1Heinrich Böll, à propos de son roman, Portrait de groupe avec dame, situé dans l’Allemagne bouleversée par les deux guerres mondiales, expliquait avoir « essayé de décrire, ou d’écrire le destin d’une femme allemande [...] qui a eu à porter tout le poids de cette Histoire entre 1922 et 19701 ». Quittant le roman pour l’histoire, il m’a semblé que l’on pouvait appliquer cette volonté à l’existence d’Emmeline Weill-Raynal, même si, au contraire de la Leni de Böll, cette presque « inconnue de l’histoire », dont j’ai rencontré la vie en travaillant sur le logement social à Paris dans la première moitié du XX^e siècle, a été rien moins qu’une femme ordinaire. Alors qu’elle a joué un rôle non négligeable dans l’espace public, seules subsistent des traces évanescentes de son action. La reconstituer revient à éclairer l’évolution de la place des femmes dans l’histoire de la III^e République comme dans l’historiographie récente. Qu’il s’agisse de l’histoire du socialisme, de l’utopie réformatrice, de l’instruction, ou encore de celle du logement populaire ou des Juifs, ni visibilité ni reconnaissance n’entourent Emmeline Weill-Raynal qui, comme tant d’autres, a porté le poids de l’histoire.

Une famille de « fous de la République2 »

2Emmeline Raynal est née à Paris le 24 octobre 1865, rue de Londres (VIII^e arrondissement) dans le milieu des Juifs français décrit par Pierre Birnbaum comme celui des « fous de la République », ces avocats, banquiers, administrateurs, hauts fonctionnaires et hommes politiques serviteurs de l’État pour qui l’appartenance au judaïsme, qu’ils estimaient être du domaine privé, n’avait rien de contradictoire avec leur identité française. Elle était la première fille de Joseph Raynal, alors principal clerc de notaire, devenu en 1867 l’un des seuls quatre notaires juifs à Paris aux débuts de la III^e République3 et d’Esther Beaucaire, sans profession, mariés depuis le 24 novembre 1864. Les deux hommes qui servirent de témoins pour l’établissement de l’acte de naissance de la fillette étaient son grand-oncle paternel, Abraham Rodrigues Henriques, un rentier bordelais, et son oncle paternel Levin/Léon Raynal, un commis banquier de vingt-deux ans, demeurant 20 rue de Berlin à Paris4. Quelques années après la naissance de sa fille, en juillet 1871, Joseph Raynal, devenu notaire, fut élu conseiller municipal de Paris sur la liste de centre droit Union parisienne de la presse (UPP) et conseiller général de la Seine5. Il était également membre du Consistoire israélite de Paris, apprécié, d’après la presse, pour « son ardente et active sollicitude aux intérêts [du] culte et de [ses] coreligionnaires6 ». Après la défaite de 1871, il avait notamment rappelé aux Juifs « optants » ayant quitté l’Alsace-Lorraine pour le territoire français, qu’ils devaient déclarer, avant le 1^er octobre 1872, leur volonté de rester Français sous peine de devenir Prussiens.

3Complétant la mouvance de ces « fous de la République », Emmeline était la nièce de David Raynal, frère de Levin. Industriel et commerçant, attaché au service du chemin de fer du Midi, il fonda en 1862 à Bordeaux la maison d’armateur Astruc et Raynal. Capitaine d’état-major pendant la guerre de 1870, conseiller général du 2^e canton de Bordeaux de 1874 à 1880, il fut élu député de la 1^re circonscription de Bordeaux. Inscrit au groupe de la Gauche républicaine, ami personnel de Léon Gambetta, il fut plusieurs fois ministre. Cela explique que certains auteurs aient fait d’Emmeline la nièce de Gambetta, ou plus véridiquement « la nièce d’un de ses proches compagnons7 ».

