Cherbourg et son port pendant la Seconde Guerre mondiale : un site stratégique
p. 323-332
Texte intégral
1André Siegfried observait à la veille de la Première Guerre mondiale : « Cherbourg est essentiellement un port de guerre, en réalité rien d’autre chose qu’un ancien gros village, démesurément développé1 autour de l’arsenal, vivant pour et par l’État français : avec sa digue colossale, ses forts redoutables, c’est une création politique2. » Isolé à la pointe extrême de la péninsule du Cotentin, véritable « Finistère normand », Cherbourg est longtemps demeuré un médiocre port de pêche et de commerce. La ville doit en effet sa fortune aux divers régimes qui se sont succédé depuis les dernières décennies de l’Ancien régime3... mais aussi à sa rade naturelle d’accès facile et à sa position stratégique au carrefour de l’Atlantique et de la Manche, face à l’Angleterre, longtemps « ennemi héréditaire » de la France.
2Pendant la Seconde Guerre mondiale, les données géopolitiques ne sont plus les mêmes mais la position stratégique de Cherbourg demeure. Ainsi, l’importance de son port est largement mise en avant à propos de la libération de la France en 1944. Pour autant, cela ne doit pas masquer le rôle qu’il joue également dès le début du conflit, en 1939-1940, puis pendant l’occupation allemande.
1939-1940 : De la déclaration de guerre à la défaite de la France
3Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, on peut mesurer l’importance stratégique de Cherbourg pour les Britanniques. En septembre 1939, Londres a commencé à envoyer en France des troupes formant le « Corps expéditionnaire britannique » (British Expeditionary Force) commandé par le général Gort. Pendant la « Drôle de guerre », cette force assez modeste au départ se renforce progressivement pour atteindre 400 000 hommes à la veille de l’offensive allemande, en mai 19404.
4Trois ports ont été retenus pour son arrivée en France : Saint-Nazaire et Nantes reçoivent surtout des approvisionnements et une part du matériel. Mais la plus grande partie des hommes – 300 000 environ, soit les trois-quarts – transitent par Cherbourg avant d’être dirigés vers le front ou des bases arrière de l’armée britannique5.
5Le 10 mai 1940, les Allemands passent à l’offensive et transpercent les défenses françaises. Un coup de faux en direction de la mer du Nord aboutit à l’encerclement d’une partie des troupes franco-britanniques à Dunkerque, à la fin du même mois. Il s’ensuit la fameuse opération « Dynamo », l’évacuation de la plus grande partie des unités prises dans la poche de Dunkerque, soit 200 000 soldats britanniques et 140 000 français.
6Tandis que le général Weygand6 tente de reconstruire une nouvelle ligne de défense sur la Somme, une partie des soldats français évacués à Dunkerque est immédiatement renvoyée en France par Cherbourg où débarquent également quelques unités britanniques nouvelles, envoyées en renfort. Mais les Allemands enfoncent le front de la Somme vers le 8 juin et déferlent en direction de la Normandie. Les Français battent irrémédiablement en retraite, de même que les Britanniques qui s’efforcent de rapatrier ce qui leur reste de troupes en France.
7Une première opération de sauvetage, « Cycle », menée entre le 10 et le 13 juin, permet le départ de 11 000 hommes à partir du Havre. Puis, c’est l’opération « Ariel », lancée le 15 juin, dont le but est essentiellement de sauver ce qui reste du corps expéditionnaire britannique en France à partir d’une bonne demi-douzaine de ports situés entre Cherbourg et Saint-Jean-de-Luz, en passant par Saint-Malo, Brest, Saint-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux et Bayonne. Au total, l’opération « Ariel », nettement moins connue que l’opération « Dynamo », permet néanmoins l’évacuation de 200 000 soldats alliés dont 150 000 Britanniques, mais aussi 25 000 Polonais7 et 18 000 Français. Ainsi 30 000 Britanniques ont pu être rapatriés vers Portsmouth à partir de Cherbourg8. Les derniers contingents quittent le port le 18 juin 1940, alors que les Allemands sont déjà aux portes de la ville.
