« Pour la paix du monde : sauvons les enfants ! » Les Semaines internationales d’étude pour l’enfance victime de la guerre (SEPEG) 1945-1951
p. 63-71
Résumés
Dès la fin 1944, une organisation internationale inédite voit le jour en Suisse : les SEPEG (Semaines internationales d’étude pour l’enfance victime de la guerre). Nées de quelques personnalités suisses marquantes de la médecine et de la psychopédagogie, elles rassemblent rapidement de nombreux acteurs, déjà actifs dans la protection de l’enfance et issus d’autres pays. Carrefour de spécialistes du champ médico-psychologique, de l’éducation et du droit, les SEPEG ont contribué à la redéfinition de l’assistance médico-sociale auprès de l’enfance victime de la guerre. La mobilisation y prend les formes classiques de l’expertise, avec conférences, rapports et interpellations de l’opinion. Elle se décline aussi en un travail au sein des pays, par le biais de branches nationales, par la formation de personnel spécialisé, tandis que les réflexions sur la réforme des systèmes de protection de l’enfance à l’échelon transnational et sur les conceptions de l’enfance se font au sein de sections spécialisées (médico-psychologique, pédagogique, sociale et juridique). Enfin, les SEPEG jouent un certain rôle dans la redéfinition d’une citoyenneté juvénile à l’échelle internationale, en témoigne l’impulsion donnée au mouvement des communautés d’enfants, et contribuent à la création d’un nouvel espace pour penser les droits de l’enfant dans l’après-guerre.
By the end of 1944, a new international organization had been founded in Switzerland: SEPEG (International Weeks for Study of Child Victimsof War). Born from few notable figures in medicine and psychology, it quickly gathered many people already active in the field of child welfare and from other countries. As a crossroads of specialists in the medical and psychological fields, education and law, SEPEG contributed to redefining medico-social welfare policies toward child victims of war. This expertise took the form of conferences, reports and questioning of opinion. It also meant work within individual countries, through national branches, and training of specialized staff, while reflections on transnational child protection reform and conceptions of childhood were done in specialized sections (medico-psychological, educational, social and legal). Finally, SEPEG played a role in redefining a juvenile citizenship on an international scale, as shown by the momentum of the movement of children’s communities, and contributed to creating a new space for rethinking children’s rights in the postwar period.
Texte intégral
1Dans une Europe de cendres et de ruines, avant même la fin du conflit, l’« enfance victime de la guerre » est une question vive. L’expression n’est pas inédite, puisque usitée après la Première Guerre mondiale pour désigner les enfants privés de père. Mais elle revêt après 1945 des atours différents, tant la violence a ciblé les civils ; les enfants représentent même les victimes par excellence. Des organisations se coordonnent ou recentrent leur action en faveur d’une enfance qui a subi faits de guerre, persécutions, exils, déplacements forcés… L’enfance devient un enjeu majeur, le secours et le suivi médico-psychologique sont des objectifs immédiats afin de pallier aux multiples carences des populations ; entre autres, l’éducation devient primordiale, parce qu’elle est plus que jamais un vecteur de pacification, d’un éveil à la fraternité internationale et d’une conscience citoyenne nouvelle. Lors des derniers soubresauts du conflit, l’idée est de reconstruire après le désastre, mais aussi de se prémunir d’un nouveau chaos.
2L’attention renouvelée des historiens sur l’enfance d’après-guerre a permis de montrer comment cette dernière est devenue objet de politiques nationales et transnationales1. Si l’Europe est engagée sur les voies de la reconstruction après le désastre, elle est en effet pour l’heure encore un véritable champ de ruines, aussi bien sur le plan matériel que psychologique. Très rapidement, le relèvement des populations victimes de la guerre dépasse le strict plan des besoins essentiels pour tendre vers une réadaptation à la vie sociale, une question qui se pose aux yeux des experts avec d’autant plus d’acuité dans le cas d’enfants et d’adolescents qui, s’ils ont largement souffert de la guerre et de ses violences, sont aussi la graine d’un avenir meilleur.
