1Le 22 juin 1940, l'annonce de l'armistice met fin au cauchemar de la déblâcle et de l'exode pour les millions de Français humiliés et vaincus qui font alors confiance au maréchal Pétain. Ce soir-là, à la BBC, Charles de Gaulle lance son troisième appel. Avant même d'en connaître les clauses précises mais sans ambiguïté, l'ancien sous-secrétaire d'État à la Guerre dénonce “la capitulation” et “l'asservissement” du pays qui commencent avec la signature imminente de l'armistice. Plus modestement, René Pleven rédige son long rapport sur l'intense activité diplomatique de la semaine précédente. Un choix difficile l'attend. L'engagement dans la France libre naissante va conditionner tout son avenir.

Choisir : Monnet ou de Gaulle ?

2Fort heureusement pour Charles de Gaulle “le rebelle”, comme l'appelle Jean Lacouture son biographe, le cabinet britannique publia le 23 juin deux déclarations encourageantes. La première rejetait la signature de l'armistice en ce sens que cet acte “plaçait le gouvernement de Bordeaux dans un état d'assujettissement complet à l'ennemi”, en conséquence ce gouvernement ne pouvait plus être considéré “comme celui d'un État indépendant”. La condamnation de Churchill ne pouvait être plus nette. La seconde déclaration indiquait, sans toutefois citer le général de Gaulle, que le Cabinet avait “pris note” du “projet de formation d'un Comité national français provisoire” regroupant des hommes décidés à respecter les engagements de la France et à poursuivre la guerre1 C'était déjà la reconnaissance par Londres “d'une légitimité de De Gaulle” alors que toutes les grandes puissances allaient reconnaître celle du pouvoir de Pétain. Cinq jours plus tard, le 28 juin, de Gaulle était reconnu officiellement par les Anglais comme “le chef des Français libres”.

3Mais dans ces premiers jours de combat solitaire que de refus et de déceptions : aucun homme politique d'envergure n'a répondu à l'appel. Les diplomates en poste, comme l'ambassadeur Corbin ou l'écrivain Paul Morand, ou de passage à Londres comme Alexis Léger, l'ancien secrétaire général du Quai d'Orsay, se dérobent, rentrent en France ou partent pour les États-Unis. Quelques écrivains célèbres comme André Maurois ou Jules Romains gagnent l'.Amérique. Une telle situation explique assez bien cette remarque de Charles de Gaulle à Gaston Palewski lors de leur première rencontre en Angleterre après l'échec de l'opération de Dakar à la fin septembre 1940 : “Les Français de Londres se divisent en deux catégories : ceux d'Amérique et ceux qui vont y partir2.

4Parmi ces partants, il y eut Jean Monnet qui dès le 23 juin, à son retour de Bordeaux, se refusa à cautionner le projet du général de Gaulle. Tout en approuvant la poursuite du combat, Monnet trouvait l'initiative du général de Gaulle prématurée et trop figée ; l'inventeur du projet d'Union franco-britannique s'interrogeait même sur la perception dans l'Empire et à l'étranger des appels lancés de Londres, et sur le degré d'indépendance d'un Comité national placé dans le giron des Britanniques. Il fit connaître son point de vue aux Anglais et au général dans une lettre où il écrivait : “Je considère que ce serait une grande faute que d'essayer de constituer en Angleterre une organisation qui pourrait apparaître en France comme une autorité créée à l'étranger sous la protection de l'Angleterre”3. Jean Monnet conseillait tout bonnement à Charles de Gaulle de ne pas poursuivre son équipée politique solitaire. Tout en continuant à discuter à plusieurs reprises avec de Gaulle, Monnet précise : “Mais nos bons rapports personnels ne suffisaient plus à surmonter notre désaccord sur la manière d'agir dans un danger pressant”. Il alla même plus loin dans les jours suivants, essayant de dissuader diverses personnes d'adhérer au gaullisme. Son adjoint René Pleven fut certainement de celles-là ; le choix du Breton n'en est que plus remarquable. Monnet déclara à Harold Nicolson le 29 juin que la France n'accepterait pas “un comité national formé de simples particuliers”4. Ce point de vue était alors totalement partagé par Alexis Léger.

5René Pleven a expliqué cette attitude de son ancien patron en grande partie par l'antimilitarisme foncier de ce vieux radical charentais“, craignant peut- être le pouvoir personnel5. Les deux hommes, le général et l'homme d'affaires qui se séparent alors sur la meilleure manière de poursuivre la guerre, se retrouveront en 1943 dans le CFLN à Alger. Et Monnet de préciser à propos du divorce de l'été 1940 avec le chef des Français libres : “Finalement, il avait respecté mon choix, autant que j'admirais sa détermination”.

6Le 2 juillet 1940, Jean Monnet écrivit à Pétain et à Churchill pour leur présenter sa démission de la présidence du Conseil de coordination franco-britannique, en proposant toutefois au second de continuer à servir pour le compte des Britanniques. Le 16 juillet, le Premier ministre anglais lui répondit qu'il serait plus utile en poursuivant sa tâche de négociateur pour l'achat d'armements aux États-Unis. Jean Monnet allait contribuer à élaborer le Victory Program, le “programme de la Victoire”, et à faire des États-Unis “l'arsenal des démocraties”. À la fin du mois d'août, Jean Monnet et son épouse s'embarquèrent pour l'Amérique, alors que certains des collaborateurs de l'ancien négociant en cognac avaient fait un autre choix ; un choix autrement plus difficile.

Un des premiers avec de Gaulle

7René Pleven n'a pas caché ses hésitations dans les derniers jours de juin 1940, alors qu'il aurait pu lui aussi partir avec sa famille pour les États-Unis et y retrouver immédiatement un emploi bien rémunéré dans l'une des sociétés qui l'employaient jusqu'à la guerre.

8Celui qui allait très rapidement devenir l'homme de confiance du général de Gaulle a témoigné en 1982 de son état d'esprit après sa brève incursion bordelaise : “Et bien ! il faut dire que nous étions tous à la fois écrasés par ce qui arrivait à notre pays et incertains sur notre devoir. Il ne faut pas vous représenter Londres au lendemain du 18 juin comme abritant une foule organisée de Français sachant déjà ce qu'ils vont faire. C'était un coup de massue terrible que les uns et les autres, comme vous tous en France, nous avions reçu sur la tête... ”6. Il décrit cette “cohue” de Français rencontrés dans les rues et dans les camps d'hébergement, marins et soldats arrivant de Narvik ou évacués de Dunkerque, civils et militaires qui avaient souvent quitté en catastrophe les ports français juste avant l'occupation allemande : “tout ce monde se parlait, s'interrogeait, se demandait un peu ce qu'il allait faire”.

