Au miroir de Louise Weiss. Les premiers mouvements d’assistance aux réfugiés et leurs mutations de 1914 à 1918
p. 175-187
Texte intégral
« La France occupée ! J’en tremblais. Vivre, oui, mais pas en îlote. Un flot de passion m’envahit pour le pays attaqué, meurtri, violé. Ce communiqué ? Un coup de foudre, le premier de ma jeune vie. J’avais pris feu. Moi aussi, j’aimais la France et je voulais la servir1. »
1S’investir ! Cet engagement affiché par Louise Weiss illustre bien le mot d’ordre qui résonnait à l’arrière en ces derniers jours du mois d’août 1914. Face aux difficultés imprévues de ce début de guerre, mises en exergue par ce fameux communiqué du 29 août qui reconnaissait l’invasion de la France, servir devenait un devoir. Et ce devoir engageait au premier chef toutes les femmes françaises, et pas seulement ces paysannes que Viviani exhortait tout spécialement à cultiver la terre, rentrer les récoltes et ensemencer les champs. Toutes les bonnes volontés féminines, chacune suivant ses compétences particulières, étaient appelées à se mobiliser et à s’enrôler sous la bannière de la patrie. Cette volonté de faire la guerre à sa façon n’était pas naturelle ni préméditée chez Louise Weiss, jeune « étudiante des philosophes » que l’affolement des premiers jours de guerre avait poussé à trouver refuge à Ker Armen, la luxueuse résidence d’été familiale de Saint-Quay-Portrieux. Un mois plus tôt en effet, elle estimait encore que cette guerre qui s’annonçait n’avait aucun sens pour elle qui s’estimait « dédiée au culte de la connaissance, à la religion de l’humanité, à l’adoration du clair jugement » et qui refusait catégoriquement de se rallier à cet amour du sacrifice que chacun semblait alors confesser. Ce ralliement brutal au consensus national ne constituait pas, loin s’en faut, un acte isolé. Cependant, il engageait cette jeune intellectuelle sur une voie à laquelle « sa raison sans expérience » ne la prédestinait pas plus qu’elle ne l’y avait préparée :
« Plus question d’ouvrir un livre, de rédiger un journal intime. Encore moins de ratiociner pour savoir, en l’absence de nouvelles, si la France en guerre contre l’impérialisme allemand agissait dans le sens de sa mission historique et respectait les immortels principes de 89 dont elle se croyait garante vis-à-vis du monde et de ses propres citoyens2. »
2Sa soif d’engagement se doublait d’une impuissance frustrante : servir oui, mais sous quelle forme ? Quelles compétences pouvait-elle mettre au service de la défense nationale ? Ces interrogations se dissipèrent subitement lorsque débarquèrent sur les quais de la gare de Saint-Brieuc les premiers convois de réfugiés, ces « chapelets de misère » dont nul n’avait osé seulement entrevoir l’hypothèse. En effet, tous les scénarios imaginés avant son déclenchement tablaient sur une guerre expéditive et victorieuse garantissant une perturbation minimale du système économique. Ce credo des militaires, partagé par l’élite politico-économique et relayé par la presse, prédisait un retour des combattants au plus tard pour « manger la dinde à Noël3 ». L’irruption soudaine et imprévue de ces cohues indescriptibles de migrants, canalisés tant bien que mal vers les gares de l’arrière, ne fut qu’une des illustrations parmi les plus spectaculaires d’un gigantesque fiasco dans la préparation psychologique et matérielle de la guerre et de ses impacts économiques et sociaux. L’optimisme ambiant avait conduit à faire l’impasse sur toute éventualité d’enlisement ou d’occupation du territoire national si bien qu’il n’existait, à l’heure de la mobilisation, aucun texte réglementaire, fut-il embryonnaire, auquel se référer pour organiser le transport de ces « hordes de réfugiés » et assurer leur prise en charge. Ce statut de réfugié n’existait pas car sa simple évocation eut traduit un défaitisme coupable. Il s’invita donc sans préavis, sous le regard passif des autorités civiles et militaires, dépassées par cette anarchie spontanée, cette grande pagaïe qui encombra subitement le système de transport et posa la question de la prise en charge de ces « épaves de la guerre » échouées sur les quais et que la cousine de Louise Weiss, Sophie, rapporta avoir vu en gare de Saint-Brieuc, sommeillant, prostrées, « à même l’asphalte, tête appuyée sur des boules de pain ». L’imprévoyance et l’inertie de l’État commandaient qu’un relais fût pris dans l’urgence par les acteurs de terrain, élus locaux et bonnes volontés en tout genre, à l’image d’une Louise Weiss si soucieuse de servir sa patrie :
« Aider les réfugiés me semblait impératif. Mais comment ? Sans mandat ? Sans locaux, sans crédit, sans expérience4 ? »
3L’action de la jeune étudiante de Ker Armen s’apparenta-t-elle à un cas d’école ? S’il fut éphémère, son engagement ne nous questionne pas moins avec pertinence sur la forme prise par les premiers mouvements d’assistance, qui tracèrent la voie aux futurs comités de secours, tout autant que sur leur rapport au genre et à l’Union sacrée.
