait été nommé par Giraud préfet de police, de Gaulle télégraphia à ses principaux collaborateurs de Londres de venir le rejoindre dans la capitale algérienne. Mais leur départ fut retardé de plusieurs jours à la suite des pressions américaines sur les autorités britanniques.

79René Pleven s'apprêtait à partir pour les bords de la Méditerranée quand une télégramme du général arriva le 9 juin, faisant état de difficultés au sein du CFLN. De Gaulle refusa d'y siéger pendant plusieurs jours49. Gaulliste de la première heure, René Pleven conservait les Colonies au CFLN et il gagna Alger avec quelque retard.

René Pleven au CFLN : la responsabilité des Colonies (7 juin 1943-août 1944)

80Le comité des Sept, formé le 3 juin 1943 à Alger, fut élargi à 7 autres membres le 7 juin suivant. Aux deux co-présidents et à Catroux, Massigli, Philip, Monnet et Georges venaient s'ajouter trois “giraudistes”, René Mayer, le Dr Abadie et Maurice Couve de Murville et quatre gaullistes : Pleven, Diethelm, Tixier et Henri Bonnet, ces deux derniers encore aux États-Unis. Les responsabilités des hommes du CNF restent les mêmes. René Pleven se consacre désormais à la lourde charge de l'Empire. Le général de Gaulle emporta rapidement la majorité dans la mesure où des “giraudistes” comme Monnet et Couve de Murville penchèrent vers le camp gaulliste. Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle écrivit sobrement : “Ces choix m'assuraient de la suite”50. René Pleven retrouvait, dans ce véritable gouvernement d'Alger, ses amis Jean Monnet et René Mayer venant du staff Giraud, mais cette fois sur un pied d'égalité. Le premier était responsable de l'Armement et des Approvisionnements, le second des Communications et de la Marine marchande. Leur passé commun, notamment en 1939-1940, contribua certainement à faciliter les relations entre les deux équipes.

81Jean Monnet a écrit dans ses Mémoires que les membres du CFLN n'avaient aucun “esprit de clan”. “C'était une bonne équipe de gestion, bien équilibrée, au sein de laquelle pouvait se dégager un consensus pour les décisions d'intérêt général. Les dosages n'étaient pas aussi machiavéliques que certains l'ont pensé”51.

82Le fonctionnement en fut d'autant plus facilité que le général Giraud partit pour les États-Unis et le Canada le 2 juillet, afin d'accélérer le réarmement. français. Son homologue et concurrent en profita pour renforcer sa prééminence politique dans le CFLN, abandonnant le commandement de toutes les troupes à Giraud selon le vœu des Américains. À partir d'août 1943, le général de Gaulle prit la présidence d'un Comité de Défense nationale et devint, de fait, le seul chef du CFLN. Et en novembre, après la libération de la Corse et à l'occasion d'une réorganisation, Giraud démissionna comme ses autres collègues, mais ne fut pas reconduit dans la nouvelle équipe.

83Le CFLN avait été reconnu le 26 août par les trois grands Alliés mais de manière restrictive ; les États-Unis notamment se refusaient à y voir “un gouvernement de la France ou de l'Empire français... ”. L'attitude des Anglais et des Soviétiques était plus positive, mais n'allait pas beaucoup plus loin. Toutefois à la fin de 1943, 37 pays avaient reconnu le Comité d'Alger52

84Pendant ce temps, le régime de Vichy dirigé par Laval, s'enfonçait dans la politique de Collaboration avec les nazis (mise en œuvre de la “solution finale”, Relève puis STO...) et se fascisait chaque jour davantage (exactions de la Milice). En réaction, les “attentistes” et même des pétainistes prenaient leurs distances. Les mouvements de Résistance se développaient, se regroupant derrière de Gaulle et le CFLN. La mission de Jean Moulin était couronnée de succès avec la création du Conseil national de la Résistance le 27 mai 1943.