8Le lendemain, 19 juin, malgré la tentative de résistance désespérée de l’amiral Le Bigot, préfet maritime, la ville tombe aux mains de la 7e division blindée allemande, la « division fantôme », commandée par le général Rommel, qui avait reçu l’ordre de s’emparer de Cherbourg le plus vite possible9. Avant la reddition, l’amiral Le Bigot a eu le temps de faire procéder à un certain nombre de sabotages et de destructions, comme celle de deux sous-marins en construction à l’arsenal10. Commence alors l’occupation allemande.
Juin 1940-juin 1944 : l’occupation allemande
9Pendant ces quatre années, la ville et le port de Cherbourg conservent leur importance stratégique, à la fois pour les Allemands... mais aussi pour les Alliés dans le cadre de leurs préparatifs de débarquement.
10Après la défaite de la France et le refus du gouvernement de Winston Churchill des offres de paix « blanche » proposée par Hitler, la Wehrmacht se prépare à une opération de débarquement sur les côtes du sud de l’Angleterre. C’est le plan « Seelöwe » (Lion de mer) dont la première mouture est datée de juillet 1940. Trois groupes d’invasion ont été prévus, dont le « Groupe Cherbourg » composé de neuf divisions de la 6e Armée allemande. Mais avant de franchir la Manche, il faut disposer de la maîtrise sur mer et dans les airs. D’où la « Bataille d’Angleterre » au cours de l’été et de l’automne 1940.
11Notons que les Britanniques ne se contentent pas de résister dans les airs. Ils tentent aussi de contrecarrer les préparatifs de débarquement allemands en bombardant systématiquement les ports et les aérodromes faisant face à l’Angleterre. Ainsi, les premières bombes anglaises tombent sur Cherbourg dès juillet 1940. En septembre, se produit une attaque d’avions torpilleurs contre des navires allemands mouillés dans le port. Un appareil, touché par la FLAK, s’écrase sur une maison tuant les sept habitants. Dans la nuit du 10 au 11 octobre a lieu une violente attaque aérienne, doublée d’un bombardement par des navires de la Royal Navy. On déplore cette fois une trentaine de morts parmi la population civile.
12Devant la résistance acharnée de la RAF et de la population britannique, Hitler ajourne sine die le projet « Seelöwe » à la fin de l’année 1940. Pour autant, les Britanniques pensent que toute menace n’est pas levée ; d’où la continuation systématique des bombardements sur les ports français, ces raids étant encore très nombreux en 194111. Ils s’espacent sur Cherbourg en 1942 et 1943 – sans disparaître pour autant – et en 1944 se déplacent vers l’intérieur du Cotentin où les Allemands installent des dizaines de rampes de lancement de V1 et une grande base de lancement de V2 à Brix-Sottevast, non loin de Valognes. Au total, on a pu dénombrer une soixantaine d’attaques aériennes (essentiellement britanniques) sur Cherbourg avant le Débarquement.
13Il importe de mesurer les retombées de l’importance stratégique de Cherbourg pour les populations. Les bombardements antérieurs au 6 juin 1944 ont détruit ou endommagé 1 300 immeubles et provoqué la mort de 120 civils. Ce danger (s’ajoutant à d’autres causes) a d’ailleurs été à l’origine, dès 1940, du départ de nombreux Cherbourgeois souhaitant se mettre à l’abri dans les villages du Cotentin. Cet exode, d’abord spontané, devient massif avec les ordres d’évacuation donnés par les autorités allemandes en avril 1943 puis en février 1944. Au total, on estime qu’à la veille du Débarquement, il ne restait plus que 10 000 à 12 000 habitants dans Cherbourg-même qui en comptait près de 40 000 avant la guerre. Quant à la population de l’ensemble de l’agglomération, elle a diminué de plus de moitié12.
