1À l’origine de l’entrée de la famille Le Brun dans la noblesse, Jacques, sieur de Kerprat, qui investit beaucoup de sa personne et de son argent pour accéder à ce qui demeurait à ses yeux le couronnement suprême de sa réussite dans les affaires. Abordons le personnage à travers ses origines sociales, son rôle dans l’administration municipale et sa fortune sans laquelle il lui aurait été impossible de concrétiser ses rêves d’ascension sociale.

Ses origines sociales

2Jacques Le Brun est issu d’une famille bourgeoise comme il en existe beaucoup à Guingamp dans la première moitié du xvii^e siècle : une famille comptant de nombreux enfants, évoluant dans le milieu marchand et pratiquant l’endogamie socioprofessionnelle – du moins en ce qui concerne les garçons.

Appartenance à une famille nombreuse

3Baptisé le 23 novembre 1612 dans l’église paroissiale de Notre-Dame, Jacques Le Brun est le huitième de douze enfants que comptera le couple formé par Elie Le Brun et Mathurine de la Grève. Mariés en 1600
à Guingamp, ceux-ci donneront naissance, de 1602 à 1621, à au moins quatre garçons et huit filles qui ne survivront pas tous : quelques-uns décéderont très jeune telle Jeanne, morte le 26 juin 1631 « en l’aage de dix
ans […] de maladie contagieuse », d’autres un peu plus âgés comme Marguerite, disparue le 15 octobre 1622 alors qu’elle était l’épouse de Jean Mauvoys, ou Jaquette « espouse de son vivant de messire Jacques Chaillou sieur des Alleex » décédée le 22 mai 1625, trois mois après son mariage. Au xvii^e siècle, sur cent enfants nés vivants, seulement cinquante parvenaient à l’âge de dix ans : beaucoup mouraient au cours de leur première année1 et encore dans les quatre années suivantes, le phénomène s’atténuant seulement entre cinq et dix ans2. Cette hécatombe touchant les nourrissons et les jeunes enfants s’explique tant par les accidents survenant après la naissance, les maladies de l’enfance telles la diarrhée et la variole, que par le fait que l’enfant est une victime toute désignée des épidémies, maladies pulmonaires, dysenterie bacillaire ou des famines et disettes qui sévirent tout au long du xvii^e siècle. Ce tragique destin a peut-être été celui de Jean, d’Isabelle, d’Hélène, d’Elie et d’Yves, autres enfants d’Elie Le Brun et de Mathurine de la Grève, mais dont nous ignorons tout. Aucune table des sépultures à Guingamp ne les mentionne. Peut-être sont-ils morts à l’extèrieur de la cité, chez une nourrice : une fille du notaire guingampais Pierre Hamon, baptisée Elisabeth le 8 février 1691, est décédée le 29 mai suivant chez sa nourrice à Lanrodec3. Il était d’usage que les familles de la bourgeoisie aisée envoient leurs nouveau-nés en nourrice aussitôt après le
baptême4, souvent pour une durée d’un an, chez un couple demeurant en général non loin du domicile des parents, dans un rayon n’excédant
pas quinze kilomètres. Pierre Hamon agira ainsi avec ses enfants, les remettant aux soins de nourrices établies à Saint-Laurent, Saint-Adrien, Plouagat-Châtelaudren ou Lanrodec. De même, son père avant lui : avocat à Lantréguier, Jan Hamon confia l’allaitement de sa progéniture à des femmes de Pleubian, Hengoat, Plouguiel, Pleudaniel, Tréguier, Coatréven, Ploubazlanec et Trédarzec.

4Mais les sept enfants d’Elie Le Brun et de Mathurine de la Grève ont pu aussi trépasser à Guingamp âgés seulement de quelques semaines, mois ou années : ce n’est qu’à partir du 9 décembre 1626 que fut prise la décision, « pour la plus grande commodité du peuple », de « marquer doresenadvant » « la mort de ceux qui [décéderaient] soubz l’aage de discretion » – sachant que « devant ce jour on ne [la] marquoit point ». Jusqu’à sept ans environ, les enfants n’étaient donc pas pris en compte dans les registres de sépultures. Dernière hypothèse : ces enfants ont quitté Guingamp quand ils se sont mariés. Toutefois, s’agissant des filles, la cérémonie de mariage aurait probablement été célébrée dans l’église Notre-Dame. À cette époque (cela reste encore vrai aujourd’hui), l’union se déroule plutôt dans la paroisse de domicile de la future épouse. Or, la table des mariages n’en fait pas état. On peut donc penser que ces enfants disparurent très jeunes.

5L’union féconde d’Elie Le Brun et de Mathurine de la Grève n’a rien d’extraordinaire au xvii^e siècle. Il suffit de consulter la table des baptêmes des quatre paroisses guingampaises pour y relever l’existence de nombreux couples prolifiques. On trouve des familles nombreuses autant dans la noblesse que dans la bourgeoisie et dans le milieu artisan, au xvii^e comme au xviii^e siècle.

Né de parents marchands bourgeois

6Jacques Le Brun est issu de la bourgeoisie aisée. Elie Le Brun est décédé à Notre-Dame de Guingamp le 16 août 1643 à l’âge d’environ 80 ans. Nous ignorons sa date et son lieu de naissance ou de baptême. Le sieur de Kerprat s’est peut-être installé dans la cité à la suite de son mariage avec Mathurine de la Grève. S’il n’est pas natif de Guingamp, Elie pourrait quand même être originaire de la région, F. Dobet lui attribuant des liens de parenté avec Jean Le Brun, de Kermorvan à Saint-Agathon, qui fut évêque de Tréguier de 1371 à 1378, et « volontiers habita Guingamp où il possédait une maison5 ». De plus, le lieu noble de Kerprat se situe non pas à Ploumagoar comme l’écrit Dobet, mais dans la paroisse du Merzer.

7Une autre incertitude concerne cette fois l’activité commerçante d’Elie Le Brun. F. Dobet – l’une de nos principales références relatives au personnage – présente le sieur de Kerprat comme un marchand de vin qui aurait réalisé « une confortable aisance » grâce à la pratique d’une activité encore très lucrative au xvii^e siècle. Les archives n’en disent mot. On peut néanmoins penser que Jacques Le Brun, lui-même marchand de vin, a poursuivi l’activité de son père aux affaires duquel il était déjà mêlé en 1634. De plus, si Elie a pu épouser Mathurine de la Grève, membre d’une des plus importantes familles bourgeoises guingampaises, c’est qu’il disposait d’arguments financiers de poids indispensables à la réalisation de cette union. Jean de la Grève et Marguerite Rigollet n’auraient pas accordé la main de leur fille à un homme incapable de l’entretenir et n’occupant pas au moins le même rang social6. Or, à la fin du xvi^e siècle en Bretagne, le commerce du vin est florissant et donc source de profits pour qui s’y adonne.

8En revanche, nous sommes sûrs que grâce à Elie, une branche de la famille Le Brun s’implante durablement à Guingamp, alors qu’une autre fait souche à Nantes. Même s’il n’est pas originaire de Guingamp, il s’intègre parfaitement à la vie politique, sociale et économique de la cité. Le sieur de Kerprat exerça pendant un an, à partir du mercredi des Cendres 17 février 16167 jusqu’au 8 février de l’année suivante, la prestigieuse charge de maire de la ville. Qu’Elie Le Brun ait été désigné pour remplir cette fonction prouve combien il devait être estimé de ses concitoyens et qu’ils lui accordaient leur confiance pour gérer au mieux les affaires de la communauté. Le maire de Guingamp était un très haut personnage. Seul député aux Etats de Bretagne en tant que représentant des intérêts de la communauté8, ayant parfois des procès à soutenir pour le compte de cette dernière, sans oublier que « dans les cérémonies officielles il marche en tête » de messieurs les Nobles Bourgeois, seulement précédé du héraut de la ville, il jouait « dans la communauté, un rôle considérable », voire même « assez délicat en certaines occasions ». Ajoutons que les divers devoirs de sa charge l’amenant à se déplacer souvent hors de Guingamp, le maire percevait de la communauté un peu d’argent en remboursement de ses faux frais. Cependant, pour un marchand bourgeois, l’exercice du « mandat » de maire influait généralement de manière négative sur ses affaires personnelles : il pouvait rarement travailler efficacement pour la communauté et pour son propre compte. Ainsi le sieur de Keravel Marc de Rocquancourt, institué maire le 22 février 1640, supplia au terme de son année de fonction qu’on lui alloue la somme de cent livres tournois : il avait « esté diverty pendant l’an de sadicte charge de touttes ses affaires particullieres pour entendre a celles de ladicte Comunautté et [avait] faict plusieurs fraits et despences qu’il n’a voullu rediger au present compte pour obvier a longueur » ! On ne sait s’il en fut de même pour Elie Le Brun, si son commerce eut à souffrir du temps consacré aux intérêts de la communauté ou s’il parvint au contraire à concilier le tout. Que les responsabilités d’Elie Le Brun au sein de la communauté de ville se soient limitées à cette seule année de charge ne signifie pas que, par la suite, il cessa de s’intéresser aux affaires de la cité. Au contraire, en 1628, il était directement concerné par la peste régnant à Guingamp depuis le mois de novembre 1627 : une délibération précisant que « quelques particuliers bourgeoix de la dicte ville prendroient par chacune sepmaine chacun a son tour et rang le soing de faire traicter lesdicts mallades » lui commanda de remplir ce rôle pour la semaine du 31 janvier 1628. En échange de la fourniture de drogues et de médicaments aux malades9, le sieur de Kermouster Yves Chaillou, alors maire et miseur de Guingamp, lui paya la somme de 4 L 6 s.

9En 1633, Elie Le Brun eut une autre occasion de montrer tout l’intérêt qu’il accordait au bien-être de la cité et au bon fonctionnement de son administration. Il avanca une somme de 531 L 5 s tournois à la communauté de ville « pour employer aux affaires urgentes » de cette dernière. Il ne fit « ledit prest que par gratification et [pour] faire plaisir audit sieur de Moullinet ensemble a ladicte Communaulté10 ».

10Le sieur de Kerprat était un homme respectable. C’est d’ailleurs chez lui que vinrent demeurer, du 3 mars au 10 avril 1624, monsieur et madame de Kergomar (parents de l’ancien gouverneur de la cité) avant de s’en retourner chez eux au Guermorvan.

