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Des savants pour protéger la nature

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Rémi Luglia

Première partie. Âge d'or de l'acclimatation et prémices de la protection (1850-1880)

Chapitre II. Enrichir la France par l’acclimatation

Texte intégral

  • 1 Introduire signifie faire entrer une espèce dans un lieu où elle n’existe pas à l’état sauvage ou (...)
  • 2 L’acclimatation consiste à accoutumer, habituer, faire vivre et se reproduire une espèce dans un n (...)
  • 3 Domestiquer signifie rendre l’élevage, la culture possible par l’homme pour l’aider, le distraire, (...)

1Les énergies fondatrices de la Société d’acclimatation se sont rassemblées autour du projet « de concourir : 1) à l’introduction1, à l’acclimatation2 et à la domestication3 des espèces d’animaux utiles ou d’ornement ; 2) au perfectionnement et à la multiplication des races nouvellement introduites ou domestiquées » (art. 2 des statuts). Il se fonde sur une vision particulière, largement partagée à l’époque, des rapports entre l’homme et la nature : l’utilitarisme.

L’utilitarisme comme idéologie originelle

2L’utilitarisme postule que les espèces et les milieux n’ont de valeur que s’ils ont une utilité directe et immédiate pour l’homme. Dans cette perspective, l’homme doit dominer une nature pensée comme extérieure, voire opposée, à l’humanité.

Une nature dominée par l’homme

  • 4 Chansigaud, op. cit., 2013.

3Cette conception n’est pas nouvelle et la réalité des rapports entre l’homme et la nature, quelle que soit la civilisation et l’époque, est, sauf exception, celle d’une domination souvent brutale, qui transforme profondément les espaces habités4.

  • 5 Baratay Éric, Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 24.

4L’idée d’une instrumentalisation de la nature par et pour l’homme est parfaitement insérée dans une idéologie du XIXe siècle qu’Éric Baratay définit comme « celle de la révolution industrielle, du progrès, de la conquête du monde et de la colonisation, c’est-à-dire de la grandeur et de la suprématie de l’homme, de son droit à saisir et transformer la nature5 ». Isidore Geoffroy Saint-Hilaire exprime cette conception :

  • 6 Geoffroy Saint-hilaire Isidore, « Discours d’ouverture », Bull. SIZA, 1857, p. xxvi.

« Nos animaux domestiques sont nôtres, non par droit de naissance, mais par droit de conquête. L’homme a commandé et la nature a obéi. L’homme ne règne sur la nature qu’à la condition de se l’être asservie par le travail, de l’avoir vaincue, de la vaincre sans cesse. L’homme n’est le maître que de ce qu’il a conquis, de ce qu’il conquiert chaque jour ; tellement qu’il ne saurait s’arrêter sans reculer ; et s’il était jamais possible qu’il voulût se reposer sur ce trône d’où il domine la création tout entière, il n’y demeurerait pas ; le second jour de son repos serait le premier de sa déchéance6. »

Une conception chrétienne ?

  • 7 Genèse, 9, 2.
  • 8 Cans, op. cit., p. 17.
  • 9 Descola, op. cit.

5Nombre de contemporains fondent leurs discours de domination sur des références religieuses dont la principale est un extrait biblique : « Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains7. » Deux autres principes s’y ajoutent : celui d’une nature « marâtre » ; et celui cartésien de « l’animal-machine » dont l’homme, par la connaissance, doit se « rendre maître et possesseur8 ». Ces positions appartiennent à un même fond idéologique que tous dans la Société d’acclimatation semblent partager, au moins dans les premières années : l’homme est au centre de la « création » ou du monde ; il en est le principe actif et le seul utilisateur/bénéficiaire légitime. La construction de cette relation particulière qui aboutit dans les civilisations européennes au « clivage homme-nature » est ancienne et particulière9. Apparue dès l’Antiquité grecque, elle est reprise par le courant judéo-chrétien. Mais, contrairement aux philosophes grecs, cette pensée définit la nature comme « pénible », voire « hostile » :

  • 10 Genèse, 3, 17-18.

« C’est à force de peine que tu en tireras [du sol] ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs10. »

  • 11 Baratay Éric, L’Église et l’animal : France, XVIIe-XXe siècle, Paris, Cerf, 1996, 382 p. ; « Le ch (...)
  • 12 Bastaire Hélène et Jean, op. cit. Marc Stenger montre à son tour que le christianisme n’est pas ob (...)

6À partir du XVIIe siècle, l’idée de domination se précise car les scientifiques et les philosophes définissent une « modernité rationaliste » qui débouche sur une volonté de maîtriser la nature pour l’adapter aux besoins humains. Or l’homme acquiert à cette époque une puissance transformatrice qui lui permet d’exercer effectivement son pouvoir sur la nature et de réaliser par la même occasion des destructions d’une ampleur inégalée. Cette conception dominatrice est à l’œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle et seuls certains membres de la Société commencent à s’apercevoir de ses conséquences néfastes. Au-delà de ce fond commun culturel, des évolutions notables peuvent exister comme en témoigne Éric Baratay au sujet des animaux11. « Créature inférieure », la bête est opposée à l’homme et permet de valoriser celui-ci. Or la Société d’acclimatation naît au moment où la position de certains catholiques sur l’animal tend à évoluer vers davantage de compassion et un certain rapprochement de l’homme et de l’animal, malgré le maintien d’une hiérarchie. Hélène et Jean Bastaire soutiennent que la destruction de la nature n’est pas fondamentalement contenue dans la pensée catholique et expliquent le « clivage homme-nature » par un certain « laisser faire » du christianisme qui se rend ainsi « complice » de la réification de la nature à partir du XVIIe siècle : une fois retirées les âmes des êtres composant la nature, plus aucune limite spirituelle ni morale n’empêche les hommes de la violenter et d’en abuser pour satisfaire leurs éphémères besoins matérialistes. Pour ces auteurs, cette déchristianisation du monde serait le déterminant du « massacre » de la nature par les Européens12. Au sein de la Société d’acclimatation, ce n’est pas cette vision qui prévaut.

  • 13 Stoll Mark, « Les influences religieuses sur le mouvement écologiste français », Mathis et Mouhot (...)
  • 14 Robert Claire, Aux racines de l’écologie. Un nouveau sentiment de la nature chez les écrivains fra (...)

