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L'arrestation

 | 
Pierre Prétou
, 
Frédéric Chauvaud

Deuxième partie. Des figures de l'arrestation

« Voici les faits qui nous ont paru suffisants pour motiver son arrestation1 » : les juges à la poursuite du « vampire du Bois-du-Chêne » (Côte-d’Or, 1895)

Laurent López

Texte intégral

  • 1 France, Archives départementales de la Côte-d’Or (désormais ADCO), 2 U 561 (2), lettre du procureu (...)

« Tout le long de la route on entendit réciter cette litanie enragée », dans Tueur de bergers. Récit dramatique et sensationnel, Paris, S. Schwarz, 189X, p. 533. Droits réservés
Figure 1. – La foule contre le « vampire du Bois-du-Chêne »

1À la fin du XIXe siècle, le meurtre d’une jeune femme suscite une émotion populaire intense en Côte-d’Or, non loin de Dijon. Entamée en mai 1895, cette affaire criminelle n’a cessé de s’amplifier durant les mois qui suivirent, pour ne finalement s’éteindre qu’en octobre 1897. Plusieurs suspects furent appréhendés, dont un en particulier qui fut successivement arrêté, relâché car bénéficiant d’un non-lieu, puis à nouveau mis au dépôt. L’instruction judiciaire fut donc une suite d’arrestations de vrais innocents, de poursuites de faux coupables et d’acharnement contre un accusé idéal sur fond de campagne de presse calomnieuse et vindicative. Les gendarmes, les policiers mais plus encore les juges furent mis en cause pour leur incapacité prétendue à confondre celui qu’un journal hebdomadaire bourguignon et la population locale désignaient comme l’auteur de l’homicide à caractère sexuel.

  • 2 Nous renvoyons aux contributions figurant dans Farcy Jean-Claude, Kalifa Dominique et Luc Jean-Noë (...)
  • 3 Pour une description précise, quoique romancée, de l’enchaînement des faits et de l’instruction en (...)

2L’arrestation, dans cet affolement croissant de l’opinion, est autant un acte de police judiciaire qu’un geste politique, comme le signale l’intervention du ministre de la Justice, garde des Sceaux, se préoccupant des développements outranciers du cas. Le « crime du Bois-du-Chêne » permet de décomposer minutieusement la procédure criminelle, les recherches judiciaires multiples menées, en somme de voir magistrats et forces de l’ordre en action, sur le terrain de l’enquête pour parvenir à l’arrestation d’un suspect2. De façon exceptionnelle autant qu’emblématique, ce fait-divers montre également la forte influence de la presse sur le travail des magistrats. L’arrestation s’impose alors comme un moyen de mettre fin aux troubles à l’ordre public mais aussi comme un pis-aller pour préserver la vie d’un suspect désigné par la presse au lynchage populaire et qui en vient même à désirer son incarcération3.

« Malheureusement, il n’y a pas qu’à Dijon qu’on assassine et nulle part on est témoin d’une pareille agitation4 »

  • 4 « Le crime du Bois-du-Chêne. Une affaire mystérieuse et une population en révolution. Scènes la vi (...)

3Le 12 mai 1895, le cadavre d’Augustine Mortureux est découvert dans l’après-midi, à proximité de la route nationale reliant Paris à Dijon, sur la commune de Daix au lieu-dit du « Bois-du-Chêne ». Âgée de 17 ans, la jeune femme est retrouvée poignardée et égorgée ; sa jupe relevée et la disposition du corps font immédiatement penser à un meurtre commis pour un motif sexuel. Les premières constatations sont réalisées à partir de 3 h 40 par le juge d’instruction suppléant à Dijon, alors en excursion cycliste dans le Val-Suzon. Très méthodiquement, il fait établir « un service d’ordre auprès du cadavre, afin qu’il ne fût pas dérangé de la position où nous l’avions trouvé » et demande immédiatement aux habitants présents de se lancer à la recherche de « quelque vagabond susceptible d’être l’auteur de ce crime ». Immédiatement, il a l’intuition de la réalité des faits en affirmant que :

« Le crime est l’œuvre d’un chemineau qui, soit par désir de voler, soit d’assouvir sur le champ une passion brutale, a coupé la route à la jeune fille et voyant qu’elle ne cédait pas volontiers a employé la force. Voyant que sa résistance pourrait attirer l’attention des nombreuses personnes qui passaient sur la route en voiture ou en bicyclette, il n’a pas hésité à frapper le cou de la morte. »

  • 5 ADCO, 2 U 561 (2), déposition au procureur de la République à Dijon, 12 mai 1895.

4Il se trompe néanmoins sur l’enchaînement des actes commis car le coupable avoua ensuite avoir d’abord poignardé sa victime dans sa folie meurtrière. On ne sait pas alors que l’homicide s’inscrit dans une série dont il constitue le troisième épisode. Malgré l’assurance de son jugement, le magistrat émet pour conclure une hypothèse lourde de conséquences funestes en se demandant si « le vol insignifiant n’aurait […] été commis que pour donner le change5 ». Le meurtre aurait donc ainsi pu être perpétré par un amoureux éconduit ou par un client du débit de boisson dans lequel Augustine Mortureux aide occasionnellement. Vers 6 heures, l’arrivée des gendarmes précède de peu celle du procureur de la République à Dijon, qui consigne ces premières impressions. Mais la conjecture finale surprend, détone après les premières conclusions assénées. L’homme de loi aurait-il ressenti le besoin d’enregistrer la rumeur qui se serait promptement insinuée à partir des lieux du crime ?

5Quoi qu’il en soit, ce meurtre odieux appelle l’arrestation rapide d’un suspect. L’enquête immédiatement diligentée, confiée à la gendarmerie des brigades de Dijon, demeure vaine. Le 18 mai 1895, un « signalement important » et un mandat d’arrêt contre X sont transmis par le parquet de Dijon à l’ensemble des légions de gendarmerie et des commissariats de police municipale couvrant le territoire. Le procureur Fonfrède ne sait pas alors que l’identité du coupable est incidemment écrite dans le document qu’il envoie.

