1En dépit d’alliances conclues avec des membres de la noblesse bretonne d’ancienne extraction, vouées autant à servir le prestige de la famille qu’à assurer son intégration au sein du second ordre, les Le Brun disparaissent assez vite de l’aristocratie. Deux faits majeurs peuvent expliquer cette extinction : le mauvais renouvellement des générations et l’abandon du commerce pour mener l’existence de parfaits aristocrates en se consacrant exclusivement à la terre et à l’activité militaire.

Une descendance mal assurée

2Un des éléments d’explication de l’extinction de la famille Le Brun est d’abord le trop faible potentiel d’héritiers mâles (seuls capables de transmettre le nom) parvenus à l’âge adulte et, lorsqu’ils étaient au moins deux, les modalités du partage successoral noble qui faisaient la part belle à l’aîné.

Fécondité et mortalité en cause

3On se souvient du nombre d’enfants baptisés au sein de différents couples Le Brun, d’Elie à ses arrière-petits-fils Jacques et Louis, en passant par son fils Jacques et ses petits-fils Bertrand et Hiérosme. Entre le début du xvii^e et la première moitié du xviii^e siècle, la proportion de nouveau-nés a considérablement diminué. Hiérosme disparaissant sans héritier mâle, le nom des Le Brun ne peut déjà plus être attaché qu’à la descendance de Bertrand. Celui-ci paraît avoir bien fait les choses puisqu’il baptise six garçons et cinq filles. Tous les espoirs sont donc permis de voir la lignée des Le Brun se perpétuer pendant encore longtemps. Mais en 1691, lorsque le sieur de Kerleino disparaît, seuls trois de ses fils et une fille sont encore en vie. Les chances d’une descendance mâle s’amenuisent encore avec Bertrand qui reste célibataire. Les espoirs ne reposent plus que sur l’aîné Jacques et son cadet Louis. Tous deux pères de deux garçons, ils peuvent penser avoir assuré l’essentiel mais, d’un côté comme de l’autre, seul le premier-né parvient à l’âge adulte (Charles et Louis). La descendance mâle peut toujours être garantie, mais les chances de réussite ont encore baissé. Malgré tout, celles-ci se concrétisent : marié à Anne de Keroignant, Charles baptise trois garçons : Jean Marie Joseph né le 31 août 1744, François Joachim né le 28 février 1746, et Claude Charles Anne né le 29 avril 1750. Mais l’aîné décède le 3 mars 1746, tandis que quinze ans plus tard le deuxième disparaît à son tour. Le dernier-né a peut-être vécu plus longtemps, mais il était déjà mort lorsque son père trépassa en septembre 1786. La branche aînée des Le Brun est anéantie.

4Avec Charles disparaît le dernier représentant mâle (issu d’Elie) de la famille Le Brun car, en 1774, son cousin Louis est décédé sans héritier. En 1786, les derniers descendants d’Elie Le Brun à porter son nom sont deux surs célibataires : Marguerite dame du Lojou et Charlotte dame de Coatmen. Elles disparaîtront peu avant le Directoire : la cadette le 12 thermidor an V (30 juillet 1797) à l’âge de 82 ans, l’aînée un an plus tard, le 5 thermidor an VI (23 juillet 1798), à presque 94 ans. Dernière « Le Brun », ses héritiers s’appellent Marie Berthelot, Thomase du Boisberthelot veuve de Bertrand de la Boëssière (arrière-petit-fils d’Anne Le Brun) en tant que tutrice de leurs enfants, Renée de Montigny (arrière-petite-fille de Hiérosme Le Brun épouse de Louis Sarraut), Madeleine de Bréhant (arrière-petite-fille de Marie Le Brun épouse de Charles Maillé), Marie Savidan (épouse de Thomas Héribel) et Hélène Savary épouse de Paul Chassin.

