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Des savants pour protéger la nature

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Rémi Luglia

Conclusion générale

Texte intégral

1De 1854 à 1960, la Société d’acclimatation s’est considérablement transformée : l’idéologie utilitariste et l’acclimatation qui devait la concrétiser ont perdu au fil du temps de leur pertinence scientifique et pratique au profit d’une protection de la nature qui s’est affirmée comme la nouvelle vocation de la vieille association.

2Après sa création réussie sous la houlette d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, la Société d’acclimatation connaît entre les années 1850 et 1890 un âge d’or, celui du triomphe apparent de l’acclimatation en même temps que s’éveillent certaines idées de protection. À partir des années 1890 et jusqu’en 1900, l’association endure une crise profonde qui menace de la faire disparaître. Sous l’impulsion d’Edmond Perrier puis de Louis Mangin, elle reprend vie et se réoriente vers les colonies en lien avec le MNHN mais fait également de la protection de la nature son principal centre d’intérêt. L’individualisation de la sous-section d’ornithologie (LPO) en 1912 et la création de la réserve des Sept-Îles montrent néanmoins une certaine divergence entre les membres sur la façon la plus efficace d’agir. Dans l’entre-deux-guerres, ces évolutions se poursuivent et se concrétisent notamment par la création de réserves naturelles et scientifiques que la Société s’emploie désormais à gérer. Reformée après 1945, l’association se tourne définitivement vers la protection de la nature en même temps qu’une nouvelle phase s’ouvre pour ce mouvement d’idées : à l’émergence succède le renouvellement des acteurs et de leur façon d’agir face aux conséquences économiques, sociales et culturelles de ce que l’on nomme classiquement les Trente Glorieuses. Ce lent mais continu mouvement éclaire d’un jour nouveau l’histoire de la protection de la nature en France, tant au niveau de sa chronologie, de ses acteurs que de ses dimensions spatiales.

Une chronologie de la protection de la nature en France sensiblement plus précoce qu’il n’y paraissait

3Si les idées de protection de la nature sont antérieures à 1854, elles trouvent à se structurer, particulièrement chez les naturalistes, au sein d’une Société d’acclimatation qui les catalyse et accompagne leur approfondissement.

Un éveil bien antérieur aux années 1960

  • 1 Barbault Robert, « Biodiversité... », op. cit., 2005, p. 34.

4Cette lente maturation s’effectue dans la seconde moitié du XIXe siècle puis se complète tout au long du XXe siècle. D’abord intimement dépendantes de l’utilitarisme, les idées de protection s’en détachent assez rapidement mais jamais totalement pour, d’une part, pointer la responsabilité complète de l’homme et du progrès dans les destructions d’espèces et de milieux et pour, d’autre part, aboutir, par le débat autour de l’utilité des espèces, à la définition de la notion fondamentale d’équilibre naturel. L’acclimatation et les introductions d’espèces finissent par être rejetées. Ainsi, les trois facteurs d’érosion de la biodiversité sont mobilisés par certains sociétaires dès la fin du XIXe siècle, preuve de l’importance et de la pertinence du travail d’analyse et de réflexion alors mené : dégradation des milieux ; surexploitation des populations ; introduction et développement d’espèces exotiques1. Cette dynamique repose sur quelques thématiques principales : dépeuplement des cours d’eau, chasse, raréfaction des ressources maritimes, forêts et reboisement, extinctions d’espèces, plumasserie.

5En parallèle de cette évolution des conceptions, l’opinion des sociétaires quant aux actions à mener se transforme. Dans un premier temps, les idées de protection se révèlent, se diffusent et s’approfondissent mais sans réalisation concrète : la Société s’en remet à l’État et lui laisse, avec des souhaits et des recommandations, la charge d’élaborer et d’appliquer des lois. Puis, progressivement, la réserve puis le « parc national » s’imposent comme la solution que ce soit en France métropolitaine ou dans les colonies. Mais là encore, la réalisation est pensée comme incombant aux pouvoirs publics. À partir des années 1890-1900, la grave crise interne semble favoriser une évolution : la LPO est fondée ainsi que les réserves des Sept-Îles puis de Camargue. L’une comme les autres soulignent l’irrésolution de la Société à agir directement car elle subit manifestement l’autonomisation de sa sous-section et ne reçoit la gestion de la réserve de Camargue que par une opportunité née de la volonté de compagnies industrielles. Il faut attendre les réserves du Néouvielle et du Lauzanier pour que la Société décide d’agir elle-même sur le terrain. Les ruptures internes à la Société d’acclimatation sont importantes comme révélateurs et catalyseurs des mutations opérées en son sein.