14Après l’échec de la Bataille d’Angleterre et de son projet avorté de débarquement outre-Manche, Hitler se tourne vers l’Est. En juin 1941, il attaque l’URSS et s’engage dans une lutte qui dure beaucoup plus longtemps que prévu, mobilise un nombre croissant d’hommes et – à terme – entraîne sa perte. Dans l’immédiat, ce changement radical d’objectif provoque une transformation complète de stratégie à l’Ouest, où l’on passe d’une perspective offensive (visant l’Angleterre) à une optique défensive pour se prémunir, avec des troupes moins nombreuses, contre un débarquement anglo-américain. En décembre 1941, alors que la Wehrmacht a été stoppée brutalement devant Moscou et que les États-Unis viennent de se trouver précipités dans la guerre par l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, Hitler prend la décision de faire édifier le « Mur de l’Atlantique » sur tout le littoral de la Norvège à la frontière espagnole13. Sa construction commence de manière effective au printemps 1942.
15En août, l’assaut anglo-canadien sur Dieppe se termine de la manière dramatique que l’on sait. Allemands et Alliés tirent de ce même événement des conséquences diamétralement opposées sur le plan stratégique. Les premiers sont persuadés que leurs adversaires, lorsque viendra l’heure d’un débarquement de grande envergure, tenteront de prendre un port de front pour assurer leur logistique. D’où la décision de Hitler de transformer les principaux ports de la Manche et de l’Atlantique en véritables forteresses. Dès lors, le béton coule à Cherbourg qui devient, comme d’autres ports, une pièce majeure du dispositif stratégique allemand à l’Ouest. La forteresse se compose principalement d’une douzaine de batteries d’artillerie côtières destinées à ouvrir le feu sur une éventuelle flotte d’invasion. La plus puissante est la batterie Hamburg, à Fermanville, avec ses quatre canons de 240 mm. Vers l’intérieur, la ville et le port sont protégés par deux lignes de défense, l’une extérieure, l’autre plus rapprochée, composées de nids de résistance (Widerstandsnester) équipés d’artillerie légère, de mortiers, de mitrailleuses...
16Pendant l’Occupation, le port de Cherbourg, à proprement parler, ne joue pas un rôle de premier plan. Il convient en effet de rappeler que la force principale et l’activité essentielle de la Kriegsmarine reposent sur ses sous-marins, les U-Boote. Or, Cherbourg n’est pas une base sous-marine comme le sont Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Pallice... Le port est fréquenté uniquement par des navires de surface de moyen ou faible tonnage, chargés de missions de protection, avec parfois des destroyers et des torpilleurs de passage... S’y ajoutent quelques hydravions. En 1944, Cherbourg est surtout le port d’attache de mouilleurs de mines et de flottilles de vedettes lance-torpilles14. Quant à l’arsenal, il fonctionne désormais au ralenti : avec des ouvriers moins nombreux et un matériel en partie prélevé par les Allemands. Les constructions navales ayant cessé, l’activité principale est tournée vers l’entretien et la réparation des bâtiments allemands15.
17Du côté des Alliés, l’importance stratégique de Cherbourg apparaît dans le cadre des projets d’assaut trans-Manche. Dès le mois d’avril 1942, soit quelques mois seulement après Pearl Harbour, le général Marshall, commandant en chef de l’armée des États-Unis, arrive à Londres, porteur de deux projets de Débarquement en France. Le plan « Round-Up » prévoit pour 1943 un débarquement de grande envergure sur les côtes du nord de la France. En revanche, « Sledgehammer » est un plan d’urgence à déclencher au cas où, sur le front de l’Est, l’Armée rouge se trouverait en difficultés face à une relance de l’offensive allemande. L’idée des Américains est d’établir une tête de pont dans la péninsule du Cotentin, facile à cadenasser, qui jouerait le rôle d’aimant pour fixer à l’Ouest le plus possible de divisions allemandes. Dans cette hypothèse, le port de Cherbourg jouerait un rôle essentiel en assurant le ravitaillement en provenance des ports britanniques. Churchill impose l’abandon du plan « Sledgehammer », jugé totalement irréaliste16, et le report à moyen terme du plan « Round Up » au profit d’opérations en Méditerranée.
18Néanmoins, en janvier 1943, les Américains – dont le poids se renforce au sein de la coalition – obtiennent la réactivation du plan « Round Up », sous le nouveau nom de code d’« Overlord ». La conférence interalliée « Trident », réunie à Washington en mai 1943, fixe la date du débarquement trans-Manche au mois de mai 1944 et la conférence « Quadrant », tenue à Québec en août 1943, fait le choix des côtes normandes de préférence au Pas-de-Calais, endroit jugé trop prévisible pour les Allemands et de ce fait beaucoup mieux défendu.