Indiqué par nous : lieu de la découverte du corps d’Augustine Mortureux à l’est du « Bois-du-Chêne » où se trouvent la ferme et la parcelle du principal suspect, ainsi que l’auberge où Augustine se rendait. Croquis Pascal Brunello sur fond de la carte d’état-major, 1873.
Figure 2. – Le crime du Bois-du-Chêne, aux environs de Dijon

« L’auteur présumé du crime, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de M. le Juge d’Instruction à Dijon, est un homme âgé de trente ans environ, de taille moyenne, portant des moustaches châtain clair, et une barbe de plusieurs jours […]. Il a déclaré venir du Midi de la France et chercher un emploi de vacher ou de domestique dans une ferme. Les témoins entendus disent qui a l’air bête ou peu dégourdi [souligné dans le texte]. Prière de faire rechercher activement cet individu, de le mettre en état d’arrestation, s’il peut être découvert […], me télégraphier tous renseignements utiles. » Source : ADCO, 2 U 561 (1).

« Nous avons recherché cet individu dans toutes les communes, hameaux, fermes et autres maisons isolées de notre circonscription […] de concert avec la police locale6 »

  • 6 ADCO, 2 U 561 (2), procès-verbal de recherches par la brigade de gendarmerie à Joigny, 29 juin 189 (...)

6Comme en témoignent les rapports et les procès-verbaux de recherches reçus par le parquet dijonnais, l’auteur du meurtre est poursuivi dans toute la France par les gendarmes et les policiers, séparément ou de concert. En l’occurrence, aucun dysfonctionnement n’apparaît dans les relations que les forces de l’ordre peuvent nouer pour collaborer dans cette traque. L’entente entre ces dernières et les magistrats dijonnais ne souffre également d’aucune difficulté au vu des épais dossiers de procédure criminelle. Pourtant, le manque de coordination entre policiers et gendarmes, les rivalités entre les juges et leurs auxiliaires sont alors couramment dénoncés. Quelques années auparavant, des journalistes parisiens familiers croient ainsi pouvoir s’interroger : « Si la recherche des criminels est difficile à Paris, où il y a une police nombreuse et organisée, que doit-elle être donc en province où la police est rare, disséminée et sans cohésion ? » Question toute rhétorique qui est le moyen de constater sans nuance qu’

  • 7 Grison Hogier (pseudo), La Police : ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, Paris, (...)

« en province, tout le monde fait de la police – sans trop savoir ce que c’est. Maires, adjoints, juges de paix et officiers de gendarmerie sont pourvus de la qualité d’officiers de police judiciaire, au même titre que les commissaires de police. Agents, gardiens de la paix, sergents de ville gendarmes, gardes-champêtres, gardes-forestiers, gardes-pêche concourent chacun selon sa fantaisie, à la recherche des malfaiteurs. Si tout cela allait ensemble, s’il y avait une entente, évidemment les résultats seraient excellents. Mais au contraire – comme à Paris d’ailleurs – chaque corps, chaque section jalouse les autres7 »…

7Certes, des tensions peuvent parfois surgir au cours d’enquêtes qui placent dans la même unité de temps des acteurs aux logiques professionnelles différentes, aux rythmes distincts et aux contraintes corporatives parfois antagonistes ; il ne faudrait néanmoins pas confondre ces accrocs avec une situation générale moins catastrophique que dépeinte par les publicistes, journalistes et polémistes de la Belle époque.

  • 8 ADCO, 2 U 561 (1), Procès-verbal des gendarmes à pied L. Brouin et Ch. Albert des brigades de Dijo (...)

8Si, a priori, la collaboration entre ces acteurs peut sembler délicate, leur travail respectif semble plutôt s’additionner plutôt que de se contrecarrer. En effet, mêmes infructueux, les efforts des gendarmes s’ajoutent à ceux des commissaires municipaux – recrutés par le ministère de l’Intérieur mais rétribués par les communes qui ont l’obligation d’entretenir un commissariat lorsqu’elles dépassent le seuil démographique des 5 000 habitants ; le personnel subalterne a, en revanche, un statut strictement municipal – et ceux des policiers spéciaux – la police spéciale des chemins de fer a d’abord pour vocation sous la Troisième République de fournir des renseignements d’ordre administratif ou politique aux préfets ; néanmoins, ces commissaires de la Sûreté générale obtiennent des prérogatives judiciaires étendues à la totalité de leur département de résidence en décembre 1893, dans le contexte des attentats anarchistes. Pour résumer, les brigades de gendarmerie ont des compétences répressives dans leur canton de résidence, les commissaires municipaux dans les limites de leur commune d’affectation, les commissaires spéciaux dans leur département. Puisque les premières investigations auprès de la population locale s’avèrent dans un premier temps sans résultat, toutes les recherches se portent rapidement sur « les personnes qui fréquentent les bois environnants8 » du lieu tragique. Car les forces de l’ordre sont mises sur la trace du propriétaire d’une des pièces à conviction trouvées sur place, la lame d’un couteau qui s’est brisée sous la violence de la pression exercée.

Instruction du cabinet du juge d’instruction aux gendarmes et au commissaire spécial à Dijon, 10 juin 1895.
« Vous voudrez bien […] me faire connaître les noms & adresses des individus suspects et qui auraient l’habitude d’aller dans les bois aux environs de Dijon, y chercher des denrées ou objets de la nature. »
Mention à gauche : « Vieille lame rongée. Marque très ancienne et irrégulièrement frappée BREL. » Source : ADCO, 2 U 561 (2).