85Quant à René Pleven, il s'installa dans une villa réquisitionnée à Alger, et se consacra, dans son “ministère” des Colonies, à rassembler les morceaux épars de l'Empire, assistant aux deux séances hebdomadaires du CFLN. Avec l'élargissement du groupe dirigeant, il était moins sur le devant de la scène. Un secrétariat général dirigé par le gaulliste Louis Joxe préparait et suivait les décisions. De l'artisanat des premiers mois de la guerre, les “gaullistes historiques” passaient à un véritable travail gouvernemental. Commentant cette remise en ordre, de Gaulle écrira dans ses Mémoires de guerre : “En somme, c'est l'État qu'on voyait reparaître dans les faits et dans les esprits avec d'autant plus de relief qu'il n'était pas anonyme”53.

86Après le ralliement de la Guyane à Giraud en mars 1943, celui de la Martinique au CFLN le 24 juin signifiait pour de Gaulle l'achèvement de la récupération de l'Empire, et l'aboutissement d'une tâche qu'il s'était fixée en juin 1940. Il ne restait plus que l'Indochine, sous occupation japonaise. René Pleven devait réunifier et administrer ces possessions françaises dispersées.

87En octobre 1943, Pierre Mendès France qui combattait dans le groupe aérien “Lorraine”, remplaça Couve de Murville comme commissaire aux Finances.

88Un mois plus tard, le CFLN était élargi à des chefs de mouvements de la Résistance de l'intérieur (Henri Frenay et E. d'Astier de la Vigerie) et à des hommes politiques de la Troisième République (Henri Queuille, Louis Jacquinot et André Le Troquer). René Pleven fit la connaissance d'hommes politiques avec lesquels il siègera dans les gouvernements de la Quatrième République.

89René Pleven et Pierre Mendès France avaient noué à Londres des “relations particulièrement amicales” en 1942, et c'était aussi le cas de leurs épouses aux États-Unis54. Lorsque Mendès France combattit dans l'aviation FFL, il lui arriva de recevoir une lettre de Pleven. Dans son Journal en date du 3 septembre 1943, Mendès France nota à propos de ce courrier : “très affectueux et gentil”. Au passage, René Pleven signalait à son correspondant sa future nomination au CFLN, évoquant les “affreuses conditions de travail à Alger”55. Les deux hommes, qui allaient s'affronter sur les questions économiques et militaires, s'estimaient d'autant plus que René Pleven, par ses inclinations politiques antérieures, ne “se sentait pas éloigné” des députés radicaux présents à Alger, ni du parti auquel appartenait Mendès France 56Les deux hommes s'étaient peut-être croisés en 1923-1924 au sein du Groupement universitaire pour la SDN, fréquenté par Mendès57 ? Enfin, leur intérêt pour les questions économiques et financières ne pouvait que les rapprocher avant de les séparer.

L'artisan de la conférence de Brazzaville

90À partir de l'été 1943, la grande affaire de René Pleven aux Colonies fut la préparation de cette célèbre conférence qui a pris depuis la dimension d'un mythe. Son directeur de cabinet était Jean Cédile, un administrateur rallié à Leclerc dès le début (combattant des FFL). Parmi ses collaborateurs, on trouvait Henri Laurentie qui lui avait succédé comme secrétaire général de l'AEF, Georges Peter, un inspecteur des Colonies qui avait servi Vichy jusqu'au début 1942 et s'occupait des questions économiques, et Jeanne Sicard qui, pendant près de 20 ans, fut une très proche collaboratrice du ministre. Agrégée de l'Université, elle appartenait à une riche famille de planteurs de tabac de l'Oranais. C'était une “pied-noir” libérale, voire progressiste, connaissant bien les réalités de la colonisation. Cette équipe se mit au travail à Alger58

91En septembre 1943, le commissaire aux Colonies fit une visite à Madagascar et à la Réunion qui, selon Paul-Henri Siriex, directeur des Affaires malgaches, “avait considérablement modifié un état d'esprit demeuré assez réservé à l'égard de la France libre tant dans les milieux européens que dans les milieux autochtones”. Si la première tâche consistait bien à rassembler l'Empire derrière de Gaulle et le CFLN, la seconde était de faire évoluer la situation coloniale.

