Les plaques commémoratives de lycée, entre mémoire et histoire
p. 243-251
Texte intégral
1La mémoire entretient avec l’histoire des rapports difficiles qui oscillent entre concurrence et complémentarité. Les commémorations sont le lieu stratégique de cette tension entre l’impératif du devoir de mémoire qui relève de la morale – et qui s’impose sans justification –, et les exigences du métier d’historien qui n’ont d’autre horizon que la vérité analysée avec méthode. Certaines commémorations ont un éclat exceptionnel comme les célébrations nationales qui ponctuent périodiquement notre calendrier mémoriel, d’autres sont plus discrètes tels ces hommages lapidaires que sont les plaques commémoratives.
2Ces plaques sont des objets d’histoire autant que des supports de mémoire. L’examen des conditions historiques de leur production, de leur conception ou de leur utilisation par l’institution scolaire peut éclairer l’élaboration du processus de commémoration. Les listes de noms qu’elles portent présentent un autre intérêt, celui d’un échantillonnage, certes peu représentatif puisque résultant d’une sélection aléatoire, mais qui peut donner lieu à une analyse quantitative de l’effectif ou un suivi des parcours individuels. Pour celles de la Seconde Guerre mondiale se pose la question particulière de l’indifférenciation du statut des victimes qu’elles honorent dans le contexte de l’évolution de la mémoire du conflit depuis l’après-guerre, les célébrations unitaires d’hier s’étant progressivement effacées devant les hommages pluriels d’aujourd’hui.
3La plaque commémorative de 1939-1940 du lycée Émile Zola de Rennes fournit l’occasion de le vérifier.
Les objets d’un lieu
4L’ancien Lycée de Rennes, unique lycée public de garçons jusqu’aux années 1960, dispose de trois plaques commémoratives dédiées aux élèves ou anciens élèves morts pour la patrie lors des différents conflits dans lesquels la France a été impliquée depuis le milieu du XIXe siècle. Ces plaques ont toutes été apposées à l’initiative de l’Association de bienfaisance des anciens élèves du lycée de Rennes, fondée en 1867 et reconnue d’utilité publique en 18771.
5La première, inaugurée en 1909, regroupe à dessein les 21 victimes des guerres de Crimée, d’Italie et des expéditions coloniales – Dahomey, Tonkin-Cochinchine, Maroc et Tchad – et celles de la Guerre de 1870-1871, insérant l’idée de Revanche dans la litanie des victoires françaises de la période. La deuxième honore les victimes de la Première Guerre mondiale. Elle marque l’aboutissement d’un processus de commémoration amorcé dès le début du conflit. Le 12 septembre 1914, la circulaire du ministre de l’Instruction publique, Albert Sarraut, invitait les recteurs à dresser une liste des membres de l’enseignement public « tombés sur le champ de bataille, véritable livre d’or de l’Université ». Les premières listes, établies en 1915, étaient lues publiquement lors des cérémonies annuelles de remise des prix. En 1922, l’Association de bienfaisance des anciens élèves publie le livre d’or du lycée et, en 1925, elle finance par souscription l’installation de la plaque commémorative de 1914-1918 dans le hall de l’établissement. La troisième qui date du début des années 1960 rassemble les morts de la Seconde Guerre mondiale, ceux de la Guerre d’Indochine et des « opérations d’Afrique du Nord ».
6Ces plaques présentent des caractéristiques identiques. Désigner est leur fonction première. Les noms inscrivent pour toujours dans la pierre le souvenir de ceux qui sont morts pour la patrie. L’ordre alphabétique est le classement retenu, à l’exception de la première plaque qui avait adopté une distribution chronologique, par conflit et par date de décès. Cet ordre narratif renforce l’uniformité du groupe. Élèves, anciens élèves, professeurs, agents ne sont pas distingués, pas plus que les officiers et les soldats. C’est un collectif qui est honoré, les membres d’une communauté scolaire, constitutifs de l’institution lycéenne, conformément à la recommandation ministérielle de 1914 qui entendait rendre hommage aux membres de l’enseignement public mais aussi à la corporation universitaire – universitas studiorum – dans son entier pour donner la mesure de sa contribution à l’effort de guerre. Le nombre est en lui-même significatif, 191 noms sur la plaque de 1914-1918, 69 sur celle de 1939-1945. Il démontre aux yeux de tous l’ampleur du sacrifice et invite au partage du deuil. L’exposition des noms peut apparaître alors comme une métaphore de l’exposition des corps.