9Gendarmes comme policiers reçoivent pour instructions de

« rechercher dans toutes [sic] les pensions, restaurants, cabarets, buvettes fréquentées par des gens suspects tels que souteneurs (souligné en gras dans le texte), contrebandiers d’allumettes, chercheurs de mousse ou cresson, de baguettes ou d’osiers, de plantes médicinales pour les pharmaciens, etc., etc., si les couteaux ressemblent à celui mis à la disposition de leur clientèle ressemblent à celui dont s’est servi l’assassin et dont je vous donne le modèle d’autre part. Si dans quelques-uns de ces établissements, il y a des meules à aiguiser. Si quelque temps avant le crime on a vu un habitué ou pensionnaire repasser un couteau semblable. Enfin s’il en est disparu un ».

10Les rapports envoyés par les forces de l’ordre témoignent d’un partage du travail judiciaire effectivement accompli. Le commissaire s’applique à chercher des renseignements dans les rues de Dijon alors que les gendarmes des brigades de Dijon, qui ont la compétence territoriale pour enquêter dans la ville, préfèrent se tourner vers les campagnes environnantes ; les populations interrogées ne sont pas les mêmes. Pas d’empiétements, pas de rivalité donc, mais une complémentarité bien comprise. Si les gendarmes ne disposent pas d’indicateurs susceptibles de les mettre sur une piste, à la différence des policiers, en revanche, les chevaux leur confèrent une mobilité et un rayonnement géographique dont ceux-ci ne disposent pas.

11Au milieu du mois de juin, un mois après les faits, les instructions adressées par le juge d’instruction quant au suspect à appréhender restent vagues. L’élargissement de l’enquête à une population d’anonymes, par définition indénombrable, manifeste même son échec à arrêter rapidement l’auteur de l’homicide. Pourtant, il faut que la justice et les forces de l’ordre paraissent consacrer à sa résolution tous leurs efforts depuis que la presse locale surveille quotidiennement la progression des investigations. Le calendrier judiciaire obéit désormais à celui des journalistes, qui chaque jour ont besoin d’une nouvelle information – fût-elle inventée, comme on le verra – pour alimenter les colonnes de leur journal.

« Avant et depuis son arrestation, l’assassin a tenu des propos qui ne laissent aucun doute sur sa culpabilité dans le crime du Chêne9 »

  • 9 « Le crime du Bois-du-Chêne. Une arrestation », La Nouvelle Bourgogne, 2 juin 1895.

12En effet, le 2 juin 1895, Émile Lenoir publie, dans La Nouvelle Bourgogne, le récit de son déplacement sur les lieux du crime pour y mener sa propre enquête « espérant découvrir certains indices ». Ne répugnant à aucun artifice pour susciter tour à tour la colère, la compassion, l’effroi de ses lecteurs, l’auteur relate ce qui aurait été une prémonition de la victime :

« Augustine Mortureux était d’une conduite irréprochable et, chose curieuse, dimanche dernier avant de se mettre en route elle dit à sa mère : “Voilà ma couronne de baptême, et celle de ma première communion, vous n’oublierez pas de les placer dans mon cercueil lorsque je mourrai.” À la sortie du pays, elle rencontra le marguiller, et lui recommanda de lui réserver une place au cimetière à côté de sa tante. À trois reprises différentes, ayant rencontré plusieurs personnes, elle leur répétait toujours la même phrase : “Je ne sais pas pourquoi, j’ai peur aujourd’hui.” N’y aurait-il pas lieu de croire de croire qu’elle fût menacée auparavant ? Par qui ? Personne n’a pû [sic] me le dire car elle n’a jamais avoué qu’elle eût des relations avec qui que ce soit. »

13Non content d’exciter les suspicions sur et au sein de l’entourage de la victime, le journaliste conclut son article par un pamphlet antirépublicain, qui semble en être la finalité première :

  • 10 ADCO, 2 U 561 (2).

« Mes amis étaient là […] et nous nous fîmes la même réflexion : que la justice est longue à faire son œuvre, qu’on trouvait bien des gendarmes pour crocheter les couvents, et qu’on n’en avait pas assez pour arrêter les assassins10. »

14Dans la même édition, ce quotidien consacre un encart spécial à l’affaire intitulé « Le crime du Bois-du-Chêne. Une arrestation ».

15Deux quotidiens bourguignons, Le Bien Public et Le Progrès, ont fait le récit, la veille, de l’arrestation, après qu’« une véritable chasse à l’homme fut organisée », d’un malfaiteur ayant attaqué la voiture du courrier et ayant tué son conducteur avec une arme à feu. Effectivement, le 4 juin 1895, Jean Dudot est écroué à Dijon. Or, ces quotidiens en font l’auteur de l’homicide du Bois-du-Chêne en annonçant que « depuis son arrestation, l’assassin a tenu des propos qui ne laissent aucun doute sur sa culpabilité dans le crime du Chêne ». Le journaliste de La Nouvelle Bourgogne, qui ne s’appuie que sur son intime conviction et probablement sur des desseins politiques, ne croit pourtant pas à ce succès : « Nous souhaitons que l’on ait enfin mis la main sur l’assassin du Bois-du-Chêne ; mais nous doutons fort que l’on y ait réussi. Nous ne croyons pas que l’assassinat d’Augustine Mortureux soit l’effet du hasard. » Desseins politiques car La Nouvelle Bourgogne est un quotidien conservateur, antirépublicain, comme Le Bien Public qui lui fait opportunément écho. Outre des questions d’amour-propre de journalistes écrivant ces articles en croyant chacun livrer la vérité à leur lectorat respectif, l’identité du coupable devient un enjeu de rivalité politique ; son arrestation, l’emblème de la capacité du régime à assurer la sécurité publique ou, au contraire, de l’impéritie des forces de l’ordre et des juges.