3Au cœur de ce paysage, une organisation inédite voit le jour dès 1944 : les Semaines internationales d’étude pour l’enfance victime de la guerre (SEPEG). Nées de quelques personnalités suisses marquantes en médecine et psychopédagogie, elles rassemblent rapidement de nombreux acteurs, déjà actifs dans la protection de l’enfance et issus d’autres pays. Carrefour de spécialistes du champ médico-psychologique, de l’éducation et du droit, les SEPEG ont contribué à la redéfinition de l’assistance médico-sociale auprès de l’enfance victime de la guerre. La mobilisation y prend les formes classiques de l’expertise, avec conférences, rapports et interpellations de l’opinion. Elle se décline aussi en un travail au sein des pays, par le biais de branches nationales, par la formation de personnel spécialisé, tandis que les réflexions sur la réforme des systèmes de protection de l’enfance à l’échelon transnational et sur les conceptions de l’enfance se font au sein de sections spécialisées (médico-psychologique, pédagogique, sociale et juridique). Enfin, les SEPEG jouent un rôle important dans la redéfinition d’une citoyenneté juvénile à l’échelle internationale, en témoigne l’impulsion donnée au mouvement des communautés d’enfants, et contribuent à la création d’un nouvel espace pour penser les droits de l’enfant dans l’après-guerre.
4Angle mort de l’histoire de la protection de l’enfance, leurs archives montrent pourtant que les SEPEG sont un carrefour européen ; elles sont issues d’acteurs divers, par exemple de son fondateur le psychiatre Oscar Forel, des pédagogues Ernesto Codignola et Adolphe Ferrière, mais aussi d’organisations transnationales telles que le BIE (Bureau international d’éducation) ou l’Unesco, offrant une perspective plus large de leur place dans le contexte international. L’ensemble de ces archives est constitué d’une correspondance touffue et diverse, révélatrice des réseaux, enjeux et débats, complétée par des rapports et des études permettant de saisir les scansions de l’activité des SEPEG.
La Suisse pour berceau
5Les SEPEG sont initiées en Suisse dès 1944. Si le projet remonte aux années de guerre2, la rencontre inaugurale se situe fin novembre, à partir de quelques personnalités du monde médico-pédagogique : Heinrich Hanselmann, docteur en philosophie, fondateur du séminaire de pédagogie curative à Zurich et président de la Société internationale pour la pédagogie de l’enfance déficiente, les psychiatres Oscar Forel, médecin-chef de Prangins, Moritz Tramer, chef des établissements de Saleure, Lucien Bovet, directeur de l’Office médico-pédagogique vaudois, la psychologue Thérèse Wagner-Simon, secrétaire permanente du congrès international de pédagogie curative. Ce petit monde a vite l’intention d’étoffer ses forces et de mettre en place un « forum » où convergent des membres d’organisations européennes, dans un idéal de reconstruction3, voire même un « parlement » international de spécialistes4. Ce premier cercle s’enrichit d’abord de personnalités suisses, venues du champ médico-psychologique5 et de l’assistance6, avant d’irradier vers l’extérieur.