92À cet effet, en octobre 1943, René Pleven entreprit une grande tournée dans les territoires africains, accompagné de Jacques Soustelle59 Dans l'Afrique Occidentale Française longtemps pétainiste puis giraudiste, en tout cas antigaulliste, la prise de contact ne fut pas très facile. À Zinder notamment, au Niger, les officiers ne cachèrent pas leur hostilité aux nouveaux responsables. Ce périple conduisit les deux Français libres de Gao à Bamako, de Lomé à Abidjan, puis en terres amies à Douala et à Brazzaville.

93C'est à Brazzaville, où résidait le gouverneur général Félix Eboué qui, trois ans plus tôt, avait permis à René Pleven de rallier le Tchad à la France libre, que le ministre des Colonies annonça le 13 octobre à la radio, la tenue d'une conférence impériale. Le but en était “d'assurer le progrès des populations françaises du continent africain”. Une telle réunion n'était pas nouvelle. Depuis 1917, plusieurs rencontres identiques s'étaient tenues à Paris. À Brazzaville, du 30 janvier au 8 février 1944, devaient se retrouver les vingt gouverneurs généraux et gouverneurs des territoires d'Afrique Noire et de Madagascar, 9 délégués de l'Assemblée consultative d'Alger plus 6 observateurs des Résidences de Tunisie, du Maroc et du Gouvernement d'Algérie. L'organisateur, c'est-à- dire le ministre des Colonies, en assurerait la présidence, assisté de Henri Laurentie, appelé comme directeur des Affaires politiques au cabinet de René Pleven à Alger60

94L'idée de convoquer une conférence coloniale avait été lancée dès juillet 1943 par René Pleven, peu après son arrivée à Alger. Il proposa le projet au général de Gaulle qui suivait de près la situation de l'Empire et pressentait qu'une évolution était nécessaire. Des réformes s'imposeraient à l'issue de la guerre mais dans le cadre français. Le général donna carte blanche à son ministre pour entreprendre cet aggiornamento de la politique coloniale avant même la libération de la France.

95Pour René Pleven, sensibilisé dès sa jeunesse par son père aux questions coloniales et indigènes, par humanisme et pour remercier les Africains de leur loyalisme envers la France libre depuis 1940, il fallait rénover et secouer les inerties accumulées. Comme il l'a déclaré en 1977, il n'était nullement question pour lui de convictions décolonisatrices mais il fallait “rendre la colonisation plus efficace en combattant l'injustice raciale, la subordination excessive des colonies à la métropole, la bureaucratie (et) la crainte des responsabilités”61.

96Les conversations avec Félix Eboué, cet administrateur noir considéré par tous comme “un sage” et “une sorte de référence” (René Pleven), avaient contribué à faire évoluer les esprits. À Brazzaville, Eboué avait poussé à l'assouplissement du système de l'indigénat et cherchait à donner des perspectives d'avenir du moins aux “notables évolués”. Henri Laurentie, le proche collaborateur d'Eboué, venu travailler à Alger, avait des conceptions plus avancées encore : il pensait que l'Empire colonial devait se transformer en “un ensemble plus ou moins fédéral” avec des droits égaux. De même, Pierre-Olivier Lapie, ancien gouverneur du Tchad de 1940 à 1942, et rapporteur du projet de Conférence de Brazzaville devant l'Assemblée consultative d'Alger, penchait lui aussi vers le fédéralisme. Comme toujours, René Pleven dut naviguer entre les tenants de l'immobilisme et les partisans de réformes plus avancées.