9Tandis que le générai de Gaulle, provisoirement installé à St-Stephens House près de la Tamise, parvient à recruter ses premiers officiers (le colonel Monclar, le capitaine Kœnig puis André Dewavrin alias Passy...) et ses premiers soldats rentrant de Norvège (des unités des chasseurs alpins et de la légion étrangère), les premiers volontaires arrivent de France ou d'Afrique du Nord. Les uns se présentent spontanément comme l'aviateur Christian Fouchet, les autres répondent à l'Appel comme Maurice Schumann.

10À Londres, un dilemme se posait pour René Pleven : “Personnellement, je m'interrogeais sur ce qu'était mon devoir. Je n'ai jamais pensé une minute qu'il fallait cesser le combat mais je me demandais si, étant donné la formation que j'avais reçue — fils d'officier rappelons-le — qui était comme celle de beaucoup de Français une formation de loyalisme au gouvernement, aux institutions, si vraiment je pouvais rompre avec tout cela”7. Comme il était encore mobilisable, l'homme d'affaires songea un moment à s'engager chez les Canadiens car il y avait encore très peu de Français avec de Gaulle8. Mais deux éléments déterminèrent son choix dans les derniers jours de juin, au moment où l'armistice entrait en vigueur en France.

11En premier lieu, René Pleven assista avec les membres des missions françaises à une réunion : le général de Gaulle expliqua à la colonie française de Londres sa démarche et ses objectifs. Le Breton fut très impressionné de la détermination de l'orateur. Mais il n'avait pas encore tranché, soumis qu'il était aux fortes pressions des chefs des missions militaires et sans doute de Jean Monnet. Rentrant chez lui, un second élément emporta la décision qui mûrissait.

12Ce fut la rencontre dans la rue de marins pêcheurs bretons qui provoqua le déclic de René Pleven. Avec un fort accent breton, ces marins lui expliquèrent qu'ils arrivaient de l'île de Sein, située au large de la pointe sud du Finistère, pour répondre à l'appel d'un certain général de Gaulle. En réalité, tous les hommes valides de Sein, soit 133 marins, partis les 24 et 26 juin, venaient d'arriver en Angleterre à bord de cinq bateaux. Ce qui nous permet de dater la décision de ralliement de René Pleven entre le 25 et 27 juin, délai correspondant aux trois ou quatre jours d'hésitations qu'il reconnaît9. Pierre Denis qui habitait chez les Pleven prit la même décision. L'ancien normalien fut nommé commandant par intérim avec le grade de lieutenant-colonel des maigres forces terrestres des Forces Françaises Libres (FFL) quand de Gaulle s'embarqua pour l'expédition de Dakar le 31 août 1940. Celui qui avait pris le nom de Rauzan, car sa famille était restée en zone occupée, fut aussi chargé des premières Finances, l'un des sept services civils de la France libre où il retrouva bientôt René Pleven.

13Naturellement, le général de Gaulle qui manquait cruellement de cadres et d'hommes expérimentés connaissant bien les milieux anglais et américains — les volontaires étaient surtout des hommes très jeunes — fut satisfait de ce ralliement que Pleven lui apporta au cours d'un entretien personnel. Le fils d'officier breton avait sans doute moins de préventions que d'autres à l'égard de ce général qu'il avait rencontré à plusieurs reprises dans les semaines précédentes.

14Selon une notice biographique anonyme, rédigée en 1946, René Pleven s'engagea dans les FFL pour la durée de la guerre, le 8 juillet 1940 : il avait 39 ans. Le général de Gaulle lui confia aussitôt d'importantes responsabilités10. Par patriotisme, il n'hésitait pas à abandonner des revenus confortables. Il est vrai qu'il disposait d'un appartement à Londres, au loyer modéré, et pouvait compter sur ses économies pour faire vivre sa famille. En effet, en 1940 avec sa solde de sergent, l'ancien directeur de sociétés ne touchait que 60 livres sterling par mois, grade et solde revalorisés plus tard pour atteindre 240 livres. Alors, l'intérêt financier ne peut en aucun cas expliquer le choix de la France libre, bien au contraire. René Pleven signait son engagement le jour où le général de Gaulle exprimait publiquement sa “douleur” et sa “colère” à propos de “cette odieuse tragédie” de Mers-El Kébir.

Aux origines de la France libre

15Le 28 juin 1940, Churchill décida de reconnaître de Gaulle comme chef des Français libres, après une ultime tentative de Duff Cooper à Casablanca pour rallier les personnalités politiques du Massilia, et en dépit de fortes réticences du Foreign Office et du War Office. Mais très vite, les dramatiques événements de Mers-El Kébir du 3 juillet 1940 qui tuent 1 300 marins français, isolent encore plus les premiers Français libres. Ce drame nourrit une vague d'anglophobie en France et plus encore chez de nombreux officiers et soldats se trouvant sur le sol britannique. En effet, par cette opération “Catapult”, Churchill, après le rejet de plusieurs propositions visant à éviter le retour de la flotte française dans ses ports d'attache en application de l'armistice, a fait tirer sur les navires. Il veut affirmer face à Hitler et aux yeux du monde la détermination britannique. Ce soir-là, le général de Gaulle réagit brutalement, selon René Pleven qui se trouvait déjà à ses côtés11“. Mais il fallait pourtant, pour exister, continuer à négocier un accord avec les Britanniques.

16Ne souhaitant pas être une légion de type Garibaldi au service d'une puissance étrangère, Charles de Gaulle voulait aboutir au plus vite à une alliance franco-britannique reconnaissant officiellement l'existence de la France libre. Ainsi, le juriste René Cassin, invalide de 14-18, militant de la SDN et président de l'Union Fédérale des Anciens combattants, fut mobilisé dès sa première rencontre avec le général le 29 juin — il était arrivé la veille en Angleterre — pour rédiger un projet d'accord pour le 1^er juillet12. René Pleven a qualifié de “chance presque providentielle” l'arrivée de René Cassin à ce moment-là : “Vous tombez à pic ! ” lui avait dit de Gaulle. En effet, les négociations avec le major général Spears, le chef de “la Mission britannique pour le général de Gaulle” et Sir Vansittart furent laborieuses parce que totalement inédites. René Pleven et Pierre Denis y furent associés13

17Le 16 juillet, les Britanniques répondirent par un contre-projet à celui envoyé par les “gaullistes” — on peut déjà les appeler ainsi — le 2 juillet précédent et élaboré à la hâte. Ce jour-là précise Cassin, René Pleven dont les talents de négociateur étaient connus de De Gaulle, prenait ses fonctions aux Affaires extérieures14, un poste qu'il réoccupera à la fin de 1942 lors d'une autre période de négociations difficiles avec les Anglais.