5Il ne semble pas que la fécondité – qui joue ici un rôle important dans la mesure où le nombre des héritiers d’un couple est d’abord fonction du nombre d’enfants auxquels il donne naissance – soit la principale cause de la disparition de la famille, même si les couples Le Brun du xviii^e siècle sont peu prolifiques. L’explication est aisée pour Louis : au bout de seulement deux années de vie conjugale, il perd sa femme, morte après avoir mis au monde leur deuxième enfant alors qu’elle n’avait que 26-27 ans. Le nombre potentiel d’héritiers s’est vite retrouvé amoindri, d’autant que le seigneur de Kerleino ne s’est pas remarié. Pour ce qui concerne Jacques et son fils Charles, les raisons de la faible fécondité de leur ménage respectif restent obscures. On ne peut pas faire intervenir le décès prématuré d’un des époux : Jacques meurt à 85 ans et son épouse à 77 ans, tandis que Charles s’éteint à 83 ans et Anne de Keroignant à 85 ans. L’âge tardif au mariage de Jacqueline et d’Anne (26 ans pour l’une et 30 ans pour l’autre) n’est pas un élément d’explication suffisant : à la naissance de leur dernier enfant, les deux jeunes femmes sont respectivement âgées de 40 et 39 ans. En 1621, Mathurine de la Grève avait 43 ans lorsqu’elle mit au monde son douzième et dernier enfant ; cela prouve que la durée de la vie féconde – censée commencer à la date du mariage – ne s’arrêtait pas forcément à 39-40 ans chez la femme, même si cet âge correspond souvent à celui de la dernière maternité. En revanche, l’intervalle intergénésique va grandissant. Le fait est frappant au sein du couple Jacques Le Brun-Jacqueline du Liscoët : seuls 14 à 18 mois séparent le premier du deuxième et le deuxième du troisième nés. Après, l’intervalle augmente considérablement, passant de 31 mois entre le troisième et le quatrième nés, puis à plus de sept ans et demi entre le quatrième et le cinquième enfants. Au sein d’un couple qui devait confier ses nouveau-nés à des nourrices, le nombre des enfants aurait pu être multiplié par deux. Charles et Anne auraient également pu avoir une progéniture plus nombreuse. D’abord, parce que si entre les premier et deuxième nés, il n’y a que 18 mois de différence, entre le deuxième et le troisième enfants il y a 4 ans. Ensuite, parce que la première naissance n’intervient qu’après plus de deux ans et demi de mariage – contre 14 mois chez le couple Jacques-Jacqueline. Les deux jeunes femmes auraient donc pu accoucher d’un nombre deux fois plus élevé d’enfants.

6Ces deux couples ont peut-être recouru à la limitation des naissances, du moins s’agissant de Charles et Anne. La nouvelle Coutume de Bretagne prévoit que l’aîné d’un noble qui se marie du vivant de son père doit avoir la jouissance du tiers des terres de celui-ci, à moins qu’il n’ait déjà eu des biens de la succession de sa mère suffisants pour lui permettre de vivre selon son état et sa qualité. Or, lorsque Charles se marie en décembre 1741, ses parents sont en vie. Il se prépare donc à fonder et entretenir une famille en ne disposant que d’une part réduite de l’héritage paternel. Les rôles de capitation de la noblesse le prouvent : pendant plusieurs années après son mariage, Charles ne jouit pas de l’aisance qui sera la sienne après la disparition de sa mère, en 1751, et plus encore de son père en 1760 (Tableau 10, p. 290). Toutefois, en 1741-1751, le tiers des biens de Jacques Le Brun ne représente pas rien et, au cours de cette décennie, le couple Charles Le Brun-Anne de Keroignant jouit d’une petite aisance bien réelle. Ceci dit, elle a pu l’inciter à ne pas avoir trop d’enfants à élever.

7En revanche, concernant le couple Jacques Le Brun-Jacqueline du Liscoët, les motifs d’une éventuelle limitation volontaire des naissances apparaissent moins fondés. Il est difficile de mettre en cause la faiblesse des revenus des époux, chacun ayant reçu d’importants héritages à la veille de se marier. Le couple part dès le début sur de bonnes bases financières. Sa contribution à la capitation de la noblesse dans les années 1730 en témoigne : le couple verse une centaine de livres et se range ainsi parmi les riches aristocrates (Tableau 10, p. 290). En revanche, les modalités du partage successoral nobiliaire ont pu influer sur la fécondité du couple, nous y reviendrons. En limitant peut-être le nombre de leurs enfants, les Le Brun ont pris le risque de ne pas assurer la transmission du patronyme. Seul un fils peut s’en charger, mais encore faut-il en avoir et qu’il échappe à la forte mortalité infantile et juvénile caractéristique de l’Ancien Régime. Or, sur ce plan, les Le Brun ont joué de malchance. D’Elie à Charles, il y eut autant
de filles que de garçons à naître et à être baptisés. Mais surtout, la mort en épargna finalement peu (Tableau 11, ci-dessous).

8Charles a pu croire que son second fils, François, avait fait le plus difficile en franchissant la « barre » des un, cinq puis dix ans1. Mais c’était oublier un peu vite que le danger était permanent : décédé le 23 juin 1761, il n’est pas impossible que le jeune homme ait succombé au typhus ou à la dysenterie qui sévirent à Guingamp et alentour en 1758-1762 (supra, p. 122-123). Personne n’était à l’abri, les riches comme les pauvres, les nobles comme les autres.

9Une fécondité insuffisante et une forte mortalité infantile et juvénile sont à l’origine de l’extinction de la famille Le Brun et de sa disparition de l’horizon guingampais à la fin du xviii^e siècle. Mais le partage noble a aggravé les choses.

