Chapitre IV. Une “drôle de guerre” aux côtés de Jean Monnet (septembre 1939-juin 1940)
p. 61-79
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Texte intégral
1La famille Pleven avait passé ses vacances de l'été 1939 en France. À la déclaration de guerre, en réponse à l'invasion de la Pologne par le Reich hitlérien, René Pleven fut mobilisé au début septembre 1939 dans l'aviation. Il avait 38 ans. Mais avant de répondre à son ordre de mobilisation, l'homme d'affaires avait installé son épouse et ses filles à Dinan où vivaient ses parents. En temps de guerre, il leur semblait impensable de vivre hors de France. Une longue période de séparation commençait, ponctuée de brèves rencontres. Ce fut le lot de nombreuses familles françaises dont un père ou un fils étaient prisonnier. La mort frappa la famille Pleven : le beau-père, Raoul Bompard, le 11 septembre dans sa propriété d'Aumont près de Senlis, puis trois mois plus tard le père de René Pleven. Ce dernier avait été rapidement affecté à Londres où on lui confia d'importantes missions aux États-Unis durant la “drôle de guerre”.
Chef-adjoint du Comité de coordination franco-britannique
2En effet, Jean Monnet, nommé le 18 octobre 1939 à la présidence du Comité de coordination franco-britannique, un organisme chargé de dresser l'inventaire des commandes d'armement, réclama son ancien collaborateur et en fit son chef-adjoint1. L'effet réseau, mais aussi une bonne connaissance des milieux industriels et financiers anglais et américains, avaient joué dans cette nomination. René Pleven date les vrais débuts de sa carrière politique de cette époque.
3Avant de partir pour Washington négocier l'achat d'avions, René Pleven rencontra le président du Conseil Édouard Daladier pour recevoir ses instructions2. Le chef du gouvernement français, ministre de la Défense nationale du Front populaire, avait fini par prendre conscience du déséquilibre entre l'aviation française et la Luftwaffe allemande. Déjà pour tenter de combler ce retard, tout en mobilisant les capacités de production de l'industrie nationale, il avait envoyé Jean Monnet en mission exploratoire aux États-Unis, à la fin de 1938 et au début de 1939. L'objectif était d'obtenir des commandes d'avions en dépit des lois de Neutralité qui paralysaient l'administration américaine. Mais cette démarche n'avait pas été couronnée de succès3.
4La guerre déclarée, Édouard Daladier fut un fervent partisan de ces achats d'avions aux État-Unis. Au sein du Conseil Suprême interallié, il s'efforça de convaincre le Premier ministre britannique Neville Chamberlain de l'urgence de la démarche, d'autant plus que le Neutrality Act était aboli le 4 novembre 19394.
5De son côté Jean Monnet, l'homme qui avait joué un grand rôle dans la mise sur pied d'un pool de transports maritimes des Alliés en 1917-1918, reprenait le même projet de conseil franco-britannique dès les premiers jours de la guerre pour déterminer les besoins et coordonner les achats aux États-Unis. Daladier soutint l'idée auprès de son homologue anglais. L'accord du 18 octobre 1939 donnait naissance à ce Comité placé sous la houlette du Conseil Suprême interallié5. Cet organisme était composé de cinq comités exécutifs permanents dont un chargé de l'aéronautique. Pour mener à bien cette tâche, Jean Monnet, le futur “père de l'Europe”, s'entoura d'une petite équipe de “collaborateurs remarquables” avec des hommes comme René Pleven, premier adjoint, Pierre Denis et René Mayer qui allaient se retrouver auprès du général de Gaulle.
6Mais en novembre 1939, un certain désordre régnait encore avec l'envoi de diverses missions d'achats concurrentes aux États-Unis, ce qui agaçait les Américains. Alors, Jean Monnet, qui était en même temps attaché au cabinet de Daladier, prit l'initiative de fusionner les services anglais et français en poste à Washington. Ce fut la mission Purvis qui était en liaison directe avec la Maison Blanche. À Paris, Daladier voulait acheter 10 000 avions au début décembre 1939, mais il fallait d'abord convaincre un Chamberlain réticent6. La question fut abordée lors de la quatrième séance du Conseil Suprême interallié du 19 décembre. Chamberlain évoqua la nomination d'un chef de la mission française d'achat de matériel aéronautique aux États-Unis. Ce chef n'était autre que René Pleven, alors que les Anglais n'avaient pas encore désigné leur représentant. Or, depuis le 14 décembre, le chef de la mission française s'était envolé pour les États-Unis, sur proposition de Jean Monnet “pour ouvrir la grande négociation”7. Daladier s'était engagé à trouver les fonds nécessaires dût-il “vendre Versailles” et sans attendre la décision britannique.
7Après avoir fait escale au Portugal, aux Açores et aux Bermudes, René Pleven arriva aux États-Unis, peu avant Noël8. Il y fut bientôt rejoint par son homologue britannique, le colonel Greenly. Pour cette mission “secrète”, le Breton était muni des instructions personnelles d'Édouard Daladier.
L'envoyé spécial auprès du président Roosevelt
8René Pleven débarquait au cœur du pouvoir de la principale puissance mondiale. La cause n'était nullement gagnée d'avance car une sourde lutte d'influence traversait l'entourage et les conseillers du président Roosevelt. Aux partisans d'un appui aux démocraties occidentales s'opposaient les tenants de l'isolationnisme, relayés par d'influents lobbies agissant sur l'opinion publique américaine. Or, l'administration démocrate entrait en année électorale, ce qui rendait des engagements publics difficiles et expliquait en partie que tous les entretiens de l'envoyé français “se déroulèrent dans le plus grand secret”.
9Cependant, René Pleven pouvait compter sur l'appui très actif de l'ambassadeur américain à Paris, W.-C. Bullitt, un ami personnel de Jean Monnet et de lui-même. Il fut reçu dès le 21 décembre 1939 par le secrétaire d'État au Trésor Morgenthau qui était partisan d'une aide en matériel pour peu que la France parvînt à dégager des moyens financiers pour régler ses commandes. Roosevelt était naturellement informé de ces entretiens qui se déroulaient en marge des départements d'État et de la Défense et il marqua son intérêt personnel en recevant René Pleven, dans les jours qui suivirent Noël. Outre le caractère exceptionnel de cette rencontre pour un homme qui n'assurait alors aucune responsabilité politique, l'envoyé spécial du gouvernement français s'en souvient, car la veille il avait appris à Washington la mort de son père. Le colonel Pleven qui avait achevé sa carrière comme directeur des études de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, était décédé à Saint-Germain-en-Laye le 27 décembre 19399.