16Cette première arrestation s’avère presque immédiatement une fausse piste pour désigner l’accusé du meurtre d’Augustine Mortureux. Le 6 juin, Le Bien Public, sans doute pour faire oublier sa première erreur, se range du côté de l’hypothèse soutenue par La Nouvelle Bourgogne :

« La douloureuse et violente émotion causée par l’épouvantable assassinat de Mlle Augustine Mortureux augmente au fur et à mesure que le temps s’écoule sans amener l’arrestation de l’assassin. Aujourd’hui, ce n’est plus sur les grands chemins qu’il faut chercher ce misérable mais dans un cercle beaucoup moins étendu et qui se resserrera certainement quand l’instruction, abandonnant les pistes sur lesquelles elle semble s’être égarée reviendra résolument à son point de départ. »

17Le journaliste somme alors son confrère de La Nouvelle Bourgogne de se mettre en rapport avec la justice pour préciser ses allégations avant d’encourager (ou mettre en garde ?) celle-ci à des résultats rapides :

  • 11 X. X., « L’assassin du Bois-du-Chêne », Le Bien Public, 6 juin 1895.

« Quant à nous, jours par jour, nous allons suivre cette affaire, et nous avons l’intime conviction que si […] chacun de ceux qui ont été en relations directes ou indirectes avec la malheureuse victime, veulent faire appel à leurs souvenirs […], le coupable n’échapperait pas pour longtemps aux atteintes à la justice11. »

18Ce portrait aux contours flous – pour ne pas dire hasardeux – du coupable dessiné en creux trouve en la personne d’Eugène Grenier une coïncidence relative : intempérant, familier du débit de boissons où la victime sert parfois, menant une vie privée irrégulière bien que marié et, qui plus est, propriétaire de la ferme et de la parcelle les plus proches du lieu du meurtre.

« Des gendarmes entrèrent et emmenèrent le père Mortureux », dans Tueur de bergers. Récit dramatique et sensationnel, op. cit., p. 437. Droits réservés.
Figure 3. – Confrontation de Grenier et de Mortureux

  • 12 ADCO, 2 U 561 (2).
  • 13 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du 18 juin 1895.
  • 14 Le Contrôle général des services de recherches judiciaires est institué en 1907, quelques mois ava (...)

19Quatre jours plus tard, le 10 juin, le manouvrier Jacques Breton comparait devant le juge d’instruction pour déclarer qu’il a « entendu dire [dans un débit de boisson] que c’était Mr. [sic] Grenier qui avait fait le coup12 ». Lui-même a déjà relayé la rumeur auprès des journalistes, comme plusieurs autres personnes, même si rien de précis n’appuie l’accusation. Dans un premier temps, le parquet dijonnais ne donne pas suite à ces dénonciations. Toutes ses investigations demeurant vaines, le procureur de la République prie le procureur général de solliciter l’aide d’un enquêteur de la préfecture de Police parisienne « à raison de l’émotion que ce crime a causée à Dijon et ses environs et de l’absence de toute piste sérieuse13 ». Le lendemain, la requête est soumise au garde des Sceaux, dont l’agrément est indispensable. D’une part car ce policier est ainsi amené à agir en dehors de sa circonscription territoriale, légalement limitée au département de la Seine ; ensuite, car son déplacement et les frais occasionnés doivent être remboursés par le ministère de la Justice pour que son institution accède à cette sollicitation de détachement temporaire. À la fin du XIXe siècle, cette pratique, officieuse, est admise par tous, faute de service judiciaire centralisant les recherches policières. Finalement, préféré aux limiers de la Sûreté de la préfecture de Police parisienne, c’est un inspecteur de la police spéciale des chemins de fer du ministère de l’Intérieur qui est détaché. Le fait n’est pas anodin mais coïncide très exactement avec la montée en puissance de la volonté de constituer à l’échelle nationale un service actif de police judiciaire14. Faut-il voir dans ce fait-divers l’élément qui précipita la décision de former peu après à la rue des Saussaies les « brigade Moreau » et « brigade Hennion », lointaines devancières des brigades mobiles de police judiciaire créées en 1907 ?

20Le procureur de la République doit néanmoins déplorer que, malgré l’enquête menée par l’inspecteur de la Sûreté parisienne, la vérité ne se soit pas manifestée. L’enquête n’a pourtant pas été vaine puisqu’elle à permis de disculper Eugène Grenier :

« Chargé tout spécialement de rechercher les indices qui sembleraient de nature à démontrer le fondement des soupçons qui pesaient sur Grenier, M. l’inspecteur spécial Bouterynie [?] a fait un séjour de deux semaines dans la région voisine du lieu du crime […]. Ses recherches n’ont pas été couronnées de succès. Cet agent n’a pu que se faire l’écho des bruits qui ont circulé et qui circulent encore dans cette contrée ainsi qu’à Dijon, sans découvrir l’existence du moindre fait probant à l’encontre du propriétaire de la ferme de Champrouge. Il déclare dans son dernier rapport daté du 10 juillet dernier, que les accusateurs de Grenier désignent cette personne à l’attention de la justice par cette raison unique qu’il est un homme de mœurs plus que légères. »

  • 15 ADCO, 2 U 561 (2), rapport du procureur de la République au garde des Sceaux, 29 septembre 1895.

21Seule la « très mauvaise réputation » du « sieur Grenier15 » paraît avoir décidé des suspicions l’accablant. Le même jour que la remise du rapport du policier au parquet, ce qui n’est sans doute pas un hasard, le père de la victime adresse aux magistrats dijonnais une plainte écrite dans laquelle il dénonce Grenier comme étant l’assassin de sa fille.

  • 16 ADCO, 2 U 561 (2), rapport du procureur de la République au garde des Sceaux, 18 août 1895.
  • 17 Idem.
  • 18 Idem.
  • 19 Idem.