Un mariage sans surprise

11Mathurine de la Grève meurt à Guingamp le 27 mars 1626 « d’une maladie d’hydropisie trois ou quatre ans après avoir icelle hydropisie formée ». Elie Le Brun se retrouve seul pour s’occuper de l’établissement de leurs enfants encore à marier, tels que Jacques et Marie. Leurs alliances avec des familles de la bourgeoisie et de la noblesse guingampaises reflètent assez bien l’étendue des relations que le sieur de Kerprat était parvenu à se créer. Déjà, il avait choisi pour ses progénitures des parrains et marraines au sein de puissantes familles comme les Le Goff, Rigollet, Fougeré et Chaillou. Les enfants atteignant l’âge au mariage, Elie Le Brun renforce ces réseaux d’amitié : sa fille Marguerite épouse, le 14 juillet 1622, Jean Mauvoys11 et Jaquette se marie, le 6 février 1625, avec Jacques Chaillou sieur des Allées dont un membre de la famille, Michel Chaillou sieur de Ruporzou, avait été maire (1611-1612) et administrateur de l’Hôtel-Dieu (1621-1622) avant d’administrer les biens de l’église Notre-Dame (1623-1639). Il fallait donc s’attendre à ce qu’Elie Le Brun envisage pour Marie un tout aussi bon parti, un homme issu d’une famille tout autant respectable que respectée et élevée dans la hiérarchie sociale. Ce gendre fut Claude du Parc sieur de la Haye qui épousa Marie le 25 septembre 1639 à Notre-Dame de Guingamp. De cette union naquit quelques mois plus tard une petite fille baptisée Anne le 18 juin 1640, tenue sur les fonts baptismaux par le sieur de Kerprat et la dame de Trohadiou Anne du Parc, grands-parents maternel et paternel de l’enfant.

12Quant à son fils Jacques, il épousa Béatrice Couppé le 28 avril 1642 à Guingamp. L’union était assortie puisque la jeune femme était fille de Bertrand Couppé « sieur de la Longueraye et de Keroger » et de Isabeau Petit, marchands de la cité. Bertrand Couppé est né le 15 avril 1596 à Saint-Ouen d’où est originaire la famille. Il épouse Isabeau Petit le 19 mai 1622 à Notre-Dame de Guingamp où il s’est installé. Le couple donne naissance à deux filles : Jeanne, baptisée le 30 novembre 1623 mais décédée en bas âge puis Béatrice, baptisée le 19 décembre 1624 ; elle vivra près de soixante-douze ans. Sans connaître la nature exacte du commerce qu’ils pratiquaient, on sait cependant qu’ils vendaient du plomb et que leurs affaires se portaient plutôt bien : en 1644, Bertrand Couppé prête la somme de trois cents livres tournois à son gendre Jacques Le Brun, alors maire de Guingamp, pour « subvenir a affaire pressée de sadicte charge ».

13Le père de Béatrice n’exerça aucune charge au sein de la communauté de ville de Guingamp, à la différence de son parent Julien Couppé sieur de la Vallée12, élu maire le 29 février 1626.

14Jacques Le Brun et la fille des sieur et dame de la Longueraye appartenaient donc tous deux au milieu de la bourgeoisie commerçante de Guingamp. On peut même employer l’expression d’endogamie à la fois sociale et géographique pour désigner leur mariage.

L’appel des honneurs

15Comme son père, Jacques Le Brun a connu les honneurs au sein de la communauté de ville, ayant été tour à tour maire, administrateur de l’Hôtel-Dieu et administrateur de l’église Notre-Dame.

Maire de Guingamp

16Jacques Le Brun fut institué « mair procureur et miseur » de Guingamp le 10 février 1644. Comme ses prédécesseurs, il prêta « le serment » le jour même de son élection et se vit délivrer par le sieur de la Villecariou « l’hermine d’argent dont il avoit eté chargé avec la clef de la chambre ou est la poudre13 ». Une autre tradition voulait que le nouveau maire-comptable offre, le jour de son entrée en fonction, plusieurs collations. Une première à « messieurs les juges, procureur fiscal et greffier de la cour des Bourgeois et auditeurs des comptes », ainsi qu’au précédent maire et à quelques notables de la cité : le 22 février 1640, le sieur de Keravel Marc de Rocquancourt avait offert des dragées, des confitures et du vin pour la somme de douze livres tournois. Une deuxième au père prédicateur qui prêchait le carême dans la ville et à « d’anciens et notables personnes » de Guingamp. Enfin, une troisième le lendemain de son institution le « jeudi absollu audict predicatteur ainsy que l’on a de tout temps acoustume faire et observer en ladicte ville ou [assistent] messieurs les viccaires et nombre des plus notables bourgeois de la ville ladicte collation composée de vin pain dragée et confitture » : en février 1640, Marc de Rocquancourt avait dépensé six livres tournois.

17Ces frais étaient pris en charge par la communauté de ville. Ce n’était pas les seules dépenses que le maire devait traditionnellement effectuer au cours de son mandat. Pour preuve, cette remontrance du sieur de Keravel Rocquancourt affirmant que « suivant la forme ordinnaire observé de temps precedent entre lesdicts sieurs Bourgeoix et habittants de ceste ville il auroit fourny et baille le dinner le jeudy prochain precedant le commencement du Caresme auquel jour de jeudy se faict de toutte ancienetté la tenu et dellivrance des generaux pleds nez de la court et juridiction desdicts sieurs bourgeois auquel dinner assisterent mrs les officiers de ladicte juridiction mairs auditteurs des comptes desdicts sieurs bourgeois mrs les viccaires et sacriste de l’eglise Nostre Dame de Guingamp et nombre des nottables habittants de ceste ville14 ». Ce dîner avait coûté 120 livres tournois. Ajoutons enfin que le maire devait encore offrir un dîner à sa sortie de charge, le mercredi des Cendres « d’appres avant la creation d’un nouveau mair pour l’année serguante comme est accoustumé de toutte anticquite en ladicte ville ». Le 16 février 1611, Jan Bachelier sieur de la Fontaine Blanche s’est acquitté de cette obligation pour la somme de 64 livres tournois.

18Jacques Le Brun n’eut pas un mandat de maire facile. Le 30 octobre 1644, « n’aiant deniers suffisans de ladicte Communaulté pour subvenir aux necessités de sa charge et grandes affaires », il a du prendre « a interest au denier saize d’avecq noble homme Sereuné Houssin sieur du Fresne docteur en medecine la somme de mille livres tournois ». Ce besoin d’argent est peut-être lié à une délibération prise le même jour par la communauté de ville, ordonnant que « l’on feroit aux propres frais de ladicte communaulté presant a Madame de la Selandaye Le Febvre d’une hacquennée vallente la somme de quattre centz livres tournois15 ». Quelques mois plus tôt, le 8 juillet, Jacques Le Brun avait déjà emprunté trois cents livres à son beau-père. Avait -il été contraint à demander ce prêt parce qu’il avait dû obéir à une délibération de la communauté enjoignant de faire « presant a madame la senechale dudit Guingamp a sa bien venue et entrée en la dicte ville d’un bassin et esguiere d’argent et de la collation de confiture et ypocras » ? On pourrait le croire, sachant que la dépense totale s’éleva à 634 livres et que l’arrivée d’Anne du Boisboissel – épouse du sénéchal de Guingamp Marc Antoine de la Boëssière seigneur de Lannuic et de Lopriac depuis le 6 juin 1644 – eut lieu le 26 juin. Un pareil cadeau en seul signe de bienvenue à la fille du défunt sieur de la Fausseraffray entamait sérieusement les finances de la communauté. Au cours de son année à la tête de la communauté de ville, le sieur de Kerprat eut d’autres grandes dépenses comme celles liées au logement et à la nourriture de vingt prisonniers espagnols. Les 19 soldats et leur sergent étant demeurés près de 135 jours à Guingamp, ils coûtèrent 815 L 18 s tournois à la communauté. On imagine avec quel soulagement elle accueillit leur départ.

19L’exercice de la charge de maire n’était donc pas de tout repos. Les problèmes financiers étaient fréquents mais l’élu devait faire montre de ses capacités de gestionnaire et prouver que ses concitoyens avaient eu raison de lui accorder leur confiance.

Administrateur de l’Hôtel-Dieu

20L’expérience difficile de la conduite des affaires de la communauté ne découragea nullement Jacques Le Brun qui sollicita et obtint, le 6 mars 1647, la charge de « gouverneur et administrateur des Biens et Revenus de la maison Dieu et hopital » de Guingamp. Nommé à la suite du sieur de Rocquancourt et après avoir « preté le serment » d’usage, il occupa cette fonction deux années consécutives, avant de céder sa place le 17 février 1649 au sieur de la Villehoel.

21On ne sait pas grand chose de la manière dont le sieur de Kerprat gouverna l’Hôtel-Dieu

22Il a eu à faire effectuer de menus travaux de réparation aux édifices de l’hôpital alors que son prédécesseur avait déjà obtenu de la communauté de ville une somme de 1 200 livres pour subvenir aux réparations nécessaires. Les délibérations de la communauté témoignent de la fréquence des réfections apportées au patrimoine immobilier de l’Hôtel-Dieu. Ainsi le 8 mars 1628, l’hôpital étant « en indigence de réparations », la communauté s’engagea à descendre sur les lieux pour faire un procès-verbal des travaux à exécuter. Le 17 septembre 1658, des maisons appartenant à l’Hôtel-Dieu réclamaient une pressante remise en état. Le 20 octobre 1699, un cellier menaçant ruine inquiéta les membres de la communauté : ils enjoignirent aussitôt au gouverneur en place (le sieur Rohello Le Leizour) d’y remédier promptement. Le 9 février 1622, les nobles bourgeois de la communauté ordonnaient au nouveau gouverneur de l’hôpital (Jan de la Grève) de visiter l’Hôtel-Dieu tous les trois mois, voire plus souvent, pour évaluer la nécessité des pauvres mais surtout se rendre compte de l’état du bâtiment. Preuve qu’ils étaient conscients de la dégradation rapide de l’établissement qui devait donc être contrôlé régulièrement. Reste à savoir si Jacques Le Brun disposa toujours des fonds nécessaires à la réalisation des travaux : à la fin de l’année 1695, n’ayant pas l’argent disponible pour remettre en état une maison tombée en ruine, la communauté conseilla au gouverneur (le sieur de Kerlanno Le Luduec) de faire « bannir aux prônes des grandes messes ceux qui voudront rétablir cette maison pour en jouir certain temps ou la prendre à titre de cens ».

23Le fait que le gouverneur n’était pas tenu de rendre compte de sa gestion, la communauté de ville se fiant entièrement « à la probité » de l’administrateur, explique que l’on en sache si peu sur le passage de Jacques Le Brun à la tête de l’Hôtel-Dieu.