Les inconvénients du partage noble

10Depuis 1580, le droit successoral nobiliaire breton prévoit que les 2/3 des biens nobles sont attribués à l’aîné des enfants, tandis que les biens roturiers sont divisés à part égale. Ces dispositions, qui jouent en défaveur des cadets, peuvent expliquer que Louis Le Brun ne se marie qu’à 40 ans et que son frère Bertrand soit resté célibataire.

11En effet, à la suite du partage des successions de leurs père et mère puis de leur grand-mère paternelle Béatrice Couppé, décédés dans les années 1690, Jacques hérite de 4 586 L 8 s 10 d de rente annuelle tandis que ses trois frères et sur puînés ne bénéficient chacun que d’un revenu annuel total de 1 592 L 9 d, biens nobles et roturiers confondus (Tabeau 12, p. 293). C’est presque trois fois moins Jacques peut donc bien se marier dès 1700, âgé seulement de 25 ans. Il possède des moyens de subsistance amplement suffisants pour fonder un foyer et entretenir une domesticité nombreuse, capable de soulager la maîtresse de maison dans sa tâche quotidienne : les rôles de capitation de la noblesse révèlent que, dans les années 1730, le seigneur et la dame du Lojou employaient six à sept domestiques dans leur manoir du Roudourou à Plouisy2. Cela ne veut pas dire que ni Louis ni Bertrand ne peuvent envisager au même âge un pareil état. Cela signifie seulement que leur aisance est moindre et peut les inciter à attendre avant de se marier à leur tour. En 1724, les deux frères cadets paient chacun 17 livres de capitation, quand Jacques verse cent livres. En revanche, le problème se pose différemment pour leur sur Marthe parce qu’elle est une fille : qu’elle jouisse de près de 1 600 livres de rente par an fait d’elle un parti intéressant et convoité. Elle convole donc assez vite, à l’âge de 22 ans.

12Il est néanmoins difficile de mesurer le degré de responsabilité du partage noble dans l’âge tardif au mariage de Louis et dans le célibat de Bertrand, car la famille Le Brun n’est entrée dans la noblesse que depuis peu. Ce n’est pas comme si le partage noble y avait été appliqué depuis plusieurs générations, conduisant presque immanquablement à l’appauvrissement des cadets issus de cadets, les terres nobles restant concentrées dans les lignées d’aînés. Ici, le problème est le manque de recul, le défaut de générations successives de Le Brun dans la noblesse pour apprécier à sa juste valeur l’impact du partage noble sur la situation de chacun des enfants de Bertrand Le Brun en 1700. De plus, au sein du patrimoine que doivent se partager les enfants des seigneur et dame de Kerleino, les biens roturiers représentent un peu plus de 40  % de l’ensemble, ce qui est tout à l’avantage des cadets. Si les 9 362 livres de revenu annuel que Jacques, Marthe, Louis et Bertrand ont à se partager à l’extrême fin du xvii^e siècle n’avaient été composées que de biens nobles, la part revenant à chacun des cadets n’aurait été que de 1 040 livres, soit 53  % inférieure à celle touchée grâce à une proportion importante (42  %) de biens roturiers dans le patrimoine.

13Louis et Bertrand se rangent seulement parmi les petits nobles aisés, alors que leur aîné fait figure de riche aristocrate. Louis (et peut-être plus encore Bertrand) a pu juger ses disponibilités financières trop justes pour satisfaire aux besoins d’une famille aristocratique : en se mariant à 25-30 ans avec une femme du même âge, il aurait sans doute plus d’enfants que s’il attendait quelques années supplémentaires pour fonder un foyer. Il a pu aussi penser qu’en devenant père à plus de 40 ans, les probabilités qu’il décède avant l’âge au mariage de ses éventuels enfants étant plus grandes, les chances pour ses héritiers de voir les terres libérées (par sa disparition) et de pouvoir en jouir pleinement augmenteraient d’autant. Cela pourrait expliquer que Louis Le Brun ait attendu sa quarante et unième année pour se marier.

14Le choix d’une épouse roturière se situe dans une même logique : Michelle Gast apporte la somme de 20 000 livres « par avancement d’hoirie » sur les successions futures de ses parents négociants. Les enfants issus de leur union – à la condition qu’ils survivent à leurs père et mère – se partageront un patrimoine constitué quasi exclusivement de biens roturiers. La différence de revenus entre aîné et cadet(s) sera ainsi considérablement atténuée. Mais nous savons ce qu’il est advenu : des enfants du couple, seul Louis Jan a survécu. Unique héritier, il a cumulé l’héritage paternel et maternel. Du coup, les rôles de capitation le situent parmi les membres de la moyenne noblesse – de 1742 à 1769, il paie entre 24 et 48 livres (Tableau 10, p. 290) – et il peut épouser Catherine de Moëlien. Celle-ci appartient à une famille de Cornouaille noble d’ancienne extraction (elle figurait à la réformation de 1426 à Plounévez Porzay) et qui a fourni un chevalier de l’ordre en 1655, un page du roi en 1721 et deux conseillers au Parlement depuis 1724. Décédé en 1774 sans héritier direct, Louis Jan demeurait au « château » de Kerleino à Saint-Agathon dont l’inventaire des biens atteignait la somme de 7084 L 8 s 5 d.

