Conclusions
p. 181-186
Texte intégral
1Au moment de conclure, nous pouvons revenir à la question posée d’emblée par les premières contributions, celle du droit à l’histoire. Le foisonnement d’objets d’étude conforte notre participation à cette revendication, et la richesse des interventions du colloque révèle une histoire des droits des enfants en tant qu’observatoire efficace des sociétés modernes.
2Ce point est d’autant plus important que les droits de l’enfant sont, au demeurant, un objet faussement évident. Petite musique de fond, ils servent d’économie morale au travail des hommes et des institutions. Ce volume apporte la touche des sciences humaines et sociales à la palette étendue de la réflexion. Une palette qui présente non seulement les matériaux, mais aussi des plans de recherche pour une étude diachronique et connectée des valeurs et des pratiques sociales qui leur sont associées.
3La démarche d’ensemble est bien de développer par quelle histoire, au travers de quelles étapes, dans le temps et dans les espaces, le concept particulier – plutôt savant et militant – des droits de l’enfant est devenu une valeur fondamentale dans notre prise de conscience d’une unité du monde, mais aussi un facteur de régulation interne et externe dans les États et dans les populations.
4En accord avec les sources, on tentera de résumer la richesse et la complexité des contributions présentées dans ce volume en trois points :
- les temporalités propres à cette histoire, approches transnationales comprises ;
- une histoire des idées et des ressorts d’une économie morale agissante ;
- les pratiques sociales associées à l’idée d’une cause et d’un gouvernement par les droits des enfants.
Droits des enfants et temporalités
5Les temporalités en jeu ont été diverses. Il y a eu celles du temps long et moyen des transformations sociales et culturelles ; le discours sur les droits des enfants est alors un prisme à partir duquel observer une place de l’enfant qui change, un statut qui s’individualise, des identités qui se reconfigurent. Les grandes questions sont celles des valeurs mais aussi des sentiments, des nouvelles normes et de leur impact sur les droits et sur les programmes institutionnels en direction d’une enfance devenue précieuse pour les familles et pour les États en quête de puissance.
6Les temporalités dont il est question dans ces pages font également une place à l’événement (ou à des moments brefs) quand le temps peut donner l’impression de s’accélérer. Ce temps est alors synonyme de crises, de traumatismes et d’engagements collectifs. Ainsi, les guerres et après-guerres retiennent toute notre attention : temps troublés certes, tragiques pour cette population vulnérable, mais qui, paradoxalement, contraignent à repenser les droits des enfants par les drames mêmes vécus par eux : victimes en situations d’urgence, y compris internationales, ce qui accélère la construction de nouveaux rapports interétatiques, et victimes poussant plus encore à la construction de la paix et de la démocratie.
7À cet égard, sont interrogées les dynamiques temporelles propres aux grands textes internationaux. Relativement peu de contributions portent sur le début du XXe siècle. Les thèmes abordés permettent de saisir ce moment pourtant majeur pour définir dans quel esprit les Occidentaux ont écrit et adopté la première charte (1923-1924). Plus nombreuses sont les contributions sur le très contemporain, dans le sillage de la Convention internationale des droits de l’enfant et d’un gouvernement humanitaire des crises internationales. La plus grande originalité tient au nombre élevé de sujets encadrant le texte de 1959. L’époque est marquée par les conflits de la guerre froide, se caractérise par une forte croissance en Occident, et l’heure est à la décolonisation. La cause de l’enfance agit comme un facteur de neutralisation politique dans les conflits. Non sans ambiguïtés, elle sert une diplomatie du progrès et du développement dans le souffle des démocraties. À l’ère de l’avion, elle est le côté sensible et solidaire d’une culture monde en expansion. Dans les pays prospères, les politiques de protection de l’enfance connaissent une phase de développement sans précédent. D’abord en filigrane, puis avec de nouveaux moyens à partir de 1959 et enfin avec une vraie dynamique depuis 1989, les politiques de l’enfance sont une idéologie, au moins un langage, si ce n’est un outil de régulation efficace dans et entre les espaces, et sur la scène internationale.
8De la source au récit, l’intérêt de cet ouvrage est d’identifier des étapes mais aussi de les replacer dans une histoire globale des rapports de force entre États et dans celle de la pensée humaniste, sociale et politique d’un long XXe siècle.