Pas de retard français en terme de conceptions

  • 2 Dominick Raymond H., The Environmental Movement in Germany. Prophets and pioneers, 1871-1971, Bloo (...)
  • 3 Cf. Mathis et Mouhot (dir.), op. cit.
  • 4 Piccioni Luigi, op. cit., 2010, p. 251. Cf. également la synthèse de Mathis Charles-François, « Mo (...)
  • 5 Hays Samuel P., Conservation and the Gospel of Efficiency. The Progressive Conservation Movement 1 (...)
  • 6 Girard Michel F., « Conservation and the Gospel of Efficiency : un modèle de gestion de l’environn (...)
  • 7 « Un véritable intérêt écologique pour les espaces naturels, au sens où ils sont considérés en eux (...)
  • 8 Valérie Chansigaud, « La protection des oiseaux en France (1844-1912) », Mathis et Mouhot (dir.), (...)
  • 9 Dominick Raymond H., op. cit., p. 56.

6La problématique de la protection de la nature se pose dans l’ensemble des sociétés en proie à l’industrialisation et au « progrès » qu’elle induit. Raymond Dominick par exemple débute son ouvrage sur le mouvement environnementaliste en Allemagne (1871-1971) par le rappel des transformations tous azimuts engendrées par les révolutions industrielles2. L’ensemble des contributions au 1er Congrès international pour la protection de la nature de 1923 illustre cette coïncidence temporelle des inquiétudes. Un même tiraillement entre le désir d’exploiter et celui de préserver la nature préside à une émergence simultanée des idées de protection dans les sociétés occidentales. Le surgissement de ces idées en France est parfaitement visible au sein de la Société avec la volonté particulière de conserver les espèces dans le milieu naturel et de préserver certains espaces « sauvages ». La France ne paraît pas alors particulièrement en décalage par rapport aux autres pays d’Europe dans sa prise de conscience3, comme en témoignent certains combats menés en commun (plumasserie, oiseaux migrateurs) ou en parallèle (castor). La France participe au mouvement que Luigi Piccioni a très justement nommé « the first wave of European environmentalism » et qu’il date, comme nous, des années 1890-19104. Cette conclusion conforte la thèse des historiens qui contestent l’idée que les États-Unis soient un modèle de protection de la nature pour l’Europe. Ils prennent alors le contre-pied de l’ouvrage de Samuel P. Hays Conservation and the Gospel of Efficiency5 qui décrit le mouvement états-unien de protection de la nature comme né dans l’Ouest américain et sans aucune influence européenne. Michel Girard par exemple, montre l’importance du « conservationnisme » européen dans le développement des idées de protection de la nature aux États-Unis dès avant 1872 et la création du Yellowstone6. De la même façon, la Grande-Bretagne, pourtant unanimement considérée par les spécialistes comme en avance sur ses voisins européens, ne se distingue pas des autres si l’on se concentre sur le courant naturaliste nommé « protection écologique » par Charles-François Mathis7. En ce qui concerne la définition de solutions, la Société d’acclimatation ne semble pas non plus en retard. Elle participe pleinement à la réflexion autour des parcs nationaux, moment fort qui fédère en France autour de 1900 les différents courants favorables à la protection de la nature. En revanche, cette synchronie ne signifie pas que les idées de protection de la nature connaissent la même diffusion dans chacun de ces pays. Dans les années 1930, au sein même de la Société d’acclimatation, au moment où elle crée ses réserves, la protection de la nature n’est pas encore unanimement partagée. En France, contrairement à certains de ses voisins, on ne peut évoquer de sensibilisation en profondeur de la population à ces thèses8. Par exemple, entre 1900 et 1912, les membres des associations de protection de la nature allemandes (« Conservation Clubs ») passent de 5 000 à plus de 50 0009. On est loin de la situation française où la LPO peine à s’individualiser d’une Société dont le recrutement s’établit alors à seulement 500 membres.

Un retard français dans la concrétisation

  • 10 Chartier Denis, « Introduction », Écologie & Politique, op. cit., 2005, p. 14.
  • 11 Piccioni, op. cit., 2010.