10L'objectif était à la fois de lancer un programme de construction d'avions et de moteurs aux États-Unis pour combler au plus vite le retard des Franco- Britanniques en bombardiers et en avions de combat, et d'obtenir la livraison des avions américains les plus modernes pour combattre les Messerchmitt 109 allemands. Ces achats portaient sur des modèles qui n'étaient pas encore autorisés à l'exportation. Roosevelt étant favorablement disposé, un accord fut conclu. Il prévoyait la livraison de plus de 8 000 avions en octobre 1940 pour un coût d'un milliard de dollars, financé pour moitié par la France, pour moitié par le Royaume-Uni. Il ne s'agissait pas encore d'aide de la part des Américains, mais de contrats industriels et commerciaux. En un mot, ces importations devaient pallier les insuffisances et les goulots d'étranglement des industries de guerre lancées désormais à plein rendement, mais un peu tard.
11À la fin janvier 1940, au moment même où le général de Gaulle adressait son mémorandum très pessimiste sur l'état de l'armée française et son retard en matière de divisions blindées à près de 80 personnalités civiles et militaires françaises, René Pleven rentrait de Washington avec un premier résultat positif pour l'aviation. Édouard Daladier pouvait être satisfait de ce Conseil de coordination franco-britannique. Encore fallait-il en convaincre les services du ministère des Finances qui craignaient pour les réserves d'or, et des militaires sceptiques quant aux délais de livraison. Enfin, cet accord associait les Alliés britanniques à des commandes dont ils bénéficièrent pleinement pendant la bataille d'Angleterre. Selon Jean Monnet, certains militaires, qui ne prévoyaient pas d'attaque allemande avant 1941, craignaient que les avions américains fussent périmés ; René Pleven aurait répondu : “Il n'y a rien de plus périmé que de n'avoir pas d'avions du tout”10.
12Sur l'insistance de Monnet qui disposait depuis peu d'un bilan des forces aériennes montrant le déséquilibre inquiétant des Alliés, la question des commandes d'avions fut de nouveau discutée à la 5e séance du Conseil Suprême interallié du 5 février 1940. Daladier insista pour que des commandes fermes fussent adressées à l'industrie américaine dans les brefs délais. S'appuyant sur les rapports des missions Pleven et Purvis, le président du Conseil proposa une déclaration de principe qu'on rendrait publique pour renforcer le moral des troupes et des populations11 Mais, trois semaines encore furent nécessaires pour appliquer l'accord. Et c'est ce qui motiva la seconde mission Pleven à Washington, comme adjoint de la mission de l'Air française aux États-Unis dirigée par le colonel Jacquin.
13“La seconde mission Pleven n'arriva à Washington que le 4 mars pour rencontrer le même soutien de Morgenthau et la même mauvaise volonté du général Arnold...”12. Roosevelt lui-même dut faire pression sur les chefs d état-major de l'armée pour emporter la décision. Un programme très important de fourniture de 12 000 moteurs d'avions en 1941 fut proposé par les Américains et accepté par le Conseil Suprême interallié du 28 mars 1940. Finalement le 10 avril 1940, un mois avant l'offensive allemande, les contrats signés par les Américains portaient sur 2 440 chasseurs, 2 160 bombardiers et 13 000 moteurs13, mais il était bien tard. Lors de la bataille de France, quelques centaines d'appareils américains seulement purent être engagés. D'ailleurs, le 24 mai, alors que les combats faisaient rage dans le Nord de la France, Monnet obtint des gouvernements Reynaud et Churchill de négocier le lancement aux États-Unis d'un programme d'armements terrestres et de munitions. Pour la France, les délicates négociations menées sous la responsabilité de René Pleven n'avaient pas eu le temps de porter leurs fruits lors de la Blitzkrieg allemande.
14Mais René Pleven avait déjà regagné l'Europe, muni d'un ordre de mission délivré le 17 mai 1940 par la French Air Commission. L'ordre signé du colonel Jacquin lui enjoignait de se rendre “immédiatement par les voies les plus rapides, à Paris et à Londres”, ajoutant : “et il convoyera en même temps un colis de pièces de rechange indispensables pour avions Curtiss”14. Puis en pleine bataille de Dunkerque, le 4 juin, il fit avec Jean Monnet une démarche auprès de Winston Churchill pour la poursuite de l'évacuation de 26 000 soldats français malgré les terribles bombardements allemands.
15En 1983, dans son discours de réception du prix Jean Monnet à Lausanne, René Pleven évoqua ces mois de fébrile activité : “Il faut avoir travaillé avec.
16Jean Monnet, aussi étroitement que j'eus à le faire à cette époque, pour savoir comment bousculant gouvernements, administrations, financiers, états-majors, Jean Monnet parvint à leur faire accepter ses plans. Aidés par un grand ambassadeur des États-Unis à Paris, W.-C. Bullitt, il nous fut possible d'éclairer les plus hauts responsables des États-Unis sur l'urgence et les dimensions des efforts à fournir”15.
17L'apprentissage politique et diplomatique de René Pleven se faisait à une vitesse accélérée et au plus haut niveau. Dans une situation chaque jour plus dramatique en France, il ne gardait qu'un contact téléphonique avec sa famille. Il allait aussi, dans les journées de la débâcle, être partie prenante d'un projet d'union franco-britannique imaginé par Jean Monnet et souvent méconnu.
Un projet avorté : l'Union franco-britannique
18Alors que tout s'effondrait en France devant la rapidité de l'avance allemande, que la Troisième République agonisait entre la Touraine et Bordeaux, que des millions de civils fuyaient sur les routes de l'exode dans une pagaille indescriptible, que les chefs des armées françaises, totalement dépassés, songeaient déjà à cesser le combat, Jean Monnet à Londres, imaginait une solution originale dont il a retracé la génèse dans ses Mémoires. En revanche, on connaît moins le récit détaillé écrit à Londres le 22 juin 1940 par René Pleven et publié en 1984 sous le titre Témoignage sur l'histoire d'une tentative pour mettre le Gouvernement de la République à l'abri des pressions de l'ennemi16.