Administrateur de l’église Notre-Dame

24Les archives évoquant sa charge de « gouverneur-administrateur des biens et revenus de l’église de Notre-Dame de Guingamp » sont plus nombreuses. Jusqu’à la Révolution, l’église paroissiale de Notre-Dame est administrée au temporel par des gouverneurs sous le contrôle du général de la paroisse, ici la communauté de ville16. Jacques Le Brun fut nommé pour la première fois à cette fonction le 26 février 1653, succédant à François Le Goff sieur de Kereven et Pierre Allain sieur de Kercado.

25Devant rendre compte de sa gestion à sa sortie de charge, le gouverneur était « responsable pécuniairement de son administration17 ». À lui de bien gérer les fonds de la fabrique. La tâche était délicate, sachant qu’il est toujours plus facile de dépenser de l’argent que d’en obtenir. Les frais étaient importants. Chaque année, il fallait payer les gages de plusieurs personnes attachées au service de l’église Notre-Dame : en 1676-1677, le gouverneur Philippe Even sieur de Launay remit 8 livres au vicaire nommé Le Bricquer, 242 L 6 s au sieur Pellart prêtre organiste, 12 livres à Jan Vibert, 90 livres au sieur de la Foroy, 12 livres à Allain Gollen et 24 livres à Jean Le Guern, tous quatre serviteurs de l’église paroissiale. Il était aussi de coutume d’offrir la collation aux vicaires et prêtres de Guingamp la veille du Pardon et le jour du Sacre : en 1676, chacune coûta respectivement 20 livres et 4 livres. D’autres frais annuels étaient communs à chaque gouverneur. Ainsi l’achat de vin pour le service religieux : le sieur de Launay déboursa au moins 84 livres pour deux barriques de vin prises chez les marchands Le Goff de Kervegan et Fougeré de Kermau. La confection des draps mortuaires qui, en 1676-1677, d’après la quittance de la marchande du Pont Adam, revint à 103 L 6 s 6 d « tant pour l’estoffe que façon ». Ou encore les dépenses liées à l’oratoire comme, par exemple, le balayage du haut de l’église et l’achat de chandelles de suif : ces frais montèrent à 20 L 7 s sous l’administration de Philippe Even. Ne pas oublier non plus pour les lampes de l’église, l’achat d’huile que fournit en 1676 le marchand Le Gaudu pour 78 livres et l’acquisition de cierges blancs que le sieur de Launay fit venir de Rennes la même année pour 74 livres. Les commandes de livres liturgiques et de « verrines » à mettre aux lampes de l’église étaient en revanche plus occasionnelles.

26De nombreuses autres dépenses étaient directement liées aux réparations et aux aménagements intérieurs de l’église paroissiale. En 1676-1677, le gouverneur acheta pour 2015 livres d’ornements en provenance de Paris, versa 261 L 14 s 3 d à plusieurs marchands guingampais pour des « marchandises et garnitures fournies pour garnir les ornements effectués », ainsi qu’à des tailleurs « pour l’œuvre de main », paya 27 livres à la demoiselle de Kermeur Desjaulnay qui fournit une « presse » pour le service de l’église, dépensa 8 L 5 s pour seize livres et demie d’étain destinées à accommoder l’étain de l’église Notre-Dame, paya 37 livres au pintier Pierre Guiton « pour le plomb fourni et l’œuvre de ses mains », 32 L 7 s au serrurier Boucheri, 80 L 15 s au menuisier Etienne Le Guen « pour avoir fait deux grands carrés pour mettre une vitre en place et un trailly à la fenêtre et le marche pied du grand autel », 77 livres au vitrier maître Claude Geffroy « pour deux grandes vitres » et l’accommodement de quelques autres, et enfin 27 L 15 s au couvreur d’ardoises Allain Gouezel. Il fallut encore dépenser 30 L 7 s pour faire des cordes à toutes les cloches de l’église Notre-Dame et payer la somme de 15 L 3 s aux hommes chargés de les accommoder. La même année, Philippe Even dut également faire procéder à la réfection des petites maisons dépendant de l’église. À cette occasion, il fit appel à des maçons, charpentiers, couvreurs d’ardoises, menuisiers, maîtres pintiers et serruriers qui lui coûtèrent ensemble 315 L 18 s.

27En raison de leur nature, ces dépenses variaient d’une année sur l’autre mais aucun gouverneur n’y échappa. Il suffit de lire les délibérations de la communauté de ville. En mars 1656, Jacques Le Brun dut résoudre le problème posé par la tour de l’horloge, cette dernière menaçant « ruine et […] en danger evident de tomber » sur la maison de Jean de Kerret sieur du Plessix. Le sieur de Kerprat eut encore bien d’autres travaux à superviser et à payer. Sans doute trop à son goût puisque, le 29 février 1660, il fit savoir à la communauté de ville que « le revenu d’icelle esglise estoit basfant ni suffisant tant pour l’entretien et reparations de ladicte esglise que pour autres choses qu’il convenoit faire incessament ». Son problème était d’autant plus épineux qu’en sa qualité de gouverneur, il lui fallait encore « paier au sieur Pelard organiste la somme [annuelle] de deux centz 40 livres » tournois pour ses gages. « En impuissance de satisfaire a tous les frays cy dessus », Jacques Le Brun supplia la communauté de lui trouver un successeur. À la tête de l’administration de l’église Notre-Dame depuis 1653 (il a été reconduit le 1^er mars 1655), le sieur de Kerprat pensa donc démissionner après sept années de charge18. Mais il n’en fut rien, la communauté le maintenant dans ses fonctions « parce que doresnavant chacque mair en charge auroit paié audict sieur Pellart » la somme de cinquante livres tournois par an. Ce « geste » des nobles bourgeois diminuait certes le montant des gages de l’organiste, mais n’effaçait pas d’autres dépenses qui grevaient plus fortement le budget de l’église Notre-Dame. Le sieur de Kerprat s’en contenta néanmoins.

28Deux autres circonstances conduisaient le gouverneur de l’église à délier les cordons de la bourse. D’abord, lorsqu’il fallait venir en aide aux enfants trouvés sur le territoire de la paroisse. En exécution d’une ordonnance de la prévôté de Guingamp, le sieur de Kermebel Bertherand fut convié, à la fin de l’année 1702, à payer la somme de 19 L 10 s pour la nourriture d’une enfant « trouvée et exposée à la porte du couvent de l’hopital de cette ville » le 22 septembre, et baptisée Marguerite le jour suivant. À son entrée en charge en 1706, le sieur Fougeré fut prié par la communauté de ville de poursuivre l’action charitable de son prédécesseur (le sieur de Kerennes Chaillou) en faveur d’un enfant trouvé19. Cette décision suscita la réprobation de l’évêque de Tréguier : à ses yeux, les dépenses effectuées pour subvenir aux besoins de l’enfant n’avaient pas à figurer au cahier des charges du gouverneur de l’église Notre-Dame. Cette réaction provient peut-être de ce que la mère de l’enfant était une fille « mal nottée nommée Françoise Jaffréat se disant de Maël Pestivien » qui, le 4 juillet 1704, avait été surprise « voulant noyer son enfant dans le ruisseau de Trostang [Rustang]20 ». L’autre occasion de dépenser résidait dans l’opportunité d’accroître les biens et revenus de l’église Notre-Dame : le 8 février 1684, le gouverneur François de la Grève sieur de Keruzoal acheta au sieur de Kerprat Jacques Le Brun « le fond et propriété d’une piece de terre scittué pres la rüe de Treguier apelée parc an guaré » rapportant 24 livres par an, une rente foncière de 68 sols due sur une maison près la porte de Saint-Michel, et une rente retour de lot de 9 s 4 d due sur une maison dans la rue Notre-Dame. Le montant du contrat était de 683 livres.

29Les sources de revenus de l’église étaient sensibles à la conjoncture, d’où l’excédent ou le déficit des comptes selon les années. Ainsi l’ouverture « des troncz du portal de laditte esglise » effectuée en présence des vicaires de la paroisse. En 1676-1677, l’opération s’est déroulée à huit reprises, rapportant une somme totale de 2384 L 16 s 8 d, soit 38 % des gains obtenus par Philippe Even durant son année de charge. Faute de pouvoir comparer cette somme avec celle d’autres comptes, on ignore si elle est importante, moyenne ou faible au regard du rôle joué par l’église Notre-Dame de premier centre de la vie religieuse à Guingamp21. Liée aux possibilités financières de l’individu, la générosité publique dépend dans une large mesure du contexte économique. Si les temps sont difficiles, les gens sont amenés à donner moins. Chacun connaissant l’existence de cette boîte destinée à recevoir les offrandes et aumônes22, des individus démunis ou peu scrupuleux virent en elle un moyen rapide et efficace – mais sévèrement puni par la loi – de se procurer de l’argent. Souvenons-nous de Jan Vevin (supra, p. 211).

30Les dons à l’église Notre-Dame ne se limitent pas à de l’argent. La générosité peut s’exprimer par le dépôt, au portail de l’église de Bon Secours, de hardes diverses dont le produit de la vente revient à la trésorerie de la fabrique. Lors de son année de charge, le sieur de Launay procéda à quatre ventes qui rapportèrent 1123 L 8 s 3 d. La quantité des vêtements déposés varie également selon les années.

31La sonnerie des cloches « a cause des baptesmes quy ont esté faict en la ditte esglise » est une autre source de revenus, de rapport inégal d’une année sur l’autre car elle est directement liée au mouvement démographique de la paroisse En 1676-1677, elle a procuré 126 L 19 s 10 d. Dans ce cas précis, plus les baptêmes sont nombreux, plus la fabrique gagne de l’argent. Même chose des inhumations : plus leur nombre est grand, mieux c’est pour la fabrique qui touche un droit d’enterrement. Celui-ci rapporta 144 livres sous le gouvernement de Philippe Even. La fabrique perçoit d’autres deniers en rapport avec les sépultures. En 1676-1677, elle reçoit 9 livres de François Kermoisan « pour le son de cloche pour l’enterement de sa femme » et touche 90 L 10 s 6 d « tant pour enterremantz de la sonnerie blanche, pour fosses de petitz enfent, que pour services solennelz a son de cloches que pour simples ». Le 7 février 1750, la communauté de ville fixait le règlement des droits à payer à la fabrique de l’église Notre-Dame : celle-ci percevra 3 livres « pour le beau drap mortuaire et les beaux ornemens à chaque fois qu’ils serviront soit aux enterrements soit aux services », 8 sols pour chacun des chandeliers « qui pouront etre demandés aux maisons des décédés », 4 livres « pour l’ouverture de terre depuis le milieu quoy que ce soit depuis la chaire jusquau haut de l’eglise » et seulement 2 livres pour une ouverture de terre depuis le milieu jusqu’au bas de l’église, mais dans l’un et l’autre cas uniquement pour des corps d’adultes, une livre pour les corps « des enfens au dessous de sept ans » dans le haut de l’église et 12 sols « pour les mesmes corps au bas de l’eglise », 3 livres pour « les personnes de distinctions qui voudront etre enterrées dans le cimitiere », 3 livres pour « les bourgeois riches qui choizissent leur sepulture dans le cimitiere23 », et enfin 10 sols « pour les personnes du commun qui seront enterrées dans le cimitiere », le tout « non compris le droit du fossoyeur et les sonneries ». Cette tarification impose deux remarques. D’une part, la mise en terre dans l’édifice religieux est valorisée, avec une différence de prix (allant du simple au double) selon que la sépulture est choisie au haut ou au bas de l’église. Être inhumé dans le sol même de l’église, c’est être enterré dans la maison de Dieu et donc se trouver tout prêt de Lui. D’autre part, le prix d’une sépulture dans le cimetière est fonction de l’appartenance sociale du défunt. Le noble ou le bourgeois aisé paiera plus cher qu’un pauvre artisan ou laboureur.