4Aucun élément ne nous permet de connaître la jeunesse d’Emmeline, ses éventuelles études et le milieu qu’elle fréquentait. Tout juste sait-on que son père mourut à trente-cinq ans en décembre 1872. Lors de son enterrement au cimetière Montmartre, le convoi funèbre, « immense », mené par les grands rabbins Albert Cohn et L. Lévy-Bing, fut suivi par le préfet de la Seine, les membres du conseil municipal, le président de la Chambre des notaires et d’autres « notabilités financières et commerciales8 ». Également à l’âge de trente-cinq ans, huit ans plus tard, la mère d’Emmeline rejoignit son époux dans la tombe9. Aussi l’orpheline âgée de quinze ans alla-t-elle habiter à Neuilly chez ses grands parents maternels. Elle s’y maria le 9 décembre 1884 avec Abraham Horace Weill. Issu du milieu de la bourgeoisie juive républicaine dans lequel vivait Emmeline, ce polytechnicien de vingt-sept ans (promotion 1876), ingénieur des Ponts-et-chaussées, était originaire de Paris où ses parents, séparés, anciens bijoutiers, étaient des propriétaires rentiers. Le mariage civil eut lieu en présence des deux grand’mères de la mariée – son grand-père paternel étant décédé – et de son grand-père maternel, son tuteur depuis la mort de ses parents. Les témoins pour ce beau mariage étaient, pour le marié, ses grands-oncles Marc Lévy-Crémieux, un négociant parisien et Gustave Isaac Lévy, lui aussi négociant, qui venait d’être élu maire d’Épinay-sur-Seine. Quant à Emmeline, elle était entourée de son oncle David Raynal, alors ministre des Travaux publics, et d’Émile Weill, un ancien avoué demeurant 40, rue de l’Échiquier à Paris.

5Après la noce, les époux allèrent habiter à Tours (Indre-et-Loire) où Horace était ingénieur au service des chemins de fer de la circonscription. Leur premier fils, Maurice, y naquit le 15 mai 1886. Devenu avocat, marié avec Suzanne Dreyfus en 1912, il aura quatre enfants. On reparlera de deux d’entre eux, François né en 1913 et Marianne née en 1921.

6Dix-sept mois plus tard, le 9 décembre 1887 naquit le second fils d’Horace et d’Emmeline, Étienne, à Paris où le couple était revenu s’installer après l’épisode tourangeau. Contrairement à sa mère, Étienne n’est pas un inconnu. Écrivain, député socialiste après 1945, il a une place dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Sa déclaration de naissance se fit en présence de son grand-oncle paternel Isaac Gustave Lévy, toujours maire d’Épinay-sur-Seine, et de l’avocat Emmanuel Julien Weill. Écolier, il fut le condisciple de Julien Cain au lycée Condorcet quand il y entra en 1904, avec lequel il resta ami bien au-delà de sa scolarité10. En 1913, Étienne épousa Sarah Leven, médecin future inspectrice départementale de la Santé dans l’Oise puis inspectrice principale. Militante du Parti socialiste SFIO, elle appartenait à la 13^e section de la Seine et fut l’une des animatrices du groupe des médecins socialistes11.

7L’appartenance au mouvement socialiste de plusieurs membres d’une famille de la bourgeoisie aisée prend ses racines dans l’Affaire Dreyfus qui secoua la France dans les années 1890.

De l’éducation populaire au mouvement coopérateur et au socialisme

8Quand parut le « J’accuse » d’Émile Zola dans L’Aurore du 13 janvier 1898, Emmeline, mère de deux enfants, avait trente-deux ans. Si tous les documents la concernant la mentionnent comme « sans profession », c’est-à-dire sans activité salariée, elle était loin d’être oisive. Ayant rejoint les partisans d’Alfred Dreyfus, elle était en phase avec la création des universités populaires nées de l’Affaire. C’est ainsi qu’elle se rapprocha – peut-être à l’occasion de réunions en faveur du capitaine ou lors de la signature de pétitions –, d’intellectuels et de responsables socialistes comme Pierre Renaudel, un proche de Jean Jaurès, adepte des sociétés coopératives, ou André Lebey, militant coopérateur et socialiste, futur rédacteur en chef de la Revue socialiste, ami d’Albert Thomas, député SFIO de Seine-et-Oise de 1914 à 1919. Ainsi Weill-Raynal commença-t-elle par militer dans les rangs du mouvement réformateur qui liait sa foi dans l’instruction publique à la volonté de trouver une autre forme d’économie que celle du développement capitaliste. La création d’universités populaires et l’organisation de coopératives de production ou de consommation étaient pour les réformateurs le moyen d’atteindre ces buts.

