Conclusion générale
p. 429-432
Texte intégral
1Tenter d’analyser les permanences et les ruptures dans le domaine politique et social, c’est se confronter au rapport entre le long terme et le court terme (le choc des guerres, par exemple) c’est-à-dire à deux visions d’un même fait ; c’est essayer de peser la part respective de la continuité et de la discontinuité, c’est aussi faire la part entre le massif et l’individuel1. Les aspects politiques et sociaux en Ille-et-Vilaine de 1918 à 1958 sont à comprendre dans cette double relation.
2La Bretagne, dont l’Ille-et-Vilaine, n’a pas connu tout à fait la même évolution que le reste de la France. Pendant ces quarante ans, l’Ille-et-Vi- laine et la Bretagne sont perçus comme des régions réactionnaires, peu développées ; les jeunes quittent le pays et ne lui impriment aucune marque dynamique. Cette image classique de région et de département immobiles ou presque cache en fait bien des changements qui sont à l’œuvre mais qui ne s’expriment pas toujours au même rythme que dans le reste du pays. De 1918 à 1958, les deux guerres mondiales auraient pu provoquer une rupture, modifier le rapport entre le long et le court terme. Or, quel que soit le domaine étudié (social ou politique), les guerres ne sont pas forcément un signe de discontinuité brusque. 1918 ne l’a pas été, en revanche les années trente sont un tournant dans tous les aspects organisationnels de la vie départementale, mais non dans la vie privée.
3Ce tournant des années trente est très présent en Ille-et-Vilaine par la crise économique, intellectuelle et politique qui touche l’ensemble du pays. Le tableau politique du département se modifie peu à peu sous l’influence directe ou indirecte des événements nationaux, mais sans suivre pour autant complètement les tendances nationales ; en particulier, le développement d’un centre sous l’égide du PDP annonce l’émergence du MRP après 1945. Dans un département aussi marqué par l’Église, le signe le plus net d’une rupture en ces années trente est le développement des mouvements d’Action catholique spécialisée, annonciateurs eux aussi de transformations à venir, qui ne sont pas seulement d’ordre politique. Certes, le département et sa région ne sont pas les seuls à connaître cette mutation mais dans ce domaine précis, le contexte peut conduire à une interrogation en profondeur des catholiques sur leur présence et leur action dans le monde, rompant ainsi avec une pratique qui, jusque-là, se déroulait surtout en milieu clos.
41939-1945, le temps de la défaite et de l’Occupation sont a priori des temps de rupture par excellence dans la vie des Français, mais ici comme ailleurs seule une minorité s’est engagée dans la résistance ou dans la collaboration. De ce fait, pour la majorité, la vie quotidienne est certes perturbée mais on assiste à la permanence des notables, de la hiérarchie sociale. Toutefois, au niveau individuel pour ceux qui ont contribué à forger l’image du département et au-delà d’une France collaboratrice ou résistante, c’est souvent le temps des ruptures avec leur vie familiale, sociale. Cette dualité entre le vécu collectif et le vécu individuel se retrouve dans la résurgence ou le maintien de la « guerre franco-française », dans le tournant qu’a parfois signifié la guerre pour des destins individuels.
5Après la guerre, persiste en Ille-et-Vilaine le dualisme entre permanence et rupture d’une manière beaucoup plus vigoureuse qu’en France pour laquelle René Rémond a pu dire que 1945 marque une date aussi importante que 18492. Dans le cas de ce département, s’il y a renouvellement, il est ambigu à bien des égards. Sur le plan politique, lors des élections nationales, on assiste en 1945 et 1946 à l’achèvement du chassé-croisé entre la droite et le centre avec la domination du MRP, tandis qu’à gauche l’affaiblissement des radicaux se poursuit en partie au profit des socialistes et des communistes. Contrairement aux Côtes-du-Nord et à une grande partie de la France, l’Ille-et-Vilaine ne connaît pas une rupture si brutale qu’il y paraît au premier abord et c’est encore plus vrai lors des élections cantonales qui incarnent la permanence des hommes et des mentalités. De même que l’émergence du MRP est préparée par l’avant-guerre et renforcée par l’action de catholiques dans la résistance, de même le renouvellement syndical, plus profond et plus durable que celui du monde politique, s’est mis en place avant la guerre par l’intermédiaire de la création de la CFTC et des mouvements d’Action catholique spécialisée (JAC, JOC, JEC). Tous ces mouvements permirent le renforcement du syndicalisme d’origine chrétienne dans tous les secteurs de la population active et la formation de nouvelles élites capables de mener la transformation de la société, transformation qui n’aboutit que dans les années soixante. Le processus de cette mutation est une originalité par rapport à l’ensemble de la France que le département partage avec toute la Bretagne.