15Bertrand Le Brun seigneur de Largoat aurait pu imiter son frère et se marier à son tour, même avec une roturière. Pourtant, il demeure célibataire. Il vit d’abord seul en ville à Guingamp puis, à la mort de son frère aîné Jacques, avec son neveu Charles au manoir du Roudourou dans lequel il occupe un appartement. C’est là qu’il meurt en 1769. Le seigneur de Largoat n’était pas dans le besoin : en 1767, l’inventaire de ses meubles, effets et argenterie s’élevait à 4497 L 6 s. Il pouvait donc payer une trentaine de livres de capitation (Tableau 10, p. 290). Loi du partage noble oblige, c’est l’aîné de ses neveux, Charles Le Brun du Lojou, qui hérite à sa mort de la plus grande part de ses biens.

16Une corrélation existe cependant bien entre des cadets moins avantageusement « lotis » que leur aîné et un établissement qui ne l’est pas moins. On leur accordait finalement peu d’intérêt. Cela est très perceptible chez Jacques Le Brun seigneur du Lojou. On a un peu le sentiment que le dernier de ses cadets, Bertrand, a été comme « sacrifié » : au prétexte qu’il ne venait qu’en troisième et dernière position, il n’était pas indispensable qu’il trouve un parti. Par contre, le seigneur du Lojou a jugé important de marier sa fille et son fils aînés – Marquise et Charles – alors que l’établissement de ses deux dernières (Marguerite et Charlotte) ne paraît pas l’avoir beaucoup préoccupé. Faut-il voir dans cette attitude un moyen d’empêcher une trop grande dispersion du patrimoine familial ?

17L’insuffisant renouvellement des générations au xviii^e siècle a précipité les Le Brun dans l’oubli. Mais la primauté accordée à la terre par cette famille pourrait bien aussi y avoir contribué.

La primauté accordée à la terre

18En se détournant de l’activité marchande pour adopter un style de vie noble conforme à leur nouveau statut dans la société, les Le Brun ont peut-être précipité eux-mêmes leur « chute ». Le commerce était source de profits, le genre de vie noble source de dépenses. Pourtant rien, a priori, n’empêchait les descendants, et notamment les cadets du sieur de Kerleino, de poursuivre une activité commerciale, si ce n’est la conscience d’appartenir à une élite et la volonté de s’en montrer digne.

Cessation de l’activité commerçante

19Qu’au xviii^e siècle les Le Brun, anoblis de fraîche date, ne pratiquent plus le commerce n’est pas vraiment surprenant. Devenu écuyer, le sieur de Kerprat Jacques Le Brun paraît cesser toute activité marchande. Comment aurait-il pu en être autrement ? Si le sieur de Kerprat accède enfin à la noblesse, ce n’est pas pour demeurer marchand. Même si l’office anoblissant qu’il a acheté l’y autorise, il sait que l’activité est jugée « ignoble » par les membres éminents du second ordre. Heureux d’être arrivé à ses fins, son souci est désormais de jouir et profiter de tous les privilèges que lui offre son nouveau statut, de s’intégrer et d’être accepté par ceux de son ordre qui voient en lui un parvenu. Il lui faut vivre noblement, avec comme seule ressource le produit de la terre. Cela explique en partie qu’il continuera d’acheter des terres jusqu’à son décès en 1685.

20L’instigateur même de l’entrée de la famille dans l’aristocratie n’ayant pas jugé opportun de poursuivre son activité commerciale, pourquoi ses descendants auraient-ils agi différemment ? Leur mariage témoigne au contraire de leur profond désir d’atténuer leurs origines roturières. La famille ne comptant que depuis peu parmi les privilégiés de la société, ils ne pouvaient déroger ou se mettre en noblesse dormante : cela signifiait la perte de nombreux avantages et l’inscription sur les rôles de capitation du Tiers État dont il n’était plus question pour eux de faire partie.