9Le 4 mars 1900, Emmeline Weill-Raynal était parmi des fondateurs de l’Éducation sociale de Montmartre, l’université populaire du XVIII^e arrondissement, avec son fils Étienne et Albert Cohen professeur de rhétorique au lycée Louis-Le-Grand12. Selon Lucien Mercier, les fondateurs furent aidés par « les députés socialistes de l’arrondissement, Gustave Rouanet et Marcel Sembat [et] soutenus par Ferdinand Buisson et Eugène Fournière ». Ce dernier, député de l’Aisne de 1898 à 1902, était conseiller municipal de Paris, futur adhérent de la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance. Toujours selon Mercier, « l’appui de ces hommes politiques connus et appréciés des habitants du quartier [permit] le contact avec les coopératives ». Enfin, l’université était soutenue financièrement par l’industriel Émile Leven, membre du Conseil supérieur de l’Assistance publique de Paris et de plusieurs associations de bienfaisance, qui n’était autre que le père de Sarah, la future belle-fille d’Emmeline13.

10Souvent citée, l’histoire de cette université est peu documentée. Le Musée social conserve quelques programmes des conférences qui y furent données dans les années 1908-191014. Destinées au public ouvrier et populaire de l’université, elles étaient conçues comme une forme d’éducation permanente pour les auditeurs ayant quitté l’école de bonne heure. Outre des sujets attendus sur le socialisme, la coopération ou la vie ouvrière, dont les orateurs ont été cités plus haut, on relève les « conférences géographiques » données par Étienne. À partir de 1902, ainsi que dans d’autres universités où quelques féministes, telles Dick May, étaient actives, certaines réunions y étaient « particulièrement réservées aux dames ». Quelques rares conférencières furent invitées. Le 4 février 1908, outre la conférence d’une demoiselle C. Millaud sur « l’ouvrière dans la lingerie », M^me Weill, ainsi qu’elle est nommée sur les programmes, donnait un cours de coupe et d’apprêt. Emmeline n’est peut-être pas restée cantonnée dans les travaux réputés féminins. Le 18 janvier 1910, M^me L. Raynal – je suppose qu’il s’agit d’Emmeline ayant perdu son prénom – était inscrite, dans le cycle de conférences toujours plus particulièrement réservé aux dames, pour des « lectures ». Sans plus de précision, on aimerait savoir sur quel type de littérature avait porté son choix.

11De fait, malgré l’absence de renseignements, on sait que l’oratrice pour un public féminin était impliquée dans le mouvement coopérateur. Dans une lettre du 2 décembre 1910 à André Lebey, elle discutait des résolutions du congrès de la Bourse des coopératives socialistes [BCS], fondée en 1895, qui s’était récemment tenu à Monthermé (Ardennes)15. Les débats y avaient opposé les partisans d’une stricte neutralité coopérative à ceux qui souhaitaient renforcer les liens avec le parti socialiste. Weill-Reynal, plus orientée vers les coopératives de consommation, estimait que celles consacrées à la production – plus proches du Parti radical – n’étaient pas de son ressort. Pour elle, l’adhésion à la BCS devait se limiter à un soutien moral, puisque la majorité du Congrès avait fait peu de cas de la solidarité financière avec les coopératives socialistes16. Manifestant un certain agacement, elle refusait d’aller à une réunion de la Bourse et demandait à Lebey de s’y rendre lui-même, puisqu’aussi bien, c’était lui qui avait été chargé de « suivre l’affaire ».

12Sans doute était-elle également suffisamment occupée par ses deux autres activités, le logement social et le militantisme socialiste, pour ne pas prendre part à des discussions avec lesquelles elle était en désaccord.

Le logement social

13En 1903, elle avait participé à la fondation de la Société des logements hygiéniques à bon marché, dont les statuts furent déposés le 28 mai17. Son conseil d’administration, présidé par l’architecte Frantz Jourdain, adepte de l’art pour tous et d’une architecture pour le peuple, était composé de douze membres, tous masculins. Il comprenait notamment l’ingénieur des Mines Paul Sarazin, l’instituteur socialiste Étienne Buisson, deux conseillers municipaux socialistes, Amédée Dherbécourt et le photographe Victor Pannelier, ainsi qu’un député de la Seine, le coopérateur Joseph Lauche, lié à la Bellevilloise. Émile Leven était l’un des deux commissaires aux comptes et Charles Sarazin, frère de Paul, l’architecte de la société aux côtés de son associé Henri Sauvage. « M^me Horace Weill-Raynal » en était modestement la secrétaire-gérante, selon la place réservée aux femmes dans la France de la Belle Époque. Jusqu’en 1912, pour construire ses quatre immeubles parisiens, la société eut trois sources d’emprunts, l’Assistance publique grâce sans doute à l’entremise d’Émile Leven, la Caisse des dépôts et consignations selon la procédure courante et un créditeur anonyme, M. X. On sait, par ailleurs, qu’en 1912, la maîtrise d’ouvrage du célèbre immeuble du 26 rue Vavin dans le VI^e arrondissement de Paris dépendait de la Société anonyme des Maisons à Gradins, créée par Henri Sauvage, Charles Sarazin, Horace Weill et Émile Leven. Il n’est donc pas impossible que le donateur caché ait été Horace lui-même.