32Le gouverneur de l’église Notre-Dame avait comme autre tâche de veiller à la bonne desserte des fondations créées au profit de cette église. La mission était difficile car les exemples de nobles ou de bourgeois se faisant rappeler à l’ordre sont nombreux. Ainsi le petit-fils du sieur de Kerprat, le sieur du Lojou Jacques Le Brun : redevable, le 16 octobre 1714, de plusieurs sommes d’argent à la fabrique, on fit « arrêter aux mains [de ses] vassaux et fermiers […] le prix de leurs redevances ». La mesure ne fut guère efficace puisqu’en décembre 1727, le sieur du Lojou fait l’objet d’une « liasse de procedeures […] ou est contenû pleusieurs sommes qu’il doit à ladite eglise pour plusieurs articlles de rentes ». Le 20 octobre 1738, ces sommes d’argent d’un total de 20 L 17 s 9 d n’étaient toujours pas réglées, mais Jacques Le Brun promit de les acquitter « d’orenavant par main, a la St Michel de chaque années ». Pour autant, le sieur du Lojou n’était pas quitte envers l’administration de l’église Notre-Dame qui lui rappela qu’il devait encore payer « deux boisseaux froment par an deubs de sur une piece de terre nommé parc poul ar rohellou », et 1834 L 10 s 8 d « pour les arrerages de la dite rente et fraits faits par les jugements […] intervenus tant contre deffuncte madame sa mere que contre luy ». Cependant, « attandu les donnations, fondations et avantage que [ses] encestres » avaient fait à l’église Notre-Dame et aux hôpitaux de la ville, on lui fit remise des intérêts. Gageons qu’il aura su apprécier à sa juste valeur le geste généreux de la communauté de ville…

33En revanche, la perception des rentes dépendant de l’église Notre-Dame fut plus aisée. En 1676-1677, elles représentaient entre 320 et 400 livres. Principalement dues sur des maisons joignant l’église ou situées dans les faubourgs de Trotrieux et Saint-Martin, dans la trève Saint-Michel et à Pommerit-Le Vicomte, elles étaient perçues aussi bien en argent qu’en nature. Le gouverneur de l’église pouvait accroître les rentes de la fabrique en concédant à des particuliers « le droict et proprietté d’un enfeu et pierre tomballe dans ladite esglise ». C’est ce que firent par exemple, le 14 janvier 1650, François Le Goff sieur de Kereven et Pierre Allain sieur de Kercadou en cédant aux seigneur et dame du Lojou François du Garspern et Marguerite Even « trois lieux de sepultures et emplacement de tombes et pouvoir d’y placer banc ou acoudoüer sans neanmoins empescher le service en la dicte eglise Nostre Dame de Guingamp ». Les emplacements en question, « joignantz l’un a l’aultre », se situaient « a costé du haut cœur vers l’epistre ». Contre une rente annuelle de 60 sols tournois, les du Garspern avaient droit d’y faire « leurs sepultures et enterementz […] pouvoir d’y faire mettre pierres tomballes et y graver leurs noms et armes ». Le 5 août 1671, François Bodin sieur de Lermo vendit quant à lui pour quinze sols de rente au sieur de Kerprat Jacques Le Brun « le droict de poser et mettre tombes enfeüs et sepultures escabeaux et accoudouers sur les dittes tombes en un lieu de l’esglise […] au long du pillier et hostel de Sainct Estienne du costé du chœur de sept pieds et demy de long et de large quattre pieds et demy24 ». Le 4 janvier 1689, c’était le sieur de la Marre Henry Duval qui cédait au maire de Guingamp Marc L’Helicoq sieur de Kerautret et à son épouse Anne Guillet un enfeu situé « en l’entrée du cœur […] du costé de la saccristye ». Les nouveaux acquéreurs pourraient y « faire mettre l’escuson de leurs armes et les noms et surnoms ainsi qu’ils voiront à leurs frais sur ladite pierre tomballe pour marque de la proprietté dudit enfeu ». En échange, le sieur de Kerautret et sa femme donnaient à la fabrique de l’église Notre-Dame une rente annuelle de cinq boisseaux de seigle et deux poulets due sur des terres situées à Plouagat-Châtelaudren.

34Connaissant les devoirs du gouverneur-administrateur de l’église Notre-Dame et les problèmes auxquels il était régulièrement confronté, on comprend que Jacques Le Brun ait penser céder sa place en 1660.

35Après avoir rempli successivement les fonctions de maire, de gouverneur-administrateur des biens et revenus de l’Hôtel-Dieu puis de l’église Notre-Dame, le sieur de Kerprat fut élu abbé de la Frérie Blanche en 1652. Cette confrérie, dont la notoriété dépassait le cadre de la région guingampaise, était ancienne (elle date du xv^e siècle). Son but avoué était « d’entretenir l’union et la bonne intelligence parmi les trois états, le clergé, la noblesse et les bourgeois25 ». Le caractère bourgeois et aristocratique de la Frérie Blanche était indéniable, compte tenu du milieu social de ses adhérents : peu ou pas d’ouvrier ni d’artisan, mais des membres de grandes familles nobles (à l’image des d’Acigné et de la Boëssière) et de la bourgeoisie aisée tels que les de la Grève, Moisan, Fougeré, Le Goff et Le Brun. Parmi les noms des frères et sœurs qui adhérèrent à la Frérie Blanche en 1656, figurent ceux de Vincent Moisan sieur de Kervoasdoué, René Moisan sieur de Penprat, Françoise de Guengat dame douairière de Kercabin, ou encore ceux de la femme et des enfants de Jacques Le Brun, à savoir Béatrice Couppé, Bertrand, Marie, Hiérosme, Vincent, Isabeau et Anne Le Brun. Marc Antoine de la Boëssière seigneur de Lannuic (futur époux d’Anne Le Brun) s’inscrira le 4 juillet 1667, contre le paiement de trois livres.

36F. Dobet explique que les deux abbés de la confrérie (l’un laic, l’autre clerc) devaient maintenir la parfaite entente entre les confrères en aplanissant leurs éventuels différends, et rappeler à tous les membres « le devoir de prier pour l’âme des Trépassés et […] prendre part à leurs obsèques ». En 1656, Jacques Le Brun fut nommé procureur spécial et irrévocable de la Frérie Blanche. C’est à ce titre que, la même année, il fit l’acquisition d’un tableau représentant l’assomption de la Sainte-Vierge destiné à l’église Notre-Dame, lieu de réunion de la confrérie.

37Pour occuper des charges éminentes au sein de la communauté de ville de Guingamp et même de la Frérie Blanche, Jacques Le Brun a bénéficié à la fois de la confiance de ses concitoyens – ou du moins des plus influents d’entre eux – et d’une fortune aussi réelle que solide.

Une fortune bien assise

38L’exercice d’un commerce prospère et de judicieux investissements dans la terre et dans la pierre sont à la base de cette fortune.

Un commerce florissant

39La richesse de Jacques Le Brun trouve ses racines dans la pratique du commerce du vin.

40Le 27 novembre 1662, il achetait à deux frères de Gommenec’h (Gilles et Sylvestre Le Roy) une rente foncière de quatre boisseaux de froment pour la somme de 150 livres qu’il paya comme suit : 60 livres en argent et 90 livres sous forme de deux barriques de vin de Gascogne. Un acte du 14 août 1667 qualifie le sieur de Kerprat de « marchand de ceste ville de Guingamp ». À cette date, il vend au seigneur de Toulborzou Guillaume Le Gonidec, paroissien de Plésidy, trois barriques de vin de Gascogne ; quelques années plus tôt, en 1657, 1658 et 1660, il avait eu son père Benjamin Le Gonidec seigneur de Kergarf pour client. Le 19 septembre 1670, Jacques Le Brun livrait une barrique de vin à Jan Raison seigneur de Kerriou pour le prix de 48 livres. Deux actes notariés déjà cités présentent le sieur de Kerprat détenteur de parts dans un navire. Le premier, daté du 19 février 1673, précise que quelque temps avant, le fils d’Elie s’est associé à Pierre Le Bel sieur de la Motte (de Pontrieux), François Bodin sieur de Lermo (de Guingamp) et Colin Floury pour armer le vaisseau nommé le Saint-Sébastien à destination de Lisbonne26. Cependant, cette association, au sein de laquelle chacun était propriétaire d’un quart du navire, connut quelques déboires, le document faisant état de différends entre les quatre copropriétaires, ainsi que de « procedures qu’ilz ont eu vers le sieur de Kerberiou Mahé et autres toushant le voiage dudict vaisseau à Lizbonne ». La situation était suffisamment préoccupante pour exiger la désignation d’arbitres comme messieurs de Kerropertz Robiou, Tromodez du Louët et Kerebou Primaigné, avocats à la cour de Guingamp qui furent chargés « de juger deffinitiffement et en dernier resorte, tous leurs dictz differans » et de trouver un compromis. Le second document, daté du 7 mai 1684, établit la participation de Jacques Le Brun à une « grosse aventure allant et retournant de Terre Neuve jusqu’à être rendue en la côte de Bretagne » (supra, p. 62).