6À ce stade, les SEPEG sont un bras armé de la politique sociale et diplomatique de la Confédération. Dès février 1944, le conseil fédéral a proclamé sa volonté de venir en aide aux populations éprouvées par la guerre. Un des effets de ce message est la mise en place du Don suisse pour les victimes de la guerre, organisation d’entraide et de secours à l’étranger. Directement financées par celui-ci, ainsi que par des fonds privés, les SEPEG ont pour objet de compléter ses actions sur le plan « technique et culturel7 ». Derrière cette mobilisation se lit le devoir de réparation d’un pays épargné par le conflit. Le « noblesse oblige de la neutralité suisse8 » est invoqué pour justifier l’élan retrouvé des relations culturelles internationales. Mieux que d’autres, la Suisse se rêve aussi à l’abri des passions et des ressentiments :
« La direction du Don suisse […] admit que le choix de la Suisse s’imposait, que les ennemis d’hier pourraient le mieux se rencontrer chez nous pour étudier les erreurs du passé, pour établir les causes, l’étendue et les remèdes aux blessures morales et mentales des enfants et des jeunes stigmatisés par la guerre9. »
7Pays central sur la carte européenne, la Suisse entend aussi « rester le lieu de ralliement et d’irradiation international, car nul autre pays […], placé au centre de trois civilisations, ne peut remplir ce rôle10 ». Enfin, avant même la fin de la guerre, elle représente un lieu d’expériences dans le domaine de l’enfance11, accueillant déjà de nombreux pédagogues, des homes d’enfants, un cours international de moniteurs de homes d’enfants victimes de la guerre12…
8Les travaux initiaux sont consacrés à l’organisation d’une conférence internationale en septembre 1945, à Zurich, haut lieu de la pédagogie de l’enfance déficiente13. Les préparatifs montrent le savant dosage dans la représentation des nations et des spécialités. Bien qu’envoyée à titre privé, la convocation aux SEPEG est conditionnée au respect de clauses d’entrée : être un spécialiste reconnu dans l’une des sections ; avoir acquis une expérience pratique dans les régions éprouvées par la guerre ; être agréé par le ministère de l’Éducation ou de la Santé de son pays14. C’est ainsi que se rendent à Zurich des « délégations » nationales, menées par des représentants politico-administratifs. Ainsi, la délégation française se présente forte de 26 membres, dont de nombreux médecins, réunis sous la présidence d’Albert Rauzy, inspecteur général de l’Assistance, avec des représentants des ministères de la Santé publique et de la Population, de l’Éducation nationale, de la Justice et de la Famille15. Au final, près de 200 congressistes triés sur le volet se pressent à Zurich, 80 Suisses et 120 « étrangers » venus de dix-huit pays.
9Les récits mentionnent tous la réussite de la fonction première des SEPEG : la rencontre d’experts de nations et de domaines divers, alimentant un échange d’idées et de pratiques et forgeant en soi un nouvel esprit de coopération internationale16. Ces Semaines ont l’allure d’un congrès scientifique où se combinent grandes conférences publiques, séances plénières sur des thèmes spécifiques, travaux de sections, sans oublier temps conviviaux et excursions dans des institutions suisses. Mais elles s’en distinguent néanmoins par le ton militant ainsi que l’adoption d’une charte, qui donne aux SEPEG l’allure d’une organisation transnationale. Avec un certain sens du solennel, une séance est dédiée à l’adoption d’une Magna Charta Pro Juventute Mundi17, sur la base de résolutions générales et de vœux particuliers aux sections. Le vocabulaire est calqué sur celui des grandes organisations, son registre est déclaratoire et emphatique, jusque dans le support de publication très soigné, tandis que le terme même de « Charte » fait écho à celle des Nations unies, récemment adoptée18.
10À ce stade, les SEPEG sont encore dans un souci de protection de l’enfance et surtout d’élaboration d’une doctrine. Il n’y a pas d’énonciation de droits stricto sensu, malgré le souhait inexaucé d’Hanselmann qui y voyait l’occasion de préciser la Déclaration de Genève avec « dix droits naturels de l’enfant et devoirs de l’adulte à son égard » : droit naturel à la vie, droit à l’éducation et à l’assistance, à une éducation spéciale en cas de besoin, devoir d’assistance des parents, de l’État en cas de manquement des familles19… S’il est impossible de reprendre l’ensemble des vœux et thèses promulgués à Zurich, on peut néanmoins mettre en exergue le travail d’explicitation, affirmant le rôle de la famille, la nécessité d’une assistance dans les pays mêmes, la nécessité d’un examen médico-pédagogique pour tous les enfants (constitution d’un carnet individuel), le rôle de tribunaux et de juges spécialisés, une éducation rénovée, décontaminant du « virus » de la guerre, initiant à la paix et à la compréhension internationale20. L’ensemble de ces prescriptions forment autant de points de vue sur l’enfance victime de la guerre, le but étant d’interpeller les professionnels, appelés à travailler en équipes médico-pédagogiques (les SEPEG inaugurent en 1946 des formations internationales pour ces équipes à Lausanne), et d’appeler à une synthèse dynamique de l’enfant combinant étude du milieu social, biologique, ethnologique, économique autant que clinique.