14Œuvrant pour la destruction des taudis, la Société des logements hygiéniques à bon marché avait pour but la construction d’immeubles salubres pour y loger des Parisiens peu argentés mais vivant de leur travail et ayant des enfants. Les locataires devaient s’engager « à laisser visiter leur logement au moins une fois par an, au point de vue de la propreté et de l’hygiène ». Ce mélange de mise à disposition de bons logis pour les classes populaires et de surveillance était le propre de toutes les sociétés d’habitations à bon marché [HBM] de l’époque. De même, malgré l’affirmation de vouloir privilégier les familles, il était prévu qu’exceptionnellement des chambres isolées puissent « être louées à des femmes seules ou à des ménages sans enfants ». Disposition que l’on retrouve dans nombre de sociétés et qui ne suffit pas à y voir la marque de la secrétaire gérante. En revanche, celle-ci avait voulu que soient intégrées dans le premier immeuble construit, au 7 de la rue de Trétaigne (XVIII^e arrondissement), une salle de conférence et une bibliothèque pour pouvoir y tenir les réunions de l’université populaire18. Cet édifice, où se trouve encore aujourd’hui le siège local du PS de l’arrondissement, fut inauguré en juin 1904 en présence du ministre du Commerce radical Georges Trouillot. À côté des vingt-neuf appartements allant de une à trois pièces, avec cuisine, toilettes intérieures, débarras et cave, il comprenait des bains-douches dans la cour, une buvette, un restaurant et une coopérative alimentaire au rez-de-chaussée ainsi qu’un solarium sur le toit-terrasse.

15L’immeuble fut remarqué dès sa construction par le Congrès international d’assainissement et d’habitation, primé en 1904 au concours des HBM et publié dans la revue L’Art décoratif19. Il a été classé monument historique en 1986. Les trois autres immeubles construits à Paris jusqu’à l’éclatement du premier conflit mondial par la Société des logements hygiéniques à bon marché suivaient le même modèle : de petits appartements d’une à deux pièces avec cuisine et WC, des chambres avec un point d’eau et des WC à l’étage, des bains-douches dans la cour. Cette offre correspondait aux besoins les plus pressants des classes populaires à la recherche de petits logements accordés à leurs revenus, alors que nombre d’appartements spacieux, plus onéreux, restaient vides, faute de clients suffisamment argentés pour les occuper. Les deux immeubles du XX^e arrondissement, construits en 1905 et 1907 rues Sévero et de la Chine, étaient destinés à la population la plus modeste avec des appartements ne dépassant pas deux pièces. En revanche, les loyers du 165, boulevard de l’Hôpital (XIII^e arrondissement) étaient plus élevés car ils offraient de plus grandes surfaces et davantage de confort, avec de l’eau chaude dans les salles de bain, des placards et des armoires à linge salle. Au rez-de-chaussée, un local abritait la Bourse des coopératives.

16Après la guerre, Weill-Raynal entra au conseil d’administration de l’office public d’HBM de la ville de Paris. Au titre des personnalités qualifiées désignées par le préfet, elle y fut nommée pour quatre ans par l’arrêté du 14 décembre 1922. Cette charge était évidemment due à l’expérience acquise dans la gestion de la Société des logements hygiéniques à bon marché, mais aussi à sa proximité avec Amédée Dherbécourt qui jouait un rôle important dans cette institution ainsi qu’à ses réseaux socialistes. Elle y accomplit plusieurs mandats, au moins jusqu’en 1930. Toujours aussi discrète, elle se contentait de suivre les réunions du conseil sans prendre la parole. Pourtant, depuis la fin de la guerre, ses activités militantes s’étaient développées.

Les femmes socialistes

17C’est vraisemblablement dans le cadre de l’Université populaire du XVIII^e arrondissement, qui hébergea à l’automne 1909 la seconde École socialiste, que Weill-Raynal se rapprocha plus étroitement de la SFIO20. Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, elle y avait rencontré nombre de militants et de responsables dont Amédée Dherbécourt, conseiller municipal SFIO pour le XVIII^e arrondissement de 1906 à 1929, conseiller général et sénateur de la Seine à partir de 1927.