97En outre, il était urgent de répondre aux positions anticolonialistes développées par les Américains dans leur programme d'International Trusteeship, de tutelle internationale dans la perspective de fondation des Nations Unies. Ils pressaient leurs alliés européens de préparer le passage de leurs colonies vers l'autonomie, premier pas vers l'indépendance dans la ligne de la Charte de l'Atlantique. Pour le CFLN, il fallait couper l'herbe sous le pied des campagnes de presse et des groupes de pression aux États-Unis à un moment où l'aide militaire et économique américaine était vitale. En ouvrant la conférence de Brazzaville, René Pleven précisa bien que la France entendait assumer ses responsabilités à l'égard des populations africaines “sans les partager avec aucune institution anonyme, et qu'il n'y avait pas de peuples “à affranchir”, que ces populations ne voulaient d'autre indépendance “que celle de la France”62. Précisons qu'à Brazzaville aucun Africain n'était présent ! Cependant, dans ces mois décisifs pour l'avenir du pays, il fallait dans les colonies françaises “qu'un ordre ancien face place à un équilibre nouveau” selon le témoignage de René Pleven.

98La vent de renouveau qui, dans quelques mois, allait toucher la métropole devait d'abord souffler sur l'Afrique. Mais ce ne fut pas commode car les gouverneurs coloniaux concernés étaient pour le moins sceptiques, voire inquiets ou hostiles63La majorité d'entre eux, d'après les rapports préliminaires et les débats durant la conférence, était favorable à une politique assimilationniste dans la tradition républicaine jacobine et peu disposée à soutenir la position officielle. Celle-ci, élaborée par Laurentie dans son Programme général de la conférence, en plein accord avec Pleven et avec “l'accueil entièrement positif” du général de Gaulle, proposait une évolution vers le fédéralisme et l'autonomie mais dans le cadre français.

99Dans ces orientations résidait ce que l'on a appelé l'esprit de Brazzaville64. Outre les aspects politiques, il s'agissait de définir une nouvelle politique économique en répudiant le pacte colonial et l'autarcie impériale, d'organiser une économie dirigée et planifiée, et de développer l'éducation tout en abolissant le travail forcé qui se pratiquait encore en Afrique. Cette politique novatrice ne tranchait pas la question de la citoyenneté pour les Africains. Il va sans dire que les milieux coloniaux non consultés protestèrent contre les initiatives prises par cette conférence de hauts-fonctionnaires coloniaux.

100S'il n'était pas l'inventeur de ces idées, avancées pour l'époque, René Pleven les appuyait, pensant que les évolutions étaient inévitables. Comme Paul-Henri Siriex, à la fin de la conférence, lui faisait remarquer l'aspect ambitieux voire téméraire de certaines interventions, René Pleven lui répondit en définissant nettement sa pensée :

101“L'évolution, outre qu'elle est inévitable et indispensable, sera plus rapide que vous ne le pensez. Il ne s'agit pas de se laisser impressionner par les jugements d'Outre-Atlantique ou précipiter par les Américains dans des réalisations ou des initiatives que nos populations africaines ne sont pas préparées à absorber. S'il ne faut rien brusquer, du moins en l'état actuel des choses, il est en tout cas essentiel de se mettre au travail sans retard, et dans tous les domaines. Ce qui importe au premier chef, c'est la continuité”.

102Evolution dans le respect des traditions républicaines : oui ! Révolution : non ! Telles s'affirment déjà la philosophie politique et la méthode d'action du futur président du Conseil de la Quatrième République. Le nouveau régime est déjà en gestation à Brazzaville puisque les travaux doivent servir de base à la nouvelle constitution de l'après-Libération.

103À la fin janvier 1944, pour signifier l'importance qu'il portait à cette conférence africaine française, “avec une solennité voulue” et après un périple par le Maroc et les capitales de l'AOF et de l'AEF, le général de Gaulle arriva à Brazzaville. La ville, écrit-il dans Mémoires de guerre, “me fait un accueil émouvant, marquant sa fierté d'avoir, dans les pires années, servi de refuge à la souveraineté de la France”66.