7Sans retard en ce qui concerne les conceptions d’une protection naturaliste, la France se différencie dans l’application des idées et la réalisation des actions : quand de très nombreux pays d’Europe mettent en place leurs premiers parcs nationaux, sans compter les pays neufs, en France presque rien ne se passe. Ce décalage, ce fossé entre discours et actes, entre une certaine conscience collective et des politiques publiques semble une caractéristique de la situation française10. Manifestement le groupe de pression des protecteurs de la nature n’est pas capable d’obtenir de l’État une action et ce dernier, malgré des discours pleins de bonne volonté qui montrent que les autorités sont au fait des problématiques, ne mène aucun projet à bien. Or aucun protecteur, aucune société, n’envisage d’agir en dehors de l’État, contrairement au voisin britannique. C’est très timidement, et avec beaucoup de circonspection, que la réserve des Sept-Îles est fondée, sur une initiative plus ou moins privée. Pourtant les échecs répétés essuyés par les protecteurs sur nombre de sujets, l’inertie et l’inefficacité de l’État, les transformations profondes générées par le « Progrès » à l’œuvre sur un rythme rapide, ne cessent de plaider en faveur d’une action directe et immédiate. Ce n’est que dans les années 1930 que la Société d’acclimatation finit par se rendre à l’évidence et se résout à créer des réserves voulues intégrales en montagne. La Première Guerre mondiale a une part de responsabilité dans cet état de fait car autant le mouvement favorable à la protection de la nature semblait dynamique et sur le point d’aboutir avant guerre, autant il semble atone et pour tout dire hors de propos après. La reconstruction, le redressement du pays et la mise en valeur de l’empire colonial sont des enjeux alors autrement plus puissants et fédérateurs. La dynamique est étonnamment similaire pour la protection de la nature en Italie où le mouvement des années 1910 achoppe sur le conflit mondial et, pour des raisons parfois différentes de celles qui affectent la situation française, ré-émerge difficilement dans l’entre-deux-guerres11. Pourtant, la France, ainsi que la Suisse et l’Allemagne, apparaissent au même moment, pour les Italiens, comme des modèles par leurs lois protégeant les paysages.

  • 12 National Audubon Society of New-York (EU, 1886), Royal Society for the Protection of Birds (RU, 188 (...)

8La Société d’acclimatation constitue un des lieux, un des acteurs naturalistes de l’émergence française et internationale de la protection de la nature à cette époque. Mais, contrairement à l’Angleterre et aux États-Unis ou encore à la Suisse et à l’Allemagne, la France ne connaît pas de création de société dédiée à la protection de la nature à la fin du XIXe siècle12. Dans les faits, c’est une association fondée sur un objet différent voire éloigné qui connait une évolution interne, plus lente à se réaliser car elle engendre nécessairement des débats sur la redéfinition des objectifs. Ainsi la protection ne finit par s’imposer totalement dans la Société d’acclimatation qu’après la Seconde Guerre mondiale alors qu’elle est très présente dès le début du XXe siècle.

Un vigoureux et original courant naturaliste de protection

La Société d’acclimatation comme acteur principal

  • 13 À laquelle un certain nombre de membres de la Société d’acclimatation appartient.
  • 14 Matagne Patrick, op. cit., 1999.
  • 15 Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit.

9Par sa lente mais précoce évolution, par la diversité des thèmes qui l’alarment et la qualité de ses réflexions, par ses réalisations enfin, la Société d’acclimatation constitue un des acteurs français majeurs en matière de protection de la nature, un des premiers à exister sans doute. Toutefois, d’autres sociétés savantes s’en préoccupent, même si c’est souvent d’une façon plus théorique et bien moins appliquée. C’est le cas de la SZF13 avant les années 1920 sur les cas de la plumasserie ou des abus de la chasse. La SBF quant à elle semble beaucoup moins intéressée par ces questions qui ne prennent place qu’à titre d’information et de façon tout à fait mineure. Les idées de protection surgissent également dans certaines sociétés savantes locales14. Les forestiers, qui sont un courant important de protection, ne serait-ce que par la création des séries artistiques de Fontainebleau en 1861, du parc de la Bérarde en 1913 et des réserves dans les colonies, voient émerger en leur sein une opinion raisonnée, scientifique, favorable à la protection15. D’ailleurs des forestiers sont membres de la Société et participent à sa direction y compris dans la section de protection de la nature, comme certains « esthètes ». Nombre d’entre eux sont également chasseurs. La Société n’est donc pas le seul lieu d’élaboration et d’expression de considérations scientifiques favorables à la protection de la nature.