22Mis hors de cause par l’enquête policière, Grenier demande cependant à ce qu’une instruction soit ouverte pour « ainsi se disculper » et « pour exercer ultérieurement toute poursuite qu’il jugerait utile16 ». Sachant que la plainte du père d’Augustine Mortureux a été rédigée par l’un des rédacteurs du journal Le Bourguignon Salé, Grenier entend attaquer pour mieux se défendre. Alors qu’initialement cet hebdomadaire n’a pas relaté l’affaire dans ses colonnes, pourquoi intervient-il alors, deux mois après le meurtre ? Sans doute car les administrateurs du journal ont vu que ses concurrents ont considérablement augmenté leurs ventes en traitant de l’affaire ; ensuite, probablement parce que dans le jeu politique de la Côte-d’Or, la presse des socialistes radicaux n’entend pas être en reste alors que des élections locales se dessinent à court terme. En l’absence de preuves, un premier non-lieu est rendu le 21 juillet en faveur du mis en cause. Deux semaines plus tard, Eugène Grenier dépose plainte en diffamation contre le gérant du journal Le Bourguignon Salé, un dénommé Variot, qui n’a de cesse d’accuser Grenier du meurtre. Lors du procès civil, Variot, qui fait défection pour éviter tout débat public et présenter des éléments justifiant ses allégations, est condamné à cent francs d’amende ainsi qu’à un franc de dommages et intérêts. Aussitôt, les socialistes du département manifestent leur soutien au condamné en le portant candidat au conseil d’arrondissement et « en le présentant comme le candidat justicier [souligné dans le texte] et de protestation contre les infamies judiciaires et sociales17 ». Les rôles sont inversés pour faire de Grenier, modeste fermier, l’incarnation de l’arbitraire de la justice républicaine. Une étrange coalition s’opère dès lors puisque, aux côtés de la presse socialiste locale, « les journaux cléricaux et réactionnaires de Dijon, La Nouvelle Bourgogne et Le Bien Public, engagèrent leurs lecteurs à voter pour Variot18 ». Bénéficiant d’une forte abstention, Variot est élu dans trois cantons ; il propose au père d’Augustine Mortureux de lui céder un des mandats gagnés. Aussitôt, par crainte des attaques violentes de la presse, les soutiens de Grenier disparaissent car plus personne ne veut témoigner en sa faveur et dénoncer « les propos diffamatoires tenus contre lui dans les auberges et autres lieux publics19 ». La presse et les urnes ont défait avec succès ce que la justice avait pourtant acté et promeuvent l’erreur judiciaire contre la sanction pénale.

« Si on ne m’a pas arrêté j’ai tout autant souffert, et maintenant que je vois comment les choses ont tourné, j’aurais mieux aimé faire de la prévention20 »

  • 20 « Le crime du Bois-du-Chêne… », art. cit. Entretien d’Eugène Grenier avec l’ancien chef de la sûre (...)

23Forts de ce qu’ils conçoivent comme un plébiscite, malgré leur condamnation mais avec plus de prudence, Le Bourguignon Salé et Variot reprennent avec plus d’ardeur encore leurs accusations contre Grenier, incarnation d’une justice honnie et de magistrats détestés. Dans son édition du 7 septembre 1895, le « journal satirique & politique » promet de nouveaux témoignages à charge contre Grenier, qui n’est pas cité, mais dont sa protection par la justice est insinuée. Grenier, décrit comme une « sale brute », aurait poursuivi de ses avances obstinées la jeune Mortureux, l’aurait même battue. L’hebdomadaire s’insurge car :

« Ce personnage est connu de la justice, qui ne s’est pas encore efficacement occupée de lui […]. Nos préfets, magistrats, maires, policiers et gendarmes sont désormais tellement serviles, toute initiative leur est tellement impossible qu’ils n’admettent pas la possibilité de voir un certain nombre de citoyens ou de citoyennes penser et agir de façon commune sans en avoir reçu l’ordre. Ces gens-là sont tombés si bas dans le marécage de l’immoralité et de l’inconscience que toute action individuelle et personnelle les étonne. »

24Signé Pertinax, l’article mentionne l’amalgame qui s’est opéré entre une grève à la manufacture locale des tabacs et le crime du Bois-du-Chêne. Loin d’être spontanée, une procession d’ouvrières et d’enfants s’est organisée pour aller déposer sur les lieux du meurtre des croix et ériger un monument de fortune en souvenir de la victime. Le cortège est évidemment passé devant la propriété des Grenier qui ont été conspués et insultés d’importance. Moins d’un mois après cette émotion populaire, Eugène Grenier est arrêté et transporté à la maison d’arrêt à Dijon après que le procureur de la République et le juge d’instruction se sont transportés au domicile de Grenier

« soupçonné d’avoir commis un assassinat sur la personne de la jeune Augustine Mortureux. La rapidité des événements qui ont eu lieu dans la chambre d’instruction dans un délai de quarante-huit heures à peine, m’a mis dans l’impossibilité de surseoir à l’exécution de la mesure que nous avons cru devoir prendre, mon collègue et moi pour mandat de dépôt ».

  • 21 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du procureur de la République Fonfrède au procureur général à Dijon, 1er(...)

25Malgré les enquêtes déjà menées, l’absence de preuves matérielles, le juge s’appuie sur la déclaration d’un témoin unique, ressurgissant tardivement et peut-être opportunément pour les détracteurs de Grenier. Celui-ci prétend avoir « rencontré vers 11 h½, à 150 m du lieu de l’assassinat, un individu qui avait tenté de se dérober à ses regards ». Lors de la confrontation organisée dans le cabinet du juge d’instruction le témoin s’exclame : « C’est lui ! C’est bien lui ! » Malgré les dénégations de Grenier, les démentis des domestiques et du garde particulier de Grenier qui témoignent de l’alibi de ce dernier, l’accusation est vivement répétée sur le lieu du crime. Le juge prévient alors l’accusateur de la gravité de son affirmation péremptoire : « Pour toute réponse, il s’écria : “C’est lui ! C’est lui ! Si vous voulez que j’hésite, j’hésiterai ! Mais pour moi, je n’hésite pas ! Il est bien comme je l’ai vu, avec un chapeau aussi petit que le mien, sa figure était pâle comme maintenant ! C’est lui21 !” »

  • 22 « Le crime du Bois-du-Chêne… », art. cit.

