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L'engagement et l'émancipation

 | 
Luc Capdevila
, 
Patrick Harismendy

Deuxième partie. Tableaux de groupes

Femmes, religion et société française (XIXe-XXe siècle) : Pouvoir sur les femmes, pouvoir des femmes ?

Nicole Lucas

Texte intégral

  • 1 Perrot M., Duby G. (dir.), Histoire des Femmes en Occident, Paris, Perrin, collection Tempus, 2002.
  • 2 La thèse de Claude Langlois a fait évoluer cette appréhension : Un catholicisme au féminin – Les c (...)
  • 3 Cuilbaud F., intervention orale, Colloque de l’Institut catholique de Paris en 2009 [www.icp.fr], c (...)
  • 4 Delumeau J., La religion de ma mère, le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Le C (...)

1Les relations depuis toujours fondamentales entre femmes et religion confèrent une résonance particulière aux « événements » religieux auxquels elles participent. Michelle Perrot, en 20021, soulignait avec raison leurs « liens complexes de discipline et de devoir, de sociabilité et de droit, de pratiques et de langage » avec le religieux. Cette dimension, inscrite dans le temps long, a longtemps été sous-estimée, perçue comme uniforme ou encore simplifiée2, comme le précise Francine Culbaud3 : « Pendant longtemps, l’histoire de l’Église a été lue dans une optique masculine et élitiste qui ne faisait que peu de place aux Chrétiens et encore moins aux Chrétiennes. » Désormais le concept de fait religieux au féminin est mieux cerné et permet de comprendre, d’éclairer ce qui relève des symboles, des croyances, mais aussi des pratiques, des rôles, des résistances et des contestations. Sans doute convient-il de ne pas isoler les femmes comme objets d’investigation historique et, plus que sur un autre sujet, d’interroger les relations entre spiritualité et pratiques, pour mieux y saisir l’influence des constructions sociales. « Ne pas disjoindre le regard ecclésiastique sur la femme de celui porté sur la société tout entière », comme le constate Jean Delumeau4.

  • 5 Michelet J., La femme, Paris, Hachette, 1860, p. 44-54.

2En effet, selon la formule de Michelet en 1860 « La femme est religion5 ». Malgré un cadre institutionnel étroit, il est patent qu’à l’époque contemporaine les femmes se distinguent par des engagements multiples, des missions aux associations. Existe-il aussi une féminisation de la foi ? Les femmes, dans l’univers religieux ou antireligieux n’ont-elles pas des aspirations, des modes de connaissance, d’expression qui leur sont propres ? Se pencher sur leurs choix donne la mesure des mutations sociales, des enjeux de pouvoir et met en lumière certains des obstacles qui se dressent devant elles sur les chemins de l’égalité civique à conquérir et rend compte des écarts entre leurs rôles civils et leur reconnaissance dans la sphère publique.

Le pouvoir sur les femmes, un conservatisme maintes fois affirmé

  • 6 Textes anciens de Paul, Tertullien, ou le De Planctu eccelsiae, Les 200 vices et méfaits de la fem (...)

3Les rapports que les femmes entretiennent avec le divin sont soumis à des contraintes anciennes et récurrentes. Des fondements théologiques et institutionnels, très codifiés et explicités dans des écrits séculaires6 au sein d’un système masculin, valorisent des destinées spécifiques pour les femmes. On oscille constamment entre Ève, la tentatrice, Marie, la divine et pure, entre des représentations qui confinent la femme aux fonctions essentielles d’épouse liée à un sacrement, de mère. Et gare aux déviantes : le statut de sorcière ou de femme de mauvaise vie les guette.

  • 7 Depuis 1965 en France, des femmes sont pasteurs (1930 en Alsace).
  • 8 Modification lors du Concile Vatican II.
  • 9 En 1997, Sainte Thérèse de Lisieux et en 2012, Hildegarde de Bingen deviennent docteures de l’Égli (...)

4Écartées de l’Église catholique en tant qu’institution, les femmes vont cependant s’y insérer autrement et exercer un pouvoir quasi sacerdotal, telles les abbesses et béguines dès le Moyen Âge. Mais l’accès au sacerdoce est toujours interdit aux catholiques7 tout comme celui aux savoirs théologiques le fut jusqu’au milieu du XXe siècle8 : Thérèse d’Avila, réorganisatrice du Carmel à l’époque moderne, n’est reconnue Docteure de l’Église9 qu’en 1970.