  • 16 Nyhart Lynn K., Modern Nature: The Rise of the Biological Perspective in Germany, Chicago, Univers (...)

10De plus, il serait passablement faux de croire que tous les savants de l’époque sont favorables à la protection. Au sein de la Société d’acclimatation, il faut presque cent ans pour que la thématique s’impose. Sa particularité dans le paysage scientifique français, et même dans une certaine mesure dans celui des sociétés savantes, est d’être le support d’une science appliquée, pratique, et en partie profane. Que ce soit dans une association possédant ces caractéristiques-là qu’émergent des idées de protection de la nature n’est pas anodin. Lynn Nyhart tient le même raisonnement à propos de l’Allemagne : la « nouvelle perspective biologique » qu’elle décrit est le fait de sortir des nomenclatures, de la classification pour étudier les fonctions, les relations avec les autres organismes et les milieux16. Elle met en exergue les naturalistes de terrain comme les premiers savants à s’intéresser à la protection de la nature par des constats aux niveaux locaux et régionaux et particulièrement Philipp Leopold Martin (1815-1885 ou 1886). Or ce dernier, bien que très moraliste, s’intéresse aux mêmes thèmes que la Société (chasse, pêche, commerce, ivoire, oiseaux insectivores et migrateurs, extinctions), utilise un certain nombre d’exemples identiques (États-Unis et extinctions, baleines, plumasserie et mode), développe un même discours utilitariste sur la notion de ressources, et réclame une vulgarisation de ces thèmes et une intervention de l’État pour arrêter les pratiques destructrices.

Une vision savante, « écosystémique » et davantage biocentrée

  • 17 Burgat Florence, op. cit. ; Pierre, op. cit.
  • 18 Pour une synthèse précise, cf. Selmi Adel, « L’émergence de l’idée de parc national en France. De (...)
  • 19 Les naturistes ne semblent pas pouvoir constituer un sixième courant de protection de la nature ca (...)
  • 20 Cf. Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit. pour la genèse de ce courant en contexte colonial.
  • 21 Dorst, op. cit., p. 186.
  • 22 Larrère Raphaël, « Histoire(s) et mémoires des parcs nationaux », Larrère (dir.), op. cit., p. 25.

11Si les idées de protection de la nature émergent, se précisent et se structurent au XIXe siècle au sein de la Société d’acclimatation, elles surgissent également dans de nombreux secteurs de la société française et européenne, témoignant ainsi d’une pluralité des approches et des conceptions. La Société d’acclimatation permet de percevoir une partie de cette diversité à travers ses débats et ses séances quand viennent à s’exprimer sur ce thème aussi bien des savants que des agriculteurs, juristes, hommes de lettres et d’art, propriétaires, instituteurs, forestiers, etc. L’historiographie quant à elle met en avant trois principaux courants : les défenseurs du droit des animaux dont une origine est la SPA et la loi Grammont17 ; les forestiers ; les artistes-esthètes-touristes qui ont en partage une certaine idée du paysage18. Il est nécessaire d’y adjoindre un quatrième groupe19, peut-être le premier en fait, constitué par les chasseurs. La Société a des liens avec chacun de ces courants et partage avec eux des raisons morales, esthétiques et utilitaires pour protéger la nature. Mais elle s’en différencie, et avec elle le courant naturaliste s’individualise, par d’autres caractéristiques. Elle représente une protection de la nature savante, qui se fonde sur l’étude scientifique des espèces, des populations, des habitats et des milieux. Elle voit se développer le concept « d’équilibre naturel », fondamental dans l’émergence d’une conception écosystémique de la nature et étape majeure de la progression des idées de protection de la nature. Enfin, si elle défend comme les autres courants l’idée de parcs nationaux, de réserves, elle les conçoit de façon spécifique comme des « réserves intégrales » où l’on supprimerait l’essentiel des activités humaines20. Jean Dorst précise d’ailleurs en 1965 que « le classement de parcelles de terre en réserves intégrales [est une] mesure indispensable aux yeux du naturaliste21 », indiquant ainsi la spécificité de cette mouvance. Pour Raphaël Larrère, les parcs nationaux « à la française » qui voient le jour à partir des années 1960 sont la rencontre de deux traditions protectrices : les esthètes et les naturalistes22. Par ses spécificités, le courant naturaliste est donc à intégrer dans les origines et les composantes du mouvement écologiste français.

