Précédent Suivant

Préface

p. 7-9

Entrées d’index

Index géographique : France


Texte intégral

1François Mauriac, qui les connaissait bien, trouvait que les Daniélou formaient une famille « extraordinairement intéressante ». Elle l’était effectivement, précise le cardinal Jean Daniélou qui rapporte ce trait dans ses mémoires, « par son extraordinaire diversité et par l’extraordinaire personnalité de ses membres1 ». Le jésuite n’exagère pas, qu’on en juge. Son père, Charles Daniélou, député radical et ministre ou secrétaire d’État à diverses reprises sous la Troisième République, était l’époux de Madeleine, née Clamorgan, agrégée de lettres, fondatrice d’une école normale catholique de jeunes filles et du collège Sainte-Marie de Neuilly. La génération antérieure n’était pas moins bigarrée : côté maternel, un général bien-pensant marié à une bourgeoise voltairienne ; côté paternel, un négociant en vins, plusieurs fois maire de Douarnenez, anticlérical notoire, vivant maritalement, nous dit Patrick Gourlay, « dans un couvent de sœurs blanches transformé en commerce » : quel symbole ! La génération suivante cultivera la même dispersion. Les enfants de Charles et de Madeleine s’illustreront, qui dans la Compagnie de Jésus, qui dans l’indianisme et la musicologie, qui dans la haute compétition de ski alpin ; on en trouvera mêlés à l’aventure de la France libre ou à l’histoire de la revue Esprit. Les Daniélou sont tout le contraire d’une famille banale et conformiste : ni une tribu, ni une dynastie, comme on en connaît beaucoup, mais — c’est plus original — un étonnant microcosme, un remarquable creuset favorisant l’épanouissement des personnalités.

2Patrick Gourlay a voulu comprendre celle de Charles Daniélou, la plus méconnue, la plus caricaturée, la plus compliquée sans doute. Aux contradictions de la famille, le personnage ajoute en effet les siennes propres, ou du moins ce que ses adversaires ont toujours présenté ainsi. Antidreyfusard à vingt ans, fréquentant les grands noms de la droite nationaliste la plus hostile au régime, secrétaire de Syveton, Charles Daniélou a commencé sa carrière politique en 1910 sous la bannière de l’Action libérale populaire, cette formation politique créée par Jacques Piou et qui représentait la variante la plus conservatrice du ralliement des catholiques à la République, avant d’évoluer, dans l’entre-deux-guerres, vers la Gauche radicale, dans le sillage d’Aristide Briand, et d’accéder alors à diverses fonctions ministérielles. Il lui en est resté une réputation peu flatteuse : renégat pour ses anciens compagnons, tard venu pour ses nouveaux amis, carriériste sans scrupules aux yeux de beaucoup. À suivre les étapes de son ascension politique, on peut se dire en effet qu’il n’a pas hésité à se donner les moyens de son ambition et que s’il a reçu beaucoup de coups il en a aussi beaucoup donné.

3Un parcours exceptionnel, conclut Patrick Gourlay au terme d’une étude sans complaisance même si elle ne cache pas sa sympathie. Charles Daniélou est en effet l’un des rares Finistériens - ils ne furent que trois, Adolphe Le Flô, Paul Rousseau et lui - qui ont accédé à un rang ministériel sous la Troisième République. Le fait a de quoi surprendre : le Finistère n’est-il pas depuis longtemps un département profondément républicain ? Le ralliement des catholiques au régime n’y a-t-il pas été plus précoce et plus déterminé que dans bien d’autres départements ? Mais ce consensus sur la forme du régime n’enlevait rien au contentieux sur son orientation. Laïque ou chrétienne, bourgeoise ou sociale, la République en Finistère ne se conçoit qu’adjectivée. Faut-il rappeler que les électeurs du Léon, en choisissant pour les représenter au Palais-Bourbon un Albert de Mun ou un abbé Gayraud, ont introduit dans la députation finistérienne deux des plus grands tribuns nationaux du catholicisme social et de la démocratie chrétienne ? Comment s’étonner, dès lors, que dans la Cornouaille voisine et contraire les députés de la gauche aient eux aussi cultivé l’éloquence plus que l’action ? Même après la Grande Guerre et son Union sacrée, il en va encore ainsi. Si l’on cherche des noms qui résument le Finistère politique des années vingt, ce sont assurément ceux de Georges Le Bail et de Paul Simon, pas celui de Charles Daniélou.

4Peu enclin à se faire l’idéologue de la République laïque face à ses détracteurs, Charles Daniélou a préféré la défendre et l’illustrer par l’administration des choses. Il s’inscrit ainsi dans cette lignée d’hommes politiques, de Thiers à Doumergue en passant par Méline, Briand et bien d’autres, qui, selon la forte image de Jacques Bainville - qui ne les aimait pas —, ont fait pour la République tout ce qu’on peut faire avec du blé et du foin2. La perspective peut sembler médiocre, les motivations suspectes. Il y a pourtant, dans cette retenue et cette circonspection qui caractérisent les choix politiques de Charles Daniélou, qu’il s’agisse de la question religieuse, de la question sociale ou de la question bretonne, une leçon de réalisme. La politique, c’est aussi l’art de faire vivre ensemble les citoyens d’une société désaccordée. Rien n’est moins simple : il y faut du talent, de la volonté et de la ténacité. En arrachant Charles Daniélou aux images simplistes, Patrick Gourlay n’a-t-il pas finalement écrit l’éloge des modérés ?

5Yvon Tranvouez

6Professeur d’Histoire contemporaine à l'université de Bretagne occidentale.

Notes de bas de page

1 . Jean Daniélou, Et qui est mon prochain Paris, Stock, 1974, p. 33

2 . Jacques Bainville, La Troisième République, 1870-1935, Paris, Fayard, 1935, p. 198. Le mot lui vient à propos de Méline. Sur l'intérêt de Bainville, aujourd'hui bien ignoré ou rejeté, voir Philippe-Ariès, Le temps de l'histoire, Monaco, Éditions du Rocher, 1954 (réédition, Paris, Seuil, 1986, avec préface de Roger Chartier).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.