18De Gaulle, Cassin et Pleven, plus spécialement chargé des questions d'équipement des quelques milliers d'hommes (environ 7 000 à la fin juillet), élaborèrent un second projet d'accord du 17 au 19 juillet, négocié à partir du 20 avec le Foreign Office. Le 23 juillet, les Britanniques accédaient à la demande principale du général de Gaulle : “la restauration intégrale de l'indépendance et de la grandeur de la France” à l'issue de la guerre. Quatre jours de négociations avec William Strang, le directeur des Affaires de France et d'Europe du ministère, furent encore nécessaires pour réduire les points de divergence (droit de regard sur l'utilisation des navires de commerce et de pêche français, équivalence des traitements et des soldes des volontaires français avec ceux des Anglais, pas d'obligation pour les volontaires français de porter les armes contre la France...).

19Durant ces journées de grande fébrilité, René Pleven participa le plus souvent directement aux discussions avec le Foreign Office, soit avec Cassin, soit aux réunions à trois avec le général de Gaulle quand il fallait trancher un point litigieux ou un libellé discutable15.

20Finalement, un troisième texte anglais fut proposé le 30 juillet. La dernière divergence sur l'engagement de spécialistes français dans les armées de Sa Majesté fut arbitrée par Churchill en personne, le 5 août, en faveur du chef des Français libres. Il fut donc possible de signer cet important accord le 7 août. Le premier point portait création des Forces Françaises Libres, armées en priorité avec du matériel français dans la mesure du possible et commandées par le général de Gaulle (2^e paragraphe) dans le cadre “des directives générales du commandement britannique”. Il était prévu la formation d'un organisme civil et le quatrième point assurait le financement de l'ensemble par des avances anglaises qui seraient remboursées16.

21Cet accord, signé au moment où étaient distribués sous le manteau à Paris les Conseils à l'occupé de Jean Texcier, une des premières formes de résistance, signifiait la reconnaissance par Churchill d'une résistance extérieure à laquelle il donnait les moyens d'exister.

22Depuis le 22 juillet, l'état-major de la France libre a emménagé dans une grande bâtisse au n° 4, Carlton Gardens, au centre de Londres. Le centre névralgique du contre-pouvoir français s'installe pour plusieurs mois dans un quartier partiellement détruit par les bombardements de la Luftwaffie durant le Blitz qui “mordait chaque jour plus profondément dans la chair de l'énorme ville”. L'auteur de ces lignes, l'ethnologue Jacques Soustelle était arrivé du Mexique en septembre 1940 pour rallier les Français libres ; sa mémoire a conservé cette image du nouveau siège : “L'exilé qui arrivait à Carlton Gardens ne voyait d'abord que deux choses : la Croix de Lorraine encadrée de tricolore peinte sur le pare-souffle en briques qui couvrait la porte, et le casque français du petit soldat brun en faction. ”17. Mais René Pleven qui avait contribué à l'aboutissement de cette importante négociation avec les Anglais n'eut guère le loisir de goûter aux charmes des nouveaux locaux, ni même de participer à la signature de l'accord au 10, Downing Street — de Gaulle était assisté de Cassin et de Lapie, et Churchill de Strang et de Spears — car il était déjà parti pour l'Afrique…

Un enjeu de taille : le ralliement de l'Empire colonial

23Pour asseoir sa légitimité politique, le général de Gaulle songea immédiatement aux territoires coloniaux de l'Empire qui étaient intacts même si les gouverneurs et autres responsables contactés comme Noguès, résident général à Alger, n'avaient pas répondu à son Appel à poursuivre la lutte. Seul le général Catroux, venant d'Indochine, se mit un peu plus tard sous les ordres du chef des Français libres.

24Aussi, dès le 15 juillet selon le capitaine Dewavrin, chef du deuxième bureau, de Gaulle affirma sa volonté devant les officiers de son état-major de continuer la lutte “sur terre française”, “d'aller établir à Dakar la capitale de l'Empire en guerre”. Il donna instruction à ses collaborateurs de se “tenir prêts à partir dans un délai de quatre à six semaines18 En même temps, le général avait chargé René Pleven de réunir toute la documentation disponible sur l'état d'esprit des territoires français d'Outre-Mer car ”nous vivions alors sur l'idée que c'était peut-être là que pouvait s'organiser une résistance”19. Mais les collaborateurs directs du général, Dewavrin qui avait fait des objections ou Pleven, étaient moins sûrs que leur chef des possibilités de ralliements.

25Les Allemands allaient-ils chercher à s'emparer de l'Afrique dans la foulée de leur incroyable victoire ? Non, car Hitler craignait vraisemblablement de provoquer une “dissidence” préférant un Empire neutralisé provisoirement sous la tutelle de Vichy20. À Vichy, en cette mi-juillet, deux tendances s'affrontaient déjà entre les partisans de la fermeté qui voulaient l'application stricte de l'armistice (Charles-Roux, Weygand, Léon Noël voire Baudouin) et ceux (Laval et Guérard) qui voulaient ouvrir une grande négociation avec le Reich pour se débarrasser définitivement des Anglais, quitte à faire des concessions coloniales aux vainqueurs. On le voit, le contrôle de l'Empire français était un enjeu de taille dans l'affrontement mondial qui se dessinait, et la poignée de “gaullistes” ne paraissait pas peser très lourd.

26Pourtant, le général de Gaulle était déterminé à tenter l'impossible, car “Dans les vastes étendues de l'Afrique, la France pouvait, en effet, se refaire une armée et une souveraineté”21. Les premiers signes positifs ne se manifestaient-ils pas ? Oui, mais bien loin des terres africaines, aux antipodes en Océanie.

27Le premier territoire rallié dès le 20 juillet fut celui des Nouvelles-Hébrides. A Port-Vila, la capitale, 1 % des présents à une réunion du commissaire résident s'y opposa ; il est vrai que dans ce condominium franco-britannique, le choix ne fut pas trop cornélien. Puis la Polynésie française suivit la même voie, le 2 septembre, à l'issue d'un mini coup d'État à Papeete contre un comité et les autorités pro-vichyssoises, exemple imité par les cinq villes-comptoirs de l'Inde le 7 septembre. Enfin, le 20 septembre, ce fut au tour de la Nouvelle-Calédonie de rejoindre de Gaulle. C'était bien peu et il fallait faire porter l'effort sur l'Afrique Équatoriale Française, l'AEF22. Car de ces vastes contrées arrivaient des informations encourageantes.

28Dès le 17 juillet, de Gaulle avait reçu une réponse du gouverneur du Tchad, le noir d'origine guyanaise Félix Eboué, qui par un télégramme lui annonçait que le ralliement de cette colonie était une question de jours. Cette prise de position était d'autant plus remarquable que deux jours auparavant le haut- commissaire Boisson lui avait donné l'ordre d'exécuter les clauses de l'armistice avec l'Italie, c'est-à-dire de démilitariser la frontière tchado-lybienne. Le terrain semblait donc favorable dans l'une des quatre colonies composant l'AEF.