7Jusqu’aux années 1960, ces plaques donnaient lieu à un rituel annuel, occasion d’un échange entre morts et vivants. La lecture de la liste par les membres de la communauté scolaire se faisait selon un enchaînement inauguré en 1925. À l’appel de chacun des noms lus par un professeur, un élève répondait « mort pour la France ». Le rite est évidemment destiné à entretenir la mémoire transgénérationnelle, comme il est créateur d’identité collective et porteur d’une pédagogie virtuiste fonctionnant sur le mode de l’exemplarité et assurant « la transition entre histoire apprise et mémoire vivante2 ». Les discours accompagnant ces cérémonies le démontrent clairement. En 1925, le président de l’Association des anciens élèves invite les « jeunes citoyens de demain à méditer l’exemple de leurs aînés » et le recteur d’académie proclame : « leur foi qui était entière sera la vôtre3 ». Quant à la mention « mort pour la France », elle est née durant la Première Guerre mondiale de la loi du 2 juillet 1915 qui réserve son inscription sur les actes de décès aux militaires morts en situation de guerre mais aussi aux civils « ayant succombé à la suite d’actes de violence commis par l’ennemi ». Cette loi est complétée par l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui en étend l’attribution, en dehors des combattants, déportés, exécutés, décédés en pays ennemi, à « toute personne décédée à la suite d’actes de violence constituant une suite directe de faits de guerre ». Ces textes fixaient les conditions nécessaires pour figurer sur ces plaques. C’est à ce titre que le nom des élèves, agents, professeurs recensés a été gravé dans le marbre. C’est bien ce qui fait également l’unité du groupe ainsi constitué.
8Ces conditions peuvent expliquer aussi la longueur des délais constatés entre la fin du conflit et l’apposition de ces plaques. Malgré le soin mis à dresser les listes, à en vérifier le contenu et leur adéquation aux textes réglementaires, celles-ci comportent des erreurs et des lacunes : noms mal orthographiés, substitution de prénom – Edmond Lailler, professeur, Résistant, mort à son retour de déportation a ainsi été confondu avec son fils Arsène, élève de l’établissement – omissions, rares et généralement accidentelles.
L’unité d’un groupe ?
9L’apparente homogénéité qui découle de ce statut commun de « morts pour la France » n’est cependant pas équivalente dans toutes les listes. Celles de 1939-1945 sont en réalité beaucoup plus hétérogènes que les deux autres. En élargissant la catégorie des « morts pour la France », l’ordonnance de 1945 a sensiblement diversifié les victimes. Sur les listes des morts de 1914-1918, de la Guerre d’Indochine et des opérations d’Afrique du Nord, figurent principalement des militaires, professionnels, mobilisés ou engagés volontaires, morts au combat ou des suites de leurs blessures, parfois après le conflit, et beaucoup plus rarement des civils victimes de crimes de guerre. Sur celles de 1939-1945, peuvent au contraire se trouver mêlés indistinctement les soldats mobilisés de 1939-1940 et de 1944-1945, les combattants de la France libre, les Résistants morts en France, torturés ou fusillés, ou bien déportés, mais aussi les otages exécutés, les juifs morts en déportation ou encore les victimes de bombardements. Cette hétérogénéité n’est pas seulement due à la nouvelle définition des morts de la guerre justifiables d’un hommage public – comme les Français tués lors de bombardements alliés – elle est aussi le reflet de la complexité du conflit, guerre « plus totale » encore que la Première Guerre mondiale, impliquant les civils à une échelle inédite, incluant des déportations de masse et opposant de surcroît les Français entre eux. Cette diversité de situation peut légitimer à elle seule une analyse, statistique ou au cas par cas, des effectifs de la liste afin de départager par exemple les militaires et les civils, de mesurer ainsi l’engagement des élèves du lycée dans la Résistance, ou de suivre des trajectoires individuelles et des destins collectifs permettant de vérifier si, pour certains d’entre eux, l’engagement a pu être déterminé par l’identité et la solidarité lycéennes. Le lycée de garçons de Rennes comptait à la rentrée de 1940 environ 650 élèves, 450 de la seconde à la terminale et 200 en classes préparatoires. Sur les 69 noms figurant sur la plaque consacrée aux morts de la Seconde Guerre mondiale, seuls 11 n’ont pu être identifiés précisément comme appartenant à l’une ou l’autre catégorie des victimes du conflit. Parmi les 58 restants, figurent 56 élèves ou anciens élèves et 2 professeurs4. Les soldats mobilisés ou engagés de 1939-1940 et de 1944-1945 représentent 30 % des individus identifiés (17), les civils sont donc très largement majoritaires (41), les deux enseignants qui étaient encore en fonction dans l’établissement au début de la guerre, en font partie. Pour l’essentiel, il s’agit de Résistants (35) ou de Français libres (3), fusillés, morts en déportation ou en combattant.
10Ces élèves et anciens élèves engagés dans la Résistance ou les Forces Françaises Libres appartiennent à plusieurs générations. Beaucoup avaient quitté le lycée depuis plusieurs années mais 23 étaient encore lycéens au début du conflit. En apparence, seul l’examen de ces 23 cas permettrait de mesurer la participation des élèves en tant que tels à la Résistance. En réalité il est difficile pour un certain nombre d’entre eux – les étudiants fraîchement sortis du lycée inscrits au Comité des Étudiants rennais notamment – de dater précisément leur engagement, avant ou après leur entrée à l’université. Cependant, les trajectoires collectives, celles d’élèves appartenant ou ayant appartenu à la même classe par exemple, seraient sur ce point les plus éclairantes. Un examen plus approfondi montre qu’elles sont plus nombreuses que les parcours individuels. Les exemples analysés révèlent suffisamment de cas d’appartenance commune au même mouvement ou réseau d’élèves – ou d’étudiants ayant fréquenté le lycée – pour en attester la possibilité. Une vérification sur les livres de classe de la période montre que certains d’entre eux affiliés au même réseau ou mouvement de Résistance ont fait partie de la même classe5. Une douzaine d’élèves sont ainsi rattachables à la constellation formée par les réseaux Marathon, Overcloud et Oscar-Buckmaster, parmi lesquels trois fratries. Le lien originel entre ces organisations et le lycée de Rennes est la réunion au début de l’année 1941 de groupes de Résistants parmi lesquels des élèves de classes de première et de philosophie du lycée et un professeur – Victor Janton – qui entreprennent la publication, entre l’été 1941 et février 1942, d’un journal clandestin, La Bretagne enchaînée. Ces groupes prendront contact à l’automne 1941 avec la mission Overcloud avant de rejoindre le réseau Marathon en janvier 1943 qui se fond lui-même dans le réseau Oscar en juin 1943. La présence de lycéens aux différentes étapes de ce processus fait incontestablement du lycée une des matrices de leur engagement commun. La seule classe de philosophie 2 de l’année 1940/1941 a ainsi réuni quatre des élèves, engagés dans ces réseaux et figurant sur la plaque, trois autres relevant d’autres organisations ou de la France libre.
11Le sort de certains élèves a pu être aussi lié par une action commune plus ou moins spontanée, c’est-à-dire décidée ensemble mais en dehors de toute organisation, avec comme seul ciment la solidarité lycéenne. Deux exemples illustrent ce cas de figure. Le premier est celui des trois élèves déportés pour avoir participé à la manifestation du 1er mai 1942 à Rennes, la première de l’Occupation menée conjointement par la France libre et la Résistance intérieure. Le mot d’ordre était de se réunir et de déambuler silencieusement ce jour-là devant la statue de la République ou à défaut devant la mairie, entre 18 h 30 et 19 h 30. La manifestation fut à la fois patriotique et républicaine, c’est-à-dire hostile à l’occupant et au régime de Vichy, elle fut aussi, à travers la symbolique du 1er mai, sociale. Elle entendait également répondre aux cérémonies officielles organisées par le régime de Vichy pour célébrer la Fête du travail que la Résistance et la France libre recommandaient de boycotter. À Rennes, la police constata « une animation inaccoutumée sur la place de la mairie de 18 h 15 à 19 h 30, de nombreux groupes se rassemblant à cet endroit dans le but évident d’obéir aux mots d’ordre de Londres. Parmi ces groupes dominent surtout les jeunes employés des chemins de fer, les ouvriers, quelques fonctionnaires et des lycéens et étudiants ». Une liste des 76 personnes interpellées par la police française lors de la manifestation fut dressée le 3 mai. Le 4 mai la préfecture exigea un dénombrement particulier des fonctionnaires, des employés de l’État, des lycéens et des étudiants ayant fait l’objet d’un procès-verbal d’interpellation. Y figurent les noms d’une douzaine d’élèves du lycée. En réalité cette liste, une fois transmise aux autorités allemandes, devint une liste d’otages potentiels. Les Allemands l’utilisèrent préventivement le 8 mai 1943, veille de la fête de Jeanne d’Arc, pour arrêter une quinzaine de jeunes Rennais, parmi lesquels une majorité de lycéens : 9 d’entre eux furent immédiatement déportés6. Sur les quatre morts en déportation, trois seulement figurent sur la plaque – Bernard Deva, Félix Primot et Robert Tiercery – le quatrième, – Jean Dauphin, mort à Buchenwald – a été oublié, probablement parce qu’il n’avait pas fait au lycée une année complète. Plusieurs de ces élèves appartenaient à la même classe de philosophie en 1940-1941.
12L’autre exemple est apporté par le départ de lycéens pour le maquis en 1943 ou 1944. Ainsi, Christian Savary et Jean Marion, tous les deux élèves de première A en 1940-1941, rejoignirent le groupe FTP du commandant Pétri en 1943, pour échapper au STO, à l’approche de leurs vingt ans. Ils participèrent à l’attaque de la prison de Vitré le 29 avril 1944 puis organisèrent et encadrèrent en juin 1944 un groupe d’une vingtaine de maquisards rassemblés sur la commune de Senven-Léhart dans les Côtes-du-Nord. Christian Savary, alias D’Artagnan, était chef de groupe, Jean Marion, alias Athos, son adjoint7. Le second fut tué lors de l’assaut donné au maquis par les Allemands le 12 juin 1944, le premier fut fusillé le 16 juin près de Lannion. Lucien Scour et Jean Feuillet, tous les deux en classe de philosophie 2 en 1940/1941, furent pris en charge en même temps, en 1943, et pour les mêmes raisons, par le Service national maquis des Mouvements unis de la Résistance qui les orienta ensuite vers des groupes de FFI différents.
13La liste comporte aussi le nom d’élèves au destin particulier. Marcel Benoît, élève de troisième, entré à 15 ans, en juin 1944, dans le groupe FTP de Saint-Médard-sur-Ille pour rejoindre le maquis de Haute-Sèves mourut lors d’un engagement avec des troupes allemandes le 2 août, « combattant actif et courageux malgré son jeune âge ». André Ménard, déporté au camp annexe de Loibl Pass en Autriche, libéré par les partisans yougoslaves fut tué en luttant à leur côté en novembre 1944. Il est le dédicataire du célèbre roman d’André Lacaze, Le Tunnel, paru en 1978. René Le Herpeux, chef de section FTP, déporté à Neuengamme, mourut quant à lui le 3 mai 1945, à Lübeck, sur le paquebot-prison « Cap Arcona », bombardé par erreur par les Alliés8.
Un inventaire du tragique
14Les plaques commémoratives de la Seconde Guerre mondiale peuvent fournir un bon point de départ pour mesurer l’engagement de lycéens dans le conflit, et particulièrement dans les rangs de la Résistance, par le croisement des livres de classes et des listes de victimes. Il reste trois situations de guerre qui ne relèvent d’aucune de ces catégories, mobilisés ou Résistants. Il s’agit d’un élève tué lors d’un bombardement aérien de Rennes, d’un ancien élève arrêté comme otage puis fusillé en représailles et d’un élève juif mort en déportation.
15Le premier, Émile Viterbe, élève de classe de terminale d’à peine 18 ans, est l’une des 274 victimes du bombardement du 8 mars 1943, le premier mené par l’aviation américaine sur la ville et celui qui provoqua l’émotion la plus forte, triple particularité qui peut expliquer l’hommage rendu au jeune lycéen. Le second est Gaëtan Hervé, ancien élève, secrétaire général de la mairie de Rennes, inscrit sur une liste d’otage après l’exécution de Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’information et à la propagande du gouvernement de Vichy, par la Résistance et abattu par des miliciens le 1er juillet 1944. Le troisième est Robert Neimann, élève de première en 1942, arrêté avec sa mère lors de l’opération « Vent printanier », la première grande rafle de Juifs, opérée à l’échelle européenne, les 16 et 17 juillet 1942 et connue sous le nom de son épisode parisien, la Rafle du Vel d’hiv. R. Neimann fait partie des 9 Rennais arrêtés ce jour-là. Aussitôt retenu dans les baraquements de l’ancien centre d’accueil des réfugiés situé place de la gare, il est transféré à Angers avec les autres Juifs arrêtés venant de tous les départements de l’Ouest. Le 20 juillet, il prend le convoi n ° 8 pour Auschwitz, le seul à être parti directement d’Angers pour la Pologne. Robert Neimann, numéro 15 sur la liste du convoi, est identifié comme « étudiant et apatride ». Il est mort à Auschwitz le 10 octobre 1942. Bien que seul déporté racial figurant sur la plaque commémorative, son cas n’est pas unique. Un de ses condisciples, Claude Nerson, en classe de cinquième en 1942, a lui aussi été arrêté, avec une partie de sa famille, près de Vierzon, en tentant de franchir la ligne de démarcation, à la fin du mois d’août 1942. Interné au camp de Pithiviers, il prend le 21 septembre 1942, le convoi n ° 35 pour Auschwitz où il est mort peu après son arrivée. Sur la Transportliste, son adresse a été inversée : 78, rue de Rennes à Paris au lieu de 78, rue de Paris à Rennes. C’est l’une des explications possibles de son omission sur la plaque, alors même que, contrairement à Jean Dauphin, il avait fait au lycée deux années complètes9.
Au reflet des mémoires
16Ces trois cas, en particulier le dernier – duquel on ne peut dissocier C. Nerson –, mêlés à ceux des soldats mobilisés ou des lycéens engagés dans la Résistance peuvent poser aujourd’hui le problème de l’indistinction des morts du conflit dans les commémorations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, compte tenu de l’évolution de la mémoire de la guerre depuis les années 1970. Cette indifférenciation peut s’expliquer, nous l’avons vu, par la nature de l’hommage rendu aux membres de la corporation scolaire dont il cherche à manifester l’unité mais elle peut aussi apparaître comme le reflet de la période de reconstruction mémorielle qui s’est amorcée dès la fin du conflit et s’est prolongée jusqu’aux années 1960, période marquée par la volonté de ne pas distinguer les morts pour mieux préserver l’unité nationale brisée par la guerre. Avec le recul, l’indistinction des victimes pourrait ainsi s’apparenter à un non-dit ou un « blanc » de la mémoire scolaire, parcelle de la mémoire officielle nationale.
17Jusqu’aux années 1970, la Shoah a été largement refoulée de la mémoire nationale. Le tribunal de Nuremberg avait reconnu au génocide le statut de crime contre l’humanité mais sans modifier immédiatement son approche par les autorités ou l’opinion publique. Les victimes juives de la guerre n’étaient pas identifiées comme telles ou alors elles apparaissaient comme des victimes secondaires par rapport aux déportés politiques. Ce comportement revenait à dénier au génocide sa singularité et à relativiser le crime, il évitait ainsi de s’interroger sur les responsabilités et les complicités françaises de la période. Dans ce contexte d’après-guerre où la priorité était donnée à la restauration de la fierté et de l’unité nationales, la parole des survivants elle-même peinait à s’exprimer ou à se faire entendre. Les logiques jacobines s’accordaient alors pour « intégrer l’ensemble des victimes dans le martyrologe politique et militaire de la nation10 ». L’heure était au refoulement pas au devoir de mémoire du génocide.
18À partir des années 1970 et 1980, la mémoire du génocide commence à s’affirmer. Ce changement correspond à un nouveau contexte : le procès Eichmann en 1961 a réveillé la mémoire juive, libérant la parole des rescapés et activant la recherche des criminels contre l’humanité. Les premières générations à n’avoir pas connu la guerre arrivent à l’âge adulte, les deux idéologies qui avaient construit la mémoire officielle de la guerre – le communisme et le gaullisme – déclinent. La France peut entreprendre alors un vrai travail de mémoire. Cette évolution doit beaucoup aux historiens. L’histoire du conflit a en effet beaucoup progressé depuis 1945, elle peut être analysée désormais de manière plus objective et moins passionnelle. Les archives se sont ouvertes, les témoignages se sont multipliés, l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale en a été profondément renouvelée. Ce nouveau regard porté sur la guerre conduit à une relecture du passé, « un passé qui ne passe plus », selon la formule d’Éric Conan et Henry Rousso11, parce qu’il éclaire l’attitude des Français sous l’occupation et qu’il met en évidence l’antisémitisme d’État du régime de Vichy. Les médias – cinéma et télévision – les manuels et ouvrages d’histoire ont largement diffusé dans l’opinion cette nouvelle approche reprise désormais dans les déclarations et les commémorations officielles12.
19Ainsi pourrait se faire « ce travail commun de mémoire et de vérité13 ». L’appropriation des plaques commémoratives par les historiens en est l’illustration, aussi modeste soit elle.
Conclusion
20La commémoration du génocide a pris une place essentielle dans la mémoire de la guerre. La mémoire de la Shoah est ainsi passée en quelques décennies de l’occultation à l’évidence. Cette évolution doit autant au travail des historiens et des témoins qu’à la distance qui nous sépare désormais des événements. Elle nous oblige à regarder différemment la manière de commémorer les morts de la Seconde Guerre mondiale afin de restituer au conflit sa complexité et aux victimes leur identité, occultées l’une et l’autre par l’hommage indistinct qui leur a été rendu dans les célébrations de l’après-guerre, en se tenant à égale distance de l’anachronisme et du parti-pris.
21Les plaques commémoratives, à la fois supports de mémoire et objets d’histoire interpellent autant le citoyen que l’historien et révèlent ainsi la complémentarité nécessaire entre le devoir de mémoire qui cherche à entretenir le lien avec le passé dans une perspective affective et identitaire et l’analyse historique qui tente d’éclairer l’évolution des représentations sur le temps long en s’efforçant au devoir d’exactitude.
Notes de bas de page
1 L’association a disparu au début des années 2000.
2 Ricoeur P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 514.
3 L’Ouest-Éclair du 24 mai 1925.
4 Edmond Lailler, professeur d’anglais, un des responsables du Service national maquis en Ille-et-Vilaine en 1943 et Philippe Nordmann, professeur de lettres, responsable du Front National en Ille-et-Vilaine en 1942.
5 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (ADIV), 1313 W 11, livres de classes du lycée de garçons de Rennes.
6 ADIV, 31 W 28 courrier de la Feldkommandantur.
7 Informations fournies par Serge Tilly et le Comité pour l’étude de la Résistance populaire dans les Côtes-du-Nord.
8 Informations fournies par le site des associations d’Anciens combattants d’Ille-et-Vilaine, Mémoire de guerre [http://assoc.orange.fr/memoiredeguerre].
9 ADIV, 239 W 489 – 522, dossiers d’étrangers.
10 Bensoussan G., « L’Enseignement de la Shoah dans l’éducation nationale française (1945-1990) », Revue d’histoire de la Shoah, 1992, p. 136.
11 Conan É., H. Rousso, Vichy : un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
12 Les premières plaques commémoratives dédiées spécifiquement aux victimes juives dans les établissements scolaires datent de septembre 2001, avec la décision du Conseil de Paris de rendre hommage aux enfants et adolescents juifs des écoles de la capitale morts en déportation.
13 Extrait du discours de François Hollande du 22 juillet 2012 commémorant les 70 ans de la rafle du Vel d’Hiv.
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