L’Europe comme champ d’action : l’exemple des communautés d’enfants
11Passée la confirmation de leur assise européenne, les SEPEG se déploient au-delà des frontières initiales, suivant une géographie tenant aux avancées du Don suisse et se déclinent progressivement en des congrès moins élitistes, en direction de médecins, travailleurs sociaux et pédagogues locaux. Si les Sepeg continuent d’organiser tous les deux ans un grand événement en Suisse (Zurich en 1947, Bâle en 1949), elles se déroulent aussi dans les pays européens, sous la forme de SEPEG régionales, dans l’idée de donner une impulsion et une caution experte à des initiatives locales, d’assurer une assistance à l’enfance sur place. Dès avril 1946, elles élisent domicile à Milan, la zone d’intervention s’élargissant à la France (Grenoble, 1946), l’Allemagne (Odenwaldschule près d’Heidelberg, 1947 ; Buchenau, 1948), la Pologne (Varsovie, 1948). L’Italie constitue un point d’attraction majeur. La question méridionale y est alors vive, le Sud connaissant une situation socio-économique difficile et portant les héritages du contrôle des forces alliées. L’enfance des rues y constitue là plus qu’ailleurs une icône de la misère et un souvenir de la guerre. Tandis qu’une équipe des SEPEG est invitée à Rimini en mai 1947, au centre social italo-suisse, financé par le don suisse, deux autres SEPEG se déroulent simultanément : à Florence, sous les auspices d’Ernesto Codignola, fondateur de la Scuola Città Pestalozzi ; à Rome, au sein d’une nouvelle école d’assistantes sociales.
12L’après-guerre est le temps des bilans mais aussi celui des utopies. D’un côté, une économie morale dans laquelle est élaborée une victimologie de l’enfance. Les constats s’empilent sous forme de rapports sociaux, médicaux, psychopathologiques, mais aussi d’une iconographie édifiante, qui mettent en évidence les souffrances infantiles. De l’autre, tout un champ médico-pédagogique expérimental, par exemple les communautés d’enfants. Institutions permanentes pour enfants de la guerre (orphelins, déportés, déracinés), leur orientation pédagogique basée sur l’éducation nouvelle postule l’autonomie des enfants, à partir de l’emploi du self-government et de méthodes actives. Vieux modèle d’éducation collective, né aux États-Unis, il est réactivé dans l’immédiat après-guerre et doit accompagner la déprise des sociétés européennes de la violence, du totalitarisme et de la guerre en général, représentant la victoire du libéralisme démocratique.
13Les SEPEG sont une caisse de résonance du mouvement. En 1945, Walter Corti, rédacteur du magazine suisse Du, est ainsi invité à Zurich pour évoquer l’expérience en gestation d’un village Pestalozzi à Trogen, aux confins des Alpes (Appenzell). Celui-ci ouvre ses portes en 1946, sur le principe de pavillons nationaux accueillant des enfants victimes de la guerre, la force du projet reposant sur l’usage du self-government, ainsi que sur la cohabitation de jeunes venant de pays dont les pères ont pu combattre les uns contre les autres. Trogen devient un emblème exportable, le fer de lance de la propagande en faveur de cette nouvelle utopie, accentuée par une iconographie proche de l’image d’Épinal, avec visages d’enfants souriants et groupes juvéniles heureux dans des chalets suisses bien ordonnés, comme autant de symboles d’un monde à nouveau pacifié et prometteur.