29Au même moment, d'autres responsables en Oubangui-Chari, en Haute- Volta, au Cameroun même sous la pression britannique, penchaient vers la résistance ou étaient fort hésitants. Au contraire, au Congo, à Brazzaville siège du gouvernement général de l'AEF, le gouverneur général Pierre Boisson, l'un des proconsuls africains qui avait eu quelques attaches avec le Front populaire, se rallia très vite au maréchal Pétain. Il en fut récompensé par sa nomination comme haut-commissaire de toute l'Afrique Noire (AOF, AEF, Cameroun et Togo) et quitta Brazzaville pour Dakar à la fin juillet.

30Mais une partie des colons ne l'entendait pas ainsi au Congo. Le successeur de Boisson, le général Husson avait dû disperser dès le 24 juillet une réunion de partisans de la résistance. Un mois après, Boisson télégraphia à Vichy qu'il existait un fort mouvement en faveur de la dissidence, précisant qu'il avait dû affronter partout une crise “aigüe et parfois extrêment aiguë”23. Au début août, une “Ligue patriotique pour la liberté et l'honneur” fut créée à Brazzaville, notamment par le commandant Colonna d'Ornano. Il était temps de franchir le pas.

31Sur les ondes de la BBC, le 27 juillet, Charles de Gaulle prononça un important discours, consacré à l'Empire, par lequel il appelait tout spécialement les hauts-responsables coloniaux à entrer en rébellion en refusant “d'exécuter les abominables armistices”, concluant : “Au besoin, j'en appelle aux populations elles-mêmes”, européennes naturellement24. Et comme l'accord avec les Britanniques, négocié depuis un mois, était sur le point d'être signé et que les Français libres bénéficiaient de l'appui de Churchill, de Gaulle désigna le 4 août ses premiers envoyés en mission. En prenant les colonies anglaises comme base de départ, ils furent chargés d'obtenir le ralliement officiel de l'AEF. Pour leur faciliter la tâche, le général écrivit le jour même à Lord Lloyd, le secrétaire d'État pour les Colonies, pour qu'ils fussent accrédités auprès des gouverneurs des colonies anglaises d'Afrique de l'Ouest. Cela se fit dans la plus grande discrétion car une délégation allemande venait d'arriver à Dakar25

32Cette délégation gaulliste se composa initialement de trois hommes choisis par le général pour leur “esprit pondéré” et leur “expérience”, et parce qu'ils “accompliront leur mission avec un sens très aigu de leurs responsabilités”26. Il s'agissait de deux officiers de l'état-major et d'un civil : René Pleven, déjà l'homme à tout faire. Au capitaine Hettier de Boislambert qui connaissait bien l'Afrique centrale pour y avoir passé 9 ans, de Gaulle ajouta au dernier moment le capitaine Philippe de Hauteclocque dit Leclerc, promu commandant. Ce dernier venait juste d'arriver à Londres après un long périple à travers l'Espagne et le Portugal. Lors de sa première rencontre avec de Gaulle le 25 juillet, Leclerc portait encore les séquelles de ses blessures en Champagne et un bandeau autour de la tête27.

Acteur des “Trois glorieuses” africaines (août 1940)

33Le 6 août à l'aube, ces hommes s'envolèrent de l'estuaire de Poole à bord d'un gros hydravion quadrimoteur anglais, Le Clyde. Un ordre de mission du général de Gaulle leur donnait mandat pour négocier et prendre partout des initiatives favorables au ralliement de l'AEF. La liaison avec les autorités des colonies anglaises voisines devait s'opérer “dans le sens de la protection de l'intérêt français”. Leclerc devait se fixer à Accra en Gold Coast (l'actuel Ghana) pour garder le contact avec les Anglais. Pleven et Boislambert constituaient “la partie mobile de la délégation se portant aux points qui leur paraîtront les mieux appropriés pour les contacts qu'ils auront à prendre”. Les liaisons avec de Gaulle passeraient par le canal des Britanniques28. Les ordres étaient clairs quant au fond, mais laissaient une grande latitude d'exécution…

34Ce 6 août 1940, en quittant leurs premiers compagnons de lutte, René Pleven souligne que les trois hommes partaient “un peu en enfants perdus vers l'Afrique”, et que beaucoup ne pensaient pas les revoir de sitôt29. L'épopée est assez rocambolesque : les partants étaient pourvus de faux papiers et de passeports britanniques. Ces faux marchands s'appelaient Douglas (Pleven), Charles (Boislambert) et Sullivan (Leclerc).

35Lisbonne fut la première escale pour y faire le plein : là, l'aventure faillit bien se terminer au fond du Tage. En effet au décollage, l'avion lourdement chargé trouva un grand cotre en travers de sa ligne d'envol, accrocha le mât mais poursuivit sa route avec une aile endommagée. On voyagea de nuit en suivant la côte africaine pour se guider, car le silence radio était de rigueur. À l'aube, les voyageurs aperçurent au loin les tourelles du Richelieu ancré à Dakar, et évitèrent la ville pour aller se ravitailler à Bathurst en Gambie britannique30. Après une nouvelle escale à Freetown en Sierra Léone, l'expédition atteignit sa première destination, c'est-à-dire Lagos, la capitale du Nigeria britannique administré par le gouverneur Sir Bernard Bourdillon.

36La situation se dégradait dangereusement en AEF où la pression de Vichy s'accentuait : du Cameroun, Brunot réclamait aux Anglais du Nigéria la libération des prisonniers allemands qu'il leur avait confiés, et des partisans du combat commençaient à quitter le territoire pour la colonie voisine. Le 12 août, le capitaine Moitessier arrivait à Lagos, venant du Caire par Fort-Lamy, porteur d'une missive d'Eboué signalant la pression croissante d'Husson et demandant d'accélérer les choses : “Ne faut-il pas envisager une prise de position par le Tchad seul ? ” interrogeait-il31. Le 17 août, le colonel de Larminat, arrivant de Syrie, s'installait à Léopoldville sur l'autre rive du Stanley Pool, au Congo belge. Prêt à l'action, il y était rejoint par le commandant Colonna d'Ornano. Dès le 11 août, par un télégramme “très secret” adressé au gouverneur de Gold Coast, le généra] de Gaulle mettait 50 millions de francs à la disposition de ses délégués pour financer leur action. Cette somme était doublée 11 jours plus tard. Le général précisait que les colonies ralliées pourraient compter sur le concours économique des Britanniques32.