21Pour autant, au xviii^e siècle, les Le Brun participent à l’activité économique. Grands propriétaires terriens, ils vivent de leur production et vendent le surplus. En 1763, le fermage de la métairie noble du Roudourou procure chaque année cent livres en argent, cent boisseaux de seigle, cent boisseaux d’avoine, quarante boisseaux de blé noir, ainsi que deux milliers de paille de froment, deux milliers de paille de seigle et cent vingt livres de beurre. L’exploitation de la métairie, où le seigneur du Lojou fait nourrir quatre vaches « pour l’herbage et la pature », rapporte aussi des fagots que le fermier doit lui acheminer au manoir du Roudourou, et des fruits provenant des vergers. La même année, la métairie noble de Kerleino Crech Saint procure à Louis Jan Le Brun des légumes, du cidre, le beurre et le lait nécessaires à la consommation personnelle du maître, et des blés dont une partie est destinée à la vente dans les foires et marchés de la région. Il est possible qu’ils stockaient des grains et se livraient à la spéculation lorsque le temps s’y prêtait, à l’image du vicomte de Cicé en 1788, propriétaire de terres aux environs de Guingamp : en février, son agent nommé Durost ( ?) lui conseille de se défaire de ses blés car « voici le tems où il se vend ordinairement le mieux ». En effet, Charles et Louis Jan Le Brun ont choisi comme type de faire-valoir de leurs terres le bail à moitié fruit : ils fournissent la moitié des semences au preneur3, ce qui, dans un contexte de hausse des prix des grains engagée depuis 1735, les avantage. En 1766, le moulin de Coatgoureden situé à Pestivien rapporte à Charles une « douzaine de jeunes canards gros » qui lui sont livrés au Pardon de Guingamp en juillet. En 1771, le manoir noble de Lisle à Plougasnou procure chaque Carême à Marguerite et Charlotte Le Brun deux turbots. Signalons encore que, dans les années 1760, le seigneur du Lojou et son cousin le seigneur de Kerleino consacraient des terres à la culture du lin et du chanvre.

22Au xviii^e siècle, les Le Brun n’appartiennent plus au milieu marchand, mais ils vendent des produits de leurs terres. Ils s’apparentent ainsi aux nobles qu’en mars 1789 les paroissiens de Saint-Sauveur accuseront de « profaner les privileges par le commerce et l’industrie » (supra, p. 160).

23D’autres indices prouvent que la famille n’a pas totalement rompu avec l’activité commerciale. En 1700, Jacques seigneur du Lojou épouse Jacqueline du Liscoët, la petite-fille de René du Liscoët seigneur du Bois de la Roche qui, dans les années 1650, avait fait l’objet d’une enquête de « bourse commune ». Elle est la fille d’Yves seigneur de Coatmen qui, par lettres patentes du 12 août 1682, avait reçu le privilège d’exploiter pendant vingt ans les mines d’étain et de plomb découvertes à Carnoët dans l’évêché de Cornouaille. Selon Jacqueline, il y aurait dépensé quasiment toute sa fortune4, allant même jusqu’en Angleterre pour embaucher des ouvriers.

24Le mariage en 1730 de Louis seigneur du Roudourou avec Michelle Gast rattache plus directement encore les Le Brun au monde du commerce. Pour arranger cette union, la famille s’est appuyée sur des relations d’amitié. Celui qui était excellemment placé pour la suggérer et la mener à bien était le cousin germain de Louis Le Brun, le comte de Lisle Louis Antoine de Bréhant. Vingt ans plus tôt, le 29 septembre 1710, il a épousé Anne Hérisson, issue d’une grande famille installée à Saint-Malo depuis le milieu du xvi^e siècle. Elle est la fille du sieur des Chesnais René Hérisson qui, pendant trente ans, fut l’un des plus riches négociants de la ville, payant 300 livres de capitation en 1701 et 1710. Il fut anobli en 1704 par l’achat d’un office de conseiller secrétaire du roi près le parlement de Metz. Il devait connaître Jean Gast et la famille Poitevin qui se livraient au négoce et y rencontraient une belle réussite5. Par le jeu subtil des réseaux de clientèles, Louis Antoine de Bréhant fut amené à entrer en contact avec les familles Gast et Poitevin, et à les fréquenter.

25Un dernier détail semble rattacher les Le Brun à leur passé roturier et marchand. Il s’agit d’un dictionnaire économique en deux tomes présent dans deux inventaires : celui du seigneur de Largoat Bertrand en janvier 1767, et celui du seigneur de Kerleino Louis Jan en août-septembre 1774. Si le contenu de la bibliothèque de Louis Jan laisse penser que ce dernier a probablement hérité le dictionnaire de son oncle – car il détonne quelque peu dans l’ensemble des ouvrages recensés – il n’est pas impossible que Bertrand l’avait lui-même hérité, à moins qu’il ne l’ait acheté de son propre chef.