19Alors que la France était en passe d'être vaincue — Paris fut occupé le 14 juin — Jean Monnet mettait au point à Londres un texte visant à unir les forces et les souverainetés des deux États afin de poursuivre la guerre malgré l'occupation. Ce même jour, le 13 juin 1940, le conseil des ministres français réuni au château de Cangé, près de Tours, voyait s'affronter les partisans d'une demande d'armistice (derrière le maréchal Pétain et le général Weygand) et ceux qui voulaient poursuivre la guerre avec Reynaud et son nouveau sous- secrétaire d'État à la guerre, le général de Gaulle. De toute façon, le gouvernement français qui se repliait vers Bordeaux n'était nullement au courant de l'initiative “d'Union” du président du Comité de coordination franco-britannique à Londres.
20Le 15 juin, ayant convaincu Horace Wilson, le chef de cabinet de Chamberlain, de l'urgence de son projet, Jean Monnet obtint que Vansittart, le secrétaire au Foreign Office, fut chargé de rédiger un texte pour la partie britannique. Jean Monnet, Desmond Morton, un homme de confiance de Churchill, Arthur Salter, un ami britannique de Monnet et René Pleven, préparèrent le projet d'une “union indissoluble” entre les deux pays, prévoyant un seul gouvernement, des ministères communs, la fusion des deux parlements et l'attribution d'une citoyenneté commune aux deux peuples. La courte Déclaration d'union se concluait par ces mots : “L'Union concentrera toutes ses énergies contre la puissance de l'ennemi, où que se livre la bataille. Et, ainsi, nous vaincrons”.
21Churchill, sceptique et réticent n'en proposa pas moins le texte à son cabinet de guerre le 16 juin. Selon Monnet, ce projet fut accueilli avec chaleur et enthousiasme. Restait à convaincre les dirigeants français alors que la tendance Pétain ne cessait de gagner du terrain dans le gouvernement encore présidé par Paul Reynaud.
22Le général de Gaulle, à peine nommé par Reynaud contre l'avis de son entourage immédiat et de Pétain, avait souhaité rencontrer Winston Churchill. Dès le 9 juin, il était à Londres pour mettre au point avec l'appui de la Royal Navy, le transfert massif vers l'Afrique du Nord des troupes françaises en retraite et obtenir d'urgence l'engagement total de la RAF dans la bataille de France. Mais sa mission échoua17 Le lendemain, Mussolini attaquait la France tandis que le gouvernement français quittait la capitale.
23La première rencontre véritable (si on excepte celle très brève de 1921 au Conseil supérieur de la guerre) du général de Gaulle et de son futur bras droit, se serait produite au cours de ce voyage dans le bureau de Jean Monnet : “Pleven était à côté de moi. Je sentis tout de suite que les deux hommes s'accorderaient : ils étaient très grands l'un et l'autre, et une sympathie immédiate s'établit entre eux”18. Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle signale cette rencontre avec Monnet sans autre précision19 Mais les événements en France se précipitaient : on ne parvenait plus à endiguer l'avance de la Wehrmacht.
24Dans la semaine, Churchill était venu à Tours, le 13 juin pour une conférence avec le gouvernement français durant laquelle Weygand fit savoir que l'armistice était “nécessaire”. Dans cette hypothèse, Paul Reynaud demanda au Premier ministre britannique si son pays accepterait de délier la France de l'engagement du 28 mars 1940 par lequel les deux alliés s'engageaient à ne pas signer de paix séparée avec le Troisième Reich. On sait qu'à l'issue de la discussion, la réponse de Churchill en français : “Je comprends que vous allez demander l'armistice” a prêté à des interprétations contradictoires.
25Le lendemain, le gouvernement à peine arrivé à Bordeaux, Paul Reynaud demanda au général de Gaulle de repartir pour Londres. Et comme il lui fut impossible de trouver un avion disponible “dans cette ville en désarroi” qui abritait les hauts responsables de l'Etat, de Gaulle s'en fut par la route via la Bretagne20. On peut imaginer les difficultés de ce voyage à contre-courant des flux de l'exode sur des routes encombrées et bombardées. Le général de Gaulle fit une brève halte à Rennes pour s'entretenir de la situation militaire alors que le projet de “réduit breton” qui l'avait mobilisé quelques jours plus tôt n'était plus possible, passa embrasser sa mère mourante à Paimpont, son épouse et ses filles repliées à Carantec, avant de s'embarquer à Brest à bord du contre-tor- pilleur Milan.
Le 16 juin : “le jour des occasions manquées” (Jean Monnet)
26En fidèle adjoint du président du Conseil franco-britannique, René Pleven fut associé de très près à l'intense ballet diplomatique qui, à Londres, décida du sort du projet d'Union entre les deux États le dimanche 16 juin 1940.
27À l'aube de ce dimanche 16 juin, de Gaulle débarquait à Plymouth. À Londres l'équipe Monnet l'attendait pour lui présenter son projet d'Union franco-britannique qui devait l'après-midi même être soumis au cabinet britannique. Le sous-secrétaire d'État à la guerre venait pour discuter à nouveau de l'évacuation des troupes françaises vers l'Afrique du Nord. Churchill quant à lui était de plus en plus préoccupé par le sort de la flotte française. Tel était le climat dans lequel ce projet d'Union fut présenté.
28Sur le déroulement de la matinée du 16 juin, deux versions existent : celle que le général de Gaulle lui-même a donnée dans ses Mémoires de guerre écrits plusieurs années après les faits et reprise par Jean Lacouture, et celle publiée par Jean Monnet21. D'après la première version, l'ambassadeur de France à Londres, Charles Corbin, accompagné de Jean Monnet, rencontra de Gaulle dans son hôtel Hyde Park pour lui présenter au plus vite le projet. Selon Jean Monnet, suivant en cela le rapport de René Pleven rédigé le 22 juin 1940, le général s'entretint d'abord avec l'ambassadeur, rencontra le ministre de la Guerre Anthony Eden avec lequel il décida que désormais les commandes américaines communes seraient livrées en Angleterre — de Gaulle envoya immédiatement l'ordre de dérouter Le Pasteur chargé d'un millier de canons de 75 et de mitrailleuses sans en référer à Bordeaux —, avant de passer ensuite au bureau de Monnet à Richmond Terrace.