19Autre décision capitale, conséquence de l’aventure malheureuse de Dieppe, il s’agira de débarquer sur les plages de la Baie de Seine en évitant une attaque frontale de l’un ou l’autre des deux grands ports de la région, Le Havre et Cherbourg, transformés en forteresses. Pour résoudre les problèmes logistiques, il est prévu de mettre rapidement en place deux ports artificiels, les Mulberries, l’un en secteur britannique, devant Arromanches, l’autre en secteur américain au large d’Omaha Beach17. Mais, à terme, il faudra s’emparer le plus rapidement possible, par voie de terre, du grand port en eaux profondes qu’est Cherbourg, auquel est dévolue une importance stratégique prioritaire dans le cadre du plan « Overlord » dont l’objectif ultime est l’écrasement du nazisme et la libération de l’Ouest de l’Europe... C’est par le port de Cherbourg18 que devront transiter, venant directement des États-Unis, les renforts en matériel et en hommes nécessaires pour la montée en puissance des Alliés.
20Le général britannique Morgan a été chargé de la planification du débarquement en elle-même, autrement dit l’opération « Neptune », première phase d’« Overlord ». Lorsqu’ils découvrent ce plan au début de l’année 1944, Eisenhower, commandant en chef, et son adjoint Montgomery, le trouvent trop étriqué. Il prévoit en effet un secteur d’assaut limité à trois plages (Omaha, Gold et Juno) entre la baie des Veys et la Seulles. Surtout, ils pointent le problème posé par l’assaut en direction de Cherbourg avec une distance à parcourir depuis Omaha jugée trop importante, sans compter les difficultés prévisibles pour franchir la Vire et les marais de Carentan. Aussi, imposent-ils une modification profonde du plan en ajoutant deux plages : Sword à l’Est et surtout Utah à l’Ouest, sur la côte orientale du Cotentin : ceci permet de raccourcir nettement le trajet vers Cherbourg. C’est ce remaniement qui entraîne le report du débarquement d’un mois, du début mai au début juin 1944.
1944, Cherbourg port de la Libération
21Le 6 juin 1944, le débarquement sur Utah Beach du VIIe corps du général Collins se déroule assez aisément, au contraire de ce qui se passe sur Omaha19.
22À partir d’Utah Beach, le chemin le plus court vers Cherbourg consiste à suivre la route nationale 13. Mais la résistance allemande est forte à hauteur du « verrou de Montebourg ». Collins lance alors ses divisions plein ouest, coupe la presqu’île du Cotentin en deux en atteignant Barneville le 18 juin, prenant ainsi au piège 40 000 Allemands. Ensuite, les Américains pivotent vers le nord et avancent sur un front de trois divisions vers Cherbourg dont ils atteignent, sans difficultés majeures, les défenses extérieures dès le 21 juin20. La bataille de Cherbourg, engagée le 22, ne dure que quelques jours, les lignes de défenses étant rapidement enfoncées. Le 25 juin, les hommes de Collins pénètrent dans la ville tandis qu’une sévère bataille se déroule, côté mer, entre une flotte américaine commandée par l’amiral Deyo et les batteries côtières allemandes qui offrent une forte résistance. Cependant, la forteresse de Cherbourg est beaucoup plus vulnérable du côté terre.
23Le 26 juin, le général von Schlieben, commandant de la place, fait sa reddition21 ; ce qui a pour effet de plonger Hitler dans une colère folle contre « cette grande gueule de Schlieben qui n’est qu’un grand lâche ». Mais auparavant, le contre-amiral Hennecke, commandant maritime, qui n’ignorait rien de l’enjeu stratégique que représentait le port, a ordonné des sabotages en règle afin de le rendre inutilisable ; ce qui lui vaudra les félicitations personnelles du Führer pour cette « destruction exemplaire ».