37À partir du 13 août, les conjurés gaullistes élaborèrent leur plan d'action avec sir Bourdillon autour de deux priorités : Douala au Cameroun et Fort-Lamy au Tchad. Le plan définitif fut mis au point le 18 août avec de Larminat qui était.arrivé à Lagos sous un faux nom. À ce propos, le tout nouveau général de Larminat — seul René Pleven ne monte pas en grade en quelques jours comme ses compagnons car il assume des fonctions civiles et politiques aux yeux de de Gaulle — devait écrire plus tard dans ses Chroniques irrévérencieuses : “Ayant eu pas mal de choses à combiner dans ma vie, je reste émerveillé de la réussite complète, et à l'heure dite, de ce que nous arrêtâmes définitivement, le 18 août, à cinq Français desperados : Leclerc, Pleven, Boislambert, Moitessier et moi- même, sous un gros chêne du gouvernement général de Lagos... ”33

38En premier lieu, Leclerc et Boislambert gagnèrent Victoria le 23 août, la ville du Cameroun britannique, située en face de Douala, dont les colons avaient réclamé l'envoi d'un chef avant la reprise en mains par l'envoyé de Vichy arrivé à bord du sous-marin Sidi-Ferruch. Les gaullistes avaient dû passer outre à l'opposition du commandant des troupes britanniques du Nigéria, Giffard qui voulait différer l'opération. Des volontaires arrivaient du Cameroun français. L'important était donc de coordonner les opérations et d'aller très vite.

39Le 24 août, René Pleven et Colonna d'Ornano, arrivé la veille mais signalé comme “déserteur” dans toute l'AEF, quittèrent Lagos pour Fort-Lamy à bord d'un tout petit avion. Il leur revenait de mettre en œuvre la première phase de l'opération de ralliement, sans doute la moins risquée. Dans la soirée, une foule énorme attendait l'appareil sur l'aérodrome sommairement équipé. Un long moment d'angoisse étreignit les envoyés du “rebelle de Londres”. Allait-on les arrêter et les incarcérer dans des espèces de cages, se demanda le vieil “Africain” d'Ornano qui fut tué à Koufra quelques mois plus tard ? “Il est trop tard pour faire demi-tour” répondit Pleven. Quand l'appareil s'immobilisa et que la porte s'ouvrit, un grand commissaire de police, ceint d'une écharpe tricolore, s'avança avec un bouquet de fleurs en criant “Vive de Gaulle ! ” et on rendit les honneurs militaires aux deux arrivants. Le pari était gagné très facilement. Immédiatement, René Pleven fut conduit à la résidence d'Eboué qui lui assura que l'ensemble des Européens était favorable aux gaullistes. René Pleven s'en aperçut vite en les haranguant du haut des marches du Gouvernement.

40Cependant, les deux hommes convainquirent Eboué qu'il fallait attendre deux jours le retour du colonel Marchand, parti en inspection aux confins de la Tripolitaine, avant d'annoncer le ralliement. Ce dernier souhaitait en effet avoir des garanties quant au ravitaillement de ses troupes. Pleven, chargé des questions économiques, dressa aussitôt un plan des besoins. Il fut aidé dans sa tâche par le secrétaire général Laurentie qui avait des vues réformatrices sur l'évolution des colonies, sans savoir que trois ans plus tard les deux hommes travailleraient ensemble à la préparation de la conférence de Brazzaville. Le choix en faveur de la dissidence des trois principaux chefs de l'administration du Tchad est d'autant plus remarquable que leur famille était restée en France.

41Le 26 au matin, les responsables réunirent tous les cadres militaires et civils à la mairie de Fort-Lamy— ceux qui voulaient rester fidèles à Pétain seraient reconduits au Niger. René Pleven leur expliqua les difficultés et les risques d'une aventure qui impliquait la rupture avec la métropole. Les coloniaux les acceptèrent. Alors, Felix Eboué lut à la foule qui attendait dehors la proclamation préparée par Pleven (rédigée dans le meilleur style de celles de 1830 !) ; elle fut acclamée. Le Tchad devenait le premier territoire africain rallié au général de Gaulle. Le lendemain même, de Zinder au Niger, arrivaient les ordres vichys- sois de ne pas obéir aux dissidents et même de leur résister par la force. Mais il était trop tard, le Tchad avait basculé dans le camp allié.

42C'est alors que René Pleven, en vol pour Lagos, subit le contre-coup de son action. Un moment, comme il le raconta en 1982, il fut saisi par le doute. “J'ai connu, je ne le cache pas, une crise morale. Quand on a entraîné un régiment dans la dissidence, qu'on est soi-même fils d'officier, que rien de votre vie passée ne vous prépare à ce genre de choses, ne croyez pas que ça ne donne pas des scrupules, j'ai connu une heure terrible et douloureuse et puis je l'ai surmontée en me disant qu'il fallait le faire”34. À Lagos, Pleven télégraphia au général de Gaulle pour l'avertir du plein succès de sa mission car on n'avait pas utilisé les liaisons du Tchad pour ne pas éveiller l'attention des autorités vichys- soises des autres colonies.

43Le lendemain, le général de Gaulle adressa deux télégrammes : l'un à Eboué et à Marchand pour leur exprimer “sa joie et sa fierté”, leur annonçant sa visite prochaine ; l'autre à Douglas-Pleven soulignant que “le ralliement du Tchad est un événement capital”. Bien sûr, il le félicitait pour son rôle “dans cette très heureuse affaire” ajoutant même “je tiens à vous dire que je suis fier de vous en tant que Français et en tant que chef'. Des félicitations et un ”toutes mes amitiés“ qui durent réchauffer le cœur de ce Breton gagné par le doute dans le ciel brûlant de l'Afrique centrale35

44Le soir même, le chef de la France libre annonça à la BBC que le Tchad “cité à l'ordre de l'Empire” venait de donner “le signal de redressement de l'Empire tout entier”.

45Leclerc et Boislambert étaient eux aussi passés à l'action. Dans la nuit du 26 au 27 août, sous un orage, 43 hommes traversèrent le fleuve Wouri en pirogues, et s'assurèrent le contrôle de Douala avec l'appui, sur place, d'une quarantaine de Français. Dans une proclamation improvisée, Leclerc signant “le commissaire général” au nom du général de Gaulle annonçait : “le Cameroun proclame son indépendance politique et économique” dans le cadre toutefois d'un “Empire colonial Français libre”. Il n'était bien sûr nullement question d'indépendance. Des gaullistes locaux s'emparèrent ce jour-là de la gare de Yaoundé où Boislambert arriva l'après-midi même par la micheline !... Comme les négociations aboutirent rapidement, deux compagnies de tirailleurs occupèrent la ville le 28 ; Leclerc y faisait son entrée triomphale le lendemain.

46Leclerc administra le Cameroun jusqu'à la mi-novembre 1940, non sans avoir fait basculer le Gabon dans le camp gaulliste par une audacieuse expédition militaire. Car le 29 août, le ralliement du gouverneur du Gabon avait échoué à la suite de la réaction d'officiers de Marine fidèles à Darlan. Puis Leclerc partit commander les troupes du Tchad d'où il prépara la prise des oasis italiennes de Libye.