29Le récit de cette rencontre, à laquelle il assista, est très précis dans le rapport Pleven. Jean Monnet expliqua d'abord au général que le gouvernement anglais “se préoccupait de faire un geste important pour témoigner de façon solennelle à la France, dans cette période difficile, la solidarité de l'Angleterre” et que Churchill allait le saisir de la question. Le général de Gaulle décrit ainsi sa réaction et son jugement a posteriori : “J'examinai le texte qui m'était apporté. Il m'apparut aussitôt que ce qu'il avait de grandiose excluait, de toute manière, une réalisation rapide. Il sautait aux yeux qu'on ne pouvait, en vertu d'un échange de notes, fondre ensemble, même en principe, l'Angleterre et la France, avec leurs institutions, leurs intérêts, leurs Empires, à supposer que ce fût souhaitable”. Cependant, malgré ses réserves, le général de Gaulle considérant l'intérêt psychologique du projet tomba rapidement d'accord avec Monnet et Corbin pour le transmettre à Bordeaux, pensant que “le projet était de nature à apporter à M. Paul Reynaud, dans la crise ultime où il était plongé, un élément de réconfort et, vis-à-vis de ses ministres, un argument de ténacité. J'accepterai donc de m'employer auprès de Churchill pour le lui faire prendre en compte22.
30Durant cet entretien, en fin de matinée, le téléphone sonna : c'était Sir Robert Vansittart qui priait de Gaulle, Monnet et Pleven de venir discuter du texte de la déclaration que le gouvernement britannique comptait adresser au gouvernement français. Pendant ce temps, Churchill qui, comme de Gaulle ne croyait guère à ce mythe “inventé par Jean Monnet”, avait adressé un texte important à Sir Ronald Campbell, son ambassadeur à Bordeaux. Campbell devait porter une note à Reynaud autorisant la France à s'enquérir des conditions allemandes d'armistice à condition que la flotte de Darlan fût conduite “hors d'atteinte de l'ennemi”. Puis, cette note et une seconde plus ferme, furent retirées dans l'après-midi du 16 sur ordre de Londres. Elles furent transmises à nouveau le lendemain 17 juin à 16h45 à Charles-Roux, le secrétaire général des Affaires étrangères. Les Britanniques apprirent alors avec consternation que le gouvernement français avait demandé les conditions d'armistice23. On peut se demander s'il n'y avait pas eu un certain flottement dans le cabinet anglais durant ces heures décisives ?
31Pourtant le 16 juin, le gouvernement de Sa Majesté avait fait sienne l'idée de Jean Monnet. Avant d'aller discuter du texte avec Sir Vansittart accompagné de Monnet et de Pleven, le général de Gaulle avait annoncé par téléphone à Reynaud qu'il se préparait “quelque chose de très important du côté anglais” et qu'il ne fallait “prendre aucune décision grave” avant d'en avoir eu connaissance. La réponse de Reynaud, selon le rapport Pleven, fut “qu'il serait nécessaire que le gouvernement anglais fit un geste d'une portée considérable si l'on voulait que le progrès des idées de négociations avec le gouvernement allemand fût arrêté”. La situation à Bordeaux, où les intrigues des Laval et Marquer allaient bon train, n'était évidemment pas la même que sur les bords de la Tamise. Là, on se mit rapidement d'accord sur le principe d'un texte commun.
32Lorsque Churchill et de Gaulle déjeunèrent ensemble au Carlton Club, ils étaient en possession de la mouture anglaise du texte. Pendant ce temps Monnet et Pleven déjeunaient avec Vansittart et le major Morton, le chef de cabinet de Churchill. Le terrain était prêt.
33À partir de 15h, les Français attendirent au 10, Downing Street, le résultat des délibérations du Cabinet britannique. Churchill sortit à plusieurs reprises avec un texte modifié et un peu édulcoré pour le communiquer au général de Gaulle. Dans le bureau du major Morton, René Pleven assurait hâtivement la traduction des textes anglais.
34Vers 16h40, dans l'urgence car les Conseil des ministres français devait se tenir à 17h, le général de Gaulle transmit par téléphone à Paul Reynaud le texte de la déclaration d'Union franco-britannique adopté quelques minutes plus tôt par le gouvernement anglais. À Bordeaux, stupéfait, en présence de l'ambassadeur du Royaume-Uni et du général Spears, Paul Reynaud prit fiévreusement le texte en notes24. Selon le rapport Pleven, Paul Reynaud posa des questions à son interlocuteur “dans le dessein évident de vérifier si la déclaration avait bien été remise par M. Churchill lui-même. Le général de Gaulle donna aussitôt sa parole d'honneur qu'il en était bien ainsi”. Le Premier ministre britannique conversa lui-même avec son homologue français. Il évoqua la réunion prévue pour le lendemain entre les deux gouvernements à Concarneau, sur la côte sud de la Bretagne. Jean Monnet qui semblait avoir gagné son incroyable pari à Londres en mettant Churchill dans son jeu, allait le perdre quelques minutes plus tard à Bordeaux.
35En effet, au Conseil des ministres, l'offre d'Union adressée par les Britanniques fit l'effet d'une bombe sur des ministres déjà acquis à l'idée d'un arrêt des combats et de demande de l'armistice. L'élan de Reynaud en faveur d'un projet inespéré permettant de poursuivre le combat fut brisé net par le maréchal Pétain déclarant : “C'est un mariage avec un cadavre !” et des ministres s'écriant : “Nous ne voulons pas être un Dominion britannique !...”. Ybarnegaray se serait même exclamé : “Plutôt devenir une province nazie, au moins nous saurions ce qui nous attend...”, ce à quoi Reynaud aurait répliqué : “Je préfère collaborer avec mes amis qu'avec mes ennemis”25. L'esprit de capitulation et surtout l'anglophobie étaient déjà à l'œuvre dans ce dernier gouvernement de la Troisième République moribonde.
36Épuisé, brisé, cédant aux multiples pressions de son entourage (de sa maîtresse Hélène de Portes en particulier), Paul Reynaud démissionna, s'effaçant devant le maréchal Pétain. Les partisans de l'armistice n'étaient peut-être pas encore majoritaires au Conseil des ministres mais il n'y eut pas de vote. Le président de la République Albert Lebrun, en dépit de l'avis des présidents des deux chambres consultés, Édouard Herriot et Jules Jeanneney qui étaient favo- rables au maintien de Paul Reynaud comme au départ vers l'Afrique du Nord, fit appel au maréchal Pétain pour former le nouveau gouvernement. Pétain, désigné vers 22h30 le soir de ce 16 juin, jour décisif pour l'avenir du pays, sortit immédiatement de sa poche la liste des futurs ministres. Les principaux postes étaient occupés par des partisans notoires de l'armistice immédiat : Laval aux Affaires étrangères, Weygand à la Défense, Darlan à la Marine, Bouthillier aux Finances... Tous ces hommes allaient rapidement se révéler comme étant des partisans de l'État français puis de la collaboration d'État avec les vainqueurs.
