1À y regarder de plus près, la position géographique de Guingamp ne constituait pas un obstacle à son développement : les avantages de son site sont réels même si des inconvénients existent (toute médaille a son revers). De plus, malgré la perte progressive, à partir de 1491, de son rôle stratégique et militaire qui avait été à l’origine de son essor au sein de la Bretagne, Guingamp continue au moins jusqu’à la Révolution à voir défiler des troupes d’armes. Elle leur servit souvent de lieu de séjour, ce qui, nous le verrons, n’ira pas toujours sans susciter des problèmes. Jouant le rôle de « ville de garnison », Guingamp profita régulièrement d’un apport de consommateurs que l’économie locale n’avait plus qu’à prendre en compte.

Des atouts majeurs

2« Les chances de Guingamp1 » peuvent être estimées au nombre de quatre principales : un terroir favorable autant à l’élevage qu’aux cultures, autorisant une certaine diversité des activités économiques, une situation de carrefour de routes dont quelques unes très fréquentées, la proximité de la mer et enfin le passage du Trieux à l’origine de l’implantation et du développement de quelques industries. Il revenait aux Guingampais de savoir en profiter au mieux.

Un terroir aux diverses ressources

3L’un des atouts du site guingampais est la richesse de son sol.

4La région guingampaise se distingue en deux zones opposées : le Sud et le Nord. La première se caractérise par un terroir naturellement plus apte à l’élevage qu’à la culture. On y observe des prairies abondantes et des landes très étendues qui malgré leur faible rapport pouvaient servir de pâturages aux troupeaux. Lorsqu’elles portaient du genêt, celui-ci pouvait être employé pour couvrir les toits. Des Guingampais en firent leur spécialité, devenant des couvreurs de genêts2. Les landes pouvaient également porter de l’ajonc qui servait tout aussi bien de combustible aux fours de campagne que de nourriture aux bestiaux en tant que fourrage complémentaire dont l’avantage sera amplement démontré au cours des années déficitaires en foin, paille et avoine comme en 1768.

5Le relief tourmenté, alternant buttes et cuvettes, réduisait la superficie des terres fertiles. Les élevages de chevaux, de bovins (bœufs, vaches, veaux) et, dans une moindre mesure, de moutons et de porcs y étaient donc nombreux. Ils permirent le développement de l’industrie du cuir à Guingamp.

6Ressource capitale de cette zone de collines, l’élevage joue un rôle essentiel dans l’économie guingampaise, particulièrement celui des chevaux. La cité faisait partie de ces villes et bourgs de Bretagne – tels Morlaix, Lannion, Pontrieux, Vieux Marché, Plestin, Langoat et La Roche Derrien pour l’évêché de Tréguier – où se tenaient régulièrement des foires3 destinées à la vente de ce type de bétail. En 1700, Guingamp en comptait trois qui duraient chacune une journée : « la foire de la Magdelainne » le 21 juillet4, « celle de Ste Catherine le 25 novembre et celle de la veille du dimanche des Rameaux » appelée la foire Fleurie5. On y menait « des chevaux de tout age », ce qui donnera lieu maintes fois à des tromperies sur la qualité de la marchandise : combien d’acheteurs repartiront avec une « monture » pour finalement se rendre compte un peu plus tard qu’on leur avait en fait vendu un cheval « hors d’âge » et « poussif », donc « incapable de servir 6 » !

7Grâce à la nature du sol et à une relative douceur climatique, la partie Nord est plus apte à la culture des céréales (froment, seigle, avoine et blé noir depuis le début du xvi^e siècle), et des plantes textiles (lin et chanvre) aujourd’hui disparues. L’élevage y est aussi pratiqué. De fait Guingamp était un important marché aux grains7, confortant ainsi l’idée que la Bretagne était à l’époque moderne « fertile en grains » et qu’une seule « récolte abondante suffiroit pour fournir à ses besoins pendant plus de trois ans ». À ce marché étaient achetés des « blèds » (du froment surtout et du seigle) transportés « quelque fois a Pontrieux petit port de mer distant de 3 lieues » de la cité.