41Jacques Le Brun ayant poursuivi l’activité marchande de son père, on peut s’interroger sur la manière dont il fut amené à l’exercer. Reçut-il un enseignement ou une formation spécifique ? On peut penser qu’Elie Le Brun fit en sorte que son fils fréquente la petite école pour y recevoir une éducation élémentaire. À Guingamp, la dispense de cet enseignement a été assurée par différents maîtres, aussi bien laïcs que religieux : le 3 février 1606, le maître d’école (un laïc) se plaint à la communauté de ville de ce « qu’a son grand prejudice dom Allain Le Colledou et dom Jean Le Bihan tiennent écoles particulières ». Cette concurrence déloyale ne dut cependant guère durer si Le Colledou et Le Bihan prirent au sérieux la délibération de la communauté leur faisant « deffenses de ne tenir aucunnes écoles ouvertes et privés en cette ville et faubourgs sous peine de prison, et d’estre contraints de se retirer hors cette ville ». Jacques Le Brun a peut-être suivi quelque temps les cours du maître d’école Jean Eveillon27 jusqu’au « remerciement » de ce dernier, le 24 février 1621, par les hommes de la communauté de ville qui lui reprochaient de ne pas se comporter « düement au fait de sa charge pour l’instruction de la jeunesse et enfans de cette ville… ». Le nouveau maître et précepteur de la jeunesse guingampaise, Charles Haquard, fut nommé le 5 avril suivant pour 120 livres de gages par an « fort la premiere année qu’il aura cent cinquante livres ». Engagé par la communauté de ville, Haquard dut accepter la nomination d’un « second pour l’assister a faire lecon aux [élèves] moins avancés », et se devait de respecter un certain nombre de consignes auxquelles tenaient particulièrement les hommes de la communauté : le maître d’école et son assistant entreraient « deux fois le jour en classe devant et après diner, le matin à huit heures pour en sortir à onze heures en eté et en hyver a dix heures ; le soir à trois heures et en [sortiraient] a six en eté, en hyver ils [entreraient] a deux heures et en [sortiraient] a quatre heures, et quatre heures et demye selon la longueur des jours28 ». Les journées étaient ainsi plus studieuses l’été que l’hiver. Haquard acceptait de faire une fois par semaine le catéchisme et d’apprendre à ses écoliers « les rudimens de la doctrine chrestienne », comme de les faire marcher devant en rang, sans tumulte ni insolence, pendant les processions et de les placer à l’église dans un endroit tel qu’il put avoir l’œil sur eux « afin qu’ils ne fassent aucune chose indigne du lieu ». Les adultes redoutaient la hardiesse, la liberté de ton et de langage ainsi que l’insouciance enfantines. Enfin, le maître d’école et son adjoint promettaient d’exercer les écoliers « tant en public qu’en privé par disputes et declamations ». Ce vaste programme n’avait probablement pas été scrupuleusement respecté par Jean Eveillon…

42Elie Le Brun a pu aussi faire appel à un précepteur particulier pour son fils. Ses bonnes affaires réalisées dans le commerce lui permettaient de s’offrir les compétences d’un professeur à domicile. De toute manière, dans un cas comme dans l’autre, l’enfant était soumis à l’apprentissage de l’alphabet, de l’écriture, du latin et des quatre opérations fondamentales de l’arithmétique (addition, soustraction, division et multiplication).

43S’agissant de l’éducation secondaire des fils de marchands – celle consistant notamment à enseigner l’arithmétique, la rédaction d’une lettre et un minimum de connaissances en matière de géographie de l’Europe – nous ignorons si Jacques Le Brun fréquenta la grande école (correspondant sensiblement à l’école primaire supérieure ayant eu cours en France jusque 1950 environ) ou le collège tel qu’il existait à Tréguier. Reste que si dans le milieu marchand l’école prenait fin vers l’âge de quinze ans pour les fils destinés à continuer la profession paternelle, ces derniers n’en avaient pas terminé avec l’apprentissage. Il leur fallait se former au métier de marchand. Cette phase était aussi longue qu’essentielle, le fils entrant dans la vie active mais n’étant pas encore établi marchand. Si la façon la plus simple d’apprendre le métier était d’être placé chez soi, au comptoir familial en qualité d’auxiliaire, elle n’était pas la plus courante. Au xvii^e siècle, les familles marchandes optent en majorité pour un apprentissage lié à celui du monde. Le fils, futur marchand, doit voyager afin d’avoir une expérience du monde, même petite. À Guingamp, la mise en apprentissage chez un confrère faisait figure de solution classique. Nous ignorons si Elie Le Brun passa un contrat d’apprentissage en faveur de Jacques avec un marchand de sa connaissance mais si tel fut le cas, le document ne devait pas être très différent de la convention, passée le 4 septembre 1655, entre Louis de Leglise marchand de Bordeaux et le sieur de Kercado Pierre Allain bourgeois marchand de Guingamp, ce dernier agissant en qualité de curateur des enfants mineurs de son défunt frère Ollivier Allain sieur des Poiriers. L’acte fut rédigé « pour la pention entretien et aprentissage au faict du negosse de vin de Louis Allain » qu’il était convenu « mesme de […] faire escrire » chez le sieur Estau, négociant bordelais (beau-père du sieur de Leglise), « pour le temps et respict de quatre années prochaines a commenser du jour que ledit Louis Allain arrivera a Bourdeaux ». Le sieur de Kercado devait l’y faire conduire au début du mois d’octobre29. La « pention entretien d’abit et lingerie pour lesdites quatre années » fut fixée à la somme de 1 000 livres, soit 250 livres par an payables d’avance. Le sieur de Kercado Allain pouvait verser les 250 livres à Bordeaux ou le sieur de Leglise tirer cette somme par lettre de change à Morlaix. Le contrat faisait donc du jeune homme un apprenti logé, nourri et surveillé. Mais tous les apprentissages n’allaient pas jusqu’à leur terme. En 1688, et pour la somme de 500 cents livres, le guingampais Luc Raoul s’engagea comme facteur pour trois ans au service du sieur Claude Durant, marchand de draps de soie à Vannes. En échange, Durant lui fournirait la pension et lui apprendrait son négoce. Peu de temps après, pour une raison qui nous échappe, Raoul décida d’interrompre le cours de son apprentissage en s’engageant au service de Sa Majesté. Le contrat d’apprentissage fut résilié et Luc Raoul dut verser à Claude Durant la somme de 200 livres pour le temps écoulé depuis la rupture du contrat. alors qu’il lui devait déjà 328 livres, tant pour argent prêté que pour des marchandises fournies « de temps en temps a sa necessité30 ».

44Nous ignorons si Jacques Le Brun connut le genre de mésaventure arrivée en 1780 au sieur de Keravel Christophe de Rocquancourt alors directeur des postes et receveur des domaines du roi à Guingamp : s’estimant trompé sur la qualité de la marchandise, il dut retourner la cargaison de vins et liqueurs adressée par des négociants de Bordeaux. En revanche, nous savons que son activité marchande lui permit d’investir dans la pierre et dans la terre, à la ville comme à la campagne, de prêter de fortes sommes d’argent et d’acheter un office anoblissant.

Des investissements de bon rapport

45En parfait marchand bourgeois, Jacques Le Brun fit fructifier son argent. Le succès de son commerce lui offrait de nombreuses possibilités comme, par exemple, investir dans des fermes.

46En 1648, il exploitait la terre et châtellenie de Locmaria qui s’étendait sur les paroisses et trèves de Ploumagoar, Saint-Agathon, Le Merzer, Pommerit-Le Vicomte, Plouagat-Châtelaudren, Bourbriac, Plésidy et Guingamp (ville close et faubourgs). Elle appartenait à Vincent du Parc, chevalier de l’ordre du roi seigneur marquis de Locmaria et de Guerrande, baron de Guerlesquin, Le Pontou, vicomte de Trobodec et de Gurunhuel, seigneur châtelain de Bodister, Coatedrez, Trogorre, Kerradenec, Besfou, Plougasnou, Le Rest, Saint-Michel-en-Grève, etc. Le 15 juillet 1648, il l’afferma pour sept ans au Guingampais Ollivier Allain sieur des Poiriers en échange d’un loyer annuel de 3 200 livres tournois. Outre l’entretien des couvertures des château, chapelle, métairies et autres logements du lieu de Locmaria et l’acquittement des charges relevant de la châtellenie, le fermier devait fournir chaque année au manoir quatre charretées de foin, deux charretées de paille et douze quartiers d’avoine « pour servir aux arrivees et seiour qu’il plaira audict seigneur d’y faire ».

47Le 14 septembre 1651, le sieur de Kerprat obtenait le bail de la terre
et seigneurie du prieuré de La Trinité. En échange de la somme annuelle de 1 200 livres tournois, il prenait à ferme pour sept ans, à partir du 1^er juin 1654, tout le revenu temporel du prieuré qui consistait en dîmes, terres, rentes, landes, droit et devoir de lods et ventes et « autres emoluments de fief et juridiction en dependant ». Jacques Le Brun devait acquitter les décimes ordinaires et extraordinaires, les taxes dus sur le prieuré de La Trinité et entretenir le four à ban. Le bail précisait encore que même si le sieur de Kerprat venait à éprouver des difficultés dans la perception des diverses rentes dues au prieuré, le prix de sa ferme ne serait pas révisé à la baisse. L’exploitation de ces terres dégageait des profits non négligeables. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si d’autres riches bourgeois guingampais, parmi lesquels des marchands, se rendirent preneurs de ce genre de fermes : Michel Even en 1598, François Le Goff en 1630, le sieur de la Fontaine Blanche Pierre de la Grève en 1646, ou le sieur de Lermo François Bodin en 1654, chacun adjudicataire de la ferme de la seigneurie et domaine de Guingamp-Minibriac. Le montant de la ferme annuelle en dit long quant à son caractère éminemment productif : nouveau fermier de la seigneurie de Guingamp pour une durée de neuf ans par contrat du 30 octobre 1645, Pierre de la Grève s’engage à payer tous les ans 12 400 livres tournois au trésorier des maisons et finances du seigneur de Guingamp. En échange, le sieur de la Fontaine Blanche pourra jouir des « rentes feodalle, feagères et convenancieres dixmes, champart, halle, coustume, fours, moullins et tout aultre revenu ordinaire mesme du cassuel comme ventes, lodies, rashaptz, soubz rashaptz, amandes, confiscations, deferances et succession de bastardz ». Sans oublier les rentes et deniers d’aides dus par la communauté de ville de Guingamp, et en général tout ce qui dépend de la seigneurie, « excepte le chasteau droit de guet, presentation aux beneffices et provisions d’offices, et la coupe des grandz Bois de haulte futtaye » que le seigneur se réservait, laissant simplement le fermier disposer de la coupe des taillis.