37Pendant que se déroulait à Bordeaux cette mise à mort du cabinet Reynaud, le général de Gaulle regagnait la ville à bord d'un avion mis à sa disposition par les Anglais. Vers 22 heures, il apprit que le projet britannique qu'il avait appuyé avait été rejeté par un gouvernement dont il n'était plus membre. Pour lui, le choix de Pétain, “C'était la capitulation certaine. Ma décision fut prise aussitôt. Je partirais dès le matin.”26. Départ pour Londres naturellement car l'ancien ministre ne croyait déjà plus à la continuation de la guerre en Afrique du Nord.
38À Londres, Jean Monnet et René Pleven qui devaient partir à 21h30 avec la délégation britannique pour la rencontre de Concarneau, apprirent in extremis que la traversée était annulée en raison de la crise politique française. L'Union pour laquelle ils avaient dépensé tant d'énergie tombait à l'eau. Un entretien téléphonique avec le général de Gaulle à Bordeaux ne leur laissa aucune illusion. Cette longue journée du 16 juin se terminait bien mal pour les deux hommes qui ne s'avouaient pas encore battus.
Ultimes démarches à Londres et à Bordeaux (17-19 juin)
39En milieu de journée le 17 juin, par un discours radiodiffusé, le maréchal Pétain annonça aux Français soulagés que son gouvernement avait demandé aux Allemands les conditions de l'armistice. Plus grave, il demanda de cesser le combat avant même de connaître les conditions de l'ennemi. Ainsi, la proposition du vice-président du Conseil Camille Chautemps formulée dès le 15 juin — s'enquérir des conditions d'armistice pour mieux les rejeter (parce qu'elles seraient inacceptables) et donc continuer la lutte en Afrique du Nord — avait bien été reprise par Pétain. Mais elle l'était dans un tout autre esprit, celui du clan “défaitiste”27 qui était en train de prendre le pouvoir à la faveur de la déroute sans précédent des armées françaises qui s'étaient souvent battues avec acharnement.
40Ce 17 juin, deux questions se posaient avec acuité : celle de l'attitude britannique, et celle d'un éventuel départ de Bordeaux avant d'être pris au piège par les Allemands. À Londres, la déclaration de Pétain avait provoqué une réaction “très défavorable”. Mais Jean Monnet et René Pleven poursuivaient leurs entretiens, notamment avec Vansittart. Pleven était même parvenu à convaincre son chef et les Anglais, que demander l'armistice ne signifiait pas accepter de le signer, et qu'un sursaut impliquant la poursuite de la guerre en Afrique du Nord était encore possible. Un télégramme allant dans ce sens fut rédigé pour être adressé directement par les Anglais à Pétain. Mais Churchill s'opposa à son envoi car le gouvernement français n'avait toujours pas répondu à sa proposition de la veille. “J'ai profondément regretté cette décision” commente René Pleven, le rédacteur de ce compte rendu minutieux. Loin de Bordeaux et des intrigues qui s'y nouent, le Breton veut encore croire à une réaction patriotique de ses dirigeants28.
41Le matin du 17 juin, comprenant que la partie était perdue, le général de Gaulle repartit pour Londres. Il y rencontra Winston Churchill puis une nouvelle fois Jean Monnet qui lui proposa de tenter ensemble une ultime démarche à Bordeaux29. Seul, mais assuré depuis peu d'un soutien anglais minimum, le général, encore inconnu des Français, se préparait à lancer son célèbre appel dans la soirée du 18 juin 1940. La veille, le cabinet de guerre britannique avait autorisé le général de Gaulle à s'adresser aux Français sur les ondes de la BBC.
42Ce matin du 18 juin, Monnet et Pleven poursuivirent leurs démarches pour l'envoi d'un message proposant un appui concret au transfert de troupes en Afrique du Nord. Dès le soir du 16 juin, Jean Monnet n'avait-il pas proposé à Churchill de partir lui-même à Bordeaux plaider la cause de cette évacuation ?30. Ces démarches ne furent entreprises que le 18 juin car, dit le rapport Pleven, “Dans la nuit du lundi 17 au mardi 18 juin, un changement se produisit dans l'esprit de M. Churchill”, qui accepta de tenter d'ultimes démarches auprès des autorités françaises. “M. Monnet et moi, écrit René Pleven, suggérâmes que ce message devrait être porté à Bordeaux par un membre du cabinet de guerre anglais, et nous indiquâmes qu'en ce qui nous concernait, nous étions prêts à partir immédiatement pour Bordeaux, de manière à donner au ministre des Affaires étrangères et aux principales personnalités politiques françaises des explications sur l'esprit dans lequel le gouvernement anglais faisait ces propositions”. De leur côté, Emmanuel Mônick, attaché financier de l'ambassade et ami des Pleven, et son adjoint Robert Marjolin “étaient arrivés aux mêmes conclusions”. Ils obtinrent l'autorisation de l'ambassadeur Corbin de participer à la mission Monnet à Bordeaux31.
43La discussion avec le général de Gaulle dans l'après-midi du 18 juin avait informé précisement Jean Monnet du climat qui régnait à Bordeaux dans les allées du pouvoir où “un sentiment anglophobe extrêmement aigu” se développait. Par exemple, le colonel de Villelume, proche collaborateur de Reynaud, s'en était violemment pris au projet d'Union que Jean Monnet comptait toujours défendre. Autant dire qu'en arrivant à Bordeaux le 19 juin, les quatre Français savaient à quoi s'en tenir sur leurs chances de succès32.
44De leur côté, les Britanniques envoyèrent une délégation de haut rang, composée de l'amiral sir Dudley Pound Alexander, Premier Lord de l'Amirauté et de lord Lloyd, le francophile ministre des Colonies. Ce dernier devait porter le message du gouvernement britannique à Albert Lebrun, au maréchal Pétain et à Baudouin, le ministre des Affaires étrangères, car le général Weygand avait provisoirement fait écarter Laval de ce poste. Mais ces hommes regardaient déjà plus vers Berlin et Rome que vers Londres, alors que de presque toutes les légations et ambassades françaises dans le monde arrivaient des télégrammes évoquant la nécessité de poursuivre la lutte33.