18Je n’ai pas trouvé trace d’activités politiques socialistes spécifiques d’Emmeline Weill-Raynal jusque dans les années 1920. Des recherches plus approfondies en feraient certainement apparaître puisque le local de la rue de Trétaigne abritait des réunions de la SFIO. Toujours est-il qu’à partir de la fondation de la revue La vie socialiste, en 1926 par Pierre Renaudel, elle y prit une place non négligeable. Celle-ci y fut à l’image de ses actions passées, celle d’une collaboratrice efficace et pourtant effacée, cantonnée dans les travaux d’exécution et de secrétariat. À la création du journal, Weill-Raynal occupait le poste de « secrétaire administratif ». D’après Éric Perraudeau, il lui revenait de trouver les contacts pour les financements, de relancer les donateurs, de chercher des subventions et des pages de publicité21. Il mentionne également que la famille Weill-Raynal apporta des sommes importantes à la revue. Parmi les financeurs, on trouve également l’éditeur Aristide Quillet qui, en 1913, avait publié l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’internationale ouvrière.

19Comme à l’Éducation sociale de Montmartre et à la Société des logements hygiéniques, la gestion de la revue dépendait largement des réseaux amicaux et familiaux des créateurs. Si dans le premier numéro de La vie socialiste, Emmeline Weill-Raynal apparaît comme membre du conseil d’administration, du comité de rédaction et des fondateurs, à partir des numéros suivants, elle n’est plus que secrétaire administratif, toujours au masculin. Durant toute l’existence de la revue, elle ne prit que deux fois la plume pour des entrefilets où elle sollicitait des campagnes d’abonnements. En revanche son fils Étienne publia dans les numéros 2 et 11 des articles sur des questions électorales et budgétaires.

20L’âge aidant, éprouvée par la mort de son mari le 19 octobre 1937 ou lassée de jouer les petites mains, Emmeline affirma plus nettement ses activités militantes dans les années 1930 au sein du groupe des femmes socialistes de la SFIO. Au congrès de Tours de mai 1931, elle avait été élue représentante au Comité national des femmes aux côtés de Suzanne Buisson pour la Seine et de sa belle-fille Sarah pour l’Oise22. Réélue sans discontinuer jusqu’en 1939, membre de la Commission de propagande instituée en 1932, elle assistait régulièrement aux réunions, sans que l’on connaisse la teneur de ses interventions. Emmeline et Sarah participèrent néanmoins aux débats qui déchiraient les multiples tendances du parti socialiste, tant à propos des liens avec le parti communiste que sur la question du vote des femmes et de la conquête du gouvernement. En août 1939, après avoir dirigé une grande enquête sur la santé des enfants et les besoins des ouvriers, Sarah, plus visible que sa belle-mère, du moins dans la presse et en tant que médecin, devint secrétaire générale du Comité des femmes socialistes.

21Un mois plus tard, éclatait la Seconde Guerre mondiale qui allait frapper Emmeline et les siens.

Guerres

22À l’automne 1939, la famille Weill-Raynal espéra traverser cette deuxième guerre avec aussi peu de dommages qu’entre 1914 et 1918. Il faut faire un retour en arrière pour apprendre comment les deux fils en sortirent indemnes.

23Dès août 1914, l’aîné, Maurice, réformé en 1906 pour un souffle au cœur, avait voulu malgré tout s’engager. Il avait essuyé un refus de la part des autorités médicales militaires en raison de sa lésion cardiaque. Quelques mois plus tard, en février 1915, sur ses vives instances, et parce que l’armée manquait d’hommes, il fut finalement incorporé. Il gravit les échelons jusqu’à devenir lieutenant en mai 1918. Plusieurs fois cité pour des actions à Verdun et sur le front italien, il reçut la croix de guerre, la médaille des services volontaires et fut décoré de la Légion d’honneur à titre militaire23. Quant à Étienne, il fut affecté comme secrétaire d’état-major au ministère de la Guerre le 3 août 1914 avec le grade de caporal. Il suivit le gouvernement dans son départ à Bordeaux au moment de l’avancée allemande de septembre. Il rejoignit ensuite les armées sur sa demande où il servit d’interprète jusqu’à l’armistice. Durant ces quatre années, le couple Horace/Emmeline a dû vivre au rythme des nouvelles du front et trembler pour les deux soldats, angoisse permanente adoucie à l’automne 1916, par la naissance de Lucie, la fille d’Étienne, peut-être conçue lors des premières permissions d’avril 191524. Comparée à tant d’autres familles endeuillées, les Weill-Raynal ont eu de la chance et ont finalement peu souffert du premier conflit. Vingt ans plus tard, ce fut bien différent.