24Les eaux de la rade et des bassins sont truffées de mines. Des dizaines de navires de toutes tailles ont été sabordés aux endroits névralgiques pour obstruer les passes. Le pont tournant, effondré, bloque l’entrée du bassin du commerce. La gare maritime, inaugurée en 1933, a fait l’objet d’un traitement particulier. Ses quais, où abordaient naguère les grands transatlantiques, dynamités, sont hors d’usage, réduits à l’état d’inextricables amas de pierres, de grues et passerelles détruites. Pour autant, tout cela ne décourage pas les équipes du Génie américain qui s’attellent sans plus attendre et avec détermination22 à la remise en état du port « T-410 ». L’ampleur du travail à accomplir est considérable, mais la tâche est menée à bien, somme toute, assez rapidement. La priorité est au déminage et au renflouement des épaves. Dès le 16 juillet, quatre Liberty Ships en provenance des États-Unis empruntent le seul chenal déminé et jettent l’ancre dans la grande rade. De là, leur cargaison est acheminée vers la plage Napoléon à l’aide de camions amphibies DUKW ou de péniches. Bien qu’encore limité, le trafic est rétabli, même s’il reste encore à construire des appontements et à aménager des quais de déchargement. Le 25 juillet, le premier tanker s’arrime à la digue de Querqueville où il peut déverser le carburant qu’il transporte23. Stocké dans des réservoirs, le précieux liquide est ensuite acheminé en direction du front par un réseau de pipe-lines terrestres, tandis que munitions, armement et approvisionnements divers transitent par le réseau de chemin de fer remis en état24.
25Le port de Cherbourg n’a pas joué un rôle de premier plan dans le cadre de la bataille de Normandie, du fait de sa prise relativement tardive fin juin et du travail de remise en état après les destructions commises par les Allemands. De juin à août 1944, sa part dans le trafic de marchandises des Alliés se limite à 10 % du total, contre 17 % pour Arromanches25 et 46 % pour les plages d’Omaha et Utah Beach. En revanche, il prend une part décisive à la libération de la France à l’automne 1944. En septembre, il assure à lui seul 39 % du ravitaillement des Alliés transitant par les ports de l’Atlantique, de la Manche et de la Mer du Nord26 ; 59 % en octobre ; 94 % en novembre27.
26Or, dans les plans initiaux des Alliés, le rôle dévolu au port de Cherbourg était assez limité. Port de guerre et port transatlantique, il n’avait en revanche qu’un trafic commercial très modeste : à peine 1 000 tonnes par jour ; ce qui le situait au 32e rang français. Les Américains estimaient pouvoir pousser ce trafic jusqu’à 8 000 tonnes par jour mais guère au-delà. Ils comptaient en réalité sur la conquête des ports bretons pour prendre le relais, mais aussi sur l’aménagement de la baie de Quiberon dans le cadre du plan « Chastity », adopté en avril 194428.
27Or, les choses ne se déroulent pas comme prévu. En premier lieu, la progression des Américains s’est trouvée fortement retardée par la guerre des haies, dans le centre-Manche, qui les immobilisa un bon mois. À J + 50, ils auraient dû avoir atteint la Loire et se trouver devant Brest ; à cette date, ils piétinaient toujours à hauteur de Saint-Lô. La prise des ports bretons a été non seulement retardée mais, de surcroît, elle s’est s’avérée difficile et longue. Ainsi, le siège de Brest dure du 7 août au 19 septembre et la ville est en ruines à sa libération. Lorient et Saint-Nazaire, comme d’autres « poches de l’Atlantique » ne se rendront qu’après la signature de la capitulation allemande en mai 1945. Quant au plan « Chastity », il est abandonné.
28Ce sont donc les aléas de la guerre qui ont redonné à Cherbourg le rôle capital, celui de base arrière de la libération de la France29. En effet, c’est principalement de là que part l’essentiel du ravitaillement qui s’efforce de suivre les troupes alliées dans leur percée à partir de la Normandie vers le Nord et l’Est de la France au cours de l’automne 1944 ; ravitaillement en munitions, vivres et équipements par la route, notamment la Red Ball Highway30, puis les voies ferrées au fur et à mesure de leur remise en état. Mais aussi le ravitaillement – primordial – en carburant grâce aux pipe-lines qui vont traverser la France d’Ouest en Est.