47À Brazzaville, de Larminat déclencha son action le 27 août, après l'avoir soigneusement préparée avec des responsables locaux. D'abord, il adressa un ultimatum au général Husson qui voulut résister, mais une poignée d'hommes s'empara des camps militaires. Le 28, Husson fut fait prisonnier tandis que, venant de Léopoldville, de Larminat, désigné quelques jours plus tôt comme haut-commissaire de l'AEF, prenait le pouvoir. L'Oubangui-Chari, où René Pleven s'était rendu, et son gouverneur Saint-Mart qui s'attendaient à un tel dénouement se rallièrent aussitôt.

48Ainsi, un petit groupe d'hommes déterminés, utilisant à la fois l'audace et des appuis locaux, avait fait basculer d'importants territoires au cœur de l'Afrique Noire sous la bannière de la Croix de Lorraine. Seul civil parmi ces baroudeurs militaires, René Pleven y avait pris sa part. Dans un télégramme du 28 août, le général de Gaulle demandait à “son envoyé direct” et grand argentier de l'opération de rester sur place36.

49Outre l'intérêt économique et stratégique, c'était 12 millions d'hommes dont bien peu avaient la citoyenneté française qui rentraient dans la guerre contre le nazisme. Ces “Trois glorieuses” africaines entraient dans la geste gaulliste par des opérations du type pronunciamento, à Brazzaville tout au moins. Grâce à ce succès complet, Charles-sans-terre comme le surnomme Jean Lacouture, cessait à la fin d'août 1940 “d'être un squatter sur les bords de la Tamise”37. Il pourrait bientôt entreprendre la tournée de ses capitales africaines. Mais auparavant, les Français libres, malgré un important appui militaire anglais, enregistrèrent un cuisant échec et une grave déception avec le fiasco de l'expédition de Dakar du 23 au 25 septembre.

50Surpris, un mois plus tôt, par la rapidité et l'audace de l'action en AEF, les autorités civiles et militaires d'AOF attendaient les Alliés de pied ferme à Dakar. L'Afrique Occidentale Française leur échappait pour longtemps. Pire même, avec la collaboration d'État de Vichy et à la signature des “Protocoles de Paris” les 27 et 28 mai 1941, Darlan se déclarait prêt “en principe” à faire de Dakar un point d'appui pour la Kriegsmarine.

Secrétaire général de l'Afrique Équatoriale Française libre (été 1940-début 1941)

51En ces débuts de la France libre, le général de Gaulle laissait une grande latitude à ses premiers collaborateurs. C'est ainsi que dans un télégramme du 30 août, adressé aux nouveaux responsables, il suggérait à Pleven et à Boislambert de se tourner désormais vers le Dahomey et la Côte d'Ivoire. Toutefois, il autorisait Pleven à rentrer à Londres pour le règlement des affaires économiques, si ce dernier le jugeait “vraiment tout à fait indispensable”, tout en indiquant qu'il préferait que son délégué restât sur place38. Ce qu'il fit. Le Breton fut chargé d'assumer les fonctions de secrétaire général de l'AEF à Brazzaville auprès du haut-commissaire de Larminat. Mais comme le souligne bien un télégramme daté du 20 octobre, cette nomination n'était que provisoire, car le général de Gaulle ne voulait pas se séparer d'un si précieux second. De Gaulle écrit : “Je vous préviens une fois de plus et vous invite à le prévenir que sa destination est auprès de moi-même dès que je serai à Brazzaville et aussi par la suite”39.

52Dans ses Mémoires de guerre de Gaulle a rendu hommage à l'action de René Pleven comme organisateur des premiers territoires africains ralliés : “Pour seconder Larminat dans ce domaine, je nommai Pleven secrétaire général. Celui- ci, quand il aurait mis la machine en route, irait à Londres et à Washington, afin de régler les questions d'échéances et de paiements. Ses capacités, appuyées par l'autorité de Larminat, se révélèrent comme très efficaces”. René Cassin porte lui aussi une appréciation élogieuse sur l'action du secrétaire général de l'AEF : “Celui-ci remit beaucoup de choses en ordre, notamment en ramenant chacun à l'exercice de ses attributions, compliquées par la rupture de toutes relations avec la Métropole. Il fallait insuffler à chacun une mentalité complètement nouvelle, celle de mobilisation et de guerre”40.

53En effet, avant même l'arrivée du chef des Français libres au Cameroun le 8 octobre et la visite de ses nouvelles bases territoriales, Pleven dut parer au plus pressé au Bas-Congo. À Brazzaville, il prit en charge une situation financière dangereuse et s'improvisa “ministre des Finances”, quatre ans avant d'accéder au ministère de la rue de Rivoli.

54La nouvelle administration coloniale devait payer les traitements et les soldes des fonctionnaires, ainsi que la récolte de coton achetée aux planteurs41. Or, peu de temps avant la prise du pouvoir, craignant peut-être un coup de force, la Banque d'Afrique occidentale avait retiré l'encaisse de sa succursale de Brazzaville. Alors comment se procurer du numéraire ? Pleven, le secrétaire provisoire, décida de créer une monnaie tout aussi provisoire (en bons de 500 et 1 000 francs). À cet effet, on dénicha à l'imprimerie officielle un stock de papier rose en vérifiant cependant qu'il n'en existait pas d'autres dans la colonie. Trente millions de bons furent imprimés et signés à la main par le trésorier- payeur général. Les bénéficiaires allaient-ils les accepter ? Sans doute quelque peu inquiet, René Pleven se rendit en personne dans les bureaux le jour de la paie. Fort heureusement, tout se passa bien. Celui qui avait été recalé une vingtaine d'années plus tôt au concours de l'inspection des Finances venait de réussir un examen de passage autrement plus difficile. Cette anecdote montre combien les premiers Français libres devaient faire preuve d'imagination et apprendre à gouverner sur le tas.

55À la fin du mois d'octobre 1940, deux événements importants se produisirent : d'une part, en France occupée, le maréchal Pétain rencontra Hitler à Montoire le 24 et entra volontairement dans la voie de la Collaboration d'État avec le Reich, de l'autre le général de Gaulle riposta par son discours de Brazzaville le 27 octobre. Il annonçait ce jour-là, près de l'Équateur, la création du Conseil de défense de l'Empire, c'est-à-dire d'un organe de pouvoir politique qui devait désormais “diriger l'effort français dans la guerre”42. En outre, le général déclarait : “et je prends l'engagement solennel de rendre compte de mes actes aux représentants du peuple français dès qu'il lui aura été possible d'en désigner librement”. Un tel engagement ne pouvait que réjouir un républicain et démocrate comme René Pleven qui était aux côtés de De Gaulle ce jour-là.