48Arrivé à un certain stade de l’accumulation du capital31, le sieur de Kerprat trouva normal d’étaler sa richesse pour affirmer socialement le degré de sa réussite. Il imitait le comportement de toute une élite économique fière de son succès dans les affaires. Parmi les signes extérieurs de cette réussite, témoins de la manifestation plus ou moins spectaculaire de cette richesse, on peut citer en premier lieu le style de consommation adopté par l’intéressé. Certaines familles marchandes se précipitent sur des formes de consommation propres à « épater la galerie », telle l’organisation de réceptions somptueuses réunissant tout ce que la ville peut compter de gens importants et influents. Ce genre de soirées eut parfois cours dans la petite cité guingampaise : le 1^er mai 1687, le notaire Pierre Hamon se rendit en compagnie de son épouse Pétronille Courson « au bal que le sieur Quinsé bailloit à la femme du sieur Aubrin, marchand de Bordeaux32 ». On ne sait si Jacques Le Brun organisa ce genre de réception, mais il donna au moins une fois à dîner à toute la justice de Guingamp, à la communauté de ville et à plusieurs gentilshommes le soir du 27 avril 1669, jour où son fils aîné Bertrand fit son entrée dans la cité comme sénéchal33. Fier d’être le père du nouveau premier magistrat civil et criminel de la juridiction ducale de Guingamp, Jacques Le Brun pouvait se montrer généreux même s’il était de coutume que tout nouvel officier offre le repas le jour de sa prise de fonction. Le 17 mars 1678, le sieur du Boisriou, mis solennellement en possession de la dignité de prévôt de Guingamp par Marc Antoine de la Boëssière chevalier seigneur de Lannuic, conseiller du roi au parlement de Bretagne, donna à dîner aux juges, aux avocats « et a quantité de noblesse et a ses parantz ». Tout comme Pierre Hamon offrit à dîner à messieurs de la justice et à ses amis le jour où il prit place au barreau de Guingamp, le 6 décembre 1689. Cette coutume était si bien ancrée dans les esprits des « nobles gens » guingampais que quelques-uns d’entre eux accueillirent mal le refus de Claude Le Gac sieur de la Villeneuve, installé procureur fiscal le 2 mai 1671, d’aller « voir toutz ceux du bareau, et [donner] un disner et un beau repas ». Le port de bijoux, surtout chez la femme, est aussi un moyen efficace d’éblouir les autres, parents, amis et connaissances. De même, les habits dont sont revêtus les riches marchands et leurs épouses, certains trouvant dans les vêtements une occasion supplémentaire de montrer qu’ils ont réussi. Ces formes de l’affirmation sociale demeurent néanmoins difficilement repérables et mesurables chez Jacques Le Brun.

49Plus aisée au contraire est l’appréciation de sa réussite à travers l’investissement dans la pierre et dans la terre, à la ville comme à la campagne.

50Habitant une maison située dans la ville close sur le martrait, les sieur et dame de Kerprat achètent, le 14 décembre 1683, au seigneur de Kermen René Gigeou et à son épouse dame Phelippe de Boisbilly demeurant dans leur maison de la Palestine à Guingamp, « ladite maison de la Palestine, comprise jardin et fruitz y estants », en plus des issues joignant la muraille du jardin et une rente foncière de 9 livres. Le prix de vente fut fixé à 1 600 livres. Toutefois, le seigneur et la dame de Kermen étant débiteurs de 230 livres, le couple Le Brun ne paiera que 1 370 livres le lendemain de l’appropriement34. Désormais, la maison de la Palestine sera la demeure ordinaire de Jacques Le Brun à Guingamp, mais il n’en profitera que très peu puisqu’il décéda le 9 décembre 1685. Désireux d’agrandir cette nouvelle propriété, le sieur de Kerprat acheta pour 219 livres, le 22 juillet 1685, une maison située à l’entrée de la rue Saint-Nicolas « devers la porte de Renes » avec son jardin, ses issues, ses appartenances et dépendances « joignant d’un costé sur la maison et cloz de ladite Palestine sur le Vally dudit Guingamp et sur le chemin qui conduit dudit Guingamp à ladite rüe St Nicollas et à vis de l’Hopital General ». Devenue veuve, Béatrice Couppé achèvera le processus d’agrandissement de la propriété en procédant, le 9 avril 1689, à l’acquisition du Clos Vallée situé près la place du Vally. Elle l’acheta pour la somme de 600 livres tournois à René de Montalambert, chevalier seigneur du lieu et capitaine d’une compagnie d’infanterie du régiment Dauphin. Après ces achats successifs, la maison de la Palestine avait fière allure !

51Ce n’était pas la première fois que le sieur et la dame de Kerprat se portaient acquéreurs de maisons et terres situées à Guingamp. En 1656, Jacques Le Brun avait obtenu un contrat judiciel sur des héritages dépendant de la succession bénéficiaire du défunt Philippe Le Quenquis. Ce contrat consistait en des maisons, cours, jardins, issues et un grand clos avec sa porte et entrée, le tout situé dans la paroisse de La Trinité. Mais, le sieur et la dame de Kerprat s’en dessaisirent très vite au profit des dames religieuses Ursulines (qui en prirent possession le 29 septembre 1656) en échange de la somme de 1 800 livres tournois. Il faut peut-être considérer cette vente comme une participation à l’implantation des religieuses dans ce faubourg de Guingamp, car ce qui leur était ainsi cédé « se [destinait] pour le bastiment de leur esglise ». Le 25 juin 1669, le sieur de Kerprat était devenu propriétaire de la moitié d’une maison située à Guingamp, proche la chapelle de l’Hôtel-Dieu. Elle avait été évaluée à 1 200 livres mais puisque les vendeurs (écuyer Ollivier du Bourblanc sieur de Poulfanc et ses sœurs) devaient 952 livres à Jacques Le Brun, celui-ci paya beaucoup moins cher.

52Nous avons déjà signalé la vente opérée, le 8 février 1684, par le sieur de Kerprat au profit de l’église paroissiale de Notre-Dame de Guingamp. Ajoutons que Jacques Le Brun possédait « une place de maison en forme de vieille maziere scittués en la rüe des Cheuvres » avec son issue au-derrière jusqu’à l’étang du moulin des Bourgeois de la ville, et une longère. Béatrice Couppé vendit le tout, le 28 avril 1689, à Bertrand Le Bouat demeurant dans le faubourg de La Trinité, contre le paiement d’une rente annuelle de trois livres tournois.

53Mais Jacques Le Brun et Béatrice Couppé ne se limitèrent pas à investir dans les seuls ville close et faubourgs de Guingamp. Il leur fallait pouvoir échapper de temps à autres à l’entassement urbain et à ses nombreux inconvénients (bruit, odeurs, promiscuité35). Probablement chaque citadin éprouvait-il le besoin de s’aérer, de prendre le bon air, de se dépayser tout simplement. Les alentours de la chapelle Saint-Léonard étaient un lieu de promenade apprécié de la bourgeoisie à la belle saison36, mais pour ceux qui en avaient la possibilité, l’idéal était de s’en aller passer quelques temps dans une résidence secondaire à la campagne. Jacques Le Brun et son épouse disposaient déjà du lieu noble de Kerprat, dans la paroisse du Merzer. Leurs finances leur permettaient d’acheter d’autres lieux et manoirs nobles. L’acquisition de plusieurs pied-à-terre leur apparaissait peut-être même indispensable, sachant qu’ils avaient des enfants qu’il leur faudrait un jour marier et doter convenablement. C’est ainsi que le sieur et la dame de Kerprat firent assez rapidement l’achat de la terre de Kerleino située à Saint-Agathon. Ils l’obtinrent par contrat judiciel daté du 9 avril 1648. Jusqu’alors, la terre de Kerleino appartenait à Yves Juhel. L’aveu rendu, le 30 août 1738, par Louis Le Brun seigneur du Roudourou, de Kerleino, Crech-Saint et autres lieux la décrit ainsi. Le manoir de Kerleino consiste en deux corps de logis de pierre de taille, four, fournil, volières et refuge à pigeons dans les tourelles, le tout couvert d’ardoises, une grange couverte de genêts, la cour, le puits, jardin et verger contenant cinq journaux de terre cerné en partie de murailles, le reste de fossés, puis les terres qui en dépendent d’une superficie totale de presque trente journaux. Sans oublier « les anciens enfeux, banc et accoudoir, tombes au costé gauche sous la voute du millieu de l’eglise de Saint Agaton, la chapelle de Notre Dame de Saint Agaton en entier et son autel au bout duquel sont les armes en bosse dudit lieu de Kerlaino et au bas de ladite chapelle il y à un escabeau à queue, à costé plus haut sont plusieures tombes dépendants dudit lieu de Kerlaino, et en outre les armes dudit lieu […] en la grande vitre du costé de l’evangile chargé de dix sols monnoye à la fabrice de Saint Agaton et de cent sols monnoye pour aider à deservir la messe du Saint Sacrement qui se dit en ladite chapelle à chaque jour de jeudy37 ». Quant à la métairie de Crech-Saint, « proche du dit lieu noble de Kerlaino », elle consiste en un grand corps de logis avec ses granges et étables, le tout couvert de genêts, la cour cernée de murailles, le jardin, le puits et le four, « le semie au devant de la porte de la cour contenant environ trois carts de journal de terre autre fois cerné de muraille » et neuf journaux et demi de terre. Ajoutons les droits honorifiques dépendant de Crech-Saint dans l’église de Saint-Agathon : un autel dédié à Saint-Fiacre joignant le second pilier de l’église, avec un ban et enfeu au-dessous vis à vis du grand portail de la grande nef, le tout chargé d’un boisseau de froment à la fabrique de Saint-Agathon. Citons encore les rabines des deux côtés dans tous les chemins où finissent les terres du sieur avouant (Louis Le Brun), bois de décoration et de haute futaie, bois sur les fossés, issues, franchises, appartenances et dépendances. De même, le convenant dit « le rochedec » situé à Plou­magoar, rapportant chaque année une rente de dix-huit boisseaux de seigle, deux chapons, deux poulets et la corvée, et une pièce de terre avec ses fossés située à Saint-Agathon, acquise le 11 octobre 1684 par le sieur de Kerprat Jacques Le Brun.

54En 1738, ces deux lieux nobles ne correspondent plus vraiment aux biens dont le sieur de Kerprat a obtenu l’adjudication en 1648. Par exemple, le colombier est « ruiné jusqu’au fondements ». De plus, l’aveu fourni par Louis Le Brun précise que son grand-père paternel avait en son temps procédé à des aménagements en se rendant acquéreur de nouvelles terres (comme en octobre 1684) pour agrandir son domaine. En opérant ainsi, Jacques Le Brun cherchait également à accroître ses revenus. Cette façon de faire était caractéristique de la bourgeoisie aisée et encore en vigueur à la fin de l’Ancien Régime. L’exemple de Jacques Flouriot, notaire et procureur à la cour ducale de Guingamp, et de son épouse Janne Le Gendre demeurant à Notre-Dame, l’atteste. Propriétaire du lieu et métairie de l’Hostellier situé au Merzer, le couple acquiert de nouvelles terres pour l’agrandir. Le 12 mai 1779, le notaire et sa femme achètent à Françoise Le Veneur dame de Kerallain (domiciliée à Etables) le « lieu et convenant l’Hostellier » situé au Merzer, avec la rente foncière et convenancière de cent livres. La vente s’élève à 1925 livres ; le 6 mai 1783, le couple achète à Marie Le Lagatdû, veuve de François Harscoët, une pièce de terre située proche le lieu de l’Hostellier pour la somme de 123 L 10 s. Jacques Flouriot et son épouse renforcent ainsi leur implantation dans cette paroisse où ils sont encore propriétaires du « lieu de Poulfollic roturier ». Les lieux de l’Hostellier et de Poulfollic étant respectivement affermés 169 L 15 s et 200 livres par an, le couple trouvait dans leur exploitation de quoi subvenir au moins en partie à son train de vie.