Une élite socioculturelle comme avant-garde de la protection

12La Société d’acclimatation est composée d’une élite de la richesse, de la propriété, du pouvoir et du savoir, peut-être même de l’ordre social. C’est donc dans la frange la plus instruite de la population, parmi les savants professionnels ou amateurs, que l’on trouve l’avant-garde des protecteurs de la nature car ils sont parmi les mieux placés pour percevoir et comprendre les transformations à l’œuvre dans les espaces naturels. Ils peuvent remettre en cause par la science des principes profondément ancrés dans les sociétés comme la stricte séparation des animaux en utiles ou en nuisibles.

13Pour autant, s’il est certain que les classes populaires ne se retrouvent pas dans la Société, on ne peut soutenir qu’elle ne rassemble que le Gotha. Une part notable de ses membres provient des classes moyennes plutôt supérieures et cultivées : instituteurs, cadres de la fonction publique, médecins, assistants du Muséum, curés, etc. Des protecteurs de la nature se recrutent parmi ces catégories. La Société se fait l’écho d’actions menées localement en faveur de la protection de la nature, ce qui semble indiquer une certaine diffusion, que l’on ne peut ici quantifier, des idées de protection dans une partie de la société française.

Une protection de la nature tous azimuts

D’abord la France métropolitaine

  • 23 Pour une approche synthétique, cf. Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit.
  • 24 « Pour certains pays, tels que la France, la Grande-Bretagne et la Belgique, ce sera d’abord et es (...)

14Une large partie de l’historiographie considère qu’avant les années 1960, ce sont les colonies qui suscitent la prise de conscience de la nécessité de protéger la nature et qui accueillent les premières réalisations, ce qui est exact23 mais à relativiser car l’étude de la Société d’acclimatation permet d’affirmer que, bien développées avant la Seconde Guerre mondiale, les idées de protection émergent aussi en référence à la situation métropolitaine. Les naturalistes de cette Société observent d’abord les transformations qui affectent leur environnement immédiat et ce sont les destructions qui touchent ces espaces proches qui les inquiètent et les amènent à réfléchir à leurs causes puis à proposer des solutions, dont celle des réserves « intégrales » (définissant ainsi un préservationnisme naturaliste non colonial). C’est seulement dans un second temps, vers la fin du XIXe siècle, que les préoccupations concernant l’international, l’étranger et les colonies se développent au sein de cette société savante, sans pour autant faire disparaître les considérations concernant la nature en métropole. L’extrême difficulté à réaliser une protection de la nature en France, les échecs successifs, la plus grande facilité à mettre en œuvre ces idées dans les colonies24 conduisent dans l’entre-deux-guerres à une inversion des réalisations : l’État accomplit dans les colonies ce qu’il s’est refusé à faire en métropole et expérimente les parcs nationaux. Mais, pour la Société, les réalisations concrètes en matière de protection de la nature concernent exclusivement la métropole. Dans les faits, elle n’a pas besoin d’intervenir dans les colonies puisque l’État y assume son rôle et répond positivement aux diverses sollicitations, notamment de savants du MNHN, ce qui n’est pas le cas sur le territoire métropolitain.

Une protection locale et nationale

  • 25 Charvolin Florian, Micoud André et Nyhart Lynn K., « La nature des profanes : pour une autre appro (...)

15Au sein de la Société d’acclimatation, vecteur d’une science pensée comme utile car appliquée, les idées de protection de la nature se fondent d’abord sur des constats concrets et des exemples locaux ou limités pour ensuite tirer parti des avancées des sciences naturelles dans la compréhension des phénomènes en jeu. Le lien est donc étroit entre le laboratoire parisien et le terrain provincial. Il est constitutif du fonctionnement interne et essentiel dans l’émergence des idées, bien loin de l’image d’une protection de la nature avant tout locale qui s’opposerait au parisianisme des grandes institutions de recherche, des théoriciens. Au sein de la Société, au moins jusqu’au milieu du XXe siècle, c’est la force de cette articulation entre local et national, complétée par la collaboration entre savants spécialistes et naturalistes amateurs, qui accompagne le mouvement vers la protection de la nature. La figure de l’amateur dans les sciences naturelles, son importance pour les professionnels et les relations qui les lient sont des sujets largement traités par Florian Charvolin, André Micoud et Lynn K. Nyhart dans un ouvrage collectif récent25. Ces auteurs notent plusieurs qualités de l’amateur que l’on retrouve au sein de la Société et particulièrement quant il s’agit de protection : irremplaçable présence permanente au même terrain ; savoir tacite et stock de connaissances ; importance de la communauté et de la production de connaissances communes ; investissement dans les débats politiques et de société. La représentation habituelle des relations entre amateurs et profanes dans les sciences naturalistes est ainsi rééquilibrée. Les échelons local et national ont tous deux à connaître de la protection que ce soit au niveau des constats, des préoccupations, des réflexions ou des propositions. De fait, ils agissent de concert au sein d’une Société pourtant fortement centralisée et assez nettement parisienne.