Épilogue autour d’un conflit entre Mémoire et Histoire
29La résonance donnée par la presse en juin 1945 à l’exposition tenue à Paris et consacrée au port d’Arromanches, présenté comme la clé de la libération de la France, va défrayer la chronique cherbourgeoise. La riposte du maire de Cherbourg, René Schmitt, est rapide et virulente. En séance du conseil municipal, il fustige « la publicité surfaite autour du nom d’Arromanches », explique que son rôle en 1944 n’est en rien comparable à celui de Cherbourg et déplore « la conspiration du silence qui entoure dans la presse nationale le rôle du port de Cherbourg ». Une motion est votée et transmise au gouvernement, demandant même une enquête qui devrait permettre de « donner des éclaircissements sur la façon brutale dont on veut étouffer le rôle du port de Cherbourg31 ».
30Soixante-dix ans plus tard, la mémoire commune et les médias continuent de privilégier Arromanches, malgré la réalité des chiffres. Et pourtant, s’il y a un port qui mérite le nom de « port de la Libération », à coup sûr, c’est bien celui de Cherbourg.
Notes de bas de page
1 La population de Cherbourg passe de 6 500 habitants en 1774 à 11 000 à la veille de la Révolution, pour atteindre 44 000, à son apogée, en 1911.
2 Siegfried A., Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1913.
3 Entamés sous Louis XVI, les travaux d’aménagement du port militaire sont poursuivis sous Napoléon 1er, Napoléon III et aux débuts de la IIIe République.
4 Ellis F. S. (Major), The War in France and Flanders, 1939-1940, United Kingdom Military Series, History of the Second World War, 1953.
5 Le premier contingent arrive à Cherbourg dès le 10 septembre 1939.
6 Maxime Weygand est nommé généralissime des armées françaises le 19 mai 1940, en remplacement de Maurice Gamelin.
7 Après l’invasion de leur pays en septembre 1939, plusieurs milliers de soldats polonais ont trouvé refuge en France. Ils forment des unités qui combattent au côté des Français en mai-juin 1940, avant de gagner le Royaume-Uni. En 1942, une partie de ces hommes formera la 1re division blindée polonaise, placée aux ordres du général Maczek, qui débarquera à Arromanches fin juillet 1944 et participera à la fin de la Bataille de Normandie.
8 Parmi eux, les hommes de la 52e division écossaise, arrivés à Cherbourg à partir du 10 juin et repartis dès le 17 par la même voie.
9 Rommel E. (Mal), La Guerre sans Haine, chap. IV, Le raid sur Cherbourg, Paris, Presses de la Cité, 1962, p. 99-115.
10 Le Praya et le Roland-Morillot.
11 Voir la carte des bombardements aériens sur la France en 1941, in « Les bombardements alliés », La France pendant la Seconde Guerre mondiale-Atlas historique, Paris, Fayard/Ministère de la Défense, 2010, p. 242-245.
12 Boivin M., Les Manchois dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, t. 4, thèse, université de Caen, 2003, p. 100-116.
13 Directive du 14 décembre 1941.
14 En l’occurrence, les 5e et 9e flottilles de S-Boote (Schnellboote). Ces vedettes rapides sont chargées du « balayage » quotidien de la Manche entre Cherbourg et Le Havre, afin de repérer un éventuel assaut allié. Dans la nuit fatidique du 5 au 6 juin, ces missions sont interrompues en raison de la tempête qui sévit, de même que les reconnaissances aériennes ; cette bévue permet à plus de 5 000 navires d’approcher des côtes bas-normandes sans avoir été repérés.
15 Née M., L’arsenal de Cherbourg dans la tourmente (1939-1945), mémoire de maîtrise, université de Caen, 2000.
16 L’hostilité de Londres s’explique d’autant plus aisément que les troupes chargées d’ouvrir la tête de pont du Cotentin et de la tenir seraient... britanniques, du fait du nombre encore faible de soldats américains transférés au Royaume-Uni.