14Trogen n’est pas isolé et les SEPEG contribuent aussi à la fédération de ces expériences diffuses. Selon Adolphe Ferrière, c’est au cours des SEPEG de 1945 qu’il a pour la première fois proposé leur liaison21. Les communautés d’enfants ont les honneurs de la deuxième conférence des SEPEG, en 1947 à Zurich. C’est l’occasion d’un bilan de la reconstruction et le fil directeur en est « l’éducation des éducateurs », considérée comme une urgence du temps. Sur proposition de Rodolfo Olgiati, directeur du don suisse, une journée est consacrée à l’étude des villages d’enfants, où sont conviés des représentants d’institutions financées : Walter Corti (Trogen), le Dr Robert Préaut (Longueil-Annel), Szthelo (Budapest), Marius Boulogne (Lyon), Don Antonio Rivolta (Rome). Les communautés d’enfants n’emportent pas nécessairement l’adhésion de tous, en ce qu’elles constitueraient des artefacts dans lesquels le rôle de l’adulte est trop réduit, des utopies pédagogiques préparant mal à la réinsertion. Quant au village international de Trogen lui-même, il constitue pour Oscar Forel une utopie très « suisse », qui ne représente pas l’idée fondatrice des SEPEG, à savoir un travail médicopédagogique dans les pays mêmes des enfants22. Mais le modèle est suffisamment convaincant et pour l’heure constitue une expérience unique, pour être diffusé et considéré comme prometteur, l’agenda et les conclusions des SEPEG se trouvant ici en plein accord avec les préconisations de l’Unesco23. Les SEPEG sont d’ailleurs officiellement représentées lors de la conférence inaugurale de la Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE), en juillet 1948 à Trogen, sous l’égide de l’Unesco24.
15Le soutien des SEPEG à l’éducation nouvelle, déjà en germe avant-guerre, trouve ici sa justification dans un argumentaire qui stigmatise l’échec de l’éducation traditionnelle, accusée de n’avoir pu éviter le conflit. Sans doute le sentiment de culpabilité des adultes est si puissant qu’il explique la place plus grande accordée à l’autonomie des enfants, dont on souligne d’ailleurs régulièrement qu’ils sont devenus adultes plus vite du fait de la guerre, dans l’idée de leur redonner confiance, dans le monde qui les environne comme dans les adultes qui auraient dû les protéger. La préoccupation des experts quant au châtiment dans l’éducation, désormais à proscrire, à la liberté, plus largement à l’autonomie des enfants est révélatrice. « Toujours tendre à favoriser l’autonomie des enfants en s’inspirant des principes du self-government, du travail par équipes, des centres d’intérêts et en utilisant l’apport précieux que fournit le facteur jeu et sport », invoque la section de pédagogie de l’enfance déficiente dès 1945, tandis que la section « Culture, instruction, loisirs » stipule que « l’école active et le travail par équipes seuls peuvent développer les capacités innées de l’enfant pour le faire participer dans un esprit démocratique à la vie publique, pour le faire collaborer dans un esprit social à l’économie et pour développer les traditions culturelles, nationales et supranationales25 ».
De l’enfance victime de la guerre à la jeunesse européenne
16À la fin de la décennie 1940, la guerre s’éloigne. Le Don suisse aux victimes de la guerre devient en 1949 l’Aide suisse à l’Europe, réinventant son action et réduisant son financement. Les SEPEG tiennent compte de ces mutations et c’est dans ce contexte que la question des droits de l’enfant est plus directement posée. Déjà en 1948, les SEPEG tenues à Varsovie font bouger les lignes. Ce voyage à l’Est, vécu par beaucoup comme une expérience collective, sonne comme « un rappel des ravages, des souffrances et des luttes de ce pays, aujourd’hui trop oubliés. Leur étendue et leur atrocité sont sans aucune proportion avec ce que nous avons connu », souligne Louis Le Guillant26. Cette forme de reconnaissance d’un traumatisme collectif contribue aussi à dresser le constat que les possibilités de réadaptation des enfants dépendent étroitement des conditions qui leur sont faites par la société.