5Le pouvoir sur les femmes provient en effet d’héritages ancrés, de principes largement inculqués dans la famille (hiérarchie), dans l’éducation (crainte du péché, salut, pudeur, normes sociales, morale, sexualité...) avec, en arrière-plan, une conception patriarcale de la famille plus marquée chez les catholiques et les juifs. L’autorité de l’Église se prolonge donc jusque dans l’intime et place mères et filles dans un statut d’infériorité que les politiques en majorité valident pendant longtemps. Leur condition est largement différente pour les familles protestantes qui n’accordent pas au célibat ou à la virginité la même valeur.

  • 10 En 1880, on compte 130 000 femmes dans l’Église française et 90 000 hommes, selon Claude Langlois,(...)
  • 11 Visites dans les prisons, les asiles.

6Au XIXe siècle, ces prescriptions sont confortées par plusieurs encycliques. Ainsi, Arcanum divinae du 10 février 1880 (sur le mariage chrétien10) renforce encore l’autorité maritale et celle du 15 mai 1891 Rerum novarum, énonçant la doctrine sociale de l’Église, comporte un bref passage sur la vocation domestique des femmes. Tenues en marge des pouvoirs, elles vont trouver leur voie propre, des manières d’échapper à des destinées non souhaitées dans des engagements personnels ou collectifs, dans des œuvres apostoliques, spirituelles11, éducatives ou militantes. Elles n’hésiteront plus à défendre leurs fonctions sociétales assumées quand elles s’estimeront dépossédées par le pouvoir politique. Cependant même lorsqu’elles semblent s’opposer spontanément à la laïcisation de leur école (1901), on les présente encore comme dépendantes d’autrui, comme le révèle cet exemple parmi de nombreux autres en Ille-et-Vilaine.

78 septembre 1902, Saint-Servan :

  • 12 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine [ADIV], T 11 257 (258).

« À huit heures du matin, les sœurs de Ruillé-sur-Loir ont réouvert l’école des filles de Saineville qui compte quarante élèves... et dans la matinée elles ont manifesté. Les manifestants ont parcouru vers 10 heures du matin les rues de Saint-Servan, drapeau tricolore en tête, chantant : “liberté, que vivent les sœurs !” Une garde d’honneur de dames patronnesses s’est constituée... Parmi les manifestants de ce matin, se trouvaient surtout des femmes et des enfants. Elles semblaient obéir à un mot d’ordre probablement donné lors du sermon en chaire12. »

  • 13 Ernaux A., écrivaine née en 1940, dans Les années, Paris, Gallimard, 2008.
  • 14 Les travaux de N. Zémon-Davis sur trois femmes liées à trois religions différentes au XVIIe siècle (...)

8On peut à juste titre s’interroger sur les raisons profondes de ces choix de vie responsables. Faut-il y voir une volonté d’indépendance ou la recherche d’un idéal de vie personnel ? Annie Ernaux,13 évoquant sa mère croyante et pratiquante, livre son éthique : « Ne pas vivre comme des chiens. » L’auteure pose d’ailleurs des questions sur cette dignité à conquérir que l’on retrouve de manière répétitive, dès le XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Est-ce fuir une oppression, rêver de promotion, échapper à la misère dans des familles nombreuses souvent rurales, voire à d’autres contraintes familiales14 comme les mariages arrangés par les parents ? Doit-on parler au contraire, comme l’affirment les tenants de la laïcité, de servitude féminine pour des jeunes filles recrutées au sein des communautés religieuses aux règles strictes parfois sans qu’elles le souhaitent ou l’entrée en religion constitue-t-elle pour elles, un choix assumé ? Comment, au final, mesurer l’existence et la dimension de la spiritualité féminine ?

Foi, mysticisme et pouvoir au féminin (XIXe et début du XXe siècle)

  • 15 Les différences entre les sœurs converses, les sœurs tourières et les mères supérieures existent e (...)
  • 16 Terme très utilisé en Bretagne pour désigner un curé, surtout à la campagne.

9Religieuses et « sœurs » aux statuts différents15, cloîtrées ou non, femmes pieuses, dames patronnesses, « bonnes des recteurs16 », se retrouvant dans des ordres, congrégations, associations cultuelles, etc., le mysticisme au féminin s’exprime largement et diversement. L’amplification de la féminisation de la foi à l’époque contemporaine se traduit par nombre de pratiques et de structures.