26Jusqu’au début du mois d’octobre, le retentissement de l’affaire n’excédait pas une échelle départementale. Elle acquiert une ampleur nationale quand un journaliste du quotidien parisien Le Matin vient réaliser un reportage. Celui-ci est publié le 2 octobre ; Grenier a été placé en détention la veille. Néanmoins, le journaliste parisien a passé trois jours à Dijon peu auparavant cette incarcération. La pression médiatique sur les magistrats dijonnais est d’autant plus grande que le reporter spécial en question n’est autre que Marie-François Goron, ancien commissaire de police qui a occupé la prestigieuse fonction de chef de la sûreté à la préfecture de police parisienne jusqu’en 1894. Après s’être entretenu avec Grenier, Goron n’infirme pas son alcoolisme ; en revanche, cela n’en fait pas un meurtrier aux yeux de l’ancien policier qui le montre d’abord comme la victime d’un « imbroglio22 » et déplore avant tout l’incompétence des juges. Écrivant dans un journal qui le rétribue, Goron tait prudemment le rôle de la presse dans les complications du dossier.

27Le 9 octobre, en écho probablement à ce long article paru dans le quotidien parisien, plusieurs journaux régionaux publient un résumé des faits. La tonalité d’ensemble est plutôt favorable au mis en cause. Un journal de Besançon déplore, par exemple, que les libertés individuelles du principal suspect aient été bafouées en raison d’enjeux politiques et de sombres influences locales :

« L’opinion désigne, à tort ou à raison, comme le meurtrier, une personne déterminée. Le parquet met quelque mollesse dans les enquêtes et poursuites. L’opinion, aussitôt, s’émeut parce qu’elle croit que cette mollesse vient de ce que la personne incriminée est parente d’un des magistrats en exercice dans le ressort. Des polémiques s’engagent dans la presse sur ce terrain. La colère publique excitée par ces polémiques aidant, l’affaire devient politique. Le suffrage universel gratifie d’un mandat électif le rédacteur ou le gérant d’un journal socialiste qui a soutenu, même devant les tribunaux, que les magistrats n’ont pas fait tout leur devoir et que ce sont des influences qui protègent le véritable coupable. »

28L’auteur évoque alors la réouverture de l’enquête, malgré le non-lieu, à la faveur d’un prétendu nouvel élément apporté par la presse :

  • 23 Le Petit Comtois, 9 octobre 1895.

« Ces investigations nouvelles ne semblent pas devoir produire plus de résultat que les premières poursuites ; si bien que la magistrature finit par apparaître comme n’ayant, en tout ceci, d’autres boussoles que les entraînements populaires surexcités par les feuilles socialistes de la région qui finissent – chose typique – par lui reprocher de n’avoir pas fait bon marché du respect que l’on doit à la liberté individuelle et arrêté indifféremment, dans le principe, tous ceux contre lesquels on pouvait relever une présomption quelconque de criminalité23. »

29Le même jour, Le Courrier de Rodez présente l’affaire à ses lecteurs. Et, ce 9 octobre également, pour la première fois, le ministère de la Justice, par sa Direction des affaires criminelles et des grâces, enjoint le procureur général à Dijon de le tenir informé des suites de l’instruction entreprise contre le « Sr. Grenier […] récemment mis en état d’arrestation ». Neuf jours plus tard, à la suite des articles de presse parus, le ministère s’enquiert de savoir si, effectivement, comme le prétend un éditorialiste, il existe un lien de parenté entre le suspect et un des magistrats dijonnais, le juge d’instruction suppléant qui a fait les premières constatations. Il n’en est évidemment rien, même si l’allégation a été avancée à plusieurs reprises par l’anonyme « Pertinax » dans Le Bourguignon Salé.

  • 24 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du père d’Augustine Mortureux au procureur de la République à Dijon, 17 (...)

30Le 30 octobre, le juge d’instruction transmet le dossier constitué à l’encontre du suspect. Il faut seulement deux semaines au procureur de la République pour délivrer un second non-lieu en faveur d’Eugène Grenier, le 15 novembre 1895. Néanmoins, l’affaire n’en reste pas là. Deux jours plus tard, le père de la victime envoie une longue lettre au parquet dijonnais en arguant que « la magistrature travaille pour le [Eugène Grenier] sauver et non pour le punir24 ». Parfaitement orthographiée, clairement exprimée, cette lettre n’a de toute évidence pas été rédigée par un paysan mais par un homme dont l’écriture est la profession. Faut-il s’étonner, d’ailleurs, que la missive soit reproduite dans l’édition suivante du Bourguignon Salé ? Le journal continua sa campagne d’accusation contre le « vampire du Bois-du-Chêne » comme il surnommait Grenier – ayant le malheur de posséder une terre appelée le « champ-rouge » – durant toute l’année 1896, provocant la décrépitude de la famille Grenier et la misère des personnes à son service.

« L’affaire du Bois-du-Chêne. Nouveaux documents – contradictions évidentes : l’affaire n’est pas classée. »
Figure 4. – Le Bourguignon Salé, 11 juillet 1896

31Quand le 16 octobre 1897, un rebondissement inespéré se produit, les Grenier, en butte à la haine persistante de leurs voisins, ont quitté le département ; les personnes qui étaient à leur service sont réduites à l’indigence car elles sont rendues complices de la prétendue impunité de leur ancien maître et tous les emplois leur sont refusés.

« J’ai commis le crime du Bois-du-Chêne à deux heures de marche environ de Dijon, sur la droite de la grande route se dirigeant sur Paris25 »

  • 25 ADCO, 2 U 561 (3), procès-verbal d’interrogatoire de Joseph Vacher par le juge d’instruction Émile (...)
  • 26 Pour lire la folie de Joseph Vacher, Artières Philippe (édition établie et présentée par), Joseph (...)