Une histoire des idées
9Derrière quoi courent les promoteurs des droits des enfants ? Ces femmes, ces hommes construisent des idées, des valeurs, des sentiments ; ils entendent les diffuser en usant de certains discours, qu’il leur faut s’approprier et relayer politiquement ou socialement, localement ou globalement ; mais d’abord, ils assignent à ces droits deux buts : protéger et libérer.
10La construction d’un droit des enfants a d’abord répondu à un impératif collectif : apporter une protection spécifique aux enfants.
11En premier lieu à travers des « droits créances ». C’est-à-dire des « droits à » pour bien grandir : des droits à l’éducation, à la santé, à la sécurité. Ils recouvrent une protection, vrai droit renforcé et particulier pour un âge social et biologique saisi dans sa vulnérabilité. Ils engagent des actions à la charnière de l’existentiel et du social d’abord au travers du devoir des adultes1. La victime est un prisme privilégié. Des contributions soulèvent le rôle particulier des guerres. La perspective, à l’origine, fut de construire la société du progrès. La tentation actuelle est d’étendre la société du risque. Sensible dans de nombreux textes, une orientation domine : le cadre d’un gouvernement par la santé. Nombre de contributions reviennent sur le rôle des politiques de la population et la définition, à la manière de Foucault, d’un biopouvoir sur l’enfance et dans les sociétés. Dans ces « droits-protection », il s’agit toujours de sauver des vies mais aussi de préparer l’adulte de demain. Dans bien des politiques, la problématique de la liberté est plus secondaire. Il n’empêche : l’utopie n’est jamais loin. La césure introduite par la CIDE de 1989 ouvre de nouvelles perspectives.
12En second lieu, la protection vise à libérer, émanciper. Le projet a pu se nourrir du sentiment de culpabilité des adultes dans des périodes troublées. Il débouche sur des mouvements de reconnaissance pour « des droits de ». La revendication est celle d’une enfance qui n’est pas qu’un âge biologique. Non seulement Séquence mais aussi Essence. Quels droits peut-on accorder au sujet mineur ? Les « droits-liberté » supposent la circulation de la parole. Ils ont comme perspective la définition d’une citoyenneté juvénile à l’échelle internationale et, à toutes les échelles, la révélation d’un être libre nourri par le lien social. La construction se doit d’être prudente. Le sujet libre est théoriquement responsable. Le prisme est d’abord celui de l’éducation progressive des libertés. Les expériences visent à concilier un droit protecteur et émancipateur. Sur les scènes nationales et internationales, c’est le thème discuté de l’intérêt supérieur de l’enfant. Les revendications ont comme toile de fond, avec la reconnaissance des droits de l’individu, le long mouvement d’arrachement de l’enfant aux communautés primaires. Un vieux débat ressurgit : la question de la propriété de l’enfant2. Les débats révèlent une tension bien moderne : celle entre égalité et liberté sur fond de lutte contre les discriminations.
13Le discours est prégnant. Il parle des enfants. Il révèle nos sociétés. Elles y projettent leur présent et leur avenir, leurs peurs et leurs espoirs dans un monde connecté, pluriel et sécularisé. Plusieurs thèmes reviennent. Le droit des enfants dit notre besoin de solidarité. Le marché et l’échange ne suffisent pas à faire société. L’enfance est un grand mythe mobilisateur pour penser le monde de demain. La question révèle un état du sentiment de communauté élargie dans laquelle nous évoluons. Après la Seconde Guerre mondiale, le discours est devenu une composante essentielle d’un imaginaire d’intégration dans un monde plus vaste. Le tout sous la direction éclairée des organismes internationaux mais en lien avec d’autres échelons plus locaux afin de faire politique.
14Durant le colloque, les intervenants ont bien montré l’importance de l’instrumentalisation du mythe pour la promotion des uns et la disqualification des autres. La critique sociale souligne la distance entre les principes et les faits. Elle n’affaiblit pas cet imaginaire de solidarité puisque c’est en son nom qu’on estime que la société est indigne. Comment faire passer le message et fabriquer un espace transnational de la cause des enfants ?
Les pratiques sociales dans l’économie morale des droits de l’enfant
15Des contributeurs interrogent les façons de s’engager dans l’espace public et politique au nom des enfants. Le tout dessine une société civile internationale. Celle-ci relie, informe, interpelle ou stigmatise.