10Ce sont tout d’abord des représentations idéalisées liées aux miracles, apparitions (mariophanies), pèlerinages soutenus par l’Église. L’Immaculée-Conception, validée par la bulle Ineffabilis deus en 1854, donne des assises au culte marial. Les lieux de pèlerinages comme celui de Lourdes, très populaire, associé à la jeune Bernadette Soubirous (1844-1879) ou celui de Pontmain se multiplient. De nouvelles basiliques émergent comme le Sacré-Cœur à Paris, Fourvière à Lyon où les femmes de différente condition accompagnent cette vénération mariale. Ces éléments dynamisent les pratiques collectives et contribuent à la politique de reconquête ou de consolidation espérée par l’Église après la Révolution.

  • 17 Publications de l’éditeur Mame à Tours.

11À ces pratiques s’ajoutent des rituels au féminin, essentiels au sein du catholicisme jusqu’à la fin des années 1950. On les connaît par les Manuels des confesseurs de Gaume, par les livres de direction spirituelle, les ouvrages de bonnes mœurs, et aussi par les multiples traductions artistiques savantes ou populaires (toiles, statuettes, estampes, dessins, images pieuses, livres de méditation17...).

12Des différences sont visibles entre les deux sexes : la femme dans la prière, lors de la communion solennelle ou la confession, est clairement identifiée, confortant l’image d’un être intimement attaché aux usages religieux, ce que les adversaires ne manquent pas de dénoncer. Qui n’a pas en mémoire ces photos de mariage pieusement conservées la vie durant.

13Les fêtes – en particulier Fête-Dieu ou pardons, célébrations des rosières, jeunes filles méritantes et vertueuses –, se veulent des mises en scène populaires où, associées à Marie, les « vraies jeunes filles » ont des fonctions valorisées. Un abbé dresse ici un portrait type et idéalisé de la servante qui consacre son existence à Dieu dans la sacristie, le presbytère :

  • 18 Muzat L., abbé, Les vieilles filles, leurs caractères, leurs qualités, leurs défauts, Paris, Librai (...)

« La vraie vieille fille est toute joie, tout entrain. Le rire parle à ses lèvres et elle chante encore à soixante ans [...] Au point de vue social et religieux, de nos jours surtout, le rôle de la vieille fille a singulièrement grandi, et son utilité, incontestable dans le temps passé, se transforme par la suite des événements en une sorte de nécessité18. »

14Les « images » foisonnent et nourrissent des conceptions multiples de la femme en religion : vision cléricale ou anticléricale, vision hagiographique avec les martyrs et saintes comme Jeanne d’Arc... ou aventureuse autour des missions, congrégations, ou plus simplement humaniste.

  • 19 Les jeunesses agricole catholique (1933), ouvrière (1928) ou étudiantes féminines chrétiennes (192 (...)

15Le contraste est cependant net entre la théorie, abstraite, et la religion pratiquée et vécue. On constate que les femmes occupent un pouvoir multiforme, dont le XIXe siècle marque un moment fort. Expressions collectives et individuelles traduisent des engagements théologiques religieux ou des postures plus militantes ou prosélytes. S’y ajoutent ou se superposent des actions charitables, sociales, humanitaires, enfin des interventions éducatives ou syndicales (JACF, JOCF, JECF19). La liste est longue et s’appuie sur des parcours de vie parfois oubliés que les recherches sur les correspondances, la presse, les écrits féminins font désormais comprendre.

  • 20 Dufourcq E., Les aventurières de Dieu, Paris, J.-C. Lattès, 1993.

16Au XIXe et début du XXe siècle, cela se marque tout d’abord par les fondations de congrégations féminines et par les missions, points « fondamentaux » selon Claude Langlois. Ces « aventurières de Dieu20 » se recrutent dans tous les milieux : 45 % dans la petite bourgeoisie, 20 % dans la noblesse, 35 % dans les milieux modestes, souvent ruraux. De nouvelles congrégations naissent en nombre : 35 avant 1820, 6 entre 1820 et 1860, 3 après 1890. Environ 200 000 femmes les intègrent dans la première moitié du XIXe siècle. Congrégations hospitalières, éducatives, caritatives essentiellement.