32Le 6 novembre 1897, Émile Fourquet, juge d’instruction à Belley, dans l’Ain, envoie aux magistrats dijonnais l’aveu par Joseph Vacher du meurtre d’Augustine Mortureux, commis le 12 mai 1895. Par un patient travail de recoupements, de correspondances puis d’interrogatoire de Vacher, le juge Fourquet estime que le suspect qu’il détient pour de simples « outrages aux bonnes mœurs » serait en fait l’auteur d’une vingtaine de meurtres dans l’est de la France. En reprenant les signalements envoyés par les parquets des ressorts concernés par ces homicides, le magistrat décèle des coïncidences qui l’amènent à penser qu’un même meurtrier les a commis26. À la demande du juge à Belley, afin d’éclairer son collègue dijonnais sur les circonstances du crime, Joseph Vacher rédige une longue lettre d’aveu débutant par cette phrase confuse d’un malade psychiatrique :

  • 27 ADCO, 2 U 561 (3), lettre de Joseph Vacher adressée au procureur de la République à Dijon par le j (...)

« Bien qu’étant irrégulièrement et injustement enfermé en observation dans les murs des vrais coupables ; et cela malgré tout ce que j’ai à l’appui de mon Innocence je ne veux point m’écarter de la ligne de ma conscience ni de mon impérieux devoir en présence même d’une aussi grande et Sainte cause27… »

33Après la publication de sa Lettre à la France dans Le Petit Parisien, le 16 octobre 1897, et de son portrait dans les journaux, plusieurs témoignages de personnes ayant vu passer Vacher ou l’ayant employé parviennent au procureur Fonfrède. Une blanchisseuse témoigne du séjour de Vacher à Semur-en-Auxois, le lendemain du meurtre. Celui-ci évoque spontanément auprès de la femme le crime commis la veille :

  • 28 ADCO, 2 U 561 (3), témoignage de Mme Girardot au tribunal de première instance à Semur-en-Auxois, (...)

« Il ajouta : “Vous entendrez parler du crime dont une jeune fille a été victime au bord de ce bois.” Il me dit que c’était tout près de Dijon28. »

34Apprenant par sa fille qui s’est rendue à Dijon une semaine plus tard la réalité du meurtre, la blanchisseuse préfère se taire plutôt que d’apporter un élément à la défense d’un innocent qu’elle devine accusé à tort :

  • 29 Idem. Le témoignage de cette femme ne facilite pas la compréhension de l’enchaînement supposé des (...)

« En rentrant de Dijon, ma fille me dit : “On accuse M. Grenier, tu ferais bien de dire ce que tu sais à la Justice.” Ayant peur d’accuser un innocent et aussi de me désigner à la vengeance de cet individu qui aurait pu venir me tuer, j’ai gardé le silence29. »

  • 30 Marcère Eugène de (sénateur et rapporteur), Rapport fait au nom de la commission extra-parlementai (...)

35Les arrestations opérées lors de l’affaire du « Bois-du-Chêne » constituent, en premier lieu, des révélateurs du fonctionnement de la procédure criminelle. À lire la presse, les dysfonctionnements de la justice et l’incapacité des forces de l’ordre prédominent. Or, précisément, les archives conservées en Côte-d’Or témoignent d’une instruction soucieuse d’explorer toutes les hypothèses en recueillant des dizaines de témoignages et en interrogeant au moins autant de suspects. Pour se faire, l’entente prévaut entre gendarmes et policiers d’une part, mais aussi entre force publique et magistrature, d’autre part. Or, quelques jours après l’aveu du meurtre du « Bois-du-Chêne » par Vacher est instituée une commission parlementaire, menée par le sénateur conservateur Émile de Marcère, qui vise à « rechercher les moyens propres à améliorer la police du vagabondage dans les campagnes30 ». Ne souhaitant pas se mettre en porte-à-faux avec la presse et l’opinion de leurs électeurs, les parlementaires conclurent à l’inefficacité de la gendarmerie – dont les effectifs sont jugés insuffisants et l’activité trop militaire –, à la passivité des maires, aux dysfonctionnements répétés du système judiciaire et pénitentiaire pendant l’errance du « tueur de bergers », arrêté par hasard.

  • 31 D’un point de vue strictement juridique, l’auteur du meurtre n’a jamais été arrêté puisque Vacher (...)

36Alors que le principal suspect constitue un coupable idéal, facile à appréhender, l’essentiel du travail déployé lors de l’instruction a consisté à rejeter les fausses évidences, à disculper un homme de preuves fondées uniquement sur une rumeur publique excitée et instrumentalisée par la presse locale à des fins politiques et commerciales. Lorsque Joseph Vacher est guillotiné le 31 décembre 1898, l’affaire du Bois-du-Chêne est définitivement close sans qu’un coupable n’ait été officiellement désigné31. En revanche, le principal suspect et son entourage, même après ce dénouement, subissent encore l’ostracisme de la suspicion populaire, insatisfaite par une instruction judiciaire sans arrestation.

Notes

1 France, Archives départementales de la Côte-d’Or (désormais ADCO), 2 U 561 (2), lettre du procureur de la République à Dijon au procureur général de Dijon, 1er octobre 1895.

2 Nous renvoyons aux contributions figurant dans Farcy Jean-Claude, Kalifa Dominique et Luc Jean-Noël (dir.), L’enquête judiciaire en Europe au XIXe siècle : acteurs, imaginaires, pratiques, Paris, Créaphis, 2007.

3 Pour une description précise, quoique romancée, de l’enchaînement des faits et de l’instruction ensuite menée, lire, Anonyme, Le tueur de bergers. Récit dramatique et sensationnel, Paris, S. Schwarz, s. d. [189X], site Gallica de la BnF, Permalien : [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5828546p].

4 « Le crime du Bois-du-Chêne. Une affaire mystérieuse et une population en révolution. Scènes la vie de province », Le Matin, 2 octobre 1895.