16Quels groupes d’acteurs se mobilisent pour dire les impératifs et agir dans les institutions ? Peu de place a été faite à la question du genre même si cette dernière transpire du contenu de plusieurs contributions. Induite par les découpages chronologiques, il y a l’appartenance à une génération marquée par un événement mais aussi le rôle des nationalités ou des confessions. Plus nombreux sont les échanges à avoir insisté sur les cultures professionnelles engagées. En bonne place, nous trouvons des éducateurs, des magistrats, des médecins. C’est-à-dire des métiers de la relation, de la régulation.
17Nous avons pu ainsi observer, dans la société politique et dans la société civile, la permanence ainsi que le renouvellement des autorités légitimes ou efficaces pour porter la « voix de l’enfant » ou incarner un discours sur l’intérêt supérieur de l’enfant. La voix politique s’appuie sur la parole de l’expert. Chez ces hommes et chez ces femmes, nous trouvons des trajectoires qui peuvent avoir un air de famille. Avec une dimension d’« élite de société3 » qui, par l’association ou le travail des institutions, incarne une conscience collective.
18Les registres d’action peuvent être classés en deux grandes catégories. Il y a les moyens mobilisés dans les actions de type top-down : changer par le haut, en cherchant à modifier les comportements de tous les membres d’une société. Un instrument privilégié est la fabrique de la règle commune. Nous avons là des réflexions sur les conditions d’application et les effets sur le gouvernement des populations. Des compromis sont trouvés. La contrainte progresse. L’étude des différents temps signale les écarts mais aussi les moyens développés pour un continuum, vrai processus historique entre l’international et le national par la construction d’un espace transnational plus efficace.
19Le processus de construction d’un système de protection des enfants passe aussi par des interventions bottom up, du bas : leurs partisans considérant qu’il faut d’abord changer les mentalités, les pratiques, les comportements des gens. Les instruments sont la fabrique de l’opinion et de sentiments moraux dans une société de l’information. C’est le rôle des scandales et de l’organisation de campagnes de sensibilisation. Sur le terrain, c’est le travail des hommes et des institutions pour rapprocher l’enfant de ses droits fondamentaux.
Les mots de la fin : un chantier volontairement ambitieux
20Le champ de recherche est fécond comme les pratiques sont exigeantes. Les enjeux ouvrent sur un large XXe siècle.
21Une telle histoire n’est possible que dans le dialogue avec les producteurs d’archives, et ces journées ont montré le travail réalisé en amont par les services en charge de la sensibilisation des acteurs et des institutions pour constituer des fonds, élaborer des règles, et engager une réflexion sur les sources mobilisables dans le respect des enfants.
22Les enjeux sont ceux d’une grande idée moderne. Portant sur la fabrique des droits des enfants avec un enfant qui est le même et l’autre, ils accompagnent une idéocratie majeure du siècle, support d’une diplomatie de l’enfant, idée neuve dans le monde élargi du XXe siècle.
23Cette place nouvelle de l’enfance est une invitation à l’histoire. À différentes échelles, les enfants forment une masse fonctionnelle dans nos sociétés modernes4. Pourquoi la dynamique contemporaine ? La « cause des enfants » (masses vulnérables) a pour fonction une « existentialisation » de bien des questions sociales et elle autorise une socialisation des questions existentielles, dans un monde qui ne cesse de s’interroger5.
24« Pour une histoire des droits de l’enfant ? » La question est globale pour les sociétés modernes car les enfants sont une caution ou une fiction des temps modernes. Mais une fiction agissante. À l’archiviste et à l’historien du XXIe siècle d’apporter leur pierre à l’édifice.
Notes de bas de page
1 Sur le rapport entre questions sociales et questions existentielles dans nos sociétés contemporaines et le concept moderne de vulnérabilité, voir Martuccelli D., « La vulnérabilité, un nouveau paradigme ? », inBrodiez-Dolino A., von Bueltzingsloewen I., Eyraud B., Laval C. et Ravon B., Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire à la sociologie, Rennes, PUR, 2014, p. 27-40.
2 Segalen M., À qui appartiennent les enfants ?, Paris, Tallandier, 2010.
3 Sur le concept d’élite de société, voir les réflexions de Poujol G., Des élites de société pour demain, Saint-Agne, Érès, 1996, et sur le concept d’engagement celles de Ion J., S’engager dans une société d’individus, Paris, Armand Colin, 2012.
4 Sur le concept de masses fonctionnelles, voir les travaux de Geremek B., La potence et la pitié. L’Europe des pauvres, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987.
5 Sur le concept de vulnérabilité dans une « société singulariste », le sociologue Martuccelli D., « La vulnérabilité, un nouveau paradigme ? », art. cit.
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