17Si les enfants de la guerre ont grandi, ils se retrouvent néanmoins aux prises avec de nouveaux problèmes, dans des pays qui ressentent encore les stigmates de la guerre : privations, chômage, misère. Un bilan accablant est dressé, qui montre une très lente déprise de la violence en Europe. Les exemples sont multiples : déplacements forcés d’enfants dans le cas des enfants grecs, pris dans la tenaille des belligérants de la guerre civile depuis 1946 et dont les SEPEG dénoncent le rapt par les forces procommunistes ; enfance allemande encore sous l’emprise de l’idéologie nazie ; jeunesses allemandes et autrichiennes aux prises avec le chômage ; en Italie, les problèmes de l’analphabétisme et de la désertion scolaire, plus généralement du vagabondage, ne manquent pas d’inquiéter les spécialistes. À ce stade, l’utopie n’est plus de mise et pour beaucoup aux SEPEG, comme une vieille antienne de la défense sociale, « c’est ainsi qu’une jeunesse victime de la guerre est devenue une jeunesse dangereuse27 », ce qui ne manque pas d’inquiéter ces élites :
« Les discussions ont souligné le fait que la jeunesse européenne est loin de s’être remise des suites de la guerre, qu’elle suit avec méfiance l’activité politique et économique de notre génération à ses yeux responsable de la catastrophe. Devant cette attitude, nous ne pouvons que redoubler d’efforts, prouver par des actes notre volonté de faire triompher des formules de paix et de collaboration internationale. Si nous n’y parvenons pas, si notamment les hommes politiques ne viennent pas en aide aux jeunes, ceux-ci, au lieu de contribuer à la reconstruction, se laisseront entraîner ou iront à la dérive28. »
18L’enfance vagabonde est à l’ordre du jour de la conférence d’experts organisée par la FICE, en octobre 1949 à Charleroi, et devient une préoccupation majeure des organisations internationales, Unesco en tête29, non sans générer de multiples débats sur la dangerosité sociale des enfants vagabonds certes, mais aussi sur les ressorts éducatifs et psychologiques des bandes d’enfants.
19Reflet de ce moment charnière, les SEPEG organisent en septembre 1949 leur troisième conférence internationale, à Bâle, autour du thème « Où en est la jeunesse européenne ? ». Les participants sont moins nombreux qu’aux premiers jours et la thématique signe un changement, palpable dans la diminution du nombre de sections, trois seulement, et dans la perte de poids de la section médico-pédagogique au profit des sections de pédagogie et surtout d’une autre, créée ad hoc : « Problèmes de la jeunesse européenne au regard de la profession et du gain ». Dans un premier temps, la section pédagogique resserre ses préoccupations à l’institution scolaire, en appelant au renouveau des méthodes d’enseignement, faisant la part belle aux activités manuelles et artistiques, aux forces créatrices de l’enfant, à une meilleure formation psycho-pédagogique des maîtres ainsi qu’à une éducation communautaire qui forme chez l’enfant le sens de la solidarité et prépare la coopération des peuples au service de la paix. Dans un deuxième temps, les SEPEG énoncent une série de vœux sous forme de nouveaux droits de la jeunesse, relativement généraux mais qui lui redonnent une place d’acteur que l’urgence autant que la puissance de l’expertise semblaient encore lui refuser. La deuxième section proclame ainsi le droit de la jeunesse à être préparée à la vie sans distinction de sexe, de race ou d’origine, le droit des enfants retardés de recevoir une bonne formation morale, intellectuelle et professionnelle, tandis que tous doivent pouvoir bénéficier d’une formation professionnelle et être réellement intégrés dans la vie du travail30. L’accent est désormais mis sur la formation, scolaire et professionnelle, dans l’idée de parer au « fléau du chômage », conforme en cela aux prescriptions des organisations transnationales, telle que l’Organisation internationale du travail (OIT).
20Cette réflexion ne permet pas de donner la pleine mesure des recoins de l’activité des SEPEG, par exemple dans le travail de formation des équipes médico-pédagogiques, ni même des circulations et des transferts entre pays à la fin des années 1940. Néanmoins, on peut souligner qu’en quelques années, les SEPEG ont constitué un creuset de formation d’experts en même temps que le lieu de constitution d’une doctrine à l’échelle européenne, contribuant à repenser les liens entre le médical et le pédagogique. Nul doute aussi qu’avec d’autres organisations elles ont ajouté leur pierre à l’édifice d’une nouvelle citoyenneté juvénile. Les SEPEG sont ainsi passées de l’assistance médico-pédagogique et sociale à l’enfance victime de la guerre aux « échanges culturels ». Elles ont été progressivement intégrées à l’action des organisations transnationales, Unesco en tête, qui utilisent leur expertise et leur réservoir de spécialistes de l’éducation et du médico-psychologique, jusqu’à les associer aux programmes31. L’objet initial des SEPEG devient néanmoins caduc vers la fin de la décennie 1940, même si elles subsistent dans un dernier élan et sous pression italienne jusqu’en 1951 et un dernier convegno à Cosenza, en Calabre. À ce moment donné, la parenthèse de l’après-guerre est bel et bien refermée et s’annonce ainsi une forme de retour à la normale.