5 ADCO, 2 U 561 (2), déposition au procureur de la République à Dijon, 12 mai 1895.

6 ADCO, 2 U 561 (2), procès-verbal de recherches par la brigade de gendarmerie à Joigny, 29 juin 1895.

7 Grison Hogier (pseudo), La Police : ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, Paris, Librairie illustrée, 1887, p. 313.

8 ADCO, 2 U 561 (1), Procès-verbal des gendarmes à pied L. Brouin et Ch. Albert des brigades de Dijon, 13 juin 1895.

9 « Le crime du Bois-du-Chêne. Une arrestation », La Nouvelle Bourgogne, 2 juin 1895.

10 ADCO, 2 U 561 (2).

11 X. X., « L’assassin du Bois-du-Chêne », Le Bien Public, 6 juin 1895.

12 ADCO, 2 U 561 (2).

13 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du 18 juin 1895.

14 Le Contrôle général des services de recherches judiciaires est institué en 1907, quelques mois avant la création de douze brigades régionales de police mobile, ensuite surnommées « brigades du Tigre ». L’affaire du « Bois-du-Chêne » s’inscrit dans la succession de faits-divers qui ont nourri la genèse de cette police mobile inédite. Notons que selon le député Henry Boucher, une « brigade mobile d’inspecteurs et de commissaires spéciaux destinés à se transporter rapidement sur un point quelconque du territoire » aurait vu le jour le 13 juillet 1895 à la direction de la sûreté générale (Centre des archives contemporaines, art. 121, 19940493, rapport du directeur de la Sûreté générale au ministre de l’Intérieur G. Clemenceau, 20 juillet 1906). Pour plus de précisions, lire López Laurent, La guerre des polices n’a pas eu lieu. Gendarmes et policiers, coacteurs de la sécurité publique sous la Troisième République (1870-1914), Paris, PUPS, 2014.

15 ADCO, 2 U 561 (2), rapport du procureur de la République au garde des Sceaux, 29 septembre 1895.

16 ADCO, 2 U 561 (2), rapport du procureur de la République au garde des Sceaux, 18 août 1895.

17 Idem.

18 Idem.

19 Idem.

20 « Le crime du Bois-du-Chêne… », art. cit. Entretien d’Eugène Grenier avec l’ancien chef de la sûreté Marie-François Goron.

21 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du procureur de la République Fonfrède au procureur général à Dijon, 1er octobre 1895.

22 « Le crime du Bois-du-Chêne… », art. cit.

23 Le Petit Comtois, 9 octobre 1895.

24 ADCO, 2 U 561 (2), lettre du père d’Augustine Mortureux au procureur de la République à Dijon, 17 novembre 1895.

25 ADCO, 2 U 561 (3), procès-verbal d’interrogatoire de Joseph Vacher par le juge d’instruction Émile Fourquet, 6 novembre 1897.

26 Pour lire la folie de Joseph Vacher, Artières Philippe (édition établie et présentée par), Joseph Vacher. Écrits d’un tueur de bergers, Lyon, à rebours, 2006, et pour comprendre les enjeux de l’expertise médico-judiciaire, lire Renneville Marc, « L’affaire Joseph Vacher : la fin d’un “brevet d’impunité” pour les criminels ? », Droit et cultures, [http://droitcultures.revues.org/2323], 60 | 2010-2.

27 ADCO, 2 U 561 (3), lettre de Joseph Vacher adressée au procureur de la République à Dijon par le juge à Belley, 16 octobre 1897.

28 ADCO, 2 U 561 (3), témoignage de Mme Girardot au tribunal de première instance à Semur-en-Auxois, 3 octobre 1897.

29 Idem. Le témoignage de cette femme ne facilite pas la compréhension de l’enchaînement supposé des méfaits de Joseph Vacher. En effet, le 19 mai 1895, Eugénie Delhomme est tuée à Beaurepaire, dans l’Isère, dans les mêmes conditions qu’Augustine Mortureux. Or, Vacher aurait été à Semur-en-Auxois le 13 de ce mois, à plus de trois cents kilomètres. Il aurait même demandé la direction de Crécy, sans doute dans l’Yonne. Il se serait donc ensuite ravisé pour franchir en moins d’une semaine plus de trois cents kilomètres.

30 Marcère Eugène de (sénateur et rapporteur), Rapport fait au nom de la commission extra-parlementaire instituée par le décret du 13 novembre 1897 pour rechercher les moyens propres à améliorer la police du vagabondage et des campagnes, Melun, Impr. administrative, 1897.

31 D’un point de vue strictement juridique, l’auteur du meurtre n’a jamais été arrêté puisque Vacher fut condamné par la cour d’assises de l’Ain pour un seul homicide.

Table des illustrations

Légende « Tout le long de la route on entendit réciter cette litanie enragée », dans Tueur de bergers. Récit dramatique et sensationnel, Paris, S. Schwarz, 189X, p. 533. Droits réservésFigure 1. – La foule contre le « vampire du Bois-du-Chêne »
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/90484/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 164k
Légende Indiqué par nous : lieu de la découverte du corps d’Augustine Mortureux à l’est du « Bois-du-Chêne » où se trouvent la ferme et la parcelle du principal suspect, ainsi que l’auberge où Augustine se rendait. Croquis Pascal Brunello sur fond de la carte d’état-major, 1873. Figure 2. – Le crime du Bois-du-Chêne, aux environs de Dijon
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/90484/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 241k
Légende « Des gendarmes entrèrent et emmenèrent le père Mortureux », dans Tueur de bergers. Récit dramatique et sensationnel, op. cit., p. 437. Droits réservés.Figure 3. – Confrontation de Grenier et de Mortureux
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/90484/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 295k
Légende « L’affaire du Bois-du-Chêne. Nouveaux documents – contradictions évidentes : l’affaire n’est pas classée. » Figure 4. – Le Bourguignon Salé, 11 juillet 1896
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/90484/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 149k

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