17Tout aussi considérable, l’élan missionnaire initié et pensé par des femmes, au cœur du système religieux du XIXe siècle, qui n’est pas la copie conforme de celui des hommes. Ainsi, Pauline Jaricot, zélatrice et novatrice, en s’appuyant sur des donateurs privés, crée en 1822 la Propagation de la Foi, ouvre un centre à Lyon et édite un bulletin largement diffusé. Marie-Madeleine Postel en 1866 fonde les Pauvres filles de la Miséricorde. Citons encore les Filles du Saint-Esprit, les Sœurs blanches de Bretagne et de Notre Dame d’Afrique installées surtout au Niger. Des initiatives protestantes, parfois concurrentes existent également : ainsi celle d’Idelette Allier (1936-1989), établie au Cameroun, à visée éducative et sociale. Revues, correspondances largement diffusées dans les instituts – les premiers sont créés en 1869 –, et les évêchés pour susciter des vocations permettent de les connaître et de mesurer leur importance. Ces lettres parfois regroupées dans des Annales ou revues (Le petit messager des missions implanté à Nantes) ont parfois été traduites en breton pour intéresser la population dans cette région encore bretonnante. Pour Marie-Anne Javouhey (1779-1851), son devoir est de partir « Pour Dieu, au bout du monde ». La légende veut qu’elle se soit consacrée à Dieu lors d’une messe clandestine pendant la Révolution. Fille d’un cultivateur aisé de Côte-d’Or, instruite, elle et ses sœurs sont regroupées sous le nom de saint Joseph de Cluny.

  • 21 En 2010, elles sont encore plus de 3000 sur tous les continents.

18Après des débuts à l’île Bourbon, en Martinique, au Sénégal elle participe à une mission financée par l’État, précisément le ministère de la Marine et des colonies en Guyane. Elle souhaite l’ordination de prêtres noirs, « préparer les esclaves » à leur prochaine libération – on lui en confie au départ 500 –, et introduire les enfants à des habitudes religieuses, morales et laborieuses ce qu’elle nomme une « pratique d’apprentissage ». En 1838, elle réussit à faire libérer 185 esclaves noirs, qui peuvent vivre de leur travail. À sa mort, plus de 1 100 sœurs continuent son œuvre21. On peut citer aussi Marie-André du Sacré-Cœur née en 1899. Elle rejoint les Sœurs blanches après des études d’infirmière et de droit. Ses objectifs sont triples : christianiser, soigner, étendre l’influence de l’Église. Observant les conditions de vie des femmes en Afrique, elle dénonce les mariages forcés. On mesure l’impact et la puissance de ces créations quand on se souvient de la décision papale en 1925 de déclarer Sainte Thérèse « patronne des missions ».

  • 22 Michel J., Missionnaires bretons d’outre-mer au XIXe et XXe siècle, Rennes, PUR, 1996.
  • 23 Un des plus anciens hôpitaux de Saint-Servan fondé en 1709 par Julienne Danycan et son époux Jean (...)

19Autre exemple et pas des moindres, tant la Bretagne22 a compté dans ces initiatives et implications : Jeanne Jugan (1792-1879), canonisée en 2010, orpheline d’un père-marin, est aide cuisinière puis aide infirmière au Rosais23 à Saint-Servan. En 1839 elle donne son lit à une aveugle. Puis, en 1843 vient la création des « servantes des pauvres » qui devient, après des difficultés, les Petites sœurs des pauvres. Elle en est la supérieure sous le nom de Marie de la Croix. Une de ses priorités correspond à son engagement au service des personnes âgées et des pauvres (1/3 des habitants de Saint-Servan en 1837 sont déclarés « indigents ») : « il faut toujours être de bonne humeur, nos vieillards n’aiment pas les figures tristes » confie-t-elle dans ses écrits spirituels. Femmes d’action, soucieuses d’agir dans la société à leur manière, Les petites sœurs incarnent des traditions qui, pour certaines, ont encore toute leur place dans les Suds. Depuis 1994, ce sont douze fondations nouvelles ; en 2014, 2 710 sœurs dont 60 novices établies dans la maison mère en Bretagne ou dispersées dans plus de 49 pays. On pourrait multiplier les portraits de ces femmes souvent méconnues et exemplaires. Ils invitent à nuancer le propos et soulignent l’énergie inépuisable mise au service de leurs croyances, de leurs valeurs, et rendent fidèlement compte d’une histoire au masculin et au féminin.

Encadrer, éduquer et diffuser : une nouvelle trinité sociale

20De nombreux modes d’encadrement émergent pour asseoir l’autorité, faire évoluer mais aussi pour contrôler les futures adultes, ce qui va générer des tensions, des rivalités surtout quand la République s’empare de ces terrains d’action privilégiés par les communautés religieuses. Le premier, bien connu, est lié à la scolarisation des filles et concerne la métropole mais aussi les espaces colonisés ou extérieurs. L’enseignement et l’éducation, miroirs de la société, constituent un enjeu considérable. Écoles, institutions se créent dans les villes lors de la Restauration, souvent tenues par des Ursulines ou les Augustines. Madeleine Daniélou crée en 1913, à Neuilly, une école normale calquée sur le modèle de celle de Sèvres pour former les « institutrices libres ».

  • 24 Environ quatre-vingts romans sous le pseudonyme d’Anais Édianez. Une partie de ses romans est paru (...)

21L’essor de la presse et les moyens techniques permettent aussi de disposer de moyens de diffusion tant au sein de l’Église qu’en dehors, témoignages multiples du dynamisme masculin et féminin et des soutiens obtenus. En 1801 paraît l’opuscule Des services que les femmes peuvent rendre à la religion, signé de l’abbé Gaspard Jauffret ou en 1855 La femme catholique, sous la plume du père Ventura. Mais les prêtres n’ont pas l’exclusivité. Des livres de différente nature écrits par des femmes complètent l’éventail. La romancière costarmoricaine Zenaïde Fleuriot (1829-1890) écrit La bruyère de Bretagne puis paraissent ses romans24 remplis de « bons sentiments » destinés aux filles : Marga en 1872, Loyauté en 1889. Mme Jules Siegfried, publie, quant à elle, en 1909, un manuel d’éducation civique et morale destiné aux filles et, comme elle, d’autres protestantes écrivent livres de prières ou chants. À ces publications s’ajoutent des journaux comme Le petit écho des femmes né en 1890 qui tire à 400 000 exemplaires en 1912, La femme catholique (1900), La semaine anticléricale (1885) ou encore Bernadette. Dans tous les cas, il ne s’agit pas, bien entendu, de féminisme mais de « promotion féminine » religieuse, selon l’expression de Gérard Cholvy.

  • 25 Orthodoxe, elle se convertit au catholicisme en 1815. Son salon, situé rue saint-Dominique, accuei (...)

22À Paris, dans les couches très aisées, naissent également des salons spirituels comme celui de Sophie de Swetchine25 (1782-1857), « directrice de conscience », ou plus tard, le « comité des dames », cercle laïque animé par Mme Jules Ferry. Enfin à ces cercles qui vont se multiplier et être stimulés par les autorités, surtout dans la gauche radicale, s’ajoutent au début du XXe siècle des ligues : la Ligue des femmes françaises à Lyon en 1901 créée par la bourgeoise lyonnaise Jeanne Lestra ou celle de l’enseignement en 1894. Tous ces exemples sont révélateurs des mutations culturelles et de la prise de conscience des enjeux, que l’on soit partisan ou non de la conservation de la place des Églises à tous les niveaux de la société. Ils trouvent un fort écho en raison de l’alphabétisation, de l’instruction et de l’urbanisation croissante.

Militantismes et activismes

23En même temps et en opposition, dans un contexte où de nouvelles idéologies apparaissent en symbiose avec les mutations politiques qui secouent la France, des engagements antagonistes se multiplient : actions éducatives philanthropiques, caritatives mais toujours militantes. Critiques et contestations s’intensifient ; les attaques sur les « bonnes sœurs », les maîtresses d’école se font jour et nourrissent des réactions contraires. L’éducation, tout particulièrement, est le lieu de conflits et de pressions, voire de chantage sur les familles. Ce courrier au sujet de l’instruction d’une petite bretonne, daté du 13 novembre 1938, en témoigne concrètement :

  • 26 ADIV, T 616 : lettre écrite par le curé de Chantepie à ses fermiers de Bazouges qui, sur cette pre (...)

« Mers chers amis,
J’ai été désagréablement surpris d’apprendre ces jours-ci que, sans raison valable, vous avez changé votre fille d’école, vous l’avez enlevée de l’école chrétienne pour la mettre à l’école laïque. Moi qui jusqu’ici m’étais vanté d’avoir des fermiers qui, sur ce point, faisaient leur devoir s’ils ne le faisaient pas suffisamment ailleurs. Mes chers amis, soyez convaincus que c’est la plus grosse erreur de votre vie, pour ne pas employer un autre mot ; vous compromettez l’avenir de votre fille, car si à l’école laïque on a le pouvoir de délivrer les diplômes que l’on refuse aux écoles chrétiennes, on ne sait et on ne peut donner l’éducation nécessaire pour bien vivre. On reconnaît à présent partout, que, sans loi et sans morale, il est impossible de rester honnête et l’école laïque est une école sans loi et sans morale où l’on dit en pratique aux enfants : ni Dieu, ni maître [...] Si par hasard vous voyez encore la possibilité d’arranger les choses et de faire cesser ce scandale, tâchez de le faire afin de ne pas me faire subir des assauts auxquels je succomberais infailliblement mais sachez que j’ai toujours dit que je n’aurais pas de fermiers qui auraient leurs enfants à l’école laïque. J’aimerais mieux vendre la ferme pour ne pas avoir cette honte [...] Je le ferais s’il le faut : vous serez libres, si vous voulez, mais vous changerez de propriétaire et soyez sûrs que, sur cette question, je serais intraitable. Recevez, chers amis, l’expression de mes sentiments dévoués à notre Seigneur. Signé l’abbé B. »
PS : Peut-être allez-vous chercher qui m’avertit, c’est Mr le curé de B qui m’a écrit comme pasteur de votre paroisse [...] J’ai fait mon devoir, veuillez faire le vôtre26. »

  • 27 Le centre social de Sangatte porte son nom.

24Comme l’affirme ce curé, il est question de devoir, de moralité et de pouvoirs au sein de la société. Patronages, cercles protestants, associations et pensionnats laïques comme la Ruche, chacun diversifie les activités proposées et milite pour conserver, développer leur rayonnement. Au milieu du XIXe siècle, des militantes du droit des femmes, comme les protestantes E. Niboyer, S. Monod, C. Dorian acquises aux idées des saint-simoniennes, sont souvent innovatrices. Dès 1905, les femmes sont électrices dans les associations cultuelles protestantes ou, en 1950, des associations protestantes pour la régulation des naissances. Dans toutes ces structures, fleurissent les cours ménagers pour une éducation populaire, des ouvroirs pour les plus déshérités, des centres sociaux, par exemple Le fil et l’aiguille (1904), où les filles reçoivent cours et assistance (caisse d’entraide, logements, ateliers) ou la Résidence sociale de Marie-Jeanne Bassot27 (1878-1935). Croyante, prête à militer, elle se heurte au refus de sa famille qui la fait interner en Suisse. Elle s’échappe et intente un procès à ses parents en 1909 pour séquestration arbitraire. Elle gagne son procès, rachète la Résidence sociale de Levallois-Perret avec l’appui de mécènes et des dons américains, y crée un dispensaire et y meurt en 1935.

25Au sein de la Libre-pensée, la lutte est âpre contre l’Église et tous ses membres. Maria Deraismes (1828-1894) représente une pionnière de « la Libre-pensée au féminin », organisation qui compte en 1890 8 % de femmes, 10 % de femmes à l’aube du XXe siècle. Elle rédige le premier appel public pour la séparation de l’Église au sein de l’Union démocratique anticléricale créée en 1881 et donne des conférences de 1866 à 1870. Ainsi, à Saint-Malo en 1870, elle est l’invitée du conseil municipal et y parle des rapports entre « monarchie et république ». Preuve de son charisme actif, cet écrit d’Édouard Siebecker, journaliste à La Liberté, en 1867, qui confie :

« J’avoue que j’arrivais à la conférence avec des dispositions gênées. Je m’attendais à voir une vieille fille minaudière et nulle. Mon étonnement fut grand de voir arriver une fille de 24 ans d’une grande distinction de formes et d’allure, d’une élégance simple, sans timidité ridicule et sans aplomb insolent. Dès le début, elle conquit son auditoire. Avec cela un haut bon sens et une grande érudition [...] Le succès fut complet... »

26À Lyon, en 1889, on dénombre 11 femmes sur 23 membres. Ces militantes anticléricales vont s’imposer dans les instances nationales pour mieux agir : Maria Vérone ou Nelly Roussel qui publie « Pourquoi elles vont à l’église ? » en 1908. À Lyon, dès 1870, trois écoles laïques s’ouvrent à la Croix-Rousse.

27On le voit, la religion, même contestée, a exercé une emprise réelle et participé au débat d’idées. Derrière la diversité des relations des êtres au religieux, on perçoit toute la force des héritages.

Perspectives

  • 28 Rochefort F., dans Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les belles Lett (...)
  • 29 Site [www.religion.info], consulté en décembre 2013.

28Depuis les « sixties », les sociétés européennes sont très fortement sécularisées et laïcisées. Florence Rochefort28 souligne pourtant qu’il convient de nuancer les affirmations longtemps associées à ces concepts : « Comprise longtemps comme un mouvement inexorable de déprise des normes religieuses dans les sociétés... », la sécularisation exige pourtant une approche multiscalaire. En Europe, la perte d’influence du religieux et son affaiblissement tant quantitatif que qualitatif sont manifestes : si, en 1950, un homme (27 %) pour deux femmes (55 %) est messalisant, ce pourcentage tombe à 14 % en 1987. Mais des différences régionales persistent : en 1962, 63 % des femmes bretonnes s’affirment encore pratiquantes, manifestant ce « dimorphisme sexuel » de la pratique catholique. Actuellement, on compte plus de ¾ de femmes dans les aumôneries et catéchèses. Alors qu’en 1830, les deux-tiers du clergé régulier sont des femmes, que plus de 200 000 femmes intègrent les congrégations au XIXe siècle, en 2010, il ne reste sur le sol français que 400 congrégations. On constate la perte d’un tiers des effectifs depuis dix ans. Mais, à l’échelle mondiale, 600 missions féminines29 existent en 2014, contre 400 en 1926.

  • 30 Pelletier D., La crise catholique, religion, société et politique en France 1965-1978, Paris, Payot (...)

29Le Concile Vatican II va à la fois générer des espoirs de modernisation (règles revues, vêtements, possibilité de « sorties » plus fréquentes pour les Carmélites, études) et des désillusions, une « profonde déception des femmes » selon Martine Sevegrand, en particulier avec la publication de l’Encyclique Humanae vitae en 1968 qui récuse le droit à l’avortement. Certaines chrétiennes avaient déjà dans les années 1920 après la guerre, ou en relation avec les mouvements féministes, souhaité une plus grande rénovation et une adéquation avec les réalités vécues comme le Mouvement jeune femme en 1946, ou Hommes et femmes en Église en 1970 en France et en Belgique. Ils ne sont pas réellement reconnus du côté de l’institution qui maintient le principe de ce que Françoise Héritier nomme la « valeur différentielle des sexes ». Pourtant, quelques avancées symboliques se sont opérées au sein de la Papauté : en 1967, l’Encyclique de Paul VI Populorum progressio affirme que les femmes « ont évangélisé et éveillé l’humain », celle de Jean-Paul II Mulieris dignitate leur confirme dignité et égalité civile mais ne revient pas sur les principes et les traditions conservatrices. Finalement, c’est « un état fluide30 » et très hétérogène qui décrit la place instable des femmes et des religions dans les sociétés du XXe siècle.

  • 31 Fouilloux É., « Femmes et catholicisme dans la France contemporaine », Clio. Histoire‚ femmes et so (...)
  • 32 Titre du chapitre consacré au XIXe siècle inPerrot M., Les femmes ou les silences de l’Histoire, P (...)
  • 33 Trois cents femmes verbalisées (150 €) pour port du voile intégral en 2011 [Ministère de l’Intérie (...)

30La religion a donc été un lieu d’action privilégié (« elles ont fait tourner l’Église31 ») et d’expression au féminin comme au masculin : la quête de reconnaissance des religieuses et des laïques a été source de combats civils et civiques. Elles ont assuré des fonctions complexes que la formule de Michelle Perrot résume pertinemment : « Pouvoir des hommes, puissance des femmes32 » et sans doute fait vivre, voire évoluer l’institution, qu’elles soient catholiques, laïques, protestantes... Aujourd’hui, c’est souvent en raison de leur sexe, d’une tradition de strict partage des rôles, d’exégèse des textes fondateurs que les débats se relancent et que les polémiques naissent ou renaissent. La question centrale du rapport entre fille, femme, pratiques religieuses et religion s’est déplacée vers l’Islam ou, en 2013, s’est focalisée sur le droit au mariage pour tous33. Se pose toujours la question de l’expression religieuse dans la sphère publique, du sacerdoce ou du célibat des prêtres pour les catholiques. Au-delà de l’École, des Églises, c’est désormais dans la société que ces questions encore très sensibles trouvent écho et la France, par son histoire, a des spécificités fortes, empreintes encore de militantisme.