17 Le Mulberry « A », à peine achevé, fut détruit par une tempête entre le 19 et le 21 juin. Il est aujourd’hui tombé dans l’oubli alors que son homologue, le Mulberry « B » d’Arromanches, moins endommagé, est entré dans l’Histoire. Privés de leur port artificiel, les Américains reviendront à des méthodes moins sophistiquées en débarquant hommes, véhicules et ravitaillement directement sur les plages grâce à leurs grands navires de transport à fond plat et étraves ouvrantes, les LST. Les performances réalisées se révéleront néanmoins très supérieures à celles d’Arromanches.
18 Dans les plans alliés, Cherbourg est désigné sous le nom de code de « Watson ».
19 Les pertes (tués, blessés, disparus) s’élèvent à 200 hommes sur Utah, contre un peu plus de 4 000 à Omaha.
20 La libération de la péninsule du Cotentin a été d’autant plus rapide que les troupes allemandes avaient reçu ordre de se replier à l’intérieur de la forteresse.
21 Le général Bradley avait dit : « Il nous faudra dix jours pour prendre Cherbourg si nous avons de la chance, trente si nous sommes malchanceux. » Il lui en fallut vingt.
22 Leur devise n’est-elle pas : « Le difficile, nous le faisons immédiatement ; l’impossible demande un peu plus de temps ».
23 Jusqu’alors, le carburant destiné aux véhicules terrestres comme aux avions opérant à partir des pistes aménagées en Normandie, était acheminé par tankers, ancrés au large, vers les stations de pompage de Port-en-Bessin et Sainte-Honorine-des-Pertes qui jouèrent un rôle capital avant l’ouverture du terminal de Querqueville. En revanche, il convient de « tordre le cou » à la légende merveilleuse du pipe-line sous-marin PLUTO (Pipe Line Under The Ocean) joignant l’île de Wight à Cherbourg. Ce dispositif d’une (trop) grande audace technique fut en réalité un ratage complet. À la suite de difficultés diverses, il n’entra en action que très tardivement, le 18 septembre seulement, et ne fonctionna qu’une quinzaine de jours avant d’être définitivement abandonné... après avoir acheminé quelques milliers de litres d’essence seulement.
24 Le réseau et le parc ferroviaires français ont particulièrement souffert de la guerre. La pénurie de matériel roulant est particulièrement préoccupante ; dans l’ensemble du pays, ne subsistent plus que 3 000 locomotives contre 17 000 en 1939. Dès la fin juillet, commencent à arriver à Cherbourg locomotives et wagons en provenance des États-Unis, grâce à des ferries équipés de ponts roulants et de Sea-trains provenant de la flotte des Grands Lacs.
25 On remarque d’emblée la part modeste du port artificiel d’Arromanches alors même que 25 % du trafic total est assuré par de petits ports aux mains des Britanniques, tels Courseulles et Port-en-Bessin ou des débarquements directs sur les plages.
26 Non compris les véhicules.
27 Soit un trafic moyen de 15 000 tonnes par jour.
28 Ruppenthal R. G., Logistical Support of the Armies, may 1941 – september 1944, Washington D. C.: Office of the Chief of Military History, 1953, p. 186-188 et carte p. 295.
29 Lamache S., Les Américains dans la région de Cherbourg en 1944 et 1945. L’implantation de la Normandie Base Section dans le Nord Cotentin et ses conséquences, thèse d’Histoire, Université de Caen, 2010.
30 S’inspirant de la fameuse « Voie Sacrée » de la Première Guerre mondiale, les Américains mettent en place la Red Ball Highway qui assure un ravitaillement rapide de leurs troupes. Elle se compose de deux routes en sens unique, grossièrement parallèles, l’une « montante » en direction de la Marne ; l’autre « descendante » revenant vers Cherbourg. La signalisation avec une « boule rouge » indique qu’elles sont strictement interdites au trafic civil et la circulation des camions américains y est strictement réglementée, aussi bien pour la vitesse que pour les distances de sécurité. Ce système permet d’acheminer chaque jour vers le front une moyenne de 10 000 tonnes de vivres, de munitions et de carburant.
31 Lamache S., op. cit., p. 864.
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