Notes de bas de page
1 Gardet M. et Niget D. (dir.), dossier « Enfances déplacées, II. En temps de guerre », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 15, octobre 2013, dont Zahra T., « Les enfants “perdus”. Migrations forcées, entre familles et nations dans l’Europe d’après-guerre », p. 23-74.
2 Forel O., Mémoires d’un chêne, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1941, p. 178.
3 Note sur la mise en place des SEPEG, février 1945 (Fonds Ernesto Codignola).
4 Projet de SEPEG, 1944 (Fonds Oscar Forel).
5 Dr Jakob Lutz, chef de la polyclinique de psychiatrie infantile et du centre d’observation à Zurich, Jean Piaget, professeur aux universités de Genève et de Lausanne, président du BIE, Hans Biäsch, directeur de l’institut de psychologie appliquée de Zurich.
6 Union internationale de secours aux enfants, Pro Juventute, Œuvre d’entr’aide ouvrière, Comité suisse d’aide aux enfants d’émigrés.
7 Note sur la mise en place des SEPEG, février 1945 (Fonds Ernesto Codignola).
8 Idem.
9 Note sur les SEPEG, 1949 (Fonds Ernesto Codignola).
10 Rapport d’activités, mars 1947 (Fonds Ernesto Codignola).
11 Ferrière A., Maisons d’enfants de l’après-guerre, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1945.
12 Ruchat M., « Le cours international de moniteurs pour homes d’enfants victimes de la guerre : une formation originale pour le “rapprochement des peuples” (1944-1956) », Genève, Aref, 2010.
13 Lussi V., « La pédagogie curative : un champ spécifique », in Hofstetter R. et Schneuwly B. (dir.), Émergence des sciences de l’éducation en Suisse à la croisée de traditions académiques contrastées (fin du 19e-première moitié du 20e siècle), Berne, Peter Lang, 2007, p. 265-289.
14 Convocation aux SEPEG, Zurich, 1945 (Fonds Ernesto Codignola).
15 Pour l’enfance coupable, janvier 1946, p. 11.
16 Forel O., op. cit. ; Pougatch I., Les éducateurs à l’école. Quatre années d’expériences au centre de Plessis-Trévise, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1952 ; Lutz P., « Ma rencontre avec Aichhorn », Rééducation, 1973.
17 Charte Pro Juventute Mundi, septembre 1945 (Fonds Adolphe Ferrière).
18 26 juin 1945, San Francisco.
19 Projet de Charte (Fonds Oscar Forel).
20 Thèse et vœux, 1945 (Fonds Oscar Forel).
21 Ferrière A., L’autonomie des écoliers, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1950, p. 89.
22 « L’aide aux enfants exige », projet d’article, avril 1945 (Fonds Oscar Forel).
23 Résolutions adoptées par la conférence générale, Mexico, 1947 (archives Unesco).
24 Compte rendu de la conférence de Trogen (archives Unesco).
25 Thèses des sections, 1945 (Fonds Oscar Forel).
26 Sauvegarde de l’enfance, no 28-29, février-mars 1949, p. 6.
27 Compte rendu des SEPEG, Bâle, 12-17 septembre 1949 (Fonds Ernesto Codignola).
28 Idem.
29 Unesco, L’enfance vagabonde, Paris, Unesco, 1950.
30 « SEPEG », Sauvegarde de l’enfance, no 36, décembre 1949, p. 41.
31 Demande d’informations aux SEPEG et à l’UIPE, Unesco, 1947 (archives Unesco).
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