55Propriétaire à Saint-Agathon, le sieur de Kerprat aura à cœur de renforcer sa présence dans cette trève. Après la terre de Kerleino, Jacques Le Brun acheta plusieurs tenues, pièces de terre, rentes et moulins comme en février 1651 à Marc de Lanloup sieur de Kercabin, en mars 1654 à Pierre Le Dantec sieur de Tromorgant et son épouse Marie du Parc, en février 1658 à Bertrand Le Divezat sieur de Keralzy, en décembre suivant à Jean Lorgeré, en septembre 1670 à Jean Bellec38, et en mars 1681 à Marie Le Goales, épouse du seigneur comte du Lour. En décembre 1683, René Gigeou sieur de Kermen et sa mère Guyonne Auffray, domiciliés au manoir de Kermen à Ploumagoar, cédèrent au sieur de Kerprat une rente convenancière de six boisseaux de froment due sur une pièce de terre située à Saint-Agathon. Mais la dame de Kermen étant « debteure dudit sieur de Kerprat elle luy [vendit] jointement [avec son fils] son douaire dessus le fond de ladite piece de terre », en échange de trois cents livres.

56La véritable promotion sociale « ne se trouvait consacrée que si l’on se donnait les moyens de vivre à la manière de l’aristocratie traditionnelle39 ». Il était donc primordial de posséder de nombreuses terres aux revenus suffisants pour mener un style de vie semblable à celui de la noblesse. Cela explique la soif de terres manifeste chez Jacques Le Brun qui multiplia les acquisitions. Mais la détention de terres et de maisons nobles du genre de Kerleino confère aussi une respectabilité, poussant ainsi des individus mécontents de leur position sociale, et désireux d’y remédier, à en vouloir toujours plus. En mai 1659, le sieur de Kerprat acheta donc pour 7 000 livres « la maison noble et seigneurye de Kerguidoue moullin convenants rantes et depandances d’icelles » situés à Pludual et vendus par Sébastien du Fresnay, chevalier seigneur baron du Faouet, conseiller du roi au parlement de Bretagne, demeurant dans la paroisse Saint-Germain à Rennes. Jacques Le Brun poursuivra ses affaires avec du Fresnay : en juillet, il lui acheta pour 144 livres une rente convenancière de huit livres tournois due sur une pièce de terre située à Pludual. Il renforcera sa présence dans cette paroisse grâce à un contrat d’échange, insinué le 31 mars 1670, passé avec le sieur de Kersalliou Raoul du Garlouet : en cédant à ce dernier trois rentes convenancières et en lui faisant remise d’une dette de 1 016 L 12 s, le sieur de Kerprat devient propriétaire du lieu noble de Kersalliou. Jacques Le Brun s’est attaché tout au long de sa vie (et surtout à la fin de celle-ci) à accumuler les lieux, manoirs et métairies nobles. Outre ceux déjà cités, signalons l’obtention, en octobre 1661, du lieu et manoir noble de Kernano situé à Goudelin, avec son moulin, ses terres ainsi que « les droictz honorifiques et patronnaige en la chapelle Ste Margueritte issues et dependances » à Goudelin et Lanvollon40. L’ensemble valait alors aux alentours de 5 000 livres et fut acquis auprès du seigneur de Baregan Guillaume du Fresnay, conseiller du roi alloué et lieutenant général civil et criminel au siège présidial de Quimper-Corentin. Outre Le Merzer et Saint-Agathon, Jacques Le Brun s’implante à Goudelin où ses acquisitions se multiplient. Pour rester dans le registre des lieux nobles, citons, en juin 1666, l’achat du manoir de Kergossiou pour le prix de 7 550 livres41 et l’acquisition, en juillet 1682, du manoir du Cozquer à la dame de Bonnal Françoise Le Goueller pour la somme de 8 000 livres.

57En 1671, il obtient le lieu et métairie noble de Launay situé à Pléguien. En janvier 1678, le domaine comprend une maison principale, une écurie, cour, four et puits, deux petits jardins contenant cinq journaux de terre, et une douzaine de pièces de terre faisant près de dix-neuf journaux. Il rapporte chaque année à son propriétaire 105 livres tournois. En mars 1677, Jacques Le Brun avait amélioré les revenus du Launay en achetant au paroissien de Lanvollon Raoul Hervé un journal et demi de terre situés à proximité du domaine. Mais le sieur de Kerprat était déjà implanté à Pléguien en avril 1665 : il y possédait alors cinq pièces de terre (faisant huit journaux) et une maison ruinée avec porte, jardin et courtil qui rapportait une rente foncière annuelle de deux boisseaux de froment. Vers 1675, ces biens échoiront au fils aîné de Jacques Le Brun, Bertrand, à l’occasion de son mariage avec Renée du Garspern.

58En 1672, le sieur de Kerprat fit l’acquisition du manoir noble de Penanrun situé dans la trève de Kermoroc’h (paroisse de Landebäeron). Acheté 4 050 livres, il appartenait à François Lachiver sieur de Kerbalanen, débiteur de Jacques Le Brun à hauteur de 3 300 livres.

59En septembre 1682, le sieur de Kerprat prit possession des lieux nobles de Kervoazou (dans la trève de Senven-Léhart) et de Scoaffre (à Saint-Fiacre, trève de Plésidy) acquis judiciellement en juillet 1678. Ces biens avaient été confisqués à Pierre du Fresne sieur de Kervoazou, à la requête de René Javro sieur du Freznay.

60En octobre 1683, Jacques Le Brun acheta la métairie noble de Kerlosser à Cavan, ainsi que deux convenants situés au bourg de cette paroisse, à Yves de Launay sieur de la Salle (domicilié à Kergrist-Moëlou en Cornouaille) pour le prix de 2 100 livres42. Mais, comme celui-ci lui était redevable de 700 livres, le sieur de Kerprat ne versa que 1 400 livres.

61En août 1684, Jacques Le Brun acheta le lieu noble du « Rest en Gollen », situé à Saint-Péver, à Vincent Chaston sieur de Runebron – domicilié à la métairie noble de Ty Näouer à Saint-Péver – en échange de la somme de 923 L 12 s. Mais le sieur de Kerprat dépensa beaucoup moins, Chaston lui devant déjà 731 L 11 s selon un acte obligatoire du 25 novembre 1683. Enfin, en 1685, la saisie des héritages du fils de François Le Merdy opérée à la requête des sieur et dame de la Maisonneuve François Descoignets et Françoise de Ploesquellec, lui a permis de demeurer adjudicataire (nous ignorons pour quelle somme) de la maison noble de la Villeblanche à Pleumeur-Gautier.

62Devenue veuve, Béatrice Couppé investira à son tour dans ce type de domaines : le 12 octobre 1689, elle achète le lieu noble de L’Ile belle et une pièce de terre situés à Louargat pour le prix de 3 377 L 17 s 6 d à Yves du Largez sieur de Parlos et Catherine Geffroy son épouse.

63Les divers manoirs et métairies nobles cités étaient situés dans un rayon de vingt kilomètres de Guingamp et exemptés d’impôts directs, le statut de manoir assurant au propriétaire l’exemption fiscale. Ces domaines procuraient des revenus suffisants pour subvenir aux besoins élémentaires comme le manger et le boire. Le manoir, et a fortiori la métairie qui en dépend, est d’abord un domaine agricole. En mai 1751, Louis Jan Le Brun seigneur de Kerleino afferme le lieu noble de Kerprat pour 240 livres et vingt boisseaux de froment par an. En août 1763, la métairie noble de Kerleino Crech-Saint est affermée pour 500 livres par an à un couple de Pommerit-Le Vicomte chargé d’ensemencer 40 journaux de terre sous blés de différentes espèces, de fournir la maison du seigneur de Kerleino en beurre et en lait, et de nourrir en son absence le domestique présent au « château », ses chevaux ainsi que ses trois bassets43 ; le couple pourra profiter de tous les légumes du jardin après que la maison du seigneur en aura été fournie, et aura droit à la moitié des fruits à cidre puisqu’il fera celui du seigneur. Les propriétaires de manoir(s) et métairie(s) noble(s) devaient apprécier de consommer les produits de leurs champs, jardins, vergers et parfois vignes44.

64La possession de ces terres était aussi un facteur de promotion sociale, la garantie « de se voir accepter à plus ou moins long terme par une aristocratie sensible aux apparences et par une société rurale où la capacité nobiliaire s’appréciait encore autant au genre de vie qu’à la détention de titres45 ». Elle joue donc un rôle essentiel dans le dispositif d’ascension sociale mis très tôt en place par Jacques Le Brun.

65Le sieur de Kerprat fut également un « chasseur » de rentes (convenancières, féagères, censives, foncières, retour de lot), de convenants, de pièces de terre et de maisons, toujours à l’affût d’un contrat judiciel susceptible d’accroître ses biens. Souvent, il ne faisait pourtant que reprendre son dû : ses débiteurs ne pouvant le rembourser, il exigeait l’équivalent de leur dette en nature. Les intéressés lui cédaient des terres ou étaient saisis et leurs biens mis aux enchères. Car Jacques Le Brun fut maintes fois sollicité pour avancer de l’argent46. Ses débiteurs appartiennent aussi bien à la noblesse et à la bourgeoisie qu’au clergé et à la paysannerie. Les sommes prêtées allaient de quelques dizaines ou centaines de livres à plusieurs milliers de livres (tableau 7, p. 253-255). Le sieur de Kerprat ne parviendra pas toujours
à se faire rembourser, malgré ses efforts pour obtenir satisfaction. En juillet 1670, par exemple, il avança la somme de 1 425 livres à François Allain sieur de Keribou qui devait régler sa dette dans les six mois suivants ; mais il faillit à son engagement, obligeant Jacques Le Brun à saisir la justice en janvier 1671. En dépit de deux sentences rendues les 31 janvier 1671 et 31 décembre 1676, jamais le sieur de Kerprat ne récupérera sa « mise de fonds » initiale. Même son petit-fils Jacques Le Brun du Lojou, intentant un procès en novembre 1715 aux héritiers d’Allain, rencontrera les pires difficultés pour obtenir les 1 425 livres qui, à cette date, représentaient « une grosse somme par l’accumulation des frais et interrests au denier 16 et 18 ». Si le sieur de Kerprat a pu acquérir autant de maisons, terres et rentes à Guingamp et aux alentours, c’est donc en partie grâce aux nombreux actes obligatoires consentis à des personnes en manque d’argent, ces dernières assurant par écrit qu’elles s’engageaient à rembourser leur créancier sur l’hypothèque de tous leurs biens meubles et immeubles, présents et futurs. Ne prêtant de l’argent qu’à des gens pourvus de biens, Jacques Le Brun savait que si ses débiteurs ne respectaient pas les termes du contrat, il finirait malgré tout – sauf exception – par obtenir quelque compensation ou dédommagement en nature.