8Le terroir guingampais permettait aussi la culture du lin et surtout du chanvre, « matières premières pour la toile à drap, le coutil, les couëttes et les paillasses, voire la toile pour les vêtements ». Le 7 mai 1673, les métayers Jan et Pierre Nicolas de la métairie noble du Legner à Plouisy devaient au Guingampais François Bodin sieur de Lermo 7 L 5 s « pour de la graine de lin ». Un an plus tôt, le 7 mai 1672, le même Bodin leur avait envoyé « de la graine de chanvre ». En 1754, Guillaume Le Bail fermier de la métairie du prieuré de Sainte-Croix avait affermé un journal de terre situé dans les garennes de Sainte-Croix au marchand de laine Guillaume Daniel pour y semer de la graine de lin. Lorsque, le 14 avril 1763, le seigneur du Lojou Charles Le Brun afferma pour 9 ans la métairie noble du Roudourou à Plouisy, il fut convenu entre lui et le fermier que quand celui-ci « ensemencera du lin et du chanvre la moittié en appartiendra audit seigneur bailleur lequel [s’obligeait] de fournir la moittié de la semence ». À Saint-Agathon aussi on cultivait ces plantes : le 31 août 1763, Louis Jan Le Brun seigneur de Kerleino bailla à ferme pour 9 ans la métairie noble de Kerlaino Crech Saint en exigeant des preneurs qu’ils n’ensemencent qu’un demi baril de graine de lin et ne mettent qu’un journal de terre sous chanvre par an. Les courtils à (ou sous) chanvre situés à proximité des lieux d’habitation sont fréquents comme les inventaires après décès mentionnant un rouet. Au xviii^e siècle, la subdélégation de Guingamp n’est pourtant pas « le pais pour le chanvre » : c’est « du cotté de Paimpol, Pontrieux, Tréguier et Lannion qu’on en trouve beaucoup8 ». La culture du lin était moins importante mais avec des conditions climatiques propices, « les paroisses ou la culture de ces matieres premieres [était] suivie » offraient « une belle apparence ».

9La région de Guingamp disposait également de ressources mi-agricoles mi-industrielles : il s’agit des bois qui fournissaient notamment aux habitants bois de chauffage et de construction. Son rôle essentiel dans la vie quotidienne des Guingampais justifie la forte présence de charpentiers, menuisiers et « charreteurs de bois ». La geôle, les ponts, les portes et la halle nécessitaient un entretien et des réparations continuelles. Bâtiment entièrement de bois, la halle exigeait des remises en état : en 1506 et 1512, sa couverture était « indigente de reparation » et, en juillet 1676, « il [en] tomba une partie […] du costé de l’allé des toilliers9 ». La région de Guingamp ne manquait pas de bois mais, au xviii^e siècle, ils furent soumis à une exploitation intense et désordonnée, suscitant la grogne des habitants du faubourg de Sainte-Croix. En 1789, ils dénoncent « les dégradations et abbas de bois de toutes especes que les seigneurs et autres proprietaires [font] chaque jour sur leurs dépendances, sans mettre en leurs places aucun plan, [causant] un préjudice des plus sensibles à tout le monde, aux fermiers surtout et en outre la chairtée et la disette des bois ». Les paroissiens préviennent alors que « si l’on [continue] d’operer ainsy, encore pendant vingt ans, le public ne [trouvera] point de quoi se cauffer ». Déjà au début du xvii^e siècle, certains avaient trouvé matière à se plaindre : en 1628-1629, le sieur de Rosmanach Pierre Bobony, alors miseur de la communauté de Ville de Guingamp, avait été averti par le « controolle des boys et forestz des desgastz quy se faisoinct en icelle ». Pourtant, à la fin du siècle, des pratiques illégales avaient toujours cours : le 2 décembre 1697, Jan Calvez fut déclaré par la juridiction guingampaise « atteint et convaincu d’avoir abusé de la qualité de Venneur et de la fonction a gage de crieur aux ventes ordinaires aux forets de Coatanhay et Coatannoz d’avoir faussement supposé aux dits [Charles] Lonnes et [Henry] Guegan des empraintes de marteaux desdites forets et d’avoir vendu les derniers jours du mois d’avril dernier trois arbres […] dans les forets de Coatanhay […] soubs ses fausses empreintes hors la presence des officiers, et en autre temps que celui des ventes ordinaires et d’en avoir touché le prix10 ». En 1706, le bois de charpente était « tres rare et tres cher » en Basse Bretagne car le moindre bon pied d’arbre était pris « pour les vaissaux qu’on [bâtissait] a Brest ». Il était néanmoins important de conserver les bois, notamment les pieds de chêne parce qu’ils étaient source de tan pour tous les tanneurs de la cité guingampaise : en juin 1770, Yves Le Moal, marchand ménager de Plougonver qui a acheté au seigneur de Porzanparc le bois de Kereven à Plounévez Moëdec pour le faire « exploiter et peler pour profiter du tan et ecorce du bois de chesne », vend à Jacques Hamon et Jean Souvestre marchands tanneurs de la trêve de Saint-Michel et promet de leur « rendre et faire charoyer a ses frais le tan et ecorce de chene bon loyal et marchand » à leurs demeures. Néanmoins, la mise en cause des seigneurs par les gens de Sainte-Croix dans le déboisement effréné n’était pas injustifiée. L’exemple de Charles Le Brun seigneur du Lojou le prouve : le 16 mars 1766, il vend à Jérôme Cavalan, ménager du convenant Largoët à Coadout, le nombre de 28 pieds de hêtres pour le prix de 100 livres. Le 22 août 1771, il cède à Noël et Yves Chauvel sabotiers de Loguivy-Plougras 65 pieds de hêtres pour 260 livres.

10Un terroir aussi fertile exploité en conséquence devait favoriser le rôle de ville-marché de Guingamp.

Une cité à la croisée des chemins

11Un centre urbain soucieux de son développement doit écouler les divers fruits de son agriculture et les produits de ses industries. Guingamp disposait d’un atout majeur : elle se trouvait à un carrefour de routes, à la rencontre d’axes de circulation empruntés tant par les rouliers, les voituriers et les charretiers que par les marchands, les voyageurs et les troupes armées.

12La grande route de Rennes à Brest traversant d’est en ouest plusieurs villes et paroisses telles Lamballe, Saint-Brieuc, Châtelaudren, Guingamp, Belle-Isle-en-Terre et Morlaix est considérée au xviii^e siècle comme « la plus considérable et la plus fréquentée de la Bretagne ». La circulation des personnes et des marchandises y est importante. À partir de la seconde moitié du xvii^e siècle, le chemin devient un axe militaire. Les marchands de Guingamp empruntaient régulièrement cet axe routier, notamment pour aller à Morlaix ou « à la foire de St Mathieu sur la montaigne de Brée » en septembre. Le va-et-vient d’hommes et de marchandises atteignait son paroxysme en temps de guerre, la route étant « continuellement couverte d’un nombre infini de voitures de toutes espèces ».

13Le chemin menant de Guingamp à Tréguier, via Pontrieux, fait l’objet d’un trafic moins dense mais essentiel pour la cité guingampaise. Rappelons l’exportation des grains de la région à partir du petit port de Pontrieux, ou encore celle du vin : en mars 1661, le notaire guingampais Pierre Hamon se rendit à Pontrieux pour y faire charger une barrique de vin destinée à sa mère11. Les Guingampais s’approvisionnaient aussi à partir de ce même port. En 1629, le maire Geffroy Jegou sieur de Kerotter commanda 44 barriques de chaux pour réparer les murailles de la cité à deux marchands normands qui débarquèrent la marchandise à Pontrieux. De même en avril 1780, « la Barque L’anonyme […] venant de Bordeaux » y déchargea pour le compte de Christophe de Rocquancourt sieur de Keravel – directeur des postes et receveur des domaines du roi de la ville de Guingamp – trois caisses de liqueurs et vins de liqueur.

14Les rapports commerciaux entre les deux villes étaient permanents. De nombreux Guingampais possédaient dans la cité portuaire une ou plusieurs maisons et des greniers servant d’entrepôts. Le 7 mars 1631, François Le Goff avait au havre de Pontrieux trois greniers renfermant 35 tonneaux de froment et 20 tonneaux de seigle, Pierre Allain y entreposait 30 tonneaux de froment et 30 tonneaux de seigle, maître Phelippe Uzille y possédait un grenier contenant 40 tonneaux de froment, et maître Jean Stephnou y était propriétaire d’un grenier renfermant 7 tonneaux et demi de froment. Des habitants de Guingamp et de Pontrieux s’associèrent parfois pour commercer au loin – union temporaire que commandaient les risques inhérents à un tel trafic. Vers 1672, les Guingampais Jacques Le Brun sieur de Kerprat et François Bodin sieur de Lermo se joignirent à Pierre Le Bel sieur de la Motte, domicilié à Pontrieux, pour prendre part au « voiage dudict vaisseau [le Saint-Sébastien] à Lizbonne ». Le 3 août 1731, le marchand de Guingamp Claude Le Gaudu sieur de Cheffdubois et Pierre Jollivet marchand de Pontrieux reconnaissaient avoir « de puis plusieurs années fait un commerce de marchandises tant sur mer que par terre ». Un autre élément jouait en faveur d’échanges commerciaux réguliers entre les deux cités : les foires et les marchés sources de grande affluence, à l’image de la foire de Saint-Denis qui se tenait à Pontrieux le 9 octobre.

15Les registres paroissiaux guingampais témoignent à leur façon de la constance des relations entre les deux villes : ainsi le 22 juin 1626, à Guingamp, « rendit son ame a Dieu son Createur honorable homme Jan Bachelier marchand faisant sa demeure plus ordinaire en la ville de Pontrieu » et dont le « corps fut inhumé en tres grande celebrité et d’office et de peuple en l’eglise de Nostre Dame ».

16Cette route était très empruntée par les Guingampais parce qu’elle conduisait aussi à Tréguier où se déroulait chaque année en juin une foire qui provoquait l’arrivée de nombreux marchands. Parmi eux le sieur Jean Petitbon qui n’assista même pas au baptême de sa fille Marie le 8 juin 1722, à Notre-Dame de Guingamp, pour « estre […] à la foire de Treguier ». En 1700, on n’y menait pas « des chevaux du betail [ni même] des cochons » mais l’on y vendait plutôt « du savon huisle sucrerie espicerie qu’on apelle marchandise de St Malo » et « ausy des laines en toison [et] du cren de la province », qui étaient notamment employés par les habitants de Sainte-Croix de Guingamp « en droguets et berlinge ». Cette foire de Tréguier était si réputée qu’elle servait de terme de paiement dans le cadre de certains contrats : l’avocat de Lantreguier Jean Hamon empruntant la somme de 60 L 12 s 11 d à Jacques Mériadec le 8 mai 1634, il est convenu que le remboursement s’effectuera le jour de la foire au mois de juin suivant. Des bourgeois en profitaient pour améliorer leurs revenus en louant, pour tout le temps de la foire, un local leur appartenant : le 25 mai 1633, l’avocat Jean Hamon afferme son étude en échange d’une pistole d’or au sieur du Mans, marchand d’or et d’argent pour garniture d’habits domicilié à Rennes. La ville de Tréguier avait d’autres raisons de faire l’objet d’une réelle animation, y compris en dehors des jours de foires et de marchés : elle était une cité portuaire. Le 2 avril 1633, l’avocat Jean Hamon y chargea « à ses risques et périls » un tonneau de froment dans le navire nommé le « Jan Baptiste » qui devait se rendre en Espagne puis revenir à Lantréguier après avoir fait charger du vin à Bordeaux12.

17Pontrieux et Tréguier jouaient un rôle plus ou moins similaire auprès de la cité guingampaise : elles assuraient son approvisionnement en certains produits et boissons et lui servaient de lieux d’échanges pour diverses marchandises. Les relations commerciales entre ces trois centres urbains étaient permanentes. On a affaire ici à un petit réseau, de type secondaire, comme il en existe alors beaucoup en Bretagne. Le lien qui unit Tréguier, Pontrieux et Guingamp est tout autant commercial que religieux (la première cité est siège épiscopal).

18L’axe routier allant de Guingamp à Corlay compte lui aussi beaucoup. D’abord en raison du fréquent transport de marchandises en provenance ou à destination du port de Pontrieux. Ensuite parce que le chemin se poursuit en direction de Pontivy et de Vannes, voire même jusqu’à Nantes. Malgré l’incommodité du chemin « qui estoit tout ruyné » en 1640, « la grande voirie menante de la ville de Guingamp à celle de Pontivi » voit passer « journellement des passants et voyageurs ainsy que des marchands de differents commerces ». À la fin du xviii^e siècle, plusieurs « trouppes, des mattelots et marins de toutes grades » l’empruntent encore. Elle conduisait à Sainte-Anne d’Auray qui au xvii^e siècle faisait l’objet d’un pèlerinage auquel des Guingampais participèrent. Parmi eux, Isabeau Gillart décédée à 60 ans, le 14 octobre 1628, « dans la ville de Pontivy comme elle retournoit de visiter la chappelle de madame Saincte Anne », ou encore Françoise Le Boniec morte âgée de 70 ans, le 2 août 1690, à l’auberge des « trois rois » de la ville de Guingamp « comme elle revenoit du pereilage de St Anne en Auray ».

19Le chemin conduisant de Guingamp à Carhaix n’était pas non plus dénué d’intérêt pour les marchands de la cité : « estant allé pour ses affaires a Carhais », Anne Fallegan, épouse du marchand Alain Pitôt y mourut le 5 décembre 1716 à l’âge de 64 ans. D’autres habitants de Guingamp et d’ailleurs l’avaient précédée et lui succéderont sur cette même route, notamment « pour aller a la foire de Karaez » durant laquelle se vendaient par exemple « des chevaux du betail et des cochons ». Nous ne sommes pas certains que le marchand de draps guingampais Jan Adam sieur du Pont s’y rendit vers 1668-166913, mais nous savons que André Navèz, marchand colporteur originaire de l’évêché d’Avranches en Normandie, comptait participer à la foire en 1728 : « marchand forin allant de bourg en ville pour sa subsistance et son entretient », il se trouvait à Guingamp le 4 mars et envisageait de partir le lendemain « pour la foire de la my caresme à Carhaix ».

20Les relations commerciales très fortes unissant les cités de Guingamp et Lannion expliquent l’importance de la fréquentation de ce dernier axe. Lannion disposait aussi de foires et marchés, et c’est « en s’en retournant de la foire de tous les sains à Lannion » que Michel Hervé, marchand de Sainte-Croix âgé d’environ 68 ans, eut « le malheur […] de se noier dans la riviere de la dite ville » le 1^er novembre 1731. La venue de marchands de Lannion à Guingamp est attestée par le voyage de Jan Bodeneur, marchand de fil lannionais, qui partit de sa ville le 3 août 1667 pour celle de Guingamp afin d’y vendre sa marchandise au marchand Yves Mahé. Les marchands de laine de Sainte-Croix passaient « tous les mercredy après midy » sur cet axe « pour le marché de Lannion ». Ce chemin drainait régulièrement un grand nombre de personnes comme le 30 septembre « jour de la grand foire de la St Michel » à Lannion.

21Ces différentes routes étaient dangereuses. S’il n’était pas entretenu, un axe de circulation très emprunté se dégradait très vite. En 1778, « les pavés et les banlieües des routes qui conduisent a Rennes et a Brest sont absolument a reconstruire » parce qu’« ils sont ecrasés sous le poid enorme des rouliers qui passent continuellement ». L’état déplorable de certains chemins peut entraîner de fâcheux accidents : le 26 mai 1647, le carrosse de l’évêque de Tréguier Baltazar Grangier fut « rompu par les chemins » à l’approche de Guingamp. On reconnaît donc l’importance et l’intérêt attribués à une route par la priorité accordée à ses réparations et la rapidité avec laquelle elles sont effectuées. En 1734, les Guingampais estimaient qu’il valait mieux réparer d’abord le chemin de Pontrieux plutôt que celui de Portrieux, le premier plus proche s’avérant « beaucoup plus utile aux habitans de Guingamp et des environs » que le second, sans doute parce que « le port de Pontrieux [était] plus commode, plus praticable et plus scur pour les batimens de mer que celuy de Portrieux ». De même, l’urgence des réparations à apporter à certains ponts et portes de Guingamp témoigne de leur rôle essentiel. Le pont de Saint-Michel était considéré comme le grand passage de Brest. Si le pont de la porte de Rennes venait à s’effondrer, cela « causeroit un grand preiudice par rapport au grand passage de la ville de Brest à celle de Paris » car les carrosses, charrettes et « voitures publiques […] ne peuvent aller a Morlaix ny a Brest par autre endroit que par la porte de Rennes ». Le pont de la porte de Tréguier était tout aussi indispensable car c’était « un des passages le plus frequante, la ville [de Guingamp] tirant la plus part de ses provision de celles de Pontrieux ». Les ponts et pavés de ces portes avaient donc toute l’attention de la communauté et des habitants.

22Régulièrement fréquentées et utilisées pour le transport des marchandises, ces routes étaient propices à de mauvaises rencontres. Les bandits de grand chemin guettaient les voