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Chapitre IX. Le soir d’une vie politique (1934-1953)

p. 165-177

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Texte intégral

Un député-maire toujours actif (1934-1936)

Un musée pour Locronan

1Charles Daniélou fonda, avec Guillaume Hémon, la Société des amis de Locronan afin de pouvoir recevoir des dons pour créer un musée des Beaux-Arts. En effet, depuis quelques années déjà, le maire de Locronan avait l’idée de doter sa commune d’un équipement culturel qui serait complémentaire à l’action menée depuis toujours pour préserver la vieille place, ses maisons et ses édifices anciens. En mai 19341 Daniélou fit voter par son conseil municipal le principe de travaux de rénovation de la salle de délibération du conseil, mais aussi de réfection de la salle destinée à accueillir le musée. En août 1934, Daniélou obtenait du ministère de l’Education nationale une subvention de 4 000 F pour « lui permettre d’organiser les collections de son musée2 ».

2Le musée de Locronan devint une réalité dès la fin du mois de juillet 1934. Daniélou avait bénéficié de l’aide d’Oscar Chauvaux qui s’était chargé de réunir plus de deux cent toiles d’artistes « presque tous hors concours ou médaillés du salon des artistes français3 ». Un comité des Beaux-Arts fut constitué. Il avait pour président Charles Daniélou, fondateur du musée, et comme membres des artistes réputés : Désiré Lucas, Henri Royer, Henri Cheffer, Oscar Chauvaux pour les peintres et Jean Boucher et François Bazin pour les sculpteurs. Le secrétaire général n’était autre que Léon Tual, journaliste à La Dépêche de Brest. Un catalogue4du musée fut édité. Ainsi, on découvre qu’il y avait, dès 1934, des toiles de Chauvaux, d’Yvonne Jean-Haffen, de Gautier ou de Désiré Lucas ainsi que neuf gravures, dont une de Henri Cheffer, et dix sculptures parmi lesquelles celles de Beaufils et de Bazin. L’objectif du musée était de réunir les plus belles œuvres d’artistes ayant travaillé à Locronan, dans ses environs, voire même dans tout le Finistère. Cette création, inédite, d’un musée hors d’une grande ville, fut accueillie avec enthousiasme par Le Bas Breton :

« C’est un musée complet. Un musée digne de notre région qui réunit un ensemble de toiles et statues à faire envie à ceux des grandes villes, sinon, pour le moment, par la quantité des œuvres représentées, du moins par leur qualité5 »

3Même Le Courrier du Finistère annonçait sa création : « Dans la mairie sont exposées deux cent toiles et plusieurs statues de bons artistes amis de la Bretagne6 »

4Le 30 décembre 1934, le conseil municipal votait la location du musée à la Société des amis de Locronan, pour dix-huit ans, pour trois cent francs par an. Cette fondation était une belle réussite pour Daniélou qui avait su s’attacher les services de personnalités reconnues du monde artistique. Inaugurer un musée à moins d’un an des municipales ne pouvait pas nuire.

Réélection à la mairie et activités diverses à la Chambre

5La liste que présenta Charles Daniélou aux élections municipales du 5 mai 1935 fut entièrement élue. Le 9 mai, le maire sortant fut réélu par le conseil municipal par onze voix et un vote blanc7Guillaume Hémon était également confirmé dans ses fonctions de premier adjoint. Maire depuis 1912, Daniélou, avec l’appui de Hémon sur le terrain en permanence, avait œuvré pour Locronan. S’il avait fondé le musée, il avait surtout permis de préserver l’ensemble architectural unique de Locronan. Mais, il fut surtout celui qui avait lancé et mené à bien une politique d’expansion territoriale aux dépens de Plonévez-Porzay. Il fut sans conteste « le grand maire de ce début de siècle8 ». Si Charles Daniélou faisait preuve d’initiatives à Locronan, il était aussi un député actif à la Chambre où il demeurait en charge de diverses responsabilités.

6Il déposa en 1934, en pleine crise agricole, un projet de loi tendant à autoriser l’État à acheter jusqu’à un minimum de deux cents quintaux de blé à chaque producteur. Cette proposition de loi ne fut pas retenue. Par ailleurs, depuis qu’il avait quitté le ministère de la Santé publique, Daniélou poursuivait son action menée dans ce domaine. Il était, en effet, membre du Conseil supérieur de l’Assistance publique où il faisait partie de la section chargée des indigents nécessiteux valides ou malades des hôpitaux. Il était également membre du Comité des Allocations Familiales. En 1935 et 1936, il devint le président de la commission de la comptabilité et défendit deux rapports consacrés aux dépenses et aux comptes de la Chambre. C’est à cette époque qu’il publia deux ouvrages chez Eugène Figuière. Le premier, paru en 1935, évoque on l’a vu, Le vrai visage d’Aristide Briand. Le second, La Santé publique, paru en 1936, évoquait son action comme ministre. Ces deux livres contribuaient à renforcer sa notoriétés, à le valoriser, en évoquant sa présence auprès de Briand et en défendant son bilan à la tête de la Santé publique. Ces ouvrages paraissaient quelques mois avant les élections législatives. Ce n’était pas sans doute un hasard. L’heure des bilans et des programmes était revenue.

Les législatives de 1936 : une défaite décisive

La campagne terne d’un député usé

7L’assemblée générale du Parti démocrate populaire du Finistère qui se déroula, en février 1936, à Quimper, désigna le nouveau maire de Quéméneven, Jean Crouan, pour affronter le député sortant aux législatives d’avril. La première circonscription de Châteaulin était le fief de Charles Daniélou. D’ailleurs, les services préfectoraux estimaient que le député sortant serait probablement « réélu9 ». Daniélou savait désormais qui s’opposerait à lui. Comme lors de chaque élection législative, la droite, sans leader naturel à lui opposer, lançait dans la bataille électorale un nouvel homme. Il est certain qu’il devait être difficile de trouver un candidat qui puisse rivaliser avec un homme politique d’expérience tel que Daniélou qui était maire, député, ancien ministre, ancien président de groupe à la Chambre, président et rapporteur de diverses commissions parlementaires. Le camp conservateur misait cette fois sur la jeunesse en l’opposant à la déjà vieille carrière politique de Daniélou.

8Jean Crouan, âgé de vingt-neuf ans, était maire de Quéméneven depuis 1935. Licencié en droit, il avait repris l’étude notariale de son père en 1932 et appartenait à « une famille nettement marquée à droite10 ». Le Courrier du Finistère soutenait « le jeune et sympathique maire qui a enlevé la mairie de Quéméneven aux cartellistes11 » et qui « a toutes les chances d’enlever à Daniélou son siège de député12 ».

9Louis Larvol, maire de Plomodiern et candidat malheureux en 1932, se présentait à nouveau sous la bannière de l’URD tandis qu’à gauche, Le Lann, un agriculteur de Plouigneau, était le candidat SFIO et qu’un marin-pêcheur, Michel Le Signe, était celui du PCF.

10Le député sortant se présentait sous l’étiquette radical-indépendant. Il était le seul radical élu en 1932 à ne pas arborer l’appellation de radical-socialiste trop « compromettante13 » sans doute à ses yeux. Charles Daniélou débuta sa campagne en mars 1936 en visitant sa circonscription et en valorisant son bilan. Dans ces temps troublés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, il souhaitait apparaître comme un homme d’expérience ayant fait ses preuves :

« Dans les circonstances que le pays traverse, ce n’est évidemment pas le moment de confier la barre à des mains inexpérimentées quand on a à sa disposition un représentant qui a déjà fait ses preuves au Parlement et au gouvernement du pays14 »

11La stabilité plutôt que l’aventure. Daniélou insistait, dans sa profession de foi, sur l’expérience acquise à la Chambre et au sein du gouvernement et évoquait la protection de la famille en utilisant là encore son action de ministre :

« Les initiatives que j’ai prises dans le domaine de la Santé publique sont connues dans tout le pays15 »

12De même, quand il évoqua les relations internationales : « Aristide Briand dont j’ai été le collaborateur intime et fidèle16 » S’il vantait son action politique au plan national, il valorisait aussi son bilan dans la circonscription :

« La base aéronautique du Poulmic dont je me félicite d’avoir été le père [...] a déjà permis, par l’importance des travaux qui s’y poursuivent, de résorber, pour une grande part, le chômage dans notre région17 »

13Larvol tenta d’assimiler, dans l’esprit des gens, Daniélou à l’affaire Stavisky comme l’avait fait Le Courrier du Finistère en publiant, en mars 1934, cet article :

« La commission a interrogé quelques gros requins. D’abord M. Boyer, girouette du genre Daniélou, ancien député inscrit au même groupe que Daniélou et qui a touché de Stavisky plus d’un million. M. Odin, encore un autre du groupe Daniélou, a aussi touché de l’argent de Stavisky18 »

14L’objectif était clair : des membres de la Gauche radicale étaient compromis. Daniélou en était membre. Sans doute avait-il touché lui aussi. Larvol reprend la même technique, deux ans plus tard, quand il évoque les événements du 6 février 1934 :

« La dernière législature a failli nous apporter la guerre civile. Pour avoir voulu protester contre des ministres salariés de Stavisky et dont Daniélou s’honore d’être l’ami, de bons citoyens sont tombés sous les balles dans la journée du 6 février19 »

15Jean Crouan n’utilisa ni la rumeur ni le mensonge. Il publia un document qui visait à le présenter tel qu’il était : un homme neuf, originaire de Quéméneven dont il était le maire. Il n’avait pas l’expérience de Daniélou. Mais Crouan en faisait un atout et déclarait que « le désir d’un renouveau20 » manifesté par les électeurs devait être « effectué par des hommes nouveaux21 ». Contrairement à Daniélou qui valorisait son action à Paris, il insistait sur son enracinement local : « Vivant dans ce pays auquel tant de liens m’attachent [...]22 » Il jouait sur sa jeunesse et voulait incarner le désir de renouveau face à un député sortant, briguant ce
mandat de député depuis 1910, qui pouvait être présenté comme un ancien alors qu’il n’avait que cinquante-sept ans.

16Le premier tour, qui se déroula le 26 avril 1936, déboucha sur un ballottage extrêmement favorable pour la droite : Jean Crouan avait rassemblé 6 153 voix sur son nom et Larvol 2 528. La droite totalisait donc 8 681 suffrages.

17La gauche subissait une déroute, notamment Daniélou qui recueillait péniblement 3108 voix, soit 1742 de moins qu’en 1932. Le Lann pour la SFIO en obtenait 1 928 et Le Signe pour le PCF 258. Alors que socialiste et communiste augmentaient leur score de 1932 Daniélou avait d’ores et déjà perdu. Même en faisant le plein des voix de gauche, c’est-à-dire 5 294 voix théoriques, il était très loin du score prévisible de Jean Crouan. Le député sortant lança un ultime appel aux électeurs en se déclarant :

« Seul qualifié pour porter au second tour le drapeau de la démocratie toute entière23 »

18De son côté, Jean Crouan faisait apposer une affiche sur laquelle il remerciait ses électeurs du premier tour à qui il rappelait que :

« Le Front populaire n’est autre chose que l’alliance socialo-communiste24 » et que voter pour lui serait faire « triompher l’honnêteté, l’esprit de justice et la paix contre une politique d’intrigues et de trahison25 »

19Le deuxième tour, qui se déroula le 3 mai 1936, fut sans surprise. Jean Crouan fut largement élu avec 8 617 voix, Daniélou n’ayant pu rassembler, que 5 358 suffrages. Le candidat conservateur avait fait quasiment le plein des voix de droite. Daniélou, trop largement distancé au premier tour, ne pouvait refaire son retard malgré une augmentation de 2 250 voix. Le maire de Quéméneven battait facilement le député sortant dans les quatre cantons de la circonscription : Châteaulin (1 182 voix d’écart), Crozon (1 033 voix d’écart), Le Faou (113 voix d’écart) et Pleyben (931 voix d’écart). Soit une différence totale de 3 259 voix.

20Charles Daniélou remercia ses 5 358 électeurs et, satisfait de la victoire du Front populaire, il déclarait :

« La victoire de nos adversaires sera sans effet sur la politique générale du pays. [...] Une seule chose importe aujourd’hui : c’est le triomphe dans tout le pays de la démocratie contre les entreprises fascistes. Ce triomphe est éclatant. Vive la République26 »

21Si les Français avaient envoyé à la Chambre une majorité de gauche, les Finistériens avaient quant à eux voté à droite. En effet, alors que la gauche comptait en 1932 huit députés (six radicaux et deux socialistes), ces élections amenèrent la perte de quatre sièges pour les radicaux et le maintien de deux députés socialistes.

22S’il est possible de placer la défaite de Daniélou dans ce contexte qui vit dans le Finistère « le désastre radical27 », il paraît néanmoins évident que le député sortant avait lassé une part importante de son électorat et que les gens souhaitaient un changement. Usé, il est apparu vieux, non pas à cause de son âge (cinquante-sept ans), mais à cause de l’ancienneté de son combat politique. Depuis 1910, il s’était présenté à chaque élection législative. Réélu constamment depuis 1919, il avait fait de sa circonscription un fief d’autant plus facilement qu’il n’avait pas vraiment d’adversaires à sa mesure. L’expérience et la notoriété de Daniélou avaient contribué à lui nuire : la première rappelait qu’il était député depuis 1919 ; la seconde qu’il était plus souvent à Paris que sur le terrain.

23Dans un article paru le 16 mai 1936 sous le titre « Le recul Breton », Charles Daniélou faisait part de sa déception de voir les conservateurs se renforcer en Bretagne alors que l’heure était au Front populaire :

« Tandis qu’un grand souffle démocratique passait sur la grande partie de la France l’entraînant dans certaines régions jusqu’au communisme, comme une protestation généralisée contre l’activité des Ligues et leur velléité de dictature fasciste, nos départements de l’Ouest, au contraire devenaient la proie d’une chouannerie agraire qui devait frapper durement la représentation républicaine des Côtes-du-Nord, du Morbihan et du Finistère28 »

24Battu aux législatives, Daniélou était désormais spectateur de la vie politique nationale, alors que celle-ci s’emballait, et pensait n’être écarté des débats parlementaires que « momentanément29 ».

Une retraite sous le signe des passions d’une vie : la politique et Locronan

La politique toujours

25Charles Daniélou fut élu, en mai 1936, président de l’association des Anciens députés30qui comptait près de cinq cents membres. Il fut confirmé à sa tête de 1936 à 194931Son rôle de président consistait à demeurer en relation étroite avec le bureau de la Chambre, notamment avec les questeurs qui avaient les responsabilités d’économes. Daniélou justifia l’existence d’une telle association car d’anciens députés vivaient parfois des situations matérielles très difficiles. Ayant bien souvent abandonné leur métier depuis de longues années, une fois battus, ils pouvaient se trouver démunis :

« Nous voyons chaque jour des hommes qui ont occupé les postes les plus élevés au Parlement et même au gouvernement réduits presque à la misère. [...] Nous avons vu l’ancien président du Conseil Monis réduit à solliciter un poste de juge de paix pour ne pas terminer sa vie comme indigent32 »

26Cela d’autant plus que :

« La modeste pension que leur assuraient les retenues opérées sur leur indemnité ne correspond plus au coût actuel de la vie33 »

27Mais si cette association avait pour finalité première d’assurer le secours, la défense d’anciens députés, elle était aussi une occasion, pour ces anciens élus, de se retrouver dans les couloirs de la Chambre et dans la tribune qui leur avait été réservée afin qu’ils puissent assister aux débats. Ainsi, ils étaient encore « en contact permanent avec leurs successeurs et avec la presse dans les salons où ils ont accès34 ». Charles Daniélou a souffert de ne plus pouvoir jouer de rôle politique actif et vécut difficilement sa retraite forcée par l’échec électoral de 1936. Ne souhaitant et ne pouvant pas quitter ce monde auquel il avait consacré sa vie, il s’investit dans cette association :

« Chaque jour, très régulièrement, il prenait l’autobus 43 et allait place des Ternes à la brasserie " La Lorraine" où il retrouvait ses anciens amis, à la retraite, eux aussi, de la vie politique. Une fois par semaine il allait à la Chambre des députés car jamais il ne s’est coupé de ce monde-là35 »

28La passion de la politique l’habita toujours car :

« Même vieux et fatigué il allait à la Chambre et revenait avec ces bruits de couloirs qu’il racontait à ma grand-mère36 »

29Charles Daniélou passa l’essentiel de la guerre à Neuilly. En juillet et août 1940, Charles et Madeleine ont, comme l’immense majorité des Français, plutôt accepté Pétain37Mais le départ pour Londres, à l’hiver 1940, de leur fils Louis a été déterminant et ils ont immédiatement changé d’opinion : la famille Daniélou s’est largement engagée dans la Résistance. Jean Daniélou et plusieurs membres du collège Sainte-Marie ont, avec le soutien de Madeleine, aidé des parachutistes anglais. Georges Izard fut membre de l’Organisation civile et militaire : il fut arrêté par la Gestapo en 1943, libéré puis recherché à nouveau en 1944. En 1943, voyant son gendre aux mains des Allemands, à Fresnes, Charles Daniélou proposa à sa fille, Catherine, d’intervenir auprès de Laval avec qui il avait figuré dans les gouvernements de Briand et avec qui le contact n’était pas totalement rompu. Il écoutait beaucoup la radio anglaise, suivait de près les événements et connaissait les actions résistantes de son fils Jean, de Georges Izard et de sa femme. Lui ne s’est pas, semble-t-il, engagé dans une résistance active et on peut dire « avec nuance, que Charles Daniélou a été plus réservé que le reste de sa famille pendant la guerre38 ». En retrait de la vie politique depuis 1936 et âgé de soixante et un ans en 1939, Charles Daniélou n’est donc pas entré dans une résistance active. Est-ce cette attitude réservée qui vaut à Locronan de voir la dissolution de son conseil municipal par le préfet Leconte le 16 novembre 1944, soit un mois et demi après sa libération ? Aucune source n’a permis d’affiner cette question.

30Homme de lettres depuis son adolescence, Charles Daniélou se devait d’écrire, sinon ses mémoires, du moins ses souvenirs. Il publia, en 1945, aux éditions Musy : Dans l’intimité de Marianne. Dans ces « révélations d’un ci-devant ministre de la Troisième république39 », Daniélou racontait une foule d’anecdotes à propos d’événements auxquels il fut mêlé, ou desquels il fut témoin depuis son arrivée à Paris, à la fin du XIXe siècle, jusqu’à ses heures ministérielles. Il dressait le portrait des hommes politiques incontournables de l’époque tels que Viviani, Poincaré, Caillaux et consacrait de nombreuses pages à Briand. Cet ouvrage est le témoignage d’un homme qui vécut de près, comme acteur et comme témoin privilégié, la vie politique de son temps. On ressent, à la lecture de ces pages, une certaine nostalgie pour la Troisième république et ses grands hommes :

« Avec Clemenceau, Poincaré et Briand avaient disparus les trois derniers de la longue lignée des hommes d’État dont Marianne s’était si justement fait gloire. Ils étaient partis dans l’angoisse de la grande indigence de successeurs possibles dans laquelle ils laissaient le pays40 »

31Si Charles Daniélou avait publié après chaque passage au gouvernement un livre qui lui permettait d’évoquer l’action qu’il y avait menée, avec cet ouvrage il dressait le bilan de toute une vie passée au service et dans l’intimité de Marianne, de la droite à la gauche, aux côtés de Coppée puis de Briand. L’intérêt d’un tel ouvrage résidait dans ce qu’on y trouvait « le suc de la vie politique d’avant la guerre41 » raconté par un des députés qui eut :

« L’occasion de connaître les dessous des choses et de fréquenter les hommes d’État lorsque, le visage détendu, ils laissent, dans la coulisse, apercevoir le fond de leur âme42 »

Locronan

32Si Charles Daniélou restait passionné par la politique, sa seconde passion, Locronan, ne s’éteignit jamais non plus. Il y revenait toujours passer les mois d’été : en juillet accompagné de sa femme, puis seul car elle allait à la montagne pour raisons de santé. Autant la maison de Neuilly était celle de Madeleine, autant Kergwénolé était la sienne. Sa chambre, en bas de l’une des deux tours latérales, lui servait aussi de bureau. Il y avait rassemblé beaucoup de ses souvenirs, des photographies et de nombreuses médailles : il était Chevalier de la Légion d’honneur, Commandeur du Mérite maritime, Grand-croix du Mérite naval d’Espagne, Commandeur de Saint-Sava de Yougoslavie, Grand-croix de l’ordre du Ouissam Alaouite, Médaille d’or de l’hygiène et Médaille d’or de l’Assistance publique. Il était également membre de la Société des Gens de lettres. Autour de son manoir, Charles Daniélou avait planté « un jardin merveilleux43 » fait d’un bois de pins et d’une longue allée de rhododendrons et d’hortensias ainsi que de quelques arbres plus rares comme des araucarias et des cèdres. « Ce jardin et ce bois étaient sa fierté44 » Lorsqu’il était à Locronan il descendait, chaque jour, à la mairie et y retrouvait Guillaume Hémon qui le tenait constamment informé des affaires de la commune. Le maire passait aussi quotidiennement au café tenu par la famille Chipon et y rencontrait ses administrés.

33Charles Daniélou « avait pour l’église de Locronan un sentiment presque possessif comme pour tout ce qui touchait ce village45 ». Il se préoccupait de la vie locale ; de la troménie par exemple. Et s’il était radical, cela ne l’empêchait pas d’inviter chez lui le recteur de la paroisse. Attaché très passionnément à Locronan, il lui consacra, en 1947, un ouvrage, publié aux éditions Musy : Locronan en Bretagne. Ce petit livre était l’occasion d’évoquer l’histoire de Locronan, ses tisserands, sa troménie, Saint-Ronan. D’ailleurs, la dédicace de Finis Terrae à son fils Alain est révélatrice de sa passion non seulement pour cette cité, dont il fut le maire durant trente-deux ans, mais aussi pour toute la Bretagne :

« À toi qui as beaucoup voyagé, mon cher petit Alain garde ce livre, tu y trouveras ce que j’ai le plus aimé au monde notre petit coin de terre bretonne. »
Charles Daniélou, décembre 193346

34C’est à la Bretagne tout entière qu’il dédiait cet ouvrage sur Locronan ; à cette Bretagne pour laquelle il s’était battu notamment au sein de l’URB, organisation dont il était toujours membre en 193747

La descendance extraordinaire d’un couple radical et clérical

Un couple radical et clérical

35Charles et Madeleine Daniélou formaient un couple « providentiel, à la fois radical et clérical48 ». Tandis que l’un menait un combat politique, l’autre se consacrait à une œuvre d’éducation catholique. Ces engagements eurent des conséquences sur leurs actions respectives.

36L’évolution politique de Charles Daniélou vers la gauche et son entrée dans le gouvernement du Cartel provoquèrent une grave crise dans l’œuvre de sa femme. Sommée de choisir entre sa situation familiale et le soutien de la droite catholique, Madeleine Daniélou
refusa d’apporter un soutien public au camp conservateur ce qui entraîna la démission de cinq membres sur huit de son conseil d’administration. L’engagement de sa femme compliquait l’action politique de Charles car il lui était difficile de voter contre les congrégations à la Chambre et, le soir venu, de rentrer dans un des plus grands établissements privés de Paris dirigé par sa femme. Charles Daniélou était ce pendant considéré comme laïque et anticlérical
49Cet anticléricalisme se manifestait surtout par son refus d’aller à la messe alors que sa femme y allait accompagnée des enfants. Tout ce qui était cléricalisme, confusion du spirituel et du politique, « lui était très profondément antipathique50 » depuis qu’il avait souffert de la politisation des prêtres, dont certains « refusaient l’absolution à ceux qui votaient pour lui et prétendaient que soutenir les démocrates-chrétiens était un devoir de conscience51 ». Mais cet anticléricalisme était peut-être aussi une défense contre un envahissement religieux très fort. Madeleine Daniélou, impliquée totalement dans la direction de l’ordre des filles de Saint-François-Xavier imposait une atmosphère religieuse assez lourde ce qui était pour « Charles Daniélou certainement pesant52 »

37Par ses engagements respectifs, le couple avait aussi des relations, des contacts, très différents. Madeleine Daniélou était l’amie de François Mauriac, bénéficiait de la collaboration du Père Léonce de Grandmaison, invitait une année le général de Castelnau à présider une des distributions de prix et une autre année Monseigneur Maglione, artisan du rapprochement entre la République et le Vatican. De son côté, Charles Daniélou qui recevait peu de personnalités et surtout d’artistes chez lui, si ce n’est Saint-Pol-Roux et Loucheur, vivait et rencontrait beaucoup hors du domicile et « tenait ses assises dans une brasserie de la place des Ternes53 ». Malgré ces combats politique et pédagogique, Charles Daniélou a toujours soutenu l’action de sa femme, et sans doute « étaient-ils d’accord sur l’essentiel depuis leur jeunesse, malgré des carrières très différentes et brillantes l’une et l’autre54 ».

38La diversité de ce couple, leurs engagements et leurs personnalités si différentes rendait, selon le mot de François Mauriac, cette famille « extraordinairement intéressante55 ». Les premiers à pouvoir bénéficier de cette richesse furent les six enfants du couple, quatre garçons et deux filles.

Une descendance extraordinaire

39Jean Daniélou (1905-1974), l’aîné des enfants, est celui qui bénéficia de la plus grande notoriété. Il fut secrétaire particulier de son père, alors sous-secrétaire d’État à la Marine marchande, en 1925 et 1926, et l’accompagna au sous-secrétariat à la présidence du Conseil et aux Affaires étrangères en 1926, ce qui lui donna l’occasion de côtoyer Alexis Léger et Jean Giraudoux. Reçu à l’agrégation de grammaire en 1927, il décidait, en 1929, d’entrer au noviciat de la compagnie de Jésus à Jersey :

« Ce qui a certainement beaucoup peiné mon père qui avait espéré que je poursuivrais son action politique et qui m’avait déjà introduit dans ce milieu56 »

40L’ordination du Père Jean Daniélou se déroula, le 19 août 1938, dans la basilique de Fourvière par le cardinal Gerlier
Il prépara ensuite une thèse de patristique avant d’occuper la chaire d’histoire des origines chrétiennes à l’Institut Catholique de Paris. Pendant la guerre, Jean Daniélou s’engagea dans la ligne de la Résistance grâce aux contacts « et à l’influence de Louis57 », son frère, à Londres depuis 1940. Devenu un professeur influent, un « savant de réputation internationale58 », son activité au sein de l’Église prit une nouvelle dimension en 1962 lorsqu’il fut nommé expert à Vatican II par Jean XXIII. Paul VI fit de lui, en 1969, un cardinal-évêque de l’Église romaine. Il fut élu en 1972 à l’Académie française.

41Alain Daniélou (1907-1994) eut une toute autre existence. Ethnologue, aventurier, explorateur, il quitta rapidement sa famille pour visiter l’Europe et les États-Unis. Il réalisa en Afrique et dans le Sud algérien, la première ethnographie musicale. Il partit avec un célèbre photographe de l’époque, Raymond Burnier, dès 1932, pour l’Asie centrale, l’Afghanistan, pays dont le roi était son ami depuis leur rencontre, à Locronan, en 1927. Il se fixa en Inde, à Bénarès. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Inde et sur la musique orientale qui ont fait de lui un spécialiste reconnu internationalement. Disciple du poète Rabindranath Tagore, converti à l’hindouisme, il vivait comme les Hindous, et étudiait leur musique, leur religion, leur langue. Il ne revint en Europe qu’en 1948 et devint le directeur de l’Institut International d’Études comparatives de la musique, à Berlin, jusqu’en 1976. Installé depuis à Rome, il est décédé au début de l’année 1994.

42Catherine Izard (1909-1992), née Daniélou, épousa à vingt ans un des meilleurs amis de Jean, Georges Izard, que Charles Daniélou avait fait entrer à son cabinet en 1926. Georges Izard fut, en 1932, le cofondateur avec Emmanuel Mounier, de la revue Esprit dont il fut le rédacteur en chef (1932/1933). La naissance de la revue se fit d’ailleurs dans la villa que possédait Madeleine Daniélou à Font-Romeu. Député socialiste de Meurthe-et-Moselle de 1936 à 1940, Résistant, membre de l’Organisation civile et militaire, il fit de son appartement parisien une plaque tournante de l’organisation. Célèbre avocat, il défendit Kravchenko. Écrivain, il fut élu, en 1971, deux ans avant sa mort, à l’Académie française.

43François Daniélou (1912-1957), fut secrétaire particulier de son père, ministre de la Santé publique en 1933, puis fit carrière dans une compagnie d’assurances à Paris.

44Louis Daniélou (1914-1942) se lia d’amitié avec Jean Moulin alors sous-préfet de Châteaulin et le suivit au cabinet de Pierre Cot, ministre de l’Air. Il fit, en 1937, le tour du monde sur la Jeanne d’Arc et publia Belle Marine en 1940 chez Gallimard. Lieutenant de vaisseau, il rejoignit Londres et de Gaulle à l’hiver 1940 et s’engagea dans les Forces Françaises Libres. Il parlait à la radio de la France Libre et avait prit le nom de guerre de Clamorgan, nom de jeune fille de sa mère. Il fut tué, le 25 septembre 1942, au cours d’une mission que le général de Gaulle lui avait confiée en vue de l’arrivée des Américains en Afrique : son avion fut abattu au-dessus de Gibraltar. Jean Daniélou racontait que : « Le général de Gaulle l’aimait beaucoup et [lui] en a parlé avec émotion en septembre 194459 » Jean Daniélou ajoutait que c’est en souvenir de son frère que de Gaulle lui témoigna toujours « beaucoup d’amitié60 ». Lorsque Jean Daniélou préféra la carrière ecclésiastique à la politique, son père avait alors encouragé Louis dans cette voie et fondait sur lui « les plus grandes espérances61 »

45Marie Daniélou (1917-1975), passionnée de sport, fit partie de l’équipe de France de ski à l’époque d’Émile Allais, champion du monde en 1936 et 1938. Elle épousa en 1940, un industriel de Nantes, Jean Hainglaise.

46Malgré cette descendance extraordinaire, et alors que Madeleine Daniélou pouvait avoir la satisfaction de voir un de ses enfants embrasser la carrière ecclésiastique, Charles était sans doute déçu qu’aucun de ses enfants ne veuille, ou ne puisse, se lancer à sa suite dans les joutes électorales et bénéficier ainsi des relations politiques paternelles établies par plus d’un quart de siècle de vie publique. Jean avait choisi de se consacrer à Dieu. Et les espoirs qu’il fondait sur Louis furent anéantis par sa mort tragique.

47Charles Daniélou fut emporté, à soixante-quinze ans, par un arrêt cardiaque, le 30 décembre 1953, à Neuilly. Il fut inhumé, à Locronan, le 4 janvier 1954. Sa tombe simple et modeste fait face au monument aux morts où figure le nom de son fils, Louis. Cet homme qui avait eu la politique comme ligne de vie a pour ultime demeure une modeste sépulture sur cette terre qui lui avait beaucoup apporté et « qu’il avait aimé plus que tout au monde62 ».

Notes de bas de page

1 1. Archives municipales de Locronan, registre des délibérations du conseil municipal, session de mai 1934.

2 Idem, copie d’une lettre du ministre de l’Éducation nationale au préfet datée du 8 août 1934.

3 . Le Bas Breton, 28 juillet 1934.

4 . Un exemplaire de ce document est conservé aux Archives départementales du Finistère.

5 . Le Bas Breton, 28 juillet 1934.

6 . Le Courrier du Finistère, 28 juillet 1934.

7 . ADF 3 M 580, élections municipales de Locronan du 9 mai 1935.

8 . Maurice Dilasser, Un pays de Cornouaille [...], op. cit., p. 416.

9 . ADF 3 M 325, élections législatives de 1936, fiche non datée, préfecture du Finistère.

10 . Idem.

11 . Le Courrier du Finistère, 15 février 1936.

12 . Idem.

13 . Maurice Lucas, Le Finistère [...], op. cit., p. 472.

14 . Le Bas Breton, 11 avril 1936.

15 . ADF 3 M 326, profession de foi de Daniélou, 1936.

16 . ADF 3 M 326, profession de foi de Daniélou, 1936.

17 . ADF 3 M 326, profession de foi de Daniélou, 1936.

18 . Le Courrier du Finistère, 31 mars 1934.

19 . ADF 3 M 326, profession de foi de Larvol, 1936.

20 . ADF 3 M 326, profession de foi de Crouan, 1936.

21 . ADF 3 M 326, profession de foi de Crouan, 1936.

22 . Ibidem.

23 . Le Bas Breton, 2 mai 1936.

24 . ADF 3 M 326, affiche, législatives de 1936.

25 . ADF 3 M 326, affiche, législatives de 1936.

26 . Le Bas Breton, 9 mai 1936.

27 . Maurice Lucas, Le Finistère [...], op. cit., p. 476.

28 . Le Bas Breton, 16 mai 1936.

29 . Idem, 9 mai 1936.

30 . Le Bas Breton, 23 mai 1936.

31 . S’il est certain qu’il fut président de l’association entre 1936 et 1949, le fut-il jusqu’à sa mort ?

32 . Charles Chassé, « Une heure avec Charles Daniélou », Le Télégramme de Brest, 14 mars 1949.

33 . Charles Chassé, « Une heure avec Charles Daniélou », Le Télégramme de Brest, 14 mars 1949.

34 . Ibidem.

35 . Sophie Bassouls, lettre à l’auteur, le 13 avril 1993.

36 . Sophie Bassouls, lettre à l’auteur, le 13 avril 1993.

37 . Michelle Monnier, lettre à l’auteur, le 23 septembre 1995.

38 . Michelle Monnier, lettre à l’auteur, le 23 septembre 1995.

39 . Mention figurant sur le bandeau entourant le livre à sa sortie.

40 . Charles Daniélou, Dans l’intimité de [...], op. cit., p. 357.

41 . Charles Chassé, « Les belles histoires de Charles Daniélou sous la Troisième république », Le Télégramme de Brest, 19 mars 1949.

42 . Idem.

43 . Sophie Bassouls, lettre à l’auteur, le 13 avril 1993.

44 . Idem.

45 . Ibidem.

46 . Alain Daniélou, lettre à l’auteur, le 2 février 1993.

47 . Bulletin de l’URB liste des membres au 1er janvier 1937.

48 . Maurice Dilasser, Un pays de Cornouaille [...], op. cit., p. 416.

49 . Témoignage de Jacques Cloarec, assistant d’Alain Daniélou, dont la famille est originaire de Châteaulin. Lettre à l’auteur, le 2 février 1993.

50 . Jean Daniélou, Et qui est mon prochain ?, op. cit., p. 40.

51 . Idem.

52 . Sophie Bassouls, lettre à l’auteur, le 13 avril 1993.

53 . Alain Daniélou, Le chemin du labyrinthe, op. cit., p. 46.

54 . Michelle Monnier, lettre à l’auteur, 23 septembre 1995.

55 . Jean Daniélou, Et qui est mon prochain ?, op. cit., p. 33.

56 . Idem, p. 33.

57 . Ibidem, p. 431.

58 . Maurice Dilasser, Un pays de Cornouaille [...], op. cit., p. 431.

59 . Jean Daniélou, Et qui est mon prochain ?, op. cit., p. 42.

60 . Idem.

61 . Charles Chassé, « Une heure avec Charles Daniélou », Le Télégramme de Brest, 14 mars 1949.

62 . Alain Daniélou, lettre à l’auteur, le 2 février 1993.

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