Un comité d’urgence sans forme légale
4Loin d’être exceptionnel, ce souci d’agir s’inscrivait dans cette tendance du premier mouvement d’assistance aux réfugiés de l’automne 1914. Avant même que ne se posât la question globale des secours sur la longue durée, celle de leur hébergement dans l’urgence s’imposait sans qu’aucun plan d’action organisé n’ait été prévu. Une fois la répartition des convois opérée par la préfecture, c’est aux autorités municipales qu’il revenait de gérer l’installation de ces populations déplacées, tâche à laquelle elles n’étaient pas davantage préparées. L’émergence de ces premiers comités, organismes souvent embryonnaires nés du regroupement de quelques bonnes volontés, vint donc pallier l’absence totale d’anticipation et l’apathie des pouvoirs publics. Louise Weiss œuvra ainsi à l’ouverture d’un modeste local équipé et meublé à la hâte grâce à l’esprit d’entraide d’une partie des habitants de Saint-Quay-Portrieux. Soutenue par la mère Heurtel, « Transports en tous genres », elle quêta ainsi matelas, draps, couvertures, chaises, casseroles ou fourneaux. Ce recours à la générosité populaire – les plus pauvres donnant aussi « qui une marmite, qui une pelletée de charbon » –, permit d’aménager dans le patronage local trois dortoirs d’un confort spartiate mais suffisant pour délester la préfecture d’une vingtaine de réfugiés, parmi les plus démunis. Ceux-là même, selon Louise Weiss, « qui pourraient le mieux s’accommoder de notre frustre hospitalité5 ».
5Les priorités matérielles surpassant toute autre considération, les initiateurs de ces œuvres informelles ne prirent pas toujours le temps d’en fixer les contours pour les mettre en conformité avec la législation en vigueur. La guerre, comme dans bien des domaines, constitua là aussi une sorte de parenthèse réglementaire. Ainsi, en réponse à une demande émanant du Bureau de recherche sur les réfugiés et rapatriés de Lyon, les autorités ne purent citer qu’un seul comité d’assistance aux réfugiés officiellement déclaré à Saint-Brieuc. Les initiatives en la matière restaient peu nombreuses et souvent dépendantes d’une initiative individuelle, laquelle prit rarement le temps de se constituer en association dûment répertoriée en préfecture. Louise Weiss, pour sa part, avait d’autres urgences et son œuvre, connue et reconnue, demeura pourtant toujours informelle.
6Cet humble comité des premiers jours répondait à une pressante conjoncture locale et n’avait pas vocation à s’inscrire dans la durée. Malgré la détermination et la relative aisance financière que sa fondatrice et son réseau familial pouvaient mettre à contribution, l’ampleur des tâches inhérentes à sa mission s’accommodait mal d’un investissement personnel aussi isolé. L’enlisement du conflit ne lui laissait que deux options : disparaître ou se structurer. Aussi les seuls comités locaux qui subsistèrent furent-ils essentiellement des structures associatives hybrides issues d’un regroupement de personnes désireuses d’agir mais systématiquement placées sous la houlette de représentants de l’État ou d’élus politiques qui pouvaient leur procurer, tout en les finançant, tous les moyens d’action. Louise Weiss n’eut pu s’accommoder de cette tutelle, elle dont le caractère et l’indépendance d’action lui valurent quelques frictions avec les autorités municipales et militaires lorsque celles-ci crurent bon lui imposer d’expulser « ses » réfugiés de leur local afin d’y héberger des blessés.
7Ainsi, les comités qui furent pérennisés se caractérisaient-ils par un véritable verrouillage institutionnel, surtout patent dans les plus grandes villes. À Saint-Brieuc, le comité comprenait parmi ses principaux membres le maire, Servain, ainsi qu’un des principaux chefs de service de la préfecture, Laveuve, sorte d’« œil de l’État » chargé de veiller au bon fonctionnement de cette structure. Même situation à Nantes où le maire Bellamy, « l’âme du comité », et le secrétaire général de la préfecture siégeaient au sommet de cet organisme décrit par Émile Gabory comme une « émanation de l’État et du conseil municipal ». Comme à Morlaix, Lannion ou Dinan, ces deux piliers incontournables étaient entourés par une pléiade de conseillers municipaux, de magistrats de tribunaux locaux, de représentants de la police ou de la gendarmerie et d’administrateurs de divers services publics, formant une cohorte institutionnelle qui achevait de donner à ces comités une coloration officielle et plutôt républicaine6. Les pouvoirs publics entendaient donc chapeauter les acteurs de terrain qui, bien qu’animés des meilleures intentions humanitaires, ne pouvaient agir seuls et sans contrôle tant la tâche était lourde : « Plus simple était l’administration d’une commune importante7 » avouera Émile Gabory dans son rapport final. En effet, loin des secours matériels d’urgence pris en charge par le petit comité de Louise Weiss, ces organismes durent apprendre à gérer de lourdes charges sur la durée, allant du secours en argent et en nature aux repas gratuits en passant par le placement professionnel, la gestion des logements, le renseignement et le soutien moral, missions pour lesquelles ils pouvaient mobiliser d’importantes ressources alimentées par les fonds publics et parfois par les comités centraux. Cette mainmise des autorités sur l’assistance aux réfugiés se confirma à tous les échelons. En effet, si les comités urbains et départementaux s’imposèrent rapidement comme les intermédiaires privilégiés entre l’État et le terrain, ils ne pouvaient fonctionner sans encourager ces comités locaux qui, à l’instar de celui de Saint-Quay-Portrieux, constituaient un réseau qui avait fait ses preuves au contact direct des populations.
8Si certaines villes, comme Lannion, virent se créer des comités de quartiers, le cadre privilégié resta bien celui de la commune. Souvent suscités ou cautionnés par le maire, ces organismes de secours avaient pour vocation de soulager le travail de la commission municipale. Si les sources ne nous permettent guère d’en faire l’inventaire, il semble bien qu’ils devinrent une nécessité, au moins dans toutes les villes qui avaient à faire face à des effectifs importants de réfugiés, générant de multiples difficultés matérielles et relationnelles. Rendant de grands services, ce réseau de terrain fut encouragé par les autorités préfectorales. Dans les Côtes-du-Nord, le chef du service de contrôle départemental, Feurgeard, contribua ainsi à mobiliser toutes ces énergies locales, impulsant même des créations dans de nombreuses petites communes. L’expérience de ces comités communaux dans la gestion des problèmes locaux était telle que certains préfets, démunis de comité départemental officiel, préférèrent souvent utiliser les services de ces associations qui avaient fait leur preuve, en étendant leur compétence à tout un département, comme ce fut justement le cas à Saint-Brieuc en avril 1918. Dépassé par les flux massifs de nouveaux réfugiés, le préfet opta en effet pour la solution qui lui garantissait à moindre coût la plus grande efficacité, comme le rapportait Le Réveil des Côtes-du-Nord :
« Le comité communal de Saint-Brieuc, dont l’action était en principe restreinte à la ville, s’est en fait occupé d’un peu tout le monde. Il a acquis par là une grande expérience, à laquelle Monsieur le Préfet vient de faire appel, en le chargeant de tout le département. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de son intelligente activité8. »
9Toutes ces initiatives et actions locales compensèrent donc jusqu’au bout les dysfonctionnements de la politique de secours décidée à Paris, loin des problèmes concrets. Les mêmes maux engendrant les mêmes effets, des comités d’urgence informels semblables à celui de Saint-Quay-Portrieux refleurirent même parfois tardivement sur le terrain, à l’occasion de nouvelles vagues d’immigration imprévues face auxquelles même les comités institués pouvaient se sentir démunis. Ce fut le cas en 1917, avec l’arrivée des rapatriés. Aux convois massifs et annoncés succédaient en effet des groupes d’individus isolés débarquant inopinément en gare, qu’il fallait pourtant prendre en charge et héberger. Certains services municipaux, qui étaient jusqu’alors parvenus à faire face en encadrant eux-mêmes les réfugiés, se trouvèrent cette fois démunis. À Fougères, un comité de Dames se constitua ainsi en mars 1917 pour soulager les efforts de l’administration9. À Saint-Brieuc ou Vitré, les commissions municipales, jusqu’alors autonomes sur ce dossier, furent à leur tour contraintes d’encourager la bienfaisance publique en autorisant la création de comités privés. Quant aux rares communes dont les élus ne se persuadèrent toujours pas de l’intérêt de ces organismes bénévoles, la grande vague d’immigration du printemps 1918 acheva de les en convaincre10. À Lannion, l’œuvre des réfugiés ne fut ainsi créée que le 30 mars 1918 après l’arrivée d’un contingent de 600 réfugiés venant gonfler les effectifs déjà présents dans la ville. Cet afflux, qui imposait le recours aux cantonnements collectifs, contraignit les élus à déléguer cette gestion à un comité fédérant les énergies locales jusqu’alors quelque peu dispersées.
10L’œuvre de Louise Weiss, structure certes atypique car totalement indépendante des pouvoirs publics, ne doit donc pas être perçue trop hâtivement comme le caprice individuel, vain et éphémère d’une étudiante en mal d’action et soucieuse de se donner à voir. Réactive quand les autorités se montraient inertes et dépassées, ce type d’initiative d’urgence constitua une étape conjoncturelle souvent salvatrice. Certes, l’isolement de son instigatrice la rendait inappropriée à une action durable et de plus grande envergure mais elle contribua humblement à tracer la voie et permit localement de faire face, le temps nécessaire à une reprise en main « officielle » de la question de l’assistance.
L’assistance : une affaire d’élite... et de dames de l’élite ?
11Dans leur composition, les comités d’assistance aux réfugiés présentaient deux traits communs : la surreprésentation des élites bourgeoises ou aristocratiques et la forte féminisation. L’expérience de Louise Weiss ne fit que confirmer ces données constantes, représentante qu’elle était de cette « élite inutilisée dont le peloton se transformerait en escadron avant la fin des hostilités11 », élite qui allait faire la guerre à sa façon, autant pour servir que pour servir son image.
12« Noblesse oblige ; le rang social aussi », écrivait Émile Gabory12, justifiant la prééminence au sein des comités d’un groupe restreint d’industriels, de gros propriétaires rentiers, de commerçants ou négociants, de représentants des professions libérales ou de fonctionnaires. Parmi les dizaines de membres actifs identifiés, pas un seul n’appartenait au monde ouvrier ou à la classe des employés13. La mainmise de cette oligarchie sociale et économique s’expliquait d’abord par sa disponibilité professionnelle mais elle constituait aussi un moyen appréciable d’afficher publiquement sa solidarité. La presse couvrait en effet les arrivées de convois et rapportait toujours nominativement la présence des membres les plus influents des comités. La foule présente à ces occasions pouvait également constater de visu leur implication. Cet investissement constituait une sorte de tremplin exploitable après guerre, tendance qu’Émile Gabory déplorait amèrement :
« Si vous réunissez un comité, quelque dame plus âgée que vous, qui peut-être n’aura pas votre valeur, prendra le premier rang et vous ne pourrez plus avoir l’initiative [...] les comités philanthropiques composés de membres multiples ressemblent aux chambres dont les députés sont nombreux : on y pérore beaucoup14. »
13Dans tous les comités se côtoyaient donc les figures les plus notoires de la vie publique locale mais également de nombreuses femmes issues des mêmes sphères et très impliquées dans tous les secteurs de l’assistance, à l’instar de la propre mère de Louise Weiss :
« Partageant l’enthousiasme de la majorité, elle avait donc déclaré qu’elle aussi entendait servir. Mais à quoi ? Dépourvue de diplômes, elle n’avait réussi, en fin de compte, qu’à s’employer dans les ouvroirs privés ou dans les hôpitaux aux soins d’incurables dont personne ne se souciait plus. [...] Bénévole parce qu’elle le pouvait, elle n’autorisait aucune remarque sur les ressources qui lui permettaient de mener une existence confortable et niait même son luxe, en se comparant à de plus riches encore15. »
14Autant que leur aisance financière et leur connaissance des réseaux politiques et financiers, ces femmes disposaient souvent d’un crédit personnel les rendant aptes à fédérer une masse de bonnes volontés. Encore que ! Louise Weiss, en effet, ne pouvait compter en la matière ni sur son nom ni sur une quelconque notoriété locale, étant issue d’une de ces familles protestantes alsaciennes possédant des villas de vacances à Saint-Quay-Portrieux et dont les noms les prédestinaient assez mal à recueillir l’adhésion générale dans le contexte de nationalisme exacerbé et d’espionnite fantasmatique caractéristique du début de la guerre :
« Il faut dire que les nombreuses branches de ma famille et leurs alliés – les Herrenschmidt, les Holtzer, les Schwartz, les Freundler – avaient, bien avant guerre, pris l’habitude de s’agglutiner à Saint-Quay-Portrieux, bourgade sans prétention, alors peu préparée au tourisme, et qu’ils avaient transformée en une colonie où l’expression de « sale boche » revenait constamment16. »
15Son œuvre s’assimilait à d’autres actions féminines nées en marge des démarches officielles. À Dinard, une « œuvre des Belges » fut ainsi fondée au début du mois de novembre 1914 par la baronne de Broqueville, belle-fille du ministre de la Guerre de Belgique, et la duchesse de Rohan17. À Corseul, ce fut madame de Pontbriand qui, la première, s’impliqua en faveur des réfugiés dès la fin du mois d’août18. Dans ces deux cas, l’influence, le patrimoine et le capital personnel de leur fondatrice leur permettaient de surmonter les fréquents obstacles administratifs qui freinaient une telle entreprise et de pourvoir à ses exigences matérielles et financières.
16Cette forte féminisation du mouvement d’assistance se confirma dans les comités officiels qui se pérennisèrent après l’automne 1914. À Nantes, Émile Gabory justifiait ainsi cet investissement féminin :
« Si les hommes n’étaient pas préparés à la guerre, les femmes l’étaient. Leurs diverses sociétés possédaient leurs cadres, leur personnel, leur matériel au complet. Dans tous les pays, durant cette longue épreuve, les femmes de sociétés de secours se montrèrent à la hauteur de leurs fonctions sublimes. Le sexe faible fut au niveau du sexe fort19. »
17Si ce constat valait au premier chef pour les congrégations religieuses, comme les très investies religieuses de Saint-Vincent de Paul à Saint-Brieuc, nombre de comités virent en effet le jour grâce à des regroupements exclusivement féminins, comme le « Foyer du réfugié » de Nantes, créé par l’Union des femmes de France et les Dames de la Croix Rouge, ou le « Vestiaire de Saint-Nazaire ». Dans de nombreuses autres villes, comme Vitré, Lorient ou Ploërmel, des femmes lancèrent des comités de secours bien avant les autorités elles-mêmes ou prirent la tête de comités parallèles, sortes de pendants officiels féminins aux œuvres créés par les autorités. À Saint-Brieuc, un comité départemental d’initiative privée fut fondé dès 1915 par la section locale de l’Union des Femmes françaises et par celle des Femmes de la Croix d’or, tout en associant quelques personnalités politiques masculines de premier plan, qui attendirent pour leur part le printemps 1917 pour fonder un comité départemental officiel20.
18Dans tous ces organismes, il était fréquent de retrouver côte à côte la femme du maire de la ville et celle du préfet ou du sous-préfet de l’arrondissement. Les deux étaient présentes au sein du comité de secours nazairien cependant qu’à Morlaix, on vit même l’épouse du sous-préfet représenter son mari à l’arrivée d’un convoi21. La présence de ces femmes d’élus ou de représentants de l’État renforçait ainsi le verrouillage institutionnel. Dans leur entourage gravitaient des dames issues de la haute société représentant toutes les notabilités locales. À Dinan, le tiers des membres actifs du comité d’arrondissement se constituait de femmes issues d’institutions caritatives locales ou des familles du gotha de la ville : l’épouse du maire, la déléguée de la Croix-Rouge américaine, la présidente de la Croix-Rouge française à Dinan, la supérieure de la communauté de la Sagesse, l’épouse d’un ministre plénipotentiaire en retraite... À Nantes, le comité des « Dames visiteuses » était pour sa part animé par les épouses du préfet Hudelo, du président de l’Union Belge et des quatre principaux dirigeants du comité, dont Émile Gabory22. Leur investissement concomitant avec celui de leurs époux s’expliquait autant par un devoir de représentation que par la disponibilité que leur offraient leur appartenance bourgeoise et leur absence d’activité professionnelle, comme l’expliquait le très concerné Émile Gabory :
« Cœur dévoué, esprit délié, possédant des relations, elle en cherche au besoin pour le succès des entreprises humanitaires. [...] Elle le fait par conviction, mais aussi par besoin d’action. Elle aime l’activité publique, les réunions de comités où l’on parle, où l’on discute, où l’on procède à des élections hiérarchiques. Elle est très extériorisée23. »
19Cette emprise quasi exclusive des femmes issues des élites sociales sur l’assistance aux réfugiés n’alla d’ailleurs pas sans poser quelques soucis dans leur rapport aux réfugiés, issus majoritairement des couches populaires. Louise Weiss confessa d’ailleurs avec lucidité les difficultés nées de ce choc entre deux mondes :
« J’attendis, incapable de dire un mot quant aux dispositions que prenaient, sans ma permission, des hôtes auxquels paraissaient essentiels des problèmes inconnus des agrégés. [...] Tel fut mon premier vrai contact avec la chair humaine – vengeance de la matière contre l’irréalisme de l’Université24. »
20En cela, elle avouait enfin une certaine proximité avec cette mère sur l’attitude de laquelle elle ironisait fréquemment et dont elle disait que le contact avec d’autres milieux que le sien lui paraissait avoir été trop bref pour lui apporter une expérience valable des sentiments véritables des classes populaires.
Un comité désintéressé ?
21À en croire Louise Weiss, l’action des comités s’inscrivit d’emblée dans une démarche consensuelle dictée par un principe d’Union sacrée sans lequel elle n’eut pu agir :
« Je piétinais ma timidité et j’entrepris le curé de Saint-Quay-Portrieux que je ne connaissais, si j’ose dire, ni d’Ève ni d’Adam, pour le persuader de me prêter le local qui, en temps de paix, lui servait de patronage. Puis j’endoctrinai l’oncle Eugène. Il me donna quelque argent. L’Union Sacrée, prêchée par Raymond Poincaré, me facilita la tâche. Le curé admit l’initiative d’une hérétique et l’oncle celle d’une « anarchiste » si bien que la monnaie du luthérien servit d’abord à blanchir à la chaux le dégoûtant local du catholique25. »
22Ce désintéressement quelque peu naïf mais sincère de la jeune universitaire d’origine alsacienne ne fut sans doute pas rare dans ce contexte d’urgence des premières semaines de guerre où la ferveur nationaliste et les priorités matérielles ne laissaient guère de temps ni de place aux discordes. Pour autant, l’allongement de la guerre pouvait changer la donne, l’implication dans ces comités, enjeux de pouvoir et d’image à terme, étant de nature à susciter des luttes internes. En fait, plus les communes étaient modestes, plus l’assistance aux réfugiés sembla, comme à Saint-Quay-Portrieux, rester ouvertes aux différentes sensibilités. Conscients que la création d’un comité permettait de déléguer une partie du travail à des bénévoles, les élus locaux, surchargés de responsabilités diverses et variées, n’avaient pas intérêt à composer avec des organismes divisés dont les tensions internes risquaient de compliquer l’action des services municipaux plus que de les soulager. Aussi nombre de comités fonctionnaient-ils de manière bicéphale, sous la tutelle conjointe du curé et du maire ou d’un notable républicain. De fait, pour l’Église, la création de comités alternatifs indépendants constituait un défi bien improbable. Certes, il était inconcevable que le clergé désertât le terrain caritatif et il fut partout incité à prendre des initiatives à l’échelle paroissiale. Peu d’initiatives égalèrent en la matière le comité de Rouen animé par l’actif abbé Lesergeant, pour qui la religion, en tant qu’école de charité, imposait à ses représentants d’en donner la preuve en créant partout des organisations de secours aux réfugiés26. La rivalité entre la charité cléricale et la solidarité républicaine couvait à l’évidence sous cette action, l’abbé ne ratant jamais une occasion pour mettre en avant la générosité des familles les plus aisées :
« N’est-il pas juste de faire ressortir la charité du riche partout où elle s’est manifestée, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’ait revêtue son expression : ceux-ci donnent leur argent, ceux-là de leur intelligence, de leur activité ou de leur temps. Le voisin pauvre doit savoir que son prochain privilégié ne s’est pas renfermé dans l’égoïsme de la situation acquise mais, qu’au contraire, il a eu pitié et s’est privé lui-même pour secourir autrui27. »
23De nombreux diocèses s’inspirèrent de cet exemple, comme celui de Saint-Brieuc, qui incita ses recteurs à créer dans leur paroisse des comités chargés de recueillir des dons et dont la composition était établie par l’évêque. Cette prétention très directive à affirmer la supériorité naturelle de l’Église dans le domaine de l’assistance afin d’imposer dans toutes les paroisses une structure cléricale de secours aux réfugiés se heurtait cependant à un obstacle de taille : le clergé local, déjà peu présent dans l’Ouest sur le terrain du catholicisme social, avait été considérablement affaibli par la mobilisation28. Dans le diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier, six cents prêtres mobilisés manquaient à l’appel pour relever ce défi et offrir une alternative à l’assistance officielle. Bien des paroisses se trouvaient abandonnées à quelques desservants souvent âgés ou impotents. Démunis de ces relais actifs qu’étaient les curés, les vicaires mais aussi les enseignants des écoles catholiques, le rêve d’une assistance indépendante des comités républicains s’envola rapidement et le clergé, à l’image du curé de Saint-Quay-Portrieux « pactisant » avec le maire et une jeune républicaine, qui plus est protestante, n’eut d’autres choix que de jouer prudemment le jeu de l’Union sacrée en se fondant dans ces structures très consensuelles. À Lannion ou Dinan, les curés, soutenus par quelques personnalités clairement identifiées comme catholiques, intégrèrent les comités aux côtés des élus et des représentants de l’État, traduisant dans les actes cette trêve des querelles prônée par Poincaré et s’efforçant d’éviter, le temps du conflit, que leurs discordes du temps de paix ne pussent affecter cette mission sacrée de l’assistance aux victimes de guerre. Les querelles locales, étrangères à ces déracinés, devaient être décemment tues en leur présence et ne pas susciter un secours arbitraire, comme le soulignait le très conservateur Émile Gabory :
« À l’arrière, de même que sur le front, l’Union sacrée s’imposa comme un impérieux devoir. Le comité eut à cœur de ne pas l’oublier : la souffrance humaine n’a pas de parti. Il ne s’occupa jamais de l’orientation politique ou religieuse des réfugiés ; il essaya de mesurer l’importance des secours à la grandeur des misères29. »
24Ainsi, peu de communes subirent-elles les résurgences des conflits d’avant-guerre, à l’exception de quelques rares épisodes « clochemerliens » comme à Bréhal-Chanteloup30.
25Pourtant, c’est sur d’autres terrains et sur la durée que ce désintéressement connut une érosion parfois spectaculaire, aux antipodes de cette Union sacrée qui guidait les initiatives en août 1914. Le secours aux réfugiés devint rapidement générateur de conflits politiques à toutes les échelles, chaque clan instrumentalisant cette question dans un climat de surenchère compassionnelle, espérant en recevoir les lauriers exclusifs une fois la guerre terminée.
26Assez rares à l’époque où Louise Weiss s’impliqua, ces ferments de discorde ne firent que grandir. En avril 1918, se félicitant des services rendus par le comité de secours briochin, Le Réveil des Côtes-du-Nord, dénonça implicitement les visées de certains de ses membres dont l’investissement semblait avoir été mu par l’attente d’une reconnaissance publique :
« On nous excusera de ne pas sacrifier à la fâcheuse habitude de répartir les compliments comme dans une distribution de prix. Il est d’ailleurs assez malaisé souvent de distinguer les véritables mérites des uns et des autres. La tâche est là. Que chacun fasse la sienne31. »
27À Dinan, de semblables fissures vinrent lézarder le bel édifice de solidarité nationale et d’assistance aux réfugiés. La nomination du maire conservateur à la tête du comité d’arrondissement déclencha en effet l’ire de son rival politique Baudet, député-maire de Caulnes :
« Le maire (de Dinan) agit sous le contrôle du conseil à Dinan et le conseil est de droite [...]. La ville de Dinan est le seul chef-lieu d’arrondissement du département qui ait donné la majorité au candidat de droite aux élections législatives. Tout cela est important à connaître. Et il n’y a pas lieu de placer les municipalités républicaines, elles sont nombreuses dans les deux cantons de Dinan, et dans ceux d’Évran, Ploubalay, sous la juridiction de Dinan32. »
28En clair, Baudet estimait qu’à défaut d’un représentant de l’État impartial et garant de l’Union sacrée, c’était à un élu de gauche fortement implanté, sous-entendu à lui-même, que revenait légitimement la présidence du comité de secours. Ainsi, en renonçant à cette fonction, le représentant de l’État, en théorie imperméable aux luttes partisanes, avait ouvert la boîte de Pandore et inauguré une inévitable période de lutte politique, à mille lieues des priorités caritatives unanimes des premières semaines de guerre.
L’engagement de Louise Weiss : un cas d’école ?
29Durant cinq ans, il ne manqua pas en France de ces bonnes volontés qui, à l’image de Louise Weiss, s’efforcèrent d’adoucir les maux des réfugiés. Leur action pallia les carences d’un État qui, bien que très engagé sur le plan des principes et des valeurs de solidarité nationale, ne s’était pas préparé et manquait des moyens humains nécessaires pour assumer cette mission sans le renfort d’une « armée de bénévoles ». De l’œuvre de Saint-Quay-Portrieux, pour modeste et éphémère qu’elle fut, ressortent quelques traits communs à l’assistance aux réfugiés, nuancés cependant par la personnalité atypique de son instigatrice. Si son action reflétait la précoce et indéniable implication des femmes, issues essentiellement des notabilités locales, l’engagement de Louise Weiss resta un acte individuel, consenti et désintéressé, non celui d’une « femme ou fille de » mue par le souci de paraître. Elle ne participa pas de ce décorum institutionnel ni de ce verrouillage des comités qui se mit en place progressivement et où les femmes servirent de prête-nom, s’impliquant souvent dans l’ombre d’un époux ou au service d’un camp. Nulle propension à se faire voir n’affecta son action, du reste trop brève. Qu’eut-elle pu d’ailleurs espérer gagner à privilégier son image, calcul improbable dans cette bourgade où elle n’était appelée qu’à résider temporairement, sous la contrainte des événements, et où son seul nom la classait au rang des « sales Boches » ? Eut-elle poursuivi son œuvre qu’elle eut sans doute, malgré les convictions patriotiques qu’elle affichait, difficilement résisté au scepticisme, à la fatigue, à la lassitude et aux préjugés que le décalage social et culturel entre les réfugiés et leur bienfaitrice commençait déjà à faire naître. Faire face, répondre aux besoins les plus urgents, fédérer les bonnes volontés, se donner corps et âmes sans songer aux enjeux de pouvoir, telle semblait être la feuille de route idéaliste et sans doute une peu naïve de cette jeune fille indépendante qui n’avait pas attendu cette expérience née de la guerre pour s’émanciper. Son œuvre constitua bien une étape. À compter de 1915, l’assistance aux réfugiés connut de profondes mutations. Les comités se structurèrent en un réseau hiérarchisé et contrôlé. Parallèlement, leur champ d’action se développa tant que toute initiative individuelle locale et isolée devint rapidement inadaptée à la lourdeur des tâches à assumer. Enjeux de pouvoir et d’image, les comités se muèrent souvent en instruments politiques où nul ne pouvait se permettre de laisser le champ libre à l’adversaire. La demoiselle de Ker Armen, devenue entre-temps l’ange blanc de La Vallée, ne vécut pas ces changements. Dès la fin de 1914, consciente du devoir accompli et s’étant assurée du financement de son patronage pour réfugiés, elle avait pris le train pour Bordeaux où, tout en menant ses études de journaliste, elle continua à attiser, aux « Vêtements du prisonnier de guerre », ce feu né du communiqué : servir !
Notes de bas de page
1 Weiss L., Mémoire d’une Européenne, t. 1 : 1893-1919, Paris, Payot, 1968, p. 182.
2 Ibid., p. 177.
3 Cahen-Salvador G., Les prisonniers de guerre, Paris, Payot, 1929, p. 27 ; Auge-Laribe M., L’agriculture pendant la guerre, Paris, PUF, 1921, p. 53-54.
4 Weiss L., op. cit., p 182.
5 Ibid., p. 183.
6 Archives départementales des Côtes d’Armor (ADCA), 10 R 164, comités.
7 Archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA), 2 R 713, rapport sur le fonctionnement du Comité de secours.
8 Le Réveil des Côtes-du-Nord, 14 avril 1918. Cette attribution nouvelle tend à prouver que le comité départemental officiellement créé en mai 1917 n’avait pas dû faire preuve d’une grande efficacité.
9 Le Nouvelliste, 31 mars 1917.
10 Ce fut le cas de villes secondaires comme Lannion, Paimpol ou Pontivy.
11 Weiss L., op. cit., p. 177.
12 Gabory É., Les Enfants du Pays Nantais et le XIe Corps d’Armée, Nantes (ADLA), Paris, Librairie académique Perrin et Cie, 1923, « Livre d’or des cantons de Nantes », p. 29.
13 Une seule association répertoriée dans les registres de déclarations de Loire-Inférieure et d’Ille-et-Vilaine comportait des ouvriers mais elle ne s’occupait qu’indirectement de l’aide aux réfugiés. Il s’agissait de l’Union des locataires de Rennes dont les membres étaient exclusivement ouvriers (ajusteurs, fraiseurs, usineurs etc.).
14 Gabory E., op. cit., p. 108.
15 Weiss L., op. cit., p. 177-178.
16 Ibid., p. 172.
17 Le Salut, 13-14 novembre 1914.
18 ADCA, Le Curiosolite, bulletin paroissial de Corseul, 4 octobre 1914.
19 Gabory E., op. cit., p. 103.
20 ADCA, 10 R 164, comités.
21 L’Éclaireur du Finistère, 8 avril 1918.
22 Gabory É, op. cit., p. 109.
23 Idem.
24 Weiss L., op. cit., p. 183-184.
25 Weiss L, op. cit., p. 182.
26 Lesergeant M. (Abbé), op. cit., p. 15.
27 Ibid., p. 2-3.
28 Lagrée M., Religion et cultures en Bretagne 1850-1950, Paris, Fayard, 1992, p. 76.
29 Gabory E., op. cit., p. 76.
30 Cette commune de la Manche vit s’affronter toute la guerre le maire et le curé dans un climat de surenchère malsaine, chacun initiant son propre projet d’accueil, son propre cantonnement dédié à « ses » réfugiés puis plus tard à « ses » blessés. Voir Behier P., Bréhal-Chanteloup. Huit siècles d’histoire régionale, Coutances, Éd. O.C.E.P., 1969, p. 212-224.
31 Le Réveil des Côtes-du-Nord, 14 avril 1918.
32 ADCA, 10 R 164, comités et commissions, lettre au préfet du député Baudet, 16 juillet 1918.
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