45L'après-midi du 18 juin, des discussions se déroulèrent aussi à Bordeaux sur la nécessité pour le chef de l'État et les présidents des chambres de quitter la ville, avant d'être pris au piège par les Allemands. Les plus hautes autorités de l'État devaient partir pour Perpignan, à proximité de Port-Vendres où l'amiral Darlan avait mandé quelques navires de guerre. Tandis qu'Herriot voulait aller en Angleterre, la majorité des parlementaires penchait plutôt pour l'Empire. Le Massilia devait permettre leur évacuation à partir du 20 juin. Suite aux démarches des présidents des deux chambres, le président Lebrun convoqua le maréchal Pétain qui, lui, se refusait à partir. Il dut accepter le principe d'un départ des hauts responsables. Le 19 juin, le Conseil des ministres entérina cette décision, mais elle fut contrecarrée par un petit groupe de parlementaires farouchement opposé au départ. Ce groupe conduit par Pierre Laval et son ami Adrien Marquet, le maire de Bordeaux, fit même une démarche virulente auprès d'Albert Lebrun le 21 juin, parlant de “défection”, voire de “trahison” à propos de ceux qui quitteraient le pays34.
46Comme l'a écrit Emmanuel d'Astier de la Vigerie, dans ces journées dramatiques, la cité bordelaise où s'entassaient les réfugiés ressemblait alors à “une capitale sud-américaine où chaque bâtiment public (abritait) un projet ou un complot”35. Et c'est dans ce climat délétère que la mission Monnet-Pleven, qui ne représentait plus qu'elle même, arriva en Gironde vers midi le 19 juin à bord d'un hydravion anglais qui avait amerri à Biscarosse. Dans l'esprit de Jean Monnet, cet appareil était suffisamment grand pour transporter outre-mer les principaux chefs du pays et les partisans de la poursuite de la guerre comme Reynaud, Mandel et Blum. Cet objectif, confirmé en 1982 par René Pleven, se solda par un échec complet36.
Dans la nasse bordelaise
47La première audience avec le ministre des Affaires étrangères, Paul Baudouin, que Jean Monnet et René Pleven connaissaient, dura une heure et demie dans l'après-midi du 19 juin. Les deux visiteurs revinrent sans cesse à la charge sur les deux objectifs de leur mission : reprendre le projet d'Union franco-britannique et préparer le départ vers l'Afrique du Nord avec l'aide des Anglais. Le contenu des discussions et l'état d'esprit de Baudouin nous sont connus par le rapport Pleven rédigé trois jours plus tard (7 pages) et dont l'auteur a précisé : “Je note aussi fidèlement que possible notre conversation”. En voici les principaux éléments : dans une allocution radiodiffusée prononcée dans la soirée du 17 juin, Baudouin avait été plus ferme que le maréchal Pétain disant qu'il fallait continuer le combat et “qu'il ne pouvait être question d'accepter des conditions qui seraient contraires, soit à l'honneur, soit à l'indépendance nationale”. Le ministre des Affaires étrangères pensait toujours “qu'il ne pouvait être question d'accepter des conditions déshonorantes” comme la reddition de la flotte, ce qu'Hitler aura l'habileté de ne pas exiger, et “qu'il y avait neuf chances sur dix (pour) que les conditions allemandes fussent inacceptables”. Dans ce cas, elles seraient rejetées “sans hésitation” par le gouvernement français. Illusion, car le maréchal Pétain avait déjà tranché pour l'armistice.
48En fait, comme Pétain, Baudouin se refusait à partir parce que sa famille se trouvait en France et “pour aider les populations à supporter leur infortune”. Jean Monnet lui rétorqua que c'était une erreur grave et qu'il ne pourrait agir utilement qu'en pays libre.
49Concernant l'offre d'Union, bientôt confirmée par lord Lloyd, Baudouin affirma contre toute évidence qu'elle “n'avait pas été repoussée”, mais que les événements avaient empêché d'y répondre, et même qu'il allait faire diffuser cette offre par les journaux français. On sait qu'il n'en fut rien. Enfin, Baudouin ne croyait plus aux possibilités de résistance militaire en Afrique du Nord et ne prit pas vraiment en compte les offres d'aides anglaises. L'esprit d'abandon faisait son chemin : comment refuser les propositions allemandes sans vouloir poursuivre le combat ? Telles étaient les contradictions et les incohérences de ces journées terribles.
50Un dernier point est important : comme René Pleven demandait au ministre ce que Jean Monnet et lui-même devaient faire, “étant donné que nous avions l'impression que nous devions retourner à Londres et y rester aussi longtemps que les Anglais combattraient”, Paul Baudouin accepta cette proposition “sans aucune réserve : il nous dit qu'à son avis notre place était à Londres”. La mission Monnet-Pleven pourrait donc repartir le lendemain sans rompre encore avec les autorités de son pays.
51À l'issue de cet entretien peu fructueux, les deux hommes accompagnés d'E. Mönick, se dirigèrent chez Édouard Herriot, le président radical-socialiste de l'Assemblée nationale, qui était logé dans un hôtel particulier. C'est là qu'ils croisèrent Léon Blum, le dirigeant de la SFIO et l'ancien chef du gouvernement du Front populaire, “les yeux pleins de larmes et lorsqu'il vit M. Monnet et M. Mönick, il eut peine à étouffer un sanglot, évoquant le souvenir d'une soirée si douce qu'il avait passée avec M. Monnet quelques années auparavant”. Parce qu'il était juif comme Mandel dans des jours où l'antisémitisme était sur le point de déferler sur le pays, et parce qu'il avait assumé les plus hautes responsabilités politiques entre 1936 et 1938, Léon Blum avait décliné l'offre de départ disant : “si on me demande des comptes, je veux être là”. Sa mise en accusation n'allait pas tarder. Une des premières décisions de Pétain fut de juger les soi-disant responsables de la défaite.
52Évoquant cette rencontre en 1982, René Pleven déclara : “J'ai conçu à cette époque là beaucoup de respect pour M. Blum”37. On sait qu'au lendemain de cette brève rencontre, Léon Blum partit pour Toulouse avec le président Jeanneney, que le convoi fut arrêté dans cette ville par le préfet et renvoyé à Bordeaux, mettant fin à toute vélléité de départ outre-mer.
53Les trois hommes furent reçus cordialement par Édouard Herriot qui voulait rester fidèle à l'alliance britannique malgré l'anglophobie ambiante. Cependant, il reprochait vivement aux Anglais de ne pas avoir attaqué la flotte italienne lorsque Mussolini avait agressé la France “dans le dos”. Selon ses dires, Herriot avait “lutté durement pour empêcher le sabordage de la flotte” commandée par un Darlan, lui aussi anglophobe. Herriot “donnait l'impression d'être pour la résistance” selon le rapport Pleven, insistait sur les ravages de la guerre, sur le climat antiparlementaire, anticommuniste et anti-Anglais qui régnait à Bordeaux ce 19 juin. Cet état d'esprit était renforcé par le poid croissant des partisans de l'armistice (Pétain, Baudouin, Bouthillier, Weygand...), l'inaction des hésitants et l'impuissance des opposants.