Une origine essentielle pour le mouvement français de protection de la nature de la fin du XXe siècle

16La Société d’acclimatation est sans aucun doute un des lieux de l’éveil en France des idées et des réalisations en matière de protection de la nature. Elle est de ce fait une sorte d’ancêtre, direct ou indirect d’ailleurs, pour les associations de protection de la nature d’après la Seconde Guerre mondiale, mais un ancêtre toujours vivant et qui conserve son originalité.

17Elle n’est ni la première ni la seule à s’occuper de protection de la nature en France aux XIXe et XXe siècles. La SPA, la SZF par exemple s’y intéressent de façon plus ou moins suivie. La LPO également même si elle reste très proche de la Société sur la période étudiée. Il reste que la Société d’acclimatation apparaît comme une référence pour les autres, elle fait autorité, son avis et son appui sont recherchés. Elle est un précurseur pour la gestion d’espaces naturels protégés et reconnue comme experte dans ce domaine par les pouvoirs publics.

Une réactivation actuelle d’idées anciennes

18En ce qui concerne les idées de protection de la nature, la Société d’acclimatation peut également être considérée comme une origine du mouvement actuel dans l’esprit de ce qu’affirme Richard Grove en 1992 :

  • 26 Grove, op. cit., 1992.

« La prise de conscience actuelle de la menace qui pèse sur la planète n’est qu’une réaffirmation d’idées parvenues à maturité il y a déjà plus d’un siècle26. »

  • 27 Brown Lester R., Le Plan B. Pour un pacte écologique mondial, Paris, Calmann-Lévy, Souffle Court, (...)
  • 28 Vadrot Claude-Marie, Espèces en danger ! Enquête sur la biodiversité française, Paris, Les Carnets (...)

19En ce qui concerne les idées générales de protection, la compréhension globale de l’action de l’homme sur la nature et la définition de solutions, les choses sont effectivement bien avancées en 1900-1910. En 1957, au miroir de la SEPNB, elles n’ont que peu évolué. Les constats et analyses faits par Roger Heim en 1952 et 1973, par Jean Dorst en 1965, par Lester R. Brown27 et Claude-Marie Vadrot28 en 2007, entre autres auteurs, ne paraissent pas révolutionnaires par rapport à ceux d’Edmond Perrier.

  • 29 Carson Rachel, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962, 368 p. L’ouvrage a été traduit dès l (...)

20L’écologisme de la seconde moitié du XXe siècle s’accompagne cependant d’un élargissement des préoccupations à des thématiques davantage environnementales : à la protection des espèces animales et végétales, à la création de réserves et de parcs nationaux s’ajoutent d’autres sujets comme le nucléaire, les marées noires, les diverses nuisances, les OGM, les éoliennes, les pollutions, le réchauffement climatique ou une interrogation quant à la survie de l’espèce humaine. Rachel Carson provoque en partie cette mutation en 196229 car elle pose, en tant que scientifique, la question de l’influence des polluants sur le vivant et la nature. Ce faisant, le courant naturaliste de protection de la nature prend une dimension plus environnementale qui fait flores avec de très nombreuses publications, associations, actions jusqu’à nos jours. Cependant il convient de distinguer les naturalistes des environnementalistes car leurs conceptions sont différentes :

  • 30 Burgat, op. cit., p. 17.

« La protection de l’environnement a une finalité purement anthropocentrique : l’amélioration de la qualité de la vie humaine doit passer par la mise en œuvre de contraintes écologiques. Si la faune et la flore sauvage s’en trouvent moins agressées, cela est un bon effet indirect, mais non la finalité de l’environnementalisme30. »

21Au contraire, la protection de la nature développe une finalité davantage biocentrique ayant pour objectif principal et direct la protection des espèces et des milieux. Si cette différenciation théorique est parfaitement pertinente, des passerelles très importantes existent néanmoins en pratique et sur le terrain soit par des engagements individuels multiples, soit par des structures aux motivations croisées, soit enfin par des combats communs.

Un héritage pour la SNPN

  • 31 “Not In My BackYard”, c’est-à-dire défense d’intérêts locaux souvent en opposition à des projets p (...)

22À nouveaux acteurs, nouveaux objets mais aussi nouvelles méthodes. Si une partie des associations naturalistes ont adopté une posture plus militante comme la LPO, ce n’est pas le cas de la SNPN qui garde encore de nombreux traits de la société savante. Comme au XIXe siècle, la Société n’inscrit pas son action dans une logique de contestation. Au contraire de nombre d’associations de protection de la nature et de l’environnement actuelles, participant bien souvent du phénomène NIMBY31, elle se pose davantage en partenaire des pouvoirs publics, cherche à agir par influence et dans une logique de consensus. C’est d’ailleurs sa deuxième caractéristique : la Société ne recourt que peu à l’appel à l’opinion publique, à la mobilisation de masse, que ce soit au XIXe siècle ou encore maintenant. La Société tire, comme au XIXe siècle, sa légitimité presque exclusivement de sa compétence et de sa réputation scientifique toutes deux fondées sur la qualité de ses membres, de sa direction, de ses personnels et de ses publications ainsi que sur son long passé de gestionnaire d’espaces naturels. Elle se voit conférer un statut d’expert, comme en témoigne par exemple sa place de secrétaire et d’animateur du Groupe Zones humides mis en place par le ministère de l’Environnement en 1991.

23D’une certaine façon, société naturaliste généraliste au sein de laquelle émerge la notion d’équilibre naturel et la prise en compte, sans les mots, des écosystèmes, la Société d’acclimatation est également un ancêtre des écologues selon le schéma décrit par Jean-Marc Drouin :

  • 32 Drouin Jean-Marc, « L’écologie ; généalogie d’une discipline », Écologie et Société, CRDP Dijon, 1 (...)

« Il est vrai que, d’une certaine façon, l’écologue – c’est-à-dire celui qui pratique l’écologie comme discipline scientifique – est l’héritier du naturalisme d’autrefois, en ceci qu’il travaille en plein air ou, pour le dire en sa langue, “sur le terrain”, qu’il traite des animaux et des plantes, que ses recherches se rencontrent souvent avec les savoirs pratiques du cultivateur, de l’éleveur, du forestier, du pêcheur ou du chasseur32. »

24La Société d’acclimatation recouvre, par ses caractéristiques propres, l’entièreté de cette description. En outre, certains membres se posent des questions que l’utilitarisme et les autres savants ne se posent pas spontanément. Différemment de l’idée communément admise et souvent exacte que l’invention de l’écologie, comme science puis comme souci de protection de certains espaces naturels, est d’abord une création internationale fondée sur l’étude de la flore, la Société d’acclimatation produit des avancées conceptuelles et des réflexions à des fins pratiques essentiellement en interne et sur la faune.

25La Société d’acclimatation est singulière dans le paysage actuel des acteurs de la protection de la nature. Elle n’en demeure pas moins une des origines de ce mouvement, et non des moindres, en raison de son long et inégalé cheminement interne. Le rôle clé qu’elle a joué dans le courant naturaliste aussi bien dans sa lente émergence, que dans la définition de ses valeurs, de ses concepts et de ses actions y participe également ainsi que sa longue gestion d’espaces naturels remarquables et prestigieux. S’y ajoute enfin l’autorité scientifique incontestée dont elle dispose.

Notes

1 Barbault Robert, « Biodiversité... », op. cit., 2005, p. 34.

2 Dominick Raymond H., The Environmental Movement in Germany. Prophets and pioneers, 1871-1971, Bloomington, Indian University Press, 1992, p. 3.

3 Cf. Mathis et Mouhot (dir.), op. cit.

4 Piccioni Luigi, op. cit., 2010, p. 251. Cf. également la synthèse de Mathis Charles-François, « Mobiliser pour l’environnement en Europe et aux États-Unis. Un état des lieux à l’aube du 20e siècle », Frioux et Lemire, op. cit., p. 17-27.

5 Hays Samuel P., Conservation and the Gospel of Efficiency. The Progressive Conservation Movement 1890-1920, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1999, 1re éd. 1959, 320 p.

6 Girard Michel F., « Conservation and the Gospel of Efficiency : un modèle de gestion de l’environnement venu d’Europe ? », Histoire sociale – Social history,xxiii-45, mai-May 1990, p. 63-79.

7 « Un véritable intérêt écologique pour les espaces naturels, au sens où ils sont considérés en eux-mêmes, d’un point de vue scientifique attentif à ce que nous appellerions aujourd’hui leur biodiversité et aux interactions entre leurs divers constituants, émerge vers la fin du XIXe siècle pour s’imposer comme une orientation essentielle juste avant la première guerre mondiale. Cet intérêt scientifique débouche naturellement sur un désir de protection écologique, qui lui aussi apparaît dans les premières années du XXe siècle ». Mathis, op. cit., p. 406 et sv.

8 Valérie Chansigaud, « La protection des oiseaux en France (1844-1912) », Mathis et Mouhot (dir.), op. cit., p. 210-222.

9 Dominick Raymond H., op. cit., p. 56.

10 Chartier Denis, « Introduction », Écologie & Politique, op. cit., 2005, p. 14.

11 Piccioni, op. cit., 2010.

12 National Audubon Society of New-York (EU, 1886), Royal Society for the Protection of Birds (RU, 1889), National Trust (RU, 1895), “The League for Birds Protection” (All., 1899), Ligue Suisse pour la Protection de la Nature (Suisse, 1909), “The Nature Park Society” (All., 1909), Society for the Promotion of Nature Reserves (RU, 1912).

13 À laquelle un certain nombre de membres de la Société d’acclimatation appartient.

14 Matagne Patrick, op. cit., 1999.

15 Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit.

16 Nyhart Lynn K., Modern Nature: The Rise of the Biological Perspective in Germany, Chicago, University of Chicago Press, 2009, 423 p.

17 Burgat Florence, op. cit. ; Pierre, op. cit.

18 Pour une synthèse précise, cf. Selmi Adel, « L’émergence de l’idée de parc national en France. De la protection des paysages à l’expérimentation coloniale », Larrère (dir.), op. cit., p. 43-58 ; Jaffeux et al., op. cit., p. 9 sq. décrivent bien l’influence de ces deux derniers courants sur la création des parcs nationaux.

19 Les naturistes ne semblent pas pouvoir constituer un sixième courant de protection de la nature car « le naturisme n’est pas un discours sur le risque de corruption ou de disparition du milieu naturel sous les effets de la modernité, il est une réaction à la peur de voir ces effets corrompre le corps de l’individu et, à travers lui, le corps social » (Baubérot, op. cit., p. 14).

20 Cf. Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit. pour la genèse de ce courant en contexte colonial.

21 Dorst, op. cit., p. 186.

22 Larrère Raphaël, « Histoire(s) et mémoires des parcs nationaux », Larrère (dir.), op. cit., p. 25.

23 Pour une approche synthétique, cf. Mahrane, Thomas et Bonneuil, op. cit.

24 « Pour certains pays, tels que la France, la Grande-Bretagne et la Belgique, ce sera d’abord et essentiellement dans leur empire colonial, où le contexte est comparable à celui des pays neufs (grands espaces peu perturbés, faible densité de population, pas « d’obligation » de tenir compte de l’avis des populations autochtones), principalement entre les deux guerres, que se situeront leurs premières réalisations [de parcs nationaux] ». Jaffeux et al., op. cit., p. 141.

25 Charvolin Florian, Micoud André et Nyhart Lynn K., « La nature des profanes : pour une autre approche de l’amateur », Charvolin Florian, Micoud André et Nyhart Lynn K. (dir.), Des sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2007, p. 7-15.

26 Grove, op. cit., 1992.

27 Brown Lester R., Le Plan B. Pour un pacte écologique mondial, Paris, Calmann-Lévy, Souffle Court, 2007, 415 p.

28 Vadrot Claude-Marie, Espèces en danger ! Enquête sur la biodiversité française, Paris, Les Carnets de l’Info, 2007, 140 p.

29 Carson Rachel, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962, 368 p. L’ouvrage a été traduit dès l’année suivante en France avec une préface de Roger Heim (Le printemps silencieux, Paris, Plon, 1963, 287 p.).

30 Burgat, op. cit., p. 17.

31 “Not In My BackYard”, c’est-à-dire défense d’intérêts locaux souvent en opposition à des projets porteurs éventuellement de nuisances (autoroute, éolienne, incinérateur, porcherie, décharge...). Cf. Jodelet Denise, « Le phénomène Nimby », Boyer et al., L’environnement..., op. cit., p. 91-98.

32 Drouin Jean-Marc, « L’écologie ; généalogie d’une discipline », Écologie et Société, CRDP Dijon, 1998, p. 7-14.

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