104René Pleven prononça le discours d'ouverture, traçant les grandes lignes des travaux. Le général de Gaulle lui répondit par un discours resté célèbre. Évoquant la “vocation civilisatrice de la France”, il insista sur les évolutions rendues plus nécessaires encore par la guerre “et la volonté ardente et pratique de renouveau” qui animait les autorités dans une perspective de progrès. Il fallait y associer les 60 millions d'hommes de l'Empire car “il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n'en profitaient pas moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s'élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires”.

105Les perspectives étaient tracées. Pendant ce discours du général, des photographies nous montrent René Pleven assis à sa droite, en costume colonial blanc67.

106Mais les résultats de la Conférence furent plus limités et contradictoires que les deux discours d'ouverture ne le laissaient supposer, car deux politiques s'opposèrent : celle du CFLN et celle des gouverneurs qui n'étaient guère partisans d'une fédération française68. En particulier, la proposition d'une représentation politique des indigènes dans des organismes locaux consultatifs fut dénaturée. Plus, le travail forcé, théoriquement interdit par la SDN depuis 1930, dont Laurentie demandait l'abolition, fut maintenu par les gouverneurs jusqu'au vote de la loi Houphouët-Boigny en avril 1946.

107Mais, pour l'éducation et la santé, des recommandations de progrès l'emportaient, et les gouverneurs proposèrent l'élection d'assemblées représentatives… dans leurs territoires. Il y eut donc des contradictions entre les propositions novatrices et les recommandations souvent plus conservatrices adoptées, mais l'inspiration libérale primait et annonçait la future Union française de 1946.

108L'accueil des résultats fut bien sûr divergent selon les milieux : chaleureux quand René Pleven les présenta le 15 mars 1944 à l'Assemblée consultative d'Alger, favorable dans la presse résistante algéroise, mais pas chez les Français d'Algérie. En revanche, les milieux d'affaires coloniaux ne cachèrent pas leur mécontentement et organisèrent la riposte en 1945-1946. Bon nombre de fonctionnaires coloniaux furent peu enclins à en appliquer les recommandations.

109Chez les Africains évolués, comme on les désignait alors, la conférence de Brazzaville souleva des espoirs : du Congo à Madagascar, du Sénégal à la Côte d'Ivoire. De nombreux documents officiels et quelques textes adressés au ministre en témoignent69

110Pourtant les milieux officiels américains ne furent guère sensibles à cette volonté d'aggiornamento exprimée à Brazzaville dans la mesure où aucune possibilité de self government ou d'administration internationale des colonies françaises n'avait été retenue.

111Assurément, “l'esprit de Brazzaville” souffla au ministère des Colonies de 1944 à 1946 tant que Henri Laurentie joua un rôle important auprès de René Pleven, puis de Paul Giacobbi. Puis il fut enterré par des ministres socialistes et surtout MRP Avant de devenir un mythe, la conférence de Brazzaville fut attaquée de toute part. Puis l'esprit en fut repris dans la loi-cadre de 1956 et dans la Communauté proposée par de Gaulle en 1958. Mais à partir de 1946 des guerres coloniales ne cessèrent de répondre aux aspirations à l'indépendance des peuples colonisés.

112Avec modération et ouverture d'esprit, René Pleven contribua avec ses collaborateurs à ce que l'historien de la colonisation Charles-Robert Ageron prend “pour un événement historique d'importance, pour un tournant de la poli tique coloniale française”. L'historien concluait un important colloque sur la conférence de Brazzaville ainsi : “Ici, le mythe rejoint l'Histoire, car Brazzaville devait apporter, du moins dans l'esprit de ses promoteurs, l'annonce de la mort de l'Ancien régime colonial et la bonne nouvelle de la transfiguration de l'Empire”70. On voit bien, là, à la fois les avancées et les limites de cette conférence coloniale particulière.