26Au xviii^e siècle, les Le Brun auraient pu se lancer à nouveau dans le commerce : ils disposaient des moyens financiers suffisants et avaient des relations sociales dans les ports de Saint-Malo et de Nantes pouvant faciliter la prise de contact avec des marchands ou négociants. A priori, rien n’empêchait donc Louis et Bertrand Le Brun de s’aventurer dans l’activité commerciale s’ils jugeaient leur part d’héritage insuffisante. Si ce n’est que fraîchement anoblis, il leur importait plus de faire bonne figure parmi les gens de leur ordre que de risquer de compromettre le processus (encore assez lent) d’intégration de la famille dans la noblesse par l’exercice d’une activité jugée indigne par les nobles d’ancienne extraction.

27En choisissant de ne se livrer qu’à une activité économique minimale, propre à la plupart des aristocrates de leur rang, les Le Brun optent pour la vie terrienne caractéristique des nobles bretons de l’époque. Or, à long terme, un tel comportement n’était pas sans danger.

…Pour mener le genre de vie caractéristique de la noblesse

28Dans un article paru en 1960 dans le Journal de Guingamp, F. Dobet attribue la disparition des Le Brun de l’horizon guingampais à une attitude de repli sur soi : retirés « sur leurs domaines et dans leurs manoirs de campagne », ils se seraient laissés gagner « par une certaine nonchalance toute proche de l’oisiveté6 ». Ces propos méritent d’être nuancés.

29Certes, les descendants de Bertrand sieur de Kerleino préfèrent loger dans leurs demeures campagnardes plutôt qu’à la ville : le seigneur du Lojou Jacques puis son fils Charles habitèrent volontiers le manoir du Roudourou à Plouisy, de même que le seigneur de Largoat Bertrand et ses nièces Marguerite et Charlotte, tandis que Louis et son fils prirent possession du manoir de Kerleino à Saint-Agathon. Cela ne signifie pas qu’ils n’avaient pas de domicile à Guingamp qu’ils pouvaient occuper quand bon leur semblait. Marguerite et Charlotte Le Brun ont fréquemment habité l’hôtel de Léon (celui de leurs cousins) situé dans la paroisse Notre-Dame, et c’est à leur domicile, rue du champ au lait à Guingamp, que les deux surs s’éteindront successivement en l’an V et l’an VI. Leur oncle Bertrand seigneur de Largoat a attendu la disparition de son frère Jacques seigneur du Lojou pour prendre « ses appartements » au Roudourou : dans les années 1720, il demeure « ordinairement en la ville de Guingamp paroisse de Notre-Dame ». En revanche, Louis seigneur du Roudourou et son fils Louis Jan seigneur de Kerleino étaient très attachés à la vie à la campagne. On ne leur connaît pas d’autre lieu de résidence que le manoir de Kerleino à Saint-Agathon.

30À la vérité, comme la majorité des membres de leur ordre, les Le Brun mènent une vie mi-rurale mi-urbaine, entre ville et campagne. Ce mode de vie est coûteux mais ils ont les moyens de l’assumer. Les deux inventaires – seuls susceptibles de rendre compte de l’environnement matériel d’un individu – de Bertrand, en 1767, et de Louis Jan, en 1774, sont éclairants : la richesse du mobilier, le luxe de la vaisselle, les habits de gentilshommes attestent l’appartenance des deux hommes à la moyenne noblesse et leur volonté d’afficher ce statut.

31Les Le Brun pouvaient donc bien habiter de belles demeures dotées d’importants espaces verts plantés d’arbres qui leur conféraient une allure aristocratique. À l’été 1774, le manoir de Kerleino (certaines sources parlent de « château ») comprenait au moins deux jardins pourvus de plants de châtaigniers, de marronniers, de sapin, de peupliers d’Inde, de hêtres et de frênes. Le manoir du Roudourou était tout aussi agréable : c’était un grand corps de logis avec deux grands pavillons accompagnés de deux tours, et un très beau portail d’entrée. Le domaine valait au moins 20 000 livres7.

32Les Le Brun vivaient de préférence sur leurs terres, dans un cadre (intérieur et extérieur) agréable, sinon luxueux. Ils pouvaient se le permettre, se contenter des produits et des revenus de la terre même si, en 1690-1714, ceux-ci diminuent fortement en raison de la baisse des prix des grains. À lui seul, le revenu de la terre et seigneurie du Roudourou procure 1 500 à 1 600 livres de rente par an, sans compter le casuel et les commissions qui atteignent 300 à 400 livres. Son propriétaire peut donc bien jouer les créanciers : en 1763, Françoise de Gennes, veuve du sieur Desnoes Joseph Roussel de Notre-Dame de Guingamp, rembourse près de 12 000 livres aux héritiers du défunt seigneur du Lojou Jacques Le Brun. En août 1730, le seigneur de Largoat Bertrand Le Brun prête, à titre de constitution, la somme de 2 000 livres à François du Fou, chevalier seigneur du même nom qui demeure dans son château de Bezidel à Cleguerec, dans l’évêché de Vannes.