6Au cœur de ces renouvellements sans véritable rupture, se trouve l’Église qui présente elle-même un visage dual. En effet, elle contribue indirectement à la transformation de l’équilibre entre les syndicats et directement à la permanence de pratiques sociales, culturelles. Celles-ci semblent se caractériser par leur immobilisme et leur rigidité moins dans les pratiques collectives « laïques » (patronages divers) que religieuses, elles-mêmes à la frontière du collectif et de l’individuel.
7Par là, l’on touche au cœur de toute étude sur la société : quel est le rapport entre les pratiques collectives, publiques et les pratiques individuelles, privées ; entre elles, dans le cas de l’Ille-et-Vilaine3, il se produit comme un hiatus, une dichotomie. On pouvait se demander s’il y avait des différences de comportement dans le temps, dans l’espace et selon les clivages idéologiques. Par exemple, la relation à l’argent, au patrimoine, à la fortune est bien ce qui est le plus secret et le plus privé chez les individus. Or, l’étude de la composition de la fortune (avec les réserves qui s’imposent sur les sources utilisées) a montré qu’il n’en est rien. En revanche, l’appartenance socio-professionnelle et l’appartenance au monde des héritiers est très déterminante du moins pour la période antérieure à 1939, mais on peut légitimement penser qu’il en est de même pour des périodes postérieures4. Cette composition des fortunes révèle une grande frilosité puisque la plupart, y compris parmi les catégories sociales aisées, préfèrent investir dans des valeurs sûres et non pas dans des valeurs mobilières. Timidité et manque de dynamisme économique caractérisent une élite sociale qui se perpétue dans son mode de vie et maintient des rapports sociaux inégalitaires.
8Cette permanence des rapports sociaux, des conditions de vie se heurte à l’intérieur même du domaine privé à la mémoire de la guerre ou plutôt des guerres, rejoignant le collectif et le public. En Ille-et-Vilaine comme en France, la Première Guerre mondiale ressoude les sociétés, rurales plus encore qu’urbaines. Si la mémoire des Anciens Combattants de 14-18 était homogène, il n’en est pas de même après la Seconde Guerre mondiale et c’est bien là que l’on assiste à une rupture, non pas une rupture ouverte, mais non-dite ; non-dite, parce qu’entre 1944 et 1958, excepté la brève période de l’épuration, la mémoire officielle (État, associations) se voulait unanimiste et centrée sur l’idée que tous les Français ont été des résistants. En fait, la mémoire de la population est multiple, éclatée ce qui n’est pas particulier à l’Ille-et-Vilaine et se traduit par le conflit autour de la commémoration des fusillés de La Maltière. Si l’on compare aux Anciens Combattants de 14-18, il s’agit d’une rupture mais qui est le plus souvent enfouie sous d’autres strates liées aux clivages politiques classiques et qui se coulent dans ceux-ci. C’est pourquoi, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale n’a pas joué pour la période étudiée le rôle de restructuration de la communauté comme a pu le faire celui de la Première Guerre mondiale. Il faudra attendre les années soixante-dix pour que toute cette mémoire refoulée resurgisse au grand jour5.
9Qu’il s’agisse des pratiques collectives ou privées, 1945 n’est pas une rupture nette et on peut dire que pour l’essentiel les années cinquante sont signe de continuité. C’est à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix que naît un véritable tournant pour l’évolution politique et sociale du département comme de la région. Dans ce cadre, on peut penser que mai 68 est à la fois la conséquence et la cause de cette mutation formidable qui a donné à l’Ille-et-Vilaine comme à la Bretagne un nouveau visage, mais aussi à la société française6.
Notes de bas de page
1 Ozouf (Mona), « Longue durée et temps présent », dans Histoire et temps présent, journées d’études des correspondants départementaux, novembre 1980, p. 53-57.
2 Rémond (René), Notre siècle, op. cit., p. 379.
3 Dans les départements industriels comme la région stéphanoise, il semble exister une plus grande adéquation.
4 Il faut espérer qu’il sera possible dans quelques années d’affiner une telle analyse et il serait souhaitable pour la période d’avant 1939 de l’étendre à l’ensemble de la région.
5 La Bretagne (et c’est également présent en Ille-et-Vilaine mais d’une manière plus larvée) a eu aussi ses oublis. On a constamment célébré la Bretagne résistante pour mieux occulter l’action d’une minorité nazie dans le cadre de la Milice Perrot. Il a fallu attendre 1976 pour qu’une histoire du mouvement breton évoque ce point avec sérénité (cf. Deniel Alain, Le Mouvement breton (1919-1945), éd. Maspero, 1976, 451 p.) mais qui, comme par hasard, n’a guère été repris dans la presse.
6 Ce qui remettrait en cause les analyses considérant mai 68 comme une parenthèse; entre autres Arion (Raymond), La Révolution introuvable. Réflexions sur les événements de Mai Fayard.
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