24En 1939, Maurice se réengagea comme officier de justice militaire mais fut à nouveau réformé au bout de trois mois pour ses problèmes cardiaques. En revanche, son propre fils aîné, François, fit la bataille de France. Après une citation le 3 juin 1940 pour une action en tant que lieutenant de chars à la 4^e division cuirassée, il fut blessé au poumon et mourut de ses blessures à l’hôpital de Poitiers le 5 juillet « laissant une veuve et un petit garçon de deux ans ». Il fut cité à l’ordre de l’armée et fait chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume25.

25Pourtant, contrairement à la Guerre de 1914, la défense de la patrie devint vite secondaire pour la famille en butte à la politique antisémite de Vichy. Outre le chagrin de la mort de son petit-fils, Emmeline assista à la révocation de l’Éducation nationale de son fils Étienne en application du statut des Juifs. D’après la biographie de ce dernier, donnée par le site de l’Assemblée nationale, il aurait été arrêté en 1941 et interné au camp de Drancy puis libéré. Son frère eut moins de chance. Il fut également arrêté en août 1941, peut-être en même temps que lui, interné à Drancy et déporté le 23 septembre 1942 « dans un état de santé particulièrement précaire ». Cette information, corroborée par Hélène Berr dans son Journal, est donnée par le député Pierre Taittinger, dans une lettre du 9 octobre 1942 à en-tête du conseil municipal de Paris, adressée à Ferdinand de Brinon. Il y demandait le retour en France de Maurice, ancien combattant des deux guerres, officier de la Légion d’honneur et père de François « glorieusement tué à l’ennemi » selon la formule consacrée. La lettre n’eut pas d’effet et Maurice a dû mourir à son arrivée à Auschwitz dans le courant d’octobre.

26D’après certains documents, en particulier les dossiers d’aryanisation des biens des Weill-Raynal, on peut présumer que jusqu’à ces arrestations, toute la famille – c’est-à-dire Emmeline, ses deux fils mariés, pères et grands-pères de famille et leurs épouses –, habitait plusieurs appartements dans l’immeuble de la Vavin, recherché pour son confort et son emplacement par les notables et les intellectuels parisiens26. Il est possible qu’après l’arrestation de ses fils, vraisemblablement à l’automne 1941, suivie de la mise sous séquestre de sa fortune au cours de l’hiver 1942, Emmeline soit partie se réfugier en zone sud. Elle fut arrêtée au début de 1944 à Cuire dans la banlieue de Lyon. Arrivée probablement à Drancy le 8 février 1944, elle fut internée sous le matricule 14 604, et déportée par le convoi numéro 68, du 10 février 1944, à destination d’Auschwitz où elle mourut, à 79 ans, le 15 février 194427. Le même jour, furent également déportées sa petite fille Marianne et Édith, l’épouse de son petit-fils François, arrivées à Drancy avec elle28.

Conclusion

27L’ombre portée par la destruction des Juifs d’Europe lors de la Seconde Guerre mondiale enveloppe ce portrait de groupe d’un voile de deuil. Pourtant, si l’on s’en tient à la figure d’Emmeline Weill-Raynal, hormis sa fin tragique, se dessine la vie d’une femme profondément insérée dans la « nébuleuse réformatrice » des années 1880-193029. Pendant ce demi-siècle, elle a été active dans les différents laboratoires qui s’essayèrent à transformer le monde par des réformes touchant de larges domaines de la société. Or, l’historiographie est moins attentive à l’action réformiste au jour le jour, qu’à celle des manifestations révolutionnaires. De plus, au contraire des militantes socialistes ou féministes revendiquées et reconnues qu’elle a côtoyées, elle l’a fait en respectant la place seconde réservée aux femmes à son époque, sans jamais chercher à jouer les grands rôles. Mais les premiers violons ne font pas toute la partition de l’orchestre. C’est le sens que j’ai voulu donner à la dame de ce portrait de groupe, en suivant les problématiques développées par Jacqueline Sainclivier pour son introduction à l’ouvrage collectif sur Le genre face aux mutations30. Dans l’histoire des avancées et des reculs de la recomposition des rapports entre le masculin et le féminin, tous les acteurs méritent de figurer. Aux historiens de les faire entrer dans le faisceau lumineux de leur recherche.