56Mais, selon les deux ordonnances, le Conseil de défense de l'Empire n'exerce encore qu'un pouvoir consultatif auprès du général de Gaulle qui prend les décisions “sous forme d'ordonnances”. Ce dernier se réserve la totalité des pouvoirs et nomme 9 membres. Ce sont principalement des militaires présents à Londres mais surtout en Afrique (le général Catroux, le vice-amiral Muselier, le général de Larminat, le révérend père d'Argenlieu qui a repris du service dans la Marine et le colonel Leclerc). Afin de bien marquer la souveraineté gaulliste sur l'AEF, quelques administrateurs de l'Empire (le gouverneur Eboué, nommé gouverneur général de l'AEF le gouverneur Sautot et le médecin-général Sicé qui a contribué à faire basculer Brazzaville) font aussi partie de ce Conseil de défense.

57Dans cette première fournée qui jette les bases d'un embryon de pouvoir politique, on ne trouve qu'un seul civil connu : le professeur René Cassin, l'un des rares membres de ce Conseil présent à Londres. En revanche, René Pleven a été volontairement tenu à l'écart afin de conserver une plus grande liberté d'action ; le général préfère le garder en réserve pour toutes sortes de missions aussi indispensables que délicates. Peut-être aussi parce que le Breton n'a exercé aucune haute fonction avant la guerre. Ce premier pas dans l'organisation d'une nouvelle légitimité politique ne passa pas inaperçu. Pourtant les Britanniques mirent deux mois pour reconnaître, dans un communiqué du 6 janvier 1941, le Conseil de défense de l'Empire né à Brazzaville.

58Comme l'efficacité de René Pleven avait fait merveille en Afrique Noire, une dizaine de jours après son retour à Londres, le général de Gaulle télégraphia à de Larminat l'ordre de renvoyer Pleven en Angleterre “d'extrême urgence” (28 novembre 1940). Mais, un autre télégramme du 9 décembre adressé directement à Pleven, à propos de la représentation de la France libre aux États- Unis, nous apprend qu'il séjournait encore à Brazzaville à cette date et qu'il devait rapporter à Londres l'état des forces d'Afrique43.

59Ce séjour africain permit à Pleven d'échapper aux premiers mois du Blitz qui frappa durement la capitale du Royaume Uni après la terrible bataille d'Angleterre. Car l'héroïque résistance des pilotes de la RAF avait contraint Hitler à reporter sine die son opération Otarie de débarquement en Angleterre. Aussi les Allemands s'efforçaient-ils de briser le moral de la population par des bombardements sur les cités44.

60À son retour, René Pleven retrouva son appartement londonien mais son épouse et ses deux filles n'y étaient plus depuis la fin juin 1940. En effet, en raison des risques encourus avec le Blitz, plusieurs familles de Français libres s'étaient embarquées pour l'Amérique. Les deux filles de René Pleven poursuivirent leurs études au Canada, grâce à une bourse américaine, car les soldes des premiers gaullistes étaient bien modestes. Puis, avec leur mère, elles s'installèrent aux États-Unis45. Ces années de guerre furent faites de longues séparations.

Directeur des services extérieurs et économiques de la France libre

61À la fin de cette année 1940, Hitler triomphait sur le continent, et le régime de Vichy s'engageait dans la Collaboration avec l'occupant. La France libre semblait bien fragile. Certes des territoires coloniaux avaient rallié de Gaulle de l'Océanie à l'Inde et à l'AEF, mais lorsque le général fonda l'Ordre de la Libération le 16 novembre 1940 qui allait être décerné à un millier de “Compagnons” environ (dont René Pleven), les Forces Françaises Libres comptaient peut-être 35 000 hommes. C'était bien maigre. Néanmoins, il fallait poursuivre l'organisation et prévoir le financement de cette France combattante.

62L'administration civile de la France libre s'étoffa avec la création le 29 janvier 1941 de quatre grandes directions dont l'une regroupait les affaires extérieures et économiques. Selon une lettre à Churchill du 3 février 1941, cette importante responsabilité fut confiée à René Pleven qui était chargé des liaisons avec les départements britanniques intéressés46. Avec la diplomatie et les finances, l'ex-collaborateur de Jean Monnet entièrement dévoué à l'action de De Gaulle, retrouvait ses attributions de l'été 1940. Ces directeurs de services exerçaient les “pouvoirs administratifs, normalement dévolus aux ministres” selon les principes définis par les ordonnances de Brazzaville.

63En outre, on institua un Conférence administrative qui comprenait les membres du Conseil de défense de l'Empire présents à Londres (4 avec de Gaulle jusqu'en juin 1941), les quatre directeurs civils et le chef d'état-major. Cet organisme prit l'habitude de se réunir chaque semaine. Il fut le vrai pouvoir de décision de la France libre au sein duquel se discutaient les problèmes et s'arrêtaient les décisions. Selon René Cassin, devenu secrétaire permanent du Conseil de défense de l'Empire : “dans cette Conférence se fit l'apprentissage du gouvernement”47. Ce fut en particulier le cas de René Pleven qui pouvait se décharger de l'organisation financière sur Pierre Denis-Rauzan, son locataire et ami.

64Précisément, dans les premiers mois de 1941, des négociations en cours avec la Trésorerie britannique aboutirent à un accord financier, économique et monétaire, le 19 mars. Comme le souligne le général de Gaulle, il était urgent de “sortir du régime des expédients” dans les relations avec les Anglais48. Aussi décida-t-on d'un taux de change de 176 francs pour une livre sterling, pour comptabiliser les échanges, et jeta-t-on les bases d'une “Caisse centrale de la France libre” appelée à jouer le rôle de banque d'émission. Il fallait tout créer, de toute pièce ou presque, mais avec quel personnel ?

65Lorsque René Pleven remplaça Pierre-Olivier Lapie, l'ancien député socialiste nommé gouverneur du Tchad, le service qui s'occupait des Affaires étrangères et coloniales comptait une dizaine de personnes à Londres. Au 20 février 1941, la direction des Affaires extérieures et économiques était un peu plus étoffée, selon un organigramme conservé dans les archives du ministère des Affaires étrangères49.

66Pour les affaires extérieures, Pleven est assisté de l'archéologue orientaliste Hackin (disparu en avril 1941 avec son épouse dans le torpillage de leur bateau) et du professeur Escarra chargé des relations avec le Foreign Office et avec les gouvernements étrangers. Notons aussi la présence d'Ollonde (Emmanuel d'Harcourt) chargé des relations avec les comités de la France libre, d'Hesse qui s'occupe des groupements français de Grande-Bretagne, et du syndicaliste Hauck qui fait la liaison avec les Trade unions britanniques.

67Pour les affaires économiques, plusieurs collaborateurs travaillent sous les ordres de Pleven : son adjoint Monod, le capitaine Jacquemin (colonies libres, blocus...). De plus, la marine marchande dépend de lui, et à partir du 1^er avril 1941, après le départ de Gaulle pour l'AEF et l'Erythrée en tournée d'inspection, Pleven a en charge la coordination des diverses directions.