54Par exemple, l'inspecteur des Finances E. Mönick avait rencontré ses collègues Guérard, chef de cabinet de Baudouin, et Barnaud, et les avait trouvés très anglophobes ; il avait renoncé à rencontrer le ministre des Finances lui- même, craignant de se voir donner l'ordre de rester en France. Ces attitudes ne sont pas étonnantes de la part des futurs cadres de Vichy, rapidement convertis aux “bienfaits” de la Collaboration.
55René Pleven décrit ainsi l'ambiance : “La soirée était venue, l'atmosphère de Bordeaux était étrange ; un grand trafic dans les rues, beaucoup de monde à la terrasse des hôtels et des cafés, des camions chargés de troupes, mêlés à des autos de tourisme emmenant des réfugiés. Pas de désordre mais beaucoup de confusion. La population paraissait presque indifférente aux événements, semblant inconsciente de leur gravité”. Pourtant cette nuit-là, la ville fut bombardée, mais après les routes de l'exode les réfugiés goûtaient le calme des bords de la Garonne. Comme les restaurants étaient pleins, les “trois mousquetaires” venus de Londres (le quatrième Marjolin n'était pas avec eux) mangèrent des sandwiches sur un banc, avant de rendre une seconde visite à Édouard Herriot.
56Emmanuel Mönick a fait un récit saisissant, et de fin de règne, de cette rencontre nocturne dont l'ambiance ne transparaît pas dans le rapport Pleven. Il a décrit la cohue régnant dans le grand escalier, l'entassement avant l'antichambre où seuls les personnages les plus importants étaient admis, et la réception à l'heure du dîner : “Seul, à une immense table, la serviette accrochée à son gilet, Herriot, tel le roi, mangeait en public un carré de veau à l'oseille”. Les hauts dignitaires présents “regardaient le vieux lion se nourrir”38. Selon le rapport Pleven, Herriot, de plus en plus ému et fatigué, leur apprit que le départ des présidents venait d'être reporté. Il affirma qu'il insisterait le lendemain pour partir et disserta longuement sur l'alliance franco-britannique. Mais tous ces entretiens n'aboutirent à rien et “non sans hésitation“, la mission Monnet décida de repartir pour Londres le lendemain matin 20 juin.
57Dans l'après-midi du 19, cinq plénipotentiaires français quittèrent Bordeaux pour Rethondes. Dans le wagon de Foch, Hitler imposa ses conditions d'armistice. La partie était perdue.
58En 1982, René Pleven tirait le bilan de cette mission à Bordeaux : “cela a été notre dernier effort pour constituer en Angleterre une sorte de représentation provisoire incomplète de la République Française maintenue dans le camp allié”. Aucune personnalité politique importante n'avait accepté de partir avec eux. Jean Monnet croyait encore l'Union franco-britannique réalisable en s'appuyant sur l'empire colonial français. Plus lucide, le général de Gaulle avait déjà franchi le pas et était entré en dissidence par ses deux appels à la BBC des 18 et 19 juin.
59Personnellement, René Pleven avait échoué dans sa tentative de convaincre Georges Mandel, l'ancien collaborateur de Clemenceau et ancien ministre de l'Intérieur du gouvernement Reynaud, de les accompagner en Angleterre. De manière cocasse, il explique cet échec par sa méconnaissance de la vie politique et par l'incompréhension d'une phrase obscure pour lui. La réponse de Mandel fut celle-ci : “Monsieur, j'ai de trop gros bagages pour vous accompagner...” “Le jeune provincial” qu'il était, “peu au fait des “secrets” de la vie parisienne” n'insista pas, ne comprenant pas le sens de cette réplique. Plus tard il comprit que par “gros bagages”, Mandel voulait parler de sa maîtresse, Béatrice Bretty, sociétaire de la Comédie-Française “aux charmes opulents” et de sa fille... Et l'homme qui vivait à Londres depuis 10 ans et non en province de commenter : “Le jeune Breton que j'étais ne savait même pas cela... Le sachant, aurais-je pu le convaincre ? En tout cas, nous sommes rentrés à Londres à bord d'un hydravion si vaste qu'on aurait pu, disait Monnet, y loger tout le gouvernement français — et de surcroît Mme Bretty...”39. Georges Mandel, ferme partisan de la poursuite du combat, s'embarqua sur Le Massilia le 21 juin avec 28 députés et un sénateur, à destination de Casablanca. Il ignorait qu'à son arrivée, il serait arrêté, jugé et emprisonné sur ordre du gouvernement de Vichy puis livré aux Allemands. L'ancien ministre, exécuté le 7 juillet 1944 par des Miliciens, voguait vers son destin.
60Dans la soirée du 22 juin, à la suite de l'ultimatum du général allemand Keitel, le général Huntziger signa la convention d'armistice, sans grande modification par rapport au texte dicté par Hitler cinq jours plus tôt. Le gouvernement Pétain n'avait pas tenu compte des protestations anglaises concernant la flotte qui devait regagner ses ports d'attache pour y être désarmée (article 8). L'ambassadeur du Royaume-Uni quittait Bordeaux signifiant ainsi la rupture des relations diplomatiques entre les deux anciens alliés.
61Le contentieux allait s'aggraver quelques jours plus tard avec l'affrontement de Mers-El Kébir (1 300 marins français tués). Pour l'heure, le 25 juin, les Français vaincus étaient soulagés. Mais l'armistice se soldait par près de deux millions de prisonniers, l'occupation des deux tiers du pays, des clauses financières très dures et le début d'un véritable pillage économique de la France. Bref, c'était le début des “années noires” avec leur lot de difficultés quotidiennes et de contraintes propres à un pays occupé. Beaucoup mirent leurs espoirs dans Pétain et sa Révolution Nationale ; d'autres supportèrent, la rage au cœur, l'humiliation de la défaite, ou se réfugièrent dans l'attentisme. Une poignée d'hommes et de femmes se lança dans l'aventure dangereuse de la Résistance sur le sol national.