7D’autres auteurs distinguent cependant catholiques et protestants, notamment calvinistes, dans leurs rapports à la nature et leur souci de protection13. Ces derniers auraient élaboré une « éthique de la nature » afin de permettre à l’homme moderne de se réconcilier tout autant avec Dieu qu’avec la « nature pure ». Ainsi les espèces, créées par Dieu pour suivre leurs propres fins, possèderaient une utilité non soumise aux besoins humains. D’autre part, les hommes ayant détruit la pureté de cette « nature » par leurs actes, ont l’obligation morale de la restaurer. Le géographe et « primo-écologiste14 » Élisée Reclus témoignerait de cette vision du monde en plaidant en 1869 pour une « harmonie intime et profonde de [l’œuvre de l’homme] avec celle de la nature », tout comme Théodore Monod (1902-2000) ou Robert Hainard (1906-1999).

  • 15 Baratay Éric, op. cit., 2011.

8Néanmoins la question de l’influence réelle du christianisme et des idées religieuses sur l’attitude des contemporains et des sociétés occidentales vis-à-vis des animaux et de la nature peut se poser. Pour Éric Baratay, les explications sont plutôt à rechercher dans les transformations sociales et la religion est alors convoquée comme justification des changements15. Au sein de la Société d’acclimatation, les références religieuses vont progressivement disparaître et céder la place à d’autres registres, plus prosaïques et savants, mais qui demeurent dans une continuité utilitariste.

Une vision du monde partagée et peu nuancée

9Avec l’acclimatation, l’homme reste le grand ordonnateur du vivant. Certains vont cependant émettre une opinion plus nuancée, mais qui reste dépendante du paradigme utilitariste :

  • 16 Turrel, « protection aux oiseaux », Bull. SIZA, 1861, p. 194-195.

« L’homme a le droit d’approprier à son usage toutes les espèces créées mais il doit le faire avec mesure, avec intelligence, avec bonté, sous peine de porter dans l’œuvre divine une perturbation dont les conséquences entrevues d’abord, puis démontrées par la science, seraient des plus funestes et menaceraient sa propre conservation. [...] Le but que se propose la Société d’acclimatation tend à se définir en ces termes : augmentation par la domestication d’espèces nouvelles, de nos ressources de travail, d’alimentation ou de luxe. Mais ce but doit être complété par une protection efficace à donner aux animaux auxiliaires se nourrissant [...] aux dépens des ennemis de nos réserves alimentaires animales ou végétales16. »

10Cette position, datée de 1861, n’est pas isolée mais, à la toute fin du XIXe siècle, l’utilitarisme demeure la référence quasi exclusive, y compris dans le milieu naturaliste. La « nature » est vouée à satisfaire les besoins de l’homme : les activités humaines, même relativement récentes, prédominent sur tout. Il est notamment jugé intolérable que l’homme soit concurrencé sur l’accaparement des ressources naturelles par un autre prédateur, qui doit donc être détruit. La domination sans partage de l’utilitarisme peut alors sembler largement incompatible avec la protection de la nature.

Une société savante consacrée à la science appliquée

11Acclimater nécessite de mieux connaître le vivant dans son milieu et d’expérimenter sur le terrain : c’est de ce constat qu’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fait naître une société savante consacrée à la science appliquée.

La prééminence durable des scientifiques à la direction

12Le caractère savant est attesté par l’objet de l’association, par le contenu du Bulletin, l’organisation des travaux en sections disciplinaires et l’importance du débat scientifique. Il se confirme avec l’analyse sur près de 100 ans de la composition des conseils d’administration et des bureaux.

  • 17 Sur Henri Bouley, consulter Osborne, op. cit., 1997 et Jaussaud et Brygoo, op. cit., p. 91.
  • 18 Charles-Marie Le Myre de Vilers (1833-1918) est un diplomate colonial français. Gouverneur puis dé (...)
  • 19 Edmond Perrier dirige le MNHN de 1900 à 1919. Cf. infra pour une biographie plus complète.
  • 20 Louis Mangin dirige le MNHN de 1919 à 1931. Cf. infra pour une biographie plus complète.
  • 21 Edmond Labbé effectue toute sa carrière au service de l’enseignement technique. Cf. infra pour une (...)
  • 22 Georges Thibout est un parlementaire français [http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.as (...)

13Plusieurs présidents sont des scientifiques reconnus (tableau 3). Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, directeur du MNHN, est remplacé à son décès par Édouard Drouyn de Lhuys (figure 8), diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères, proche de Napoléon III. À sa mort, après une année de vacance, Henri-Marie Bouley, vétérinaire et professeur de pathologie comparée au Muséum17, est élu président. Il ne le restera que trois courtes années de 1882 à 1884. Après deux années de vacance qui renforcent l’idée que les candidatures à la présidence sont rares, c’est le fils d’Isidore, Albert Geoffroy Saint-Hilaire qui est élu. Membre fondateur, il accompagne et poursuit l’œuvre de son père que ce soit au sein de la Société (il est élu secrétaire du conseil en 1864 et 1865, puis secrétaire général à partir de 1872 et enfin président de 1887 à 1896) ou au Jardin d’acclimatation qu’il dirige de 1865 à 1893. Il est remplacé à la tête de la Société par Charles-Marie Le Myre de Vilers, haut-fonctionnaire dans l’administration des colonies18, jusqu’à sa démission en 1900. Les deux présidents qui lui succèdent sont des scientifiques issus du Muséum : Edmond Perrier de 1901 à 192119 et Louis Mangin de 1922 à 193420. Ce n’est pas le cas d’Edmond Labbé21 de 1935 à 1938 ni de Georges Thibout22 après 1939. Quatre présidents sont donc des scientifiques professionnels dont trois occupent en même temps la direction du MNHN. Ils président la Société durant 45 ans. Si l’on excepte Albert Geoffroy Saint-Hilaire dont l’itinéraire se situe à mi-chemin entre un scientifique professionnel et un amateur administratif, les quatre autres présidents totalisent 38 années de présidence. Bien d’autres motifs que la réputation scientifique peuvent conduire à l’élection de telle ou telle personnalité. La carrière diplomatique et son appartenance au cercle impérial pour Édouard Drouyn de Lhuys ou le réseau colonial de Le Myre de Vilers ont manifestement pesé.

Nom Prénom

Début

Fin

Durée

Circonstances de cessation de fonction

Geoffroy Saint-Hilaire Isidore

1854

1861

8

Décès

Drouyn de Lhuys Édouard

1862

1880

19

Décès ; De 1878 à 1880, il est président d’honneur mais sans qu’un président soit élu.

Vacance

1881

1

Bouley Henri

1882

1884

3

Décès

Vacance

1885

1886

2

Geoffroy Saint-Hilaire Albert

1887

1896

10

Démission. En 1896, il est président d’honneur.

Le Myre de Vilers Charles-Marie

1897

1900

4

Démission

Perrier Edmond

1901

1921

21

Décès

Mangin Louis

1922

1934

13

Démission

Labbé Edmond

1935

1938

4

Démission

Thibout Georges

1939

1951

13

Décès

Vilmorin Roger de

1952

1966

15

Moyenne (hors vacances)

11

Tableau 3. – Liste des présidents de la Société d’acclimatation (1854-1966).

Fig. 8. – Édouard Drouyn de Lhuys photographié par Ch. Reutlinger (s.d.) (SNPN).

14Une part importante des membres des deux instances dirigeantes que sont le conseil et le bureau sont des scientifiques. Sur 612 dirigeants identifiés entre 1882 et 1939, 360 déclarent une fonction scientifique (59 %) (graphique 2). La deuxième catégorie (fonctionnaires et hommes politiques) ne représente que 15 % des membres. Le monde scientifique domine donc très nettement les autres professions.

  • 23 Afin d’analyser la composition professionnelle de la direction entre 1882 et 1939 chaque individu (...)

Graphique 2. – Composition professionnelle de la direction de la Société d’acclimatation (1882-1939)23.

15Si l’on observe la composition de la direction année après année (graphique 3), on constate que, hormis pour 1938 et 1939, les scientifiques représentent toujours plus de la moitié des dirigeants qui déclarent leur profession.

16Un certain nombre de fonctions au sein de la direction sont particulièrement confiées aux « scientifiques », au moins sur la période allant de 1882 à 1939 (graphique 4) : président (90 %), secrétaire du conseil (77 %), vice-président (63 %), administrateur (63 %), secrétaire général (53 %).

Graphique 3. – Composition professionnelle annuelle de la direction de la Société d’acclimatation entre 1882 et 1939.

Graphique 4. – Composition professionnelle de chaque fonction dirigeante de la Société d’acclimatation (1882-1939).

Graphique 5. – Composition professionnelle du sociétariat de la Société d’acclimatation selon les « listes générales de membres ».

Une société de savants... mais pas seulement

17Nombre de simples membres sont également savants, mais ils ne sont plus majoritaires (graphique 5). Dans la première liste générale, publiée en 1855, sur 777 personnes, 109 sont explicitement liées par leur profession déclarée au monde savant (MNHN, Institut, laboratoires divers, etc.). Ils représentent donc 14 % des sociétaires, soit deux fois moins que la place qu’ils occupaient parmi les fondateurs (14 sur 50 soit 28 %). En 1869, ils sont 260 sur 1 917 sociétaires, soit encore 14 %. La composition sociale de l’ensemble des sociétaires contraste donc avec celle de la direction (graphique 2). Jusqu’en 1900, ce sont nettement les « propriétaires » et les « administration/politique » qui dominent le sociétariat. Les « scientifiques » sont alors très nettement surreprésentés dans les instances dirigeantes.

18Ainsi, dans une société dont le but est clairement la science appliquée, une très large majorité de membres sont des amateurs, ce qui pourrait sembler paradoxal si l’on omettait de considérer que la Société s’est construite à côté des institutions de recherche officielles et en voulant faire œuvre pratique.

  • 24 Osborne, op. cit., 1994, p. 23.

19Née en marge du MNHN par la volonté d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, la Société d’acclimatation lui reste très liée, au moins dans ses premières années, par des relations « amicales » faites d’échanges d’expériences et matérialisées par la présence de chercheurs du MNHN au sein de la Société24. Le caractère savant, bien affirmé dès l’origine par l’organisation, le fonctionnement et la composition de l’association ainsi que la nature de ses travaux et son objet, persiste sur toute la période étudiée et même au-delà car, au XXIe siècle, il reste une des caractéristiques de la SNPN, héritière de la Société d’acclimatation. Il ne recouvre que partiellement la réalité de l’association, ne serait-ce qu’en raison du fort caractère mondain et de la diversité du recrutement.

Entre études théoriques et expérimentations de terrain

  • 25 Aucapitaine H., « Sur le Mouflon de la Corse », Bull. SIZA, 1863, p. 170-173.
  • 26 Carbonnier, « Étude sur les causes de la mortalité des poissons d’eau douce », Bull. SIZA, 1866, p (...)

20L’acclimatation nécessite nombre d’études théoriques mais aussi d’expérimentations. Il est de première importance pour les « acclimateurs » de savoir si telle espèce de ver à soie mange les feuilles de tel arbre présent en France et si la soie qui en est issue est utilisable industriellement. D’autres sociétaires explorent les variabilités internes des espèces et leur adaptabilité à des conditions de vie différentes en vue d’une introduction : le cadre théorique simple de l’acclimatation permet à chacun de tenter l’expérience et nombre d’amateurs s’y emploient. Les questions sur l’évolution font l’objet d’un vif intérêt. Plus concrètement, nombreux sont les auteurs qui écrivent dans le Bulletin pour louer les vertus d’une espèce et promouvoir son introduction. En 1863, le mouflon de Corse (Ovis aries) est ainsi étudié par le baron H. Aucapitaine, qui conclut en ne lui prêtant d’utilité que pour d’éventuels croisements avec les ovins25. Autre exemple, en 1866 M. Carbonnier cherche à comprendre la « mortalité des poissons d’eau douce26 ». Il réalise plusieurs expériences, selon une démarche scientifique qu’il expose en séance, et montre que les poissons résistent mieux à l’augmentation de la température des eaux s’ils peuvent descendre à des profondeurs plus importantes. Il identifie aussi le lessivage par les eaux de pluie des foins récemment coupés comme la cause d’un certain empoisonnement temporaire des eaux superficielles.

  • 27 Duméril Auguste, « procès-verbal de la séance publique annuelle », Bull. SIZA, 1860, p. ii-iv.
  • 28 Osborne, op. cit., 1994, p. 130 sq.
  • 29 Lever, op. cit.; Osborne, op. cit., 1987, p. 320 sq.
  • 30 Dunlap, op. cit.

21En plus d’être un lieu de discussion, la Société pilote dans une certaine mesure les recherches en proposant et en distribuant diverses récompenses, toutes peu ou prou liées à l’acclimatation (figure 9). Par exemple, en 1860, sur les dix-sept prix proposés, on trouve l’introduction en Europe ou en Algérie d’alpacas (Auchenia paco), la domestication de l’hémione (Equus hemionus), du kangourou (Macropus giganteum) et du nandou (Rhea americana), l’introduction d’un poisson alimentaire dans les eaux de l’Algérie, l’acclimatation d’une espèce de ver à soie, la création de nouvelles variétés d’ignames de Chine (Dioscorea batatas), la domestication de l’autruche (Struthio camelus) en France ou Algérie27. En 1929, autre exemple, 80 % du Bulletin porte sur les idées d’acclimatation, même si les concepts et les intérêts ont évolué depuis 1860. Ainsi l’acclimatation constitue bien le cœur battant de la Société, à tel point qu’elle parvient même à créer des émanations régionales28 et étrangères29. Cet engouement n’est pas propre à la France et paraît au contraire irriguer une large partie de l’Europe, et du monde, par les phénomènes de colonisation. Thomas R. Dunlap a parfaitement montré cette dynamique en s’intéressant au façonnement des paysages dans les pays neufs de culture britannique30.

Fig. 9. – Médaille remise à Alexandre Mairet pour l’élevage d’antilopes naines (1888) (SNPN).

22La Société n’hésite pas à financer de nombreux, et coûteux, projets concernant les yacks (figure 10), les vers à soie et surtout les alpacas. Le transport et l’acclimatation de ces animaux génèrent par exemple une très importante dépense en 1860 (64000 francs), heureusement conjoncturelle. Les frais engagés pour l’acclimatation restent à un niveau élevé quoique régulièrement décroissant jusqu’à la fin des années 1860. À partir des années 1870, ce poste devient insignifiant avec environ 1000 francs par an. La Société dispose également de cheptels, dévolus généralement par l’État, qu’elle répartit entre ses membres pour des expérimentations.

Fig. 10. – Yack (Bull. SA, 1854).

Un exemple de science qui associe les amateurs

  • 31 « Procès-verbal de la séance générale du 4 mai 1866 », Bull. SIZA, 1866, p. 232.
  • 32 Millet, « Études sur les oiseaux voyageurs et migrateurs et sur les moyens de les protéger », Bull (...)
  • 33 Source [http://www2.mnhn.fr/crbpo/spip.php?rubrique3]. Consulté le 5 septembre 2011.
  • 34 Émile Oustalet, né le 24 août 1844 à Montbéliard et mort le 23 octobre 1905, est un ornithologue f (...)
  • 35 « Procès-verbal de la séance générale du 28 mars 1884 », Bull. SNAF, 1884, p. 428-429.

23Les travaux ne reposent pas uniquement sur les savants professionnels et leurs institutions mais font largement appel à l’amateur, notamment dans tout ce qui touche au terrain, parfois très explicitement. En 1866, une enquête sur les oiseaux migrateurs est lancée, sous l’égide de M. Millet et le contrôle d’une commission31. Un questionnaire destiné à collecter des renseignements précis auprès « des membres de la Société, qui, répartis dans les divers départements de la France et dans les régions parcourues ou habitées par les migrateurs, pourraient [en] fournir d’utiles » est publié dans le Bulletin32. La finalité de cette enquête est de mieux connaître les périples des oiseaux migrateurs afin d’élaborer une protection internationale adéquate, fondée sur le consensus plus ou moins accepté en faveur des oiseaux insectivores donc utiles à l’agriculture. Conçu pour être simple et donc accessible au plus grand nombre des observateurs, diffusé à tout le réseau de la Société, membres et sociétés affiliées compris, ce questionnaire s’accompagne d’une proposition de norme internationale de marquage des oiseaux capturés et relâchés afin de pouvoir les identifier à nouveau lors d’une recapture ou d’une reprise. On ne sait si cette initiative a pu aboutir à des résultats significatifs car il faut attendre 1911 pour que le baguage débute véritablement en France33. L’idée de constituer un réseau de naturalistes pour observer l’avifaune, notamment de passage, reste toutefois une préoccupation de la Société d’acclimatation. En 1884, Émile Oustalet34, chargé de représenter le ministère de l’Instruction publique au Congrès ornithologique international de Vienne, soutient cette proposition et suggère que les renseignements soient centralisés et vérifiés par des stations régionales qui les adresseraient ensuite à Paris35.

Diffusion, vulgarisation et sensibilisation

  • 36 Yon Jean-Claude, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2010, p. 30

24La diversité intrinsèque de la Société et l’étendue de ses champs d’intérêts font qu’elle doit s’adresser à des publics différents pour diffuser ses travaux car son objectif est bien de voir la science féconder la modernisation agricole et industrielle française, donc avoir des effets dans le monde non-savant. En premier lieu, les informations sont destinées au milieu scientifique, professionnels et amateurs confondus et la Société est d’abord un cercle d’échange d’idées de nature scientifique, illustration de l’époque que Jean-Claude Yon a nommée « le siècle des sociétés savantes36 ».

25En second lieu, elle cherche à informer un public plus large en vulgarisant les connaissances scientifiques produites. Son premier média est le Bulletin car il permet aux amateurs cultivés de développer leurs connaissances en « histoire naturelle », d’acquérir des méthodes expérimentales, de prendre connaissance des controverses, des nouveautés. À leur tour ceux-ci peuvent être des relais auprès des populations, notamment pour combattre les idées reçues, préjugés ou autres superstitions « populaires » et diffuser les avancées scientifiques. Le thème sur lequel s’exprime le plus fortement cette volonté est la protection à accorder aux oiseaux insectivores :

  • 37 Turrel L., « Des moyens... », op. cit., 1865, p. 523.

« Puisque c’est l’ignorance qui est l’ennemi le plus dangereux des oiseaux, le gouvernement devrait chercher à faire pénétrer dans les campagnes des notions simples, claires et familières, sur l’utilité de ces précieux auxiliaires, et sur les dommages qu’entraîne la destruction de leurs nids37. »

  • 38 Girard Maurice, Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de la France, Paris, Hachette, (...)

26Prolongement de la volonté de sensibilisation, la Société estime nécessaire d’éduquer les enfants à la protection des espèces d’oiseaux utiles, par les instituteurs. Sur ce sujet, comme sur d’autres, elle sait obtenir l’appui des autorités. Ainsi en 1878 Maurice Girard, secrétaire du conseil, publie un ouvrage sous les auspices du ministère de l’Instruction publique38, préfacé par le ministre et soutenu par la Société. L’action des instituteurs est considérée comme fondamentale et ils sont les principaux destinataires de l’ouvrage :

  • 39 « Procès-verbal de la séance générale du 7 juin 1878 », Bull. SA, 1878, p. 429.

« Il faut qu’ils [les instituteurs] deviennent non-seulement les éducateurs des enfants dans cette voie nouvelle [la protection des auxiliaires], mais qu’ils continuent cet enseignement dans les cours d’adultes et qu’ils donnent leurs conseils à ces populations laborieuses qui les entourent39... »

27Il semble que les pouvoirs publics en charge de l’éducation aient intégré cette nécessité et que certains instituteurs s’attachent à la mettre en pratique car, en 1882, « il s’est formé dans les écoles primaires des Sociétés pour la destruction des insectes nuisibles et la conservation des oiseaux utiles ». Cette préoccupation s’inscrit dans une tendance éducative générale :

  • 40 Yon, op. cit., 2010, p. 111.

« La vulgarisation ne se développe véritablement qu’après 1850. [...] Dans les années 1880, les républicains au pouvoir soutiennent la vulgarisation, en phase à la fois avec leur politique scolaire et avec leur croyance dans le progrès40. »

Le Jardin d’acclimatation de Boulogne

  • 41 Cf. Osborne, op. cit., 1987, p. 130-191 et op. cit., 1994, p. 98 sq. Consulter également Le Courri (...)

28L’objectif d’acclimatation implique pour la Société une attention particulière à la transmission des connaissances et savoir-faire tirés de ses études et expérimentations. Pour ce faire, cette science appliquée se dote d’un outil qui semble répondre à tous ses besoins : le Jardin d’acclimatation de Boulogne41. En l’inaugurant en 1860, les fondateurs réalisent leur rêve, avec le soutien des autorités, car leur volonté initiale est multiple : faire progresser l’acclimatation en France par l’importation et l’étude d’animaux vivants ; contrôler les expériences d’acclimatation ; assurer la diffusion de ces découvertes auprès des producteurs et industriels mais aussi d’un public pensé comme futur consommateur ; créer un parc animalier à l’ouest de Paris pour la haute société du Second Empire.

L’idée et le projet

  • 42 Jacquemart Frédéric, « Rapport fait au nom du conseil sur la fondation d’un jardin d’acclimatation (...)

29L’idée d’un lieu d’expérimentation dédié à l’acclimatation est à l’origine de la création de la Société. Après les premiers essais réussis, notamment pour les yacks, ce projet est d’autant plus à l’ordre du jour. Le rapport fait par Frédéric Jacquemart, administrateur, lors de la séance générale du 7 mai 1858 est éclairant quant à l’attente d’un jardin spécial : faute de posséder « même le plus modeste jardin », la Société « a dû recourir au zèle éclairé de ses membres pour recueillir et soigner les animaux qu’elle possède, pour semer les graines qui lui parviennent en si grand nombre, et pour cultiver et étudier les plantes qu’elles produisent42 ». Les inconvénients de cette situation sont nombreux : dispersion des expériences, éloignement du terrain par rapport aux savants professionnels, manque de suivi, méconnaissance par le public. Pour résoudre ces difficultés, la solution paraît être la création d’un jardin ouvert au public à Paris.

  • 43 « Procès-verbal de la séance générale du 10 juillet 1857 », Bull. SIZA, 1857, p. 405.
  • 44 « Procès-verbal de la séance générale du 5 février 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 99.
  • 45 « Procès-verbal de la séance générale du 5 mars 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 134.
  • 46 Beaumont-Vassy Edouard, Histoire intime du Second Empire, Paris, 1874, 413 p. Cité par Derex Jean- (...)

30Dès 1857, avant même d’en informer l’assemblée des membres, le projet commence à prendre une forme concrète. En effet, le ministre de l’Intérieur annonce son intention de céder à la Société un terrain du Bois de Boulogne appartenant à la ville de Paris43. Lors de la séance du 5 février 1858, M. Redon, à la fois sociétaire et maître des requêtes au conseil d’État, annonce la fin de l’examen du décret44. Le 5 mars, la signature du décret par l’Empereur est effective45. Une nouvelle fois, les choses vont vite, à la mesure des soutiens que la Société trouve au plus haut niveau de l’État et de l’entregent d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Il est vrai que se concentre ici l’intérêt que l’Empereur attache à la fois au Bois de Boulogne46 et à la Société. Le lieu ayant été défini, la Société s’emploie à fonder une structure pérenne et ad hoc. Elle crée ainsi la « Société anonyme du jardin d’acclimatation de Boulogne » :

  • 47 Jacquemart Frédéric, op. cit., 1858, p. 156. Il cite l’art. 2 des Statuts de la société anonyme du (...)

« [L’objet en est] l’exécution et l’exploitation d’un jardin zoologique d’acclimatation à établir sur la concession de terrain au bois de Boulogne, faite par la ville de Paris, à l’effet d’appliquer et de propager les vues de la Société impériale zoologique d’Acclimatation, avec le concours et sous la direction de cette Société, et, par conséquent, d’acclimater et de répandre dans le public les espèces animales et végétales qui sont ou qui seraient par la suite nouvellement introduites en France, et paraîtraient dignes d’intérêt par leur utilité ou leur agrément47 ».

31La filiation entre Société et Jardin est renforcée par le fait que la souscription des 4 000 actions émises s’effectue au siège de la Société 19 rue de Lille à Paris ainsi que par l’intermédiaire des bureaux du baron de Rothschild, gratuitement car le baron est membre. En acceptant la présidence d’honneur du Jardin, l’Empereur manifeste une nouvelle fois son intérêt et apporte sa caution à l’entreprise.

  • 48 Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, « Deuxième rapport fait au nom du conseil sur la fondation d’un ja (...)
  • 49 « Procès-verbal de la séance générale du 4 juin 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 334-335.
  • 50 Composition du conseil d’administration du Jardin (entre parenthèse fonction occupée dans la Socié (...)

32C’est Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en personne, principal garant scientifique du projet, qui définit la forme et le contenu futurs du jardin en présentant les réalisations nécessaires, les espèces à y faire figurer et en le distinguant de la Ménagerie du MNHN fondée par son père Étienne, qu’il dirige d’ailleurs depuis sa mort48. Le conseil d’administration de la Société propose à l’assemblée générale, réunie le 4 juin 1858 par convocation spéciale, de souscrire 100 actions de la nouvelle compagnie pour un montant de 25 000 francs49. Le lien entre les deux institutions, au départ pure ment programmatique, s’en trouve considérablement renforcé, d’autant que le bureau de la Société anonyme du Jardin est identique au bureau de la Société d’acclimatation50 : tous deux sont conçus pour fonctionner en étroite intelligence.

La réalisation

  • 51 « Procès-verbal de la séance générale du 1er avril 1859 », Bull. SIZA, 1859, p. 158.
  • 52 « Procès-verbal de la séance générale du 15 avril 1859 », Bull. SIZA, 1859, p. 212.
  • 53 « Inauguration du Jardin zoologique d’acclimatation du bois de Boulogne », Bull. SIZA, 1860, p. 51 (...)

33Le 1er avril 1859, il est annoncé en séance que les statuts de la Société anonyme ont été acceptés par le conseil d’État51. Le 2 avril 1859, l’Empereur signe le décret les approuvant52. Le Jardin d’acclimatation a désormais une existence légale. Les travaux commencent en juillet 1859 et l’inauguration a lieu en présence de l’empereur Napoléon III le 6 octobre 186053. Toute la direction de la Société d’acclimatation est là, ainsi que des ambassadeurs et des représentants de divers ministères.

  • 54 Alphand Adolphe, Les promenades de Paris, Paris, Connaissance et mémoires, 2002, 1re éd., 1867-187 (...)

34Initialement, c’est le directeur du jardin zoologique de Londres, M. Mitchell qui est chargé de diriger les travaux. Son décès soudain oblige à nommer un comité composé de sociétaires qui se charge des plans et de la constitution de la première collection d’animaux. Il est aidé par M. Davioud, architecte de la ville de Paris, M. Barillet-Deschamps, architecte-paysagiste du bois de Boulogne et M. Alphand, ingénieur en chef des promenades et plantations de la ville de Paris, tous mis en place par le baron Haussmann, préfet de la Seine entre 1852 et 1870. Le Dr Rufz de Lavison est le premier directeur du Jardin, avec Albert Geoffroy Saint-Hilaire comme adjoint mais c’est Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui reste le maître d’œuvre : aux naturalistes du Muséum, les recherches théoriques ; à la Société, la science appliquée à l’acclimatation ; au Jardin, les essais. On aménage quatre volières, une fausse rivière, une magnanerie, de grandes serres, de nombreux enclos et parquets, un aquarium, pour un coût de 932 000 francs54. On installe toutes sortes d’animaux depuis les vers à soie jusqu’aux rennes ou aux yacks.

  • 55 Baratay Éric, « Le frisson sauvage : les zoos comme mise en scène de la curiosité », Blanchard Pas (...)

35La conception du Jardin est différente de celle de la Ménagerie : il ne s’agit plus de réaliser une collection vivante du plus grand nombre d’espèces mais de donner à voir des animaux utiles que l’on veut rapprocher de l’homme. Les animaux sont moins enfermés et disposent de davantage d’espace même si la monstration reste le principe central des aménagements55. La science s’agrémente alors de futilité :

  • 56 Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, « Discours d’ouverture », Bull. SIZA, 1859, p. xii.

« Utile et agréable, c’est là en effet le double caractère que nous voulons, que nous devons donner au nouveau jardin. Utile pour qu’il soit digne de la Société ; agréable, élégant, pour qu’il soit du parc sans égal où il va trouver place, et de cette élite de la population parisienne, ou plutôt européenne qui fait du Bois de Boulogne, le lieu privilégié de ses délassements56. »

36Entreprise privée contrairement à la Ménagerie, le Jardin se doit de dégager des bénéfices et donc d’attirer des curieux.

  • 57 Osborne, op. cit., 1994, p. 23 et 31.
  • 58 Derex, op. cit., 2012, p. 41-43.
  • 59 Bibliothèque centrale du MNHN, Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, Note sur la ménagerie du Muséum d’h (...)

37Ouvert au grand public, le Jardin d’acclimatation rend ainsi la Science accessible et popularise les tentatives d’acclimatation. Tous les animaux reçus par la Société lui sont ainsi confiés avant d’être éventuellement redistribués parmi les sociétaires. Le Jardin bénéficie de l’arbitrage favorable de Napoléon III, au détriment bien souvent de la Ménagerie du Jardin des Plantes, quand il s’agit de décider l’attribution des animaux importés ou reçus en cadeau par l’État57. Nombreuses critiques, manque récurrent de moyens, perte de l’influence scientifique du MNHN, perte de crédit aux yeux des pouvoirs publics : la Ménagerie semble passée de mode58. Pourtant, une fois élu directeur du MNHN en 1859, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, décidément très proche du pouvoir, obtient 17 ha dans le Bois de Vincennes pour l’agrandir, avec le soutien du ministre de l’Instruction publique et de Napoléon III59. Mais cette tentative reste lettre morte après son décès. Dans les années 1860, avec le soutien d’Édouard Drouyn de Lhuys, la Société d’acclimatation est encore servie en premier et Henri Milne-Edwards, qui dirige alors la Ménagerie, est bien obligé de revoir ses demandes à la baisse. En 1865, Albert Geoffroy Saint-Hilaire, étroitement associé par son père à la conception et à la réalisation du Jardin, succède au Dr Rufz de Lavison comme directeur. Il y restera 30 ans.

Fig. 11. – Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fait les honneurs de la grande serre du Jardin d’acclimatation à Napoléon III et à l’impératrice Eugénie (1860) (SNPN).

Fig. 12. – Plan du Jardin d’acclimatation (SNPN).

  • 60 Rufz de Lavison, « Rapport sur le Jardin d’acclimatation pendant l’année 1863 », Bull. SIZA, 1863.

38Le Jardin remporte rapidement un franc succès, à la mesure de son originalité. Au début de 1861, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire annonce des fréquentations jusqu’à 12 à 17 000 visiteurs par jour et le directeur Rufz de Lavison évoque 900 000 visiteurs pour l’année 186360. Le Jardin, inséré dans le Bois de Boulogne, est devenu un haut-lieu mondain de Paris et de l’Empire.

  • 61 Baratay Éric, « Le frisson sauvage... », op. cit., 2011, p. 79.

39Né de la volonté initiale de son fondateur, le Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne est la grande œuvre de la Société d’acclimatation. Fortement lié initialement aux buts et aux hommes qui animent cette Société, le Jardin représente le modèle de ce qu’elle entend réaliser. À travers lui se matérialisent les nombreux et réels soutiens dans l’administration et le gouvernement. Le Jardin apparaît ainsi comme le témoignage du succès et de la puissance de la Société, dans sa tentative d’appliquer concrètement les idées utilitaristes. Toutefois, le bilan réel semble finalement bien mince et sa réussite globale réside davantage dans l’attraction qu’il exerce sur un large public parisien et profane qui se presse pour découvrir l’exotisme. Ce constat implique pour le Jardin un renouvellement régulier de ses collections s’il veut conserver, avec la nouveauté, l’intérêt du public. Car le public veut des « bêtes curieuses, sauvages, féroces [...] pour se dépayser et rêver aux contrées lointaines » et non des animaux indigènes ou domestiques même exotiques61. Ce faisant le Jardin « oublie » progressivement sa vocation scientifique et néglige son œuvre d’acclimatation. Les liens avec la Société d’acclimatation se distendent alors graduellement jusqu’à ce que la rupture soit consommée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Notes

1 Introduire signifie faire entrer une espèce dans un lieu où elle n’existe pas à l’état sauvage ou domestique.

2 L’acclimatation consiste à accoutumer, habituer, faire vivre et se reproduire une espèce dans un nouveau milieu.

3 Domestiquer signifie rendre l’élevage, la culture possible par l’homme pour l’aider, le distraire, le nourrir.

4 Chansigaud, op. cit., 2013.

5 Baratay Éric, Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 24.

6 Geoffroy Saint-hilaire Isidore, « Discours d’ouverture », Bull. SIZA, 1857, p. xxvi.

7 Genèse, 9, 2.

8 Cans, op. cit., p. 17.

9 Descola, op. cit.

10 Genèse, 3, 17-18.

11 Baratay Éric, L’Église et l’animal : France, XVIIe-XXe siècle, Paris, Cerf, 1996, 382 p. ; « Le christianisme et l’animal. Une histoire difficile », Ecozon@, vol. 2, no 2, 2011, p. 120-138.

12 Bastaire Hélène et Jean, op. cit. Marc Stenger montre à son tour que le christianisme n’est pas obligatoirement anti-écologiste et inversement que l’écologisme n’est pas forcément hors du christianisme. Stenger Marc (dir.), Planète vie, planète mort. L’heure des choix, Paris, Cerf, 2005, 277 p.

13 Stoll Mark, « Les influences religieuses sur le mouvement écologiste français », Mathis et Mouhot (dir.), op. cit., p. 313-326. Article de synthèse historiographique sur ce sujet.

14 Robert Claire, Aux racines de l’écologie. Un nouveau sentiment de la nature chez les écrivains français du XIXe siècle, thèse de doctorat, Paris iii, 2008, 743 p.

15 Baratay Éric, op. cit., 2011.

16 Turrel, « protection aux oiseaux », Bull. SIZA, 1861, p. 194-195.

17 Sur Henri Bouley, consulter Osborne, op. cit., 1997 et Jaussaud et Brygoo, op. cit., p. 91.

18 Charles-Marie Le Myre de Vilers (1833-1918) est un diplomate colonial français. Gouverneur puis député de la Cochinchine, il fut également résident général à Madagascar.

19 Edmond Perrier dirige le MNHN de 1900 à 1919. Cf. infra pour une biographie plus complète.

20 Louis Mangin dirige le MNHN de 1919 à 1931. Cf. infra pour une biographie plus complète.

21 Edmond Labbé effectue toute sa carrière au service de l’enseignement technique. Cf. infra pour une biographie plus complète.

22 Georges Thibout est un parlementaire français [http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?numdept=7025] (consultée le 10/09/2010). Cf. infra pour une biographie plus complète.

23 Afin d’analyser la composition professionnelle de la direction entre 1882 et 1939 chaque individu a été comptabilisé autant de fois que d’années passées en fonction. Les données sont absentes pour les années 1890, de 1892 à 1894, de 1896 à 1904, 1915, 1916, 1917, 1918 et 1935. Avant 1882, la profession n’est pas indiquée. Les membres n’indiquant pas de profession ont été exclus de l’analyse qui porte ainsi sur 612 occurrences. Six mondes professionnels ont été individualisés : « Scientifiques » (chercheurs, professeurs appartenant à des institutions savantes, de recherche ou d’enseignement, docteurs et autres diplômés en sciences) ; « Affaires » (désigne ceux qui exercent une activité dans le monde des affaires (industriels, banquiers, manufacturiers, agent de change...) ; « Administration/Politique » (fonctionnaires, responsables ou anciens responsables politiques ou gouvernementaux) ; « propriétaires » ; « Droit » (professionnels du droit comme les avocats, les notaires...) ; « Agriculture » (personnes en lien avec le monde agricole comme les agriculteurs mais surtout les membres d’une académie d’agriculture, d’un comice agricole) ; « Autres ». Michael A. Osborne a retenu les mêmes catégories à l’exception du « droit » (op. cit., 1987).

24 Osborne, op. cit., 1994, p. 23.

25 Aucapitaine H., « Sur le Mouflon de la Corse », Bull. SIZA, 1863, p. 170-173.

26 Carbonnier, « Étude sur les causes de la mortalité des poissons d’eau douce », Bull. SIZA, 1866, p. 603-608.

27 Duméril Auguste, « procès-verbal de la séance publique annuelle », Bull. SIZA, 1860, p. ii-iv.

28 Osborne, op. cit., 1994, p. 130 sq.

29 Lever, op. cit.; Osborne, op. cit., 1987, p. 320 sq.

30 Dunlap, op. cit.

31 « Procès-verbal de la séance générale du 4 mai 1866 », Bull. SIZA, 1866, p. 232.

32 Millet, « Études sur les oiseaux voyageurs et migrateurs et sur les moyens de les protéger », Bull. SIZA, 1866, p. 272-282.

33 Source [http://www2.mnhn.fr/crbpo/spip.php?rubrique3]. Consulté le 5 septembre 2011.

34 Émile Oustalet, né le 24 août 1844 à Montbéliard et mort le 23 octobre 1905, est un ornithologue français. En 1884, il est assistant-naturaliste au MNHN. Il présidera la SZF en 1893 et sera administrateur de la Société d’acclimatation en 1892 et 1905.

35 « Procès-verbal de la séance générale du 28 mars 1884 », Bull. SNAF, 1884, p. 428-429.

36 Yon Jean-Claude, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2010, p. 30.

37 Turrel L., « Des moyens... », op. cit., 1865, p. 523.

38 Girard Maurice, Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de la France, Paris, Hachette, 1878.

39 « Procès-verbal de la séance générale du 7 juin 1878 », Bull. SA, 1878, p. 429.

40 Yon, op. cit., 2010, p. 111.

41 Cf. Osborne, op. cit., 1987, p. 130-191 et op. cit., 1994, p. 98 sq. Consulter également Le Courrier de la Nature. Spécial SNPN 150e anniversaire, 213, juin 2004, p. 42-45. Je recommande enfin l’ouvrage récent de Jean-Michel Derex, op. cit. En ce qui concerne les zoos, l’ouvrage de référence reste Baratay et Hardouin-Fugier, op. cit.

42 Jacquemart Frédéric, « Rapport fait au nom du conseil sur la fondation d’un jardin d’acclimatation sur les terrains concédés à la société par la ville de Paris », Bull. SIZA, 1858, p. 155.

43 « Procès-verbal de la séance générale du 10 juillet 1857 », Bull. SIZA, 1857, p. 405.

44 « Procès-verbal de la séance générale du 5 février 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 99.

45 « Procès-verbal de la séance générale du 5 mars 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 134.

46 Beaumont-Vassy Edouard, Histoire intime du Second Empire, Paris, 1874, 413 p. Cité par Derex Jean-Michel, Histoire du Bois de Boulogne. Le Bois du roi et la promenade mondaine de Paris, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 158.

47 Jacquemart Frédéric, op. cit., 1858, p. 156. Il cite l’art. 2 des Statuts de la société anonyme du Jardin d’acclimatation.

48 Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, « Deuxième rapport fait au nom du conseil sur la fondation d’un jardin d’acclimatation au bois de Boulogne », Bull. SIZA, 1858, p. 231-237.

49 « Procès-verbal de la séance générale du 4 juin 1858 », Bull. SIZA, 1858, p. 334-335.

50 Composition du conseil d’administration du Jardin (entre parenthèse fonction occupée dans la Société d’acclimatation) : président, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (président) ; vice-présidents, Marc de Beauvau, Édouard Drouyn de Lhuys, Antoine Passy, M. Richard (du Cantal) (vice-présidents) ; secrétaire général, comte d’Éprémesnil (secrétaire général) ; secrétaires, Auguste Duméril et E. Dupin (secrétaires). Parmi les 26 autres membres du conseil d’administration du Jardin, 21 appartiennent à la Société d’acclimatation.

51 « Procès-verbal de la séance générale du 1er avril 1859 », Bull. SIZA, 1859, p. 158.

52 « Procès-verbal de la séance générale du 15 avril 1859 », Bull. SIZA, 1859, p. 212.

53 « Inauguration du Jardin zoologique d’acclimatation du bois de Boulogne », Bull. SIZA, 1860, p. 519-521.

54 Alphand Adolphe, Les promenades de Paris, Paris, Connaissance et mémoires, 2002, 1re éd., 1867-1873, p. 110.

55 Baratay Éric, « Le frisson sauvage : les zoos comme mise en scène de la curiosité », Blanchard Pascal et al. (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011, p. 77-84.

56 Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, « Discours d’ouverture », Bull. SIZA, 1859, p. xii.

57 Osborne, op. cit., 1994, p. 23 et 31.

58 Derex, op. cit., 2012, p. 41-43.

59 Bibliothèque centrale du MNHN, Geoffroy Saint-Hilaire Isidore, Note sur la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle et sur l’utilité d’une succursale ou annexe aux environs de Paris, 1860. Cité par Derex, op. cit., 2012, p. 44.

60 Rufz de Lavison, « Rapport sur le Jardin d’acclimatation pendant l’année 1863 », Bull. SIZA, 1863.

61 Baratay Éric, « Le frisson sauvage... », op. cit., 2011, p. 79.

Table des illustrations

Légende Fig. 8. – Édouard Drouyn de Lhuys photographié par Ch. Reutlinger (s.d.) (SNPN).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
Légende Graphique 2. – Composition professionnelle de la direction de la Société d’acclimatation (1882-1939)23.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 37k
Légende Graphique 3. – Composition professionnelle annuelle de la direction de la Société d’acclimatation entre 1882 et 1939.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-3.jpg
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Légende Graphique 4. – Composition professionnelle de chaque fonction dirigeante de la Société d’acclimatation (1882-1939).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-4.jpg
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Légende Graphique 5. – Composition professionnelle du sociétariat de la Société d’acclimatation selon les « listes générales de membres ».
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 545k
Légende Fig. 9. – Médaille remise à Alexandre Mairet pour l’élevage d’antilopes naines (1888) (SNPN).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-6.jpg
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Légende Fig. 10. – Yack (Bull. SA, 1854).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-7.jpg
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Légende Fig. 11. – Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fait les honneurs de la grande serre du Jardin d’acclimatation à Napoléon III et à l’impératrice Eugénie (1860) (SNPN).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-8.jpg
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Légende Fig. 12. – Plan du Jardin d’acclimatation (SNPN).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/89160/img-9.jpg
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