33Pour une famille dont les membres appartiennent à la moyenne et à la riche noblesses, mieux vaut que les revenus soient importants, car leur genre de vie est coûteux. Des aristocrates dignes de ce nom ne sauraient vivre sans domesticité. À l’exception de Jacques seigneur du Lojou, qui avait six ou sept serviteurs, les Le Brun n’en comptaient que deux à trois. C’est peu comparé à d’autres de leur ordre qui en employaient jusqu’à huit ou dix (supra, p. 199), mais cela correspond au nombre de serviteurs généralement observé au sein des familles nobles capitées à Guingamp. C’est qu’il faut leur payer des gages – ceux-ci sont plus ou moins élevés selon que le domestique est valet, cuisinier(e), jardinier, etc. (supra, p. 202) – les nourrir et les loger. À la fin du mois d’août 1774, lorsque débute l’inventaire des biens du défunt seigneur de Kerleino Louis Jan Le Brun, l’homme chargé de le dresser précise que les 12 boisseaux d’orge et de blé noir entreposés dans le grenier du manoir ne seront pas prisés parce qu’ils vont être laissés « pour la substance des domestiques ». Evidemment, plus la domesticité était nombreuse, plus elle engendrait de frais pour l’employeur.

34D’autres dépenses plus importantes sont amenées à grever le budget nobiliaire : il s’agit de celles liées à l’entretien des édifices. Les manoirs nécessitent des réparations régulières d’autant plus indispensables que le corps de logis est le principal lieu de domicile du maître. Quand il décède en 1774, Louis Jan Le Brun est en affaire avec Philippe Berthelot, marchand potier de Ploumagoar, pour la couverture d’une partie des dépendances du « château » : à ce moment, quinze « cens » de tuiles plates ont déjà été préparées pour être cuites. Les métairies et les moulins du domaine réclament autant de soins. En septembre 1721, le moulin du Lojou à Bourbriac était affermé 100 livres par an mais ne rapportait en vérité que 75 livres au seigneur, le quart de la rente étant « gardé » par le fermier pour effectuer les réparations nécessaires. En juin 1771, le lieu noble de Colletanbual à Bourbriac, que Charles a hérité de la succession de son oncle Bertrand seigneur de Largoat, nécessite de nombreuses réparations. Le seigneur du Lojou fait appel au maçon Guillaume Prigent : il le charge de relever à neuf « et en bonne maconne » un pignon de la crèche à vache faisant partie des logements du lieu noble, et de rétablir la longère qui menace une « prompte ruine ». Le coût des travaux, qui devront être achevés pour la fin du mois, s’élève à 66 livres.

35Faute de documents suffisants, il est difficile d’évaluer la part que la rubrique « réparation seigneuriale » représentait dans le budget des Le Brun. Pour la noblesse petite et pauvre dans le milieu du xviii^e siècle, M. Nassiet avance une moyenne de 8,5  % de la rente foncière8. On peut raisonnablement penser que, pour les chefs de famille Le Brun, cela représentait un peu moins, même si l’ensemble des réparations à effectuer chaque année devait atteindre une somme assez importante.

36Les Le Brun, comme les autres nobles de leur rang, ont sans doute aussi débourser de l’argent pour sacrifier au « paraître » et à la mode. Au total, ils devaient faire face à des dépenses régulières de différente nature sans être jamais vraiment certains de leurs rentrées d’argent. Vivant quasi exclusivement de la location de leurs terres, ils ne sont pas à l’abri de fermiers mauvais payeurs ou dans l’incapacité de régler en temps voulu le montant du fermage. En 1736, Guenollé Le Clerc demande la résiliation de son contrat de bail du moulin du Roudourou, car il doit 1 000 livres au seigneur du Lojou : 660 livres pour deux levées du prix de la ferme, et 340 livres pour « ancienne souche dans les droits du moulin ». En novembre 1762, le maçon de Bourbriac nommé Guillaume Prigent est débiteur du seigneur du Lojou pour une somme de 134 L 14 s correspondant à un reste d’arrérages sur une rente convenancière de 10 livres par an. M. Nassiet a raison quand il écrit que « pour le propriétaire baillant sa terre à ferme, le chiffre de rente stipulé par le bail était plus un maximum idéal qu’une réalité ». Mais le non respect des échéances, ou le non paiement du prix de la ferme depuis plusieurs années, n’empêchait pas le seigneur soit de composer avec les preneurs (il allait jusqu’à réduire ses prétentions ou convertir en nature la somme due en argent), soit de les maintenir dans la jouissance d’une métairie ou d’un moulin par exemple : le 5 août 1766, bien que redevables de 300 livres (le montant du prix de la ferme), les preneurs du moulin de Coatgoureden sont reconduits par le seigneur du Lojou.