62De cette plongée dans Bordeaux déboussolée, René Pleven rapporta cependant un élément qui l'aida sans doute à poursuivre le combat ; il y retrouva sa famille. Son épouse et ses enfants qui vivaient à Dinan depuis le début de la guerre, étaient parvenus à quitter la Bretagne avant l'occupation. Le 18 juin, la Wehrmacht était à Rennes, dont la gare avait été durement bombardée, et à Saint-Brieuc ; le 19, à Brest. Dans ses Mémoires, Jean Monnet a écrit : “Pleven avait retrouvé par hasard sa femme et ses enfants dans les rues de Bordeaux ; il eut le bonheur de les ramener avec lui” à bord de l'hydravion Le Claire40. René Pleven pensait que les siens se trouvaient déjà en zone occupée, et son épouse ignorait sa présence à Bordeaux41. On peut imaginer la joie des retrouvailles au fond de la débâcle. À bord de l'appareil qui les emmenait vers Londres, trois jours après le général de Gaulle, René Pleven ignorait encore ce qu'il allait faire. Il ignorait aussi qu'il quittait son pays pour quatre ans.
63Du fait de la guerre et grâce à Jean Monnet, René Pleven s'était trouvé propulsé en quelques mois sur le devant de la scène politique et diplomatique. Il avait rencontré les principaux chefs des démocraties occidentales et plusieurs dirigeants français. Sans doute avait-il pris goût à ces rencontres internationales, conscient de participer à l'Histoire. Il s'était dépensé sans compter pour servir son pays désormais vaincu et occupé.
Notes de bas de page
1 Dans une lettre du 30 décembre 1939, Jean Monnet confirme à René Pleven sa nomination comme adjoint au président du comité de coordination franco-britannique, Catalogue de l'exposition René Pleven, p. 10.
2 Émission de Radio-Pays de Rance du 13 octobre 1982, op. cit.
3 Monnet (Jean), Mémoires, op. cit., p. 163-175.
4 Bédarida (François), La stratégie secrète de la drôle de guerre, PFNSP-CNRS, 1979, 575 p.
5 Monnet (Jean), op. cit., p. 185-188
6 Bédarida (François), op. cit., p. 214-215.
7 Monnet (Jean), op. cit., p. 186.
8 Sur le moyen de transport utilisé, René Pleven évoque un voyage en avion (émission de Radio- Pays de Rance) et Jean Monnet parle d'un clipper vers New York (départ le 14 décembre, arrivée le 21) (p. 186). Peu importe, car l'un et l'autre sont d'accord sur la longueur, la fatigue et les risques de telles traversées en temps de guerre
9 Émission de Radio-Pays de Rance citée.
10 Monnet (Jean), op. cit., p. 187-188
11 Bédarida (François), op. cit., p. 265-267
12 Monnet (Jean), op. cit., p. 192
13 Bédarida (François), op. cit., p. 266 et 337-338.
14 Ce document est reproduit dans le catalogue d'exposition cité. Il porte le cachet du Consulat général de France à New York et a été visé par la Commission militaire de Hendaye le 22 mai 1940. Voir aussi Monnet (Jean), op. cit., p. 198-199.
15 Pleven Pleven (René), L'Union européenne..., op. cit., p. 22
16 Monnet (Jean), op. cit., chap. 1 et l'Union européenne, op. cit., p. 39-60 qui publie le texte intégral du rapport Pleven. Jean Monnet a suivi de très près ce texte conservé dans ses archives pour rédiger ses Mémoires. Nous en utilisons les extraits les plus significatifs.
17 Lacouture (Jean), De Gaulle, i, op.cit., p. 329-331.
18 Monnet (Jean), op. cit., p. 23-24.
19 De Gaulle (Charles), Mémoires de guerre. L'Appel 1940-1942, Éd. Presses Pocket, 1980, p. 63.
20 Témoignage de Geoffroy de Courcel dans Jean Lacouture, op. cit., p. 338-339
21 De Gaulle (Charles), op. cit., p. 79-80 ; Lacouture (Jean), op. cit., p. 339 ; Monnet (Jean), op. cit., p. 25. Ce dernier auteur suit à la lettre le rapport Pleven du 22 juin 1940
22 De Gaulle (Charles), Ibid., p. 81.
23 Duroselle (Jean-Baptiste), L'abîme 1939-1945, Imprimerie nationale, 1982, p. 186.
24 De nombreux témoignages publiés dans des mémoires d'acteurs évoquent cet entretien téléphonique ainsi que les réactions de Paul Reynaud. Nous renvoyons à la synthèse qu'en a faite Jean Lacouture, p. 341. Pour l'événement vu de Londres, voir Jean Monnet, p. 27-30.
25 Lacouture (Jean), op. cit., p. 342.
26 De Gaulle (Charles), op. cit., p. 84.
27 Azéma (Jean-Pierre), De Munich à la Libération 1938-1944, Le Seuil, 1979, p. 59-77.
28 Rapport Pleven, op. cit., p. 43.
29 La date de cette rencontre pose problème : selon Jean Lacouture, p. 367, le général aurait dîné le soir du 17 juin chez Mme et M. Monnet “en présence d'un jeune homme nommé Pleven”. En effet, ce dîner n'a pas pu avoir lieu la veille comme le laisse entendre Jean Monnet, car de Gaulle était dans l'avion qui le ramenait à Bordeaux. Or, le rapport Pleven fait état d'une réunion l'après-midi du 18 juin chez l'ambassadeur Corbin, précisant que de Gaulle était “très pessimiste sur la démarche entreprise (en direction des autorités de Bordeaux) et qu'il était trop tard pour procéder à une évacuation maritime”.
30 Monnet (Jean), op. cit., p. 31.
31 Rapport Pleven, op. cit., p. 44.
32 Pour tenir compte des remarques du général de Gaulle, le texte du télégramme qui allait être porté au gouvernement français était modifié en accord avec les Anglais
33 Duroselle (Jean-Baptiste), op. cit., p. 187
34 Ibid., p. 188.
35 D'astier De La Vigerie (Emmanuel), De la chute à la Libération de Paris, Gallimard, 1965, p. 187.
36 Monnet (Jean), op. cit., p. 33-39 ; Rapport Pleven cité ; émission de Radio-Pays de Rance du 17 octobre 1982.
37 Émission de Radio-Pays de Rance citée.
38 Monick (Emmanuel), Pour mémoire, p. 64. Extrait cité par Jean Monnet qui mélange cette rencontre avec celle de l'après-midi.
39 Lacouture (Jean), op. cit., p. 388 et émission de radio citée.
40 Monnet (Jean), op. cit., p. 36-37.
41 Témoignage écrit de Mme Andlauer du 16 mai 1994.
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