Notes

1 Perrot M., Duby G. (dir.), Histoire des Femmes en Occident, Paris, Perrin, collection Tempus, 2002.

2 La thèse de Claude Langlois a fait évoluer cette appréhension : Un catholicisme au féminin – Les congrégations françaises à supérieure générale au XIXe siècle, Paris, Le Cerf, 1984.

3 Cuilbaud F., intervention orale, Colloque de l’Institut catholique de Paris en 2009 [www.icp.fr], consulté en 2013.

4 Delumeau J., La religion de ma mère, le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Le Cerf, 1992.

5 Michelet J., La femme, Paris, Hachette, 1860, p. 44-54.

6 Textes anciens de Paul, Tertullien, ou le De Planctu eccelsiae, Les 200 vices et méfaits de la femme d’Alvaro de Pelayo franciscain espagnol, vers 1350, ou encore Le marteau des sorcières paru au XVe siècle écrit par deux Dominicains, Kraemer et Spengler. Première édition d’une série de trente en 1487.

7 Depuis 1965 en France, des femmes sont pasteurs (1930 en Alsace).

8 Modification lors du Concile Vatican II.

9 En 1997, Sainte Thérèse de Lisieux et en 2012, Hildegarde de Bingen deviennent docteures de l’Église.

10 En 1880, on compte 130 000 femmes dans l’Église française et 90 000 hommes, selon Claude Langlois, op. cit.

11 Visites dans les prisons, les asiles.

12 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine [ADIV], T 11 257 (258).

13 Ernaux A., écrivaine née en 1940, dans Les années, Paris, Gallimard, 2008.

14 Les travaux de N. Zémon-Davis sur trois femmes liées à trois religions différentes au XVIIe siècle vont dans ce sens, dans Juive, catholique, protestante, trois femmes en marge au XVIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1997.

15 Les différences entre les sœurs converses, les sœurs tourières et les mères supérieures existent et varient selon la règle.

16 Terme très utilisé en Bretagne pour désigner un curé, surtout à la campagne.

17 Publications de l’éditeur Mame à Tours.

18 Muzat L., abbé, Les vieilles filles, leurs caractères, leurs qualités, leurs défauts, Paris, Librairie des Saints-Pères, 1909, p. 100.

19 Les jeunesses agricole catholique (1933), ouvrière (1928) ou étudiantes féminines chrétiennes (1929) apparues après la Première Guerre mondiale.

20 Dufourcq E., Les aventurières de Dieu, Paris, J.-C. Lattès, 1993.

21 En 2010, elles sont encore plus de 3000 sur tous les continents.

22 Michel J., Missionnaires bretons d’outre-mer au XIXe et XXe siècle, Rennes, PUR, 1996.

23 Un des plus anciens hôpitaux de Saint-Servan fondé en 1709 par Julienne Danycan et son époux Jean Le Provost. Il est tenu par les Filles de la Charité puis, après 1813, par celles de la Sagesse jusqu’au début du XXe siècle.

24 Environ quatre-vingts romans sous le pseudonyme d’Anais Édianez. Une partie de ses romans est parue en 1984, dans les bibliothèques rose et bleue.

25 Orthodoxe, elle se convertit au catholicisme en 1815. Son salon, situé rue saint-Dominique, accueille Lacordaire, Falloux ou Tocqueville.

26 ADIV, T 616 : lettre écrite par le curé de Chantepie à ses fermiers de Bazouges qui, sur cette pression, ont retiré leur fille de l’école laïque. Cette lettre est jointe à un message de l’inspecteur d’académie au Recteur.

27 Le centre social de Sangatte porte son nom.

28 Rochefort F., dans Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les belles Lettres, 2010, p. 1 096 sq.

29 Site [www.religion.info], consulté en décembre 2013.

30 Pelletier D., La crise catholique, religion, société et politique en France 1965-1978, Paris, Payot, 2002.

31 Fouilloux É., « Femmes et catholicisme dans la France contemporaine », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, n ° 2, 1995, mis en ligne le 1er janvier 2005.

32 Titre du chapitre consacré au XIXe siècle inPerrot M., Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Champs Flammarion, 2001, p. 213.

33 Trois cents femmes verbalisées (150 €) pour port du voile intégral en 2011 [Ministère de l’Intérieur et des cultes].

Auteur

Maîtresse de conférences honoraire d’histoire contemporaine, IUFM de Rennes (ESPE).

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