37De toute évidence, les Le Brun ne sont pas à ranger parmi ces nobles qui, au xviii^e siècle, s’endettèrent en raison notamment de trop nombreux ou trop élevés contrats de constitution. Charles disparaît en septembre 1786 alors qu’il jouissait d’une rente annuelle totale de 11 369 L 7 s 1 d. Le 29 pluviôse an II (17 février 1794), la matrice du rôle de l’emprunt forcé attribue à ses deux surs Marguerite et Charlotte Le Brun un revenu annuel respectif de 7 464 L 12 s 4 d et 3 732 L 6 s 2 d en 1793, soit à elles deux 11 196 L 18 s 6 d pour « seulement » 1 645 L 10 s de rentes passives (rentes constituées et viagères confondues).

38La vie retirée à la campagne ou en alternance avec la ville, pas plus que la jouissance de revenus essentiellement tirés de la terre, n’ont porté ombrage à l’aisance des descendants (aînés ou simples cadets) de Bertrand Le Brun. Mais il n’est pas dit que, dans d’autres circonstances, ils auraient tous pu s’en satisfaire. S’ils avaient eu des enfants à marier, Bertrand, Louis, Charles et Louis Jan auraient du débourser davantage encore et peut-être même emprunter. Mais resté célibataire, le seigneur de Largoat n’eut que des besoins limités. Le seigneur du Roudourou disparut en ne laissant qu’un fils âgé de dix ans. Quant à Charles, il perdit ses trois garçons assez tôt, tandis que Louis Jan n’eut pas davantage de chance avec sa descendance (si toutefois il en eut une). Les Le Brun ne dépensèrent donc pas longtemps, ni une « fortune », pour leurs enfants. Dans de telles conditions, le style de vie caractéristique de la noblesse leur convenait parfaitement.

39Ce n’est donc pas leur genre de vie tourné quasi exclusivement vers la terre qui les a « perdu ». La fécondité insuffisante des chefs de famille et la forte mortalité touchant les enfants apparaissent bien comme l’explication majeure de la disparition des Le Brun de Guingamp et sa région. Au xviii^e siècle, Jacques seigneur du Lojou mis à part, les héritiers mâles susceptibles de se marier attendent aussi tardivement que leurs aïeux pour convoler, quand ils ne se soustraient pas purement et simplement au mariage. De ce point de vue, les Le Brun ne se différencient guère des bourgeois. Cette attitude répond peut-être à des impératifs financiers. Il n’empêche, le résultat final n’est pas à la hauteur des espoirs escomptés. Alors que le sieur de Kerprat Jacques Le Brun avait eu besoin d’une trentaine d’années pour préparer et concrétiser l’entrée de la famille dans la noblesse, il aura suffi d’un siècle pour l’en faire disparaître.

40La famille Le Brun traduit l’attitude dominante de l’élite marchande de Guingamp sous l’Ancien Régime, particulièrement aux xvii^e et xviii^e siècles : le manque d’esprit d’entreprise au profit de la terre et de ses revenus. Jacques Le Brun est l’exemple type du riche marchand bourgeois guingampais dont la bonne marche des affaires (le commerce du vin essentiellement) génère des capitaux suffisants pour qu’une partie soit réinvestie dans l’activité économique, mais qui préfère les consacrer à l’achat de biens-fonds : ces placements sont jugés aussi rentables (sinon plus), moins risqués et rehaussent le prestige social de leur propriétaire. L’important est donc bien ici la possession de la terre au détriment du développement et de la diversification de l’activité économique. De fait, à Guingamp, les détenteurs de capitaux ne se sont jamais vraiment montrés entreprenants, se révélant au contraire peu exigeants, apparemment satisfaits de leurs affaires. Pour eux, l’essentiel demeure la terre, objet de quasiment tous leurs investissements.

41Le sieur de Kerprat se distingue néanmoins des autres riches marchands de sa cité : il a été plus ambitieux sur le plan social et a su se donner les moyens de ses ambitions. Alors que les autres se sont contentés d’un genre de vie imitant celui de la noblesse, Jacques Le Brun est allé plus loin en propulsant ses enfants, par le jeu des alliances, au sein du second ordre avant d’y entrer à son tour, et de permettre ainsi à sa descendance de s’enorgueillir d’appartenir à l’élite de la société française de son temps. Cette élévation sociale lui coûta beaucoup d’argent, mais la pratique d’un commerce prospère et la jouissance d’importants revenus fonciers lui permirent de parvenir assez rapidement à ses fins.