113Ensuite, le commissaire aux Colonies du CFLN, Pleven, maintenu au même poste dans le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) (2 juin 1944), s'efforça d'expliquer la nouvelle politique, mais il se heurta aux résistances sur le terrain. Il accompagna de Gaulle dans certains déplacements comme à Rabat le 7 avril 1944, lors d'une inspection de la division Leclerc qui allait s'embarquer pour l'Angleterre en prévision du débarquement de Normandie.

D'Alger au retour dans Paris libéré

114À partir du 6 juin 1944, tous les yeux des gens d'Alger se tournèrent vers la France qui se battait pour sa libération. René Pleven songea sans doute à sa Bretagne et à Dinan où vivait sa mère. Les résistants et maquisards bretons contribuèrent, à partir du 1^er août, à la libération rapide de leur région (en trois semaines environ) en appuyant les troupes américaines qui fonçaient vers Brest.

115Pendant ce temps, René Pleven était à Alger. Le général de Gaulle partit pour Londres le 4 juin, prélude à un voyage aux États-Unis et au Canada du 6 au 13 juillet.

116Durant cette absence du général, René Pleven fit partie d'une sorte de triumvirat à Alger avec Henri Queuille, ministre d'État chargé de la coordination du GPRF et René Massigli, toujours aux Affaires étrangères. En effet, les télégrammes du général, envoyés de Londres, étaient adressés à ces trois ministres71. Il s'agissait d'assurer la continuité de l'État dans ces journées de juin où de Gaulle s'opposa à ses Alliés anglo-saxons et où l'enjeu était le rétablissement de la légalité républicaine et de la souveraineté française. Dans les régions françaises libérées, une course de vitesse s'engagea entre les pouvoirs résistants prévus pour prendre la relève de Vichy, et les Américains qui songeaient à imposer l'AMGOT, c'est-à-dire leur propre administration. Car le GPRF n'était toujours pas reconnu par les Alliés.

117Et, c'est le 24 août 1944, alors que la division Leclerc entrait dans Paris insurgé, qu'arriva à Alger le télégramme du général de Gaulle tant attendu : “Je demande à tous les membres du gouvernement de me rejoindre sans délai à Paris”, suivi le 28 août d'un appel plus pressant encore72. Le 31 août 1944, le siège du gouvernement provisoire était enfin transféré à Paris.

118Dans la soirée de ce 31 août, le commissaire aux Colonies arriva dans une capitale libérée et encore sous le choc, en compagnie d'André Diethelm73. Ils précédaient la majorité des membres du gouvernement d'Alger qui n'arriva que le 2 septembre, à l'issue d'un voyage maritime par Cherbourg ; on manquait alors cruellement d'avions pour rapatrier en métropole le GPRF !

119On imagine les sentiments que dut éprouver René Pleven après plus de quatre années d'absence en posant le pied sur le sol français, dans la fièvre et la joie d'un peuple libéré. Le pari fou de juin 1940 était gagné. De Gaulle avait eu raison, et Pleven avait fait le bon choix. Mais celui qui s'était tenu à ses côtés, dans l'ombre, toujours disponible pour les tâches ingrates et les missions de conciliation, n'avait pas eu la chance de descendre les Champs-Élysées avec son chef ce 26 août 1944 devant des Parisiens en délire. Il n'avait pas connu non plus les difficultés quotidiennes d'un pays occupé et en partie ruiné. Après avoir été l'un des piliers de la France libre, René Pleven allait devoir se coltiner avec les rudes réalités d'un pays libéré, certes, mais à reconstruire. En ce début de septembre 1944, il ne fait pas de doute qu'une nouvelle vie commençait pour le Breton âgé de 43 ans. Mais ce furent d'abord les retrouvailles avec sa famille, avec son épouse et ses filles rentrées des États-Unis dans les semaines suivantes. À Noël 1944, pour la première fois depuis de longues années, la famille était réunie dans les appartements du ministère des Finances, mais elle n'avait pas été épargnée par les drames de l'épuration74.