68Au total, selon Jacques Soustelle, les services civils de Londres comprennent alors 96 personnes (2/3 d'hommes), tandis que les états-majors regroupent 350 personnes. Naturellement, c'est sans commune mesure avec un ministère français — en juin 1941, la cellule Affaires étrangères dirigée par Dejean compte 20 fois moins de personnel que le Quai d'Orsay en 193550 — mais les responsabilités sont sans doute aussi lourdes, car il faut souvent improviser.

69Enfin, René Pleven est assisté aux Affaires étrangères par Maurice Dejean, un ancien des cabinets Daladier et Reynaud, qui va bientôt le remplacer.

70Comme le souligne Jean-Baptiste Duroselle, ces organigrammes et le cumul des tâches reflètent la lenteur du recrutement de la France libre, les limites d'une action diplomatique qui se veut planétaire, le flou des attributions sans oublier la rapide rotation des cadres qui partent fréquemment en mission à l'étranger51. Le général de Gaulle, lui-même, séjourne en Afrique au printemps 1941. Il télégraphie ses ordres de diverses capitales. Pendant cette absence, René Pleven assure d'importantes responsabilités. Il synthétise les rapports sur les dizaines de questions en cours afin que de Gaulle puisse suivre la situation depuis Brazzaville où il séjourne un mois en avril 1941. Il transmet à la BBC les messages et consignes de manifestation du général pour le 1^er mai et 11 mai 1941, fête de Jeanne d'Arc52. En mai 1941, pas moins de 10 messages lui sont adressés sur des questions aussi graves que la situation à Djibouti ou la crise de Syrie.

71Dans ces mois sombres de construction, dans les conditions difficiles d'un pouvoir résistant, les Français et notamment les Bretons “de plus en plus anglophiles et gaullistes” selon les rapports des préfets, écoutaient fréquemment la BBC. À Londres, à Carlton Gardens, des hommes travaillaient dans quelques pièces autour “de petits poêles à pétrole (qui) empestaient l'atmosphère sans beaucoup la réchauffer. Les longs rideaux noirs du black-out donnaient quelque chose de funèbre à ces pièces sombres, froides et pauvrement meublées”53.

72Parmi ces hommes, René Pleven s'imposa vite comme étant indispensable et omniprésent. Jacques Soustelle, dans un ouvrage publié en 1947, avant les graves déchirements du RPF dressait ce portrait de son compagnon de Londres : “Breton des Côtes-du-Nord, très celte de caractère, à la fois calme et pathétique, très adapté à traiter avec les Anglo-Saxons, Pleven fut, dès le début, un de nos chefs. Il attirait naturellement la confiance. “Voyez donc Pleven, soumettez cette question à Pleven“ devint vite un refrain au Quartier général. Son rôle en Afrique Équatoriale fut primordial et mit en évidence son courage et ses qualités de gouvernement”54. Bel éloge qui va bien au-delà du jugement condescendant de Gaston Palewski parlant de “la grande habileté et (des) services qu'était susceptible de rendre cette plante, un peu fragile, lorsqu'elle pouvait s'appuyer sur un tuteur”55

73Avant de partir pour les États-Unis, René Pleven eut à gérer à Londres les débuts de la grave crise du Levant.

74Au début avril 1941, les Anglais installés en Palestine et en Irak furent confrontés à un coup d'État et à un soulèvement dans ce dernier pays. Des agents nazis poussaient à la rébellion les nationalistes Irakiens. La Syrie et le Liban étaient sous contrôle vichyssois. En s'appuyant sur Catroux basé au Caire (opération “Georges”, fin avril 1941), de Gaulle songeait à reprendre le contrôle des mandats du Levant après la prise de Keren en Erythrée par les FFL et les Britanniques. L'intervention allemande en Syrie, avec l'accord de Darlan recommandant au général Dentz d'accueillir des avions à croix gammées en transit, poussa les Anglais à intervenir dans la région malgré les réticences de Wavell au Caire. Or, la question de Djibouti n'était pas encore réglée.

75Sur toutes ces questions, le général de Gaulle recommanda à René Pleven “d'agir dans le sens de la fermeté” dans ses relations avec les Anglais (télégramme secret du 8 mai). La situation était encore trouble et les Anglais ne souhaitaient pas ouvrir un nouveau front au Proche-Orient. Mais la rencontre Darlan-Hitler, le 13 mai, la signature des Protocoles de Paris les 27-28 et la pression allemande sur la Syrie, amenèrent Churchill à donner son feu vert, le 6 juin, à l'intervention des FFL engagées aux côtés des Anglais. Pleven avait peut-être joué modestement son rôle dans cette évolution de l'attitude britannique ?

76À partir du 8 juin, les combats entre les troupes vichyssoises et gaullistes furent très rudes et meurtriers ; Damas tomba le 21. Mais les négociations qui aboutirent à l'armistice de Saint-Jean d'Acre le 14 juillet réduisaient fortement le rôle des Français libres et de la France au Levant. Les vieilles rivalités impérialistes franco-britanniques dans la région refaisaient surface à l'occasion de l'affaiblissement de la France. Au Caire, à la fin juillet, de Gaulle, en refusant l'accord, prit le risque d'une rupture avec ses alliés britanniques. Cette fermeté lui permit d'obtenir un assouplissement par “un accord interprétatif”. Cette première crise grave ne fut réglée que lors d'un entretien direct de Churchill et de De Gaulle le 12 septembre à Londres. Cependant, il subsistait une divergence de fond sur la question de l'indépendance de la Syrie et du Liban, promise par les Français libres. L'affaire du Levant laissa de profondes traces parmi les Français des deux camps qui s'étaient battus : 6 000 hommes de Dentz seulement rejoignirent les FFL, contre 32 000 qui choisirent d'être rapatriés en France.

77Pendant ces combats du Levant, la guerre avait pris un tournant décisif avec l'attaque hitlérienne de l'URSS le 22 juin 1941 et la poursuite du rapprochement anglo-américain. À la loi “prêt-bail” de mars 1941 qui finançait la guerre anglaise, s'ajoutait la signature de la Charte de l'Atlantique entre Roosevelt et Churchill.

78Dans cette situation tendue, et avant même le dénouement de l'affaire de Syrie, le général de Gaulle, qui craignait un coup de force des Américains sur les colonies françaises d'Amérique, avait demandé le 20 mai 1941 à René Pleven de partir pour les États-Unis “aussitôt que possible et sans attendre (son) retour à Londres”56. Une nouvelle mission délicate commençait pour le Breton promu envoyé spécial du chef des Français libres. En moins d'un an, de Londres à Fort-Lamy et de Brazzaville à Londres, René Pleven s'était imposé comme un collaborateur indispensable du général de Gaulle et déjà son véritable second.