66Les sources nous enseignent que le sieur de Kerprat a pu en certaines occasions affermer, vendre ou échanger des biens (rente, pièce de terre, lieu noble, maison) par désir d’agrandir un domaine ou de renforcer son implantation dans une paroisse. Mais il se consacra surtout à l’achat de maisons, terres et rentes de toutes sortes (Graphiques 4 et 5, p. 248) situées à Guingamp et dans les paroisses environnantes. Jacques Le Brun a investi dans la pierre et dans la terre, en milieu urbain et à la campagne, dans le but d’accroître son prestige social et sa fortune personnelle. Sous l’Ancien Régime, la terre est une source de richesse et constitue donc une forme de placement privilégiée ; pour le marchand, elle est aussi un gage de sécurité, ayant peu de chance de se déprécier.

67En devenant propriétaire du lieu de Kerleino qu’il se charge d’agrandir, le sieur de Kerprat prend possession d’un domaine doté de tout un environnement qui, dans le paysage, manifeste son aspiration au statut aristocratique. Sa volonté d’ascension sociale est d’ailleurs si forte qu’elle se concrétise, en 1676, par l’achat d’un office anoblissant.

Achat d’un office anoblissant

68Même fortuné et allié à des familles de la grande noblesse bretonne grâce aux mariages de ses deux filles sur lesquels nous reviendrons, Jacques Le Brun demeure un roturier. C’est pourquoi, soucieux de corriger cet état d’imperfection et d’accéder enfin à la noblesse, il emprunte la voie vénale – par opposition à la voie royale que représente l’obtention d’une lettre d’anoblissement. En même temps qu’ils répondent aux vœux de promotion sociale d’une bourgeoisie marchande fortunée, les offices vénaux assurent une source de revenus importante à la monarchie. Le 2 avril 1676, le sieur de Kerprat est pourvu de l’office de « conseiller secretaire [du roi] maison couronne de France et de ses finances en la chancellerie de Bretagne47 » acheté à Catherine Le Borgne, veuve du sieur du Runiou Jean Oriot, en sa qualité de mère et héritière de défunt Ollivier Oriot sieur de Launay, « dernier paisible possesseur » de l’office qu’il tenait de son père48. Ayant « fait preuve de suffisance, capacité prud’homie et expérience, fidélité et affection au service du roi de France, et [étant] apparu de bonne vie, mœurs, conversation et religion catholique apostolique et romaine », Jacques Le Brun a reçu ses lettres de provisions l’autorisant à jouir des « honneurs auctres prerogatives preeminence franchises libertez privileges exemptions gages droict de bourse et autres fruictz proffits, revenus et esmolumens audit office49 ». Les privilèges accordés au secrétaire du roi sont considérables. Parmi eux la noblesse au premier degré, l’exemption des droits seigneuriaux dans l’étendue des domaines royaux situés dans le ressort de la cour du parlement de Bretagne, l’exemption du droit de franc salé, des tutelles et curatelles, du logement des gens de guerre et des autres charges publiques. L’officier est donc exempt du casernement, du fouage, de l’octroi et du franc-fief, ce qui lui donne la possibilité de posséder des fiefs nobles sans avoir à payer aucun droit. Mais surtout, il accède immédiatement à la noblesse sans avoir à exercer l’office pendant vingt ans. Lui et sa postérité en jouissent aussitôt, le titre d’écuyer leur est acquis d’entrée. Même si l’officier meurt en charge, sa descendance est dans l’instant anoblie ; c’est ce qui s’est produit pour Jacques Le Brun, décédé le 9 décembre 168550. L’achat de l’office de conseiller secrétaire du roi offre un autre intérêt de poids au marchand bourgeois : il l’autorise à poursuivre le commerce51, détail important sachant que le train de vie de la noblesse nécessite des ressources financières quasi inépuisables.

69En contrepartie, le roi exige seulement que l’officier se conforme strictement à son rôle : rédiger par écrit et approuver par signature « toutes les choses solennelles et authentiques qui seront faites, commandées et ordonnées, constituées et établies par les rois de France et leurs successeurs, c’est-à-dire livres, registres, conclusions, délibérations, lois, constitutions, pragmatiques sanctions, édits, ordonnances, consultations, chartres, dons, concessions, octrois, privilèges, mandements, commandements, provisions de justice ou de grâce » ; accompagner les chanceliers de France, se trouver aux chancelleries où qu’elles se tiennent et assister à leur Grand Conseil pour écrire et enregistrer tous les arrêts, jugements et expéditions qui s’y feront. Par déclaration du 17 janvier 1673, le roi ajoute même que les officiers de la Chancellerie près le parlement de Bretagne peuvent signer les arrêts du Parlement et de la Chambre des comptes de Bretagne, ainsi que percevoir six sols pour droit de signature sur chaque lettre scellée à la Chancellerie, en plus des autres droits et émoluments du sceau52.

70Ce contraste entre l’importance des prérogatives et la facilité du service, ainsi que la confirmation constante des privilèges des secrétaires et l’augmentation de leur nombre53, font des officiers de Chancellerie au xvii^e siècle – et encore au siècle suivant – le symbole de la « savonnette à vilain » permettant à son acquéreur de « décrasser sa roture ».

71Combien Jacques Le Brun dépensa-t-il pour devenir propriétaire de l’office ? On se doute que le coût de l’opération fut très élevé, même si le sieur de Kerprat n’intégrait pas le corps des secrétaires du grand collège servant en général à la grande chancellerie, mais celui du petit collège. Par exemple, en décembre 1670, François Derval avait acheté à André Drouët la charge de secrétaire du roi pour la somme de 15 000 livres et trente pistolles d’épingles, alors qu’en janvier 1678 Jean Bréal vend la sienne à François Le Diouguel sieur de Lanrus contre 23 000 livres. On en déduit que la dépense effectuée par Jacques Le Brun se situe aux alentours de 21 000 livres, soit le prix d’un bel hôtel urbain. Deux remarques cependant. D’une part, au xvii^e siècle, le prix des offices de chancellerie a connu des variations : vendue 24 500 livres en août 1659, la charge de secrétaire du roi près le parlement de Bretagne vaut encore 26 000 livres en décembre 1666. D’autre part, l’office de secrétaire du roi n’est pas le plus coûteux de ceux relevant de la Chancellerie du parlement de Bretagne. Des offices de garde des sceaux, de receveur et payeur des gages, de contrôleur, de secrétaire du roi et d’audiencier, cette dernière charge semble la plus onéreuse : en juillet 1660, les héritiers de Zacharie Hurel sieur de la Croix la vendent au sieur des Hayers pour la somme de 36 000 livres, tandis qu’en 1659 l’office de secrétaire du roi était cédé pour 24 500 livres54. Cette différence de prix perdurera au xviii^e siècle : en décembre 1711, Olive du Guilloüet, épouse de Guy Picquet chevalier seigneur de la Motte, vend 32 000 livres l’office de « conseiller secrétaire du roi maison et couronne de France audiencier en la chancellerie servant près le parlement de Bretagne » au sieur de Charmoy Nicolas Emevez55, alors qu’Emevez cède son office de secrétaire du roi « en la chancellerie de Bretagne » à Hervé Desclos pour 21 000 livres. Un édit du roi, daté de septembre 1755, fixera le prix des offices des chancelleries près les cours et conseils supérieurs du Royaume comme suit : les charges de garde des sceaux, d’audiencier, de contrôleur et de payeur des gages à 65 000 livres, et celle de conseiller secrétaire du roi à 55 000 livres.

72Pour payer leur office, de nombreux secrétaires du roi ont dépensé une part importante de leur fortune. On comprend alors mieux l’intérêt pour Jacques Le Brun de posséder plusieurs domaines, pièces de terre, convenants, rentes ou autres biens de rapport et de poursuivre l’activité marchande. Il conserve ainsi le pouvoir de reconstituer une fortune sérieusement entamée. Mais si l’office coûta autant, c’est bien parce qu’il offrait de réelles qualités. La Roque ne se trompait pas lorsqu’il écrivait : « bienqu’il y ait plusieurs moyens pour parvenir à la noblesse, on peut dire qu’il n’y en a point de si considérable que celui de la charge de secrétaire du roi, maison et couronne de France. Ceux qui en sont pourvus reçoivent par la puissance souveraine de nos rois le caractère d’une noblesse de race ; et, par un privilège qui leur est particulier, ils jouissent des mêmes honneurs et des mêmes prérogatives que les nobles qui ont passé le quatrième degré56 ». Jacques Le Brun a vu dans l’achat d’un office de secrétaire du roi le moyen idéal de se faire un état, de parvenir au statut noble. Il était pour lui la consécration éclatante de sa réussite. Pourtant, il n’en jouira pas très longtemps, seulement neuf ans. Sa veuve Béatrice Couppé vendra l’office à Pierre Busson, procureur au parlement de Bretagne, qui en sera pourvu le 8 juin 1686.

73L’activité marchande de Jacques Le Brun a donc été suffisamment rentable pour lui permettre d’accumuler de l’argent, qu’il s’est appliqué à faire fructifier grâce à de nombreux investissements dans la terre et dans la pierre. Enrichi, il a su gérer et mettre à profit sa fortune pour acheter un office anoblissant, mais aussi établir au mieux ses enfants. Il n’a pas attendu de devenir secrétaire du roi pour se lier d’amitié avec des membres de la grande noblesse bretonne. Dès que ses enfants ont été en âge de se marier, il s’est arrangé pour leur trouver un excellent parti au sein de la vieille aristocratie, en l’occurrence dans les familles de Bréhant de L’Isle, de la Boëssière et du Garspern. En jouant ainsi à fond la carte des alliances nobles, le sieur de Kerprat montre à quel point le second ordre trouve grâce à ses yeux, et combien il désire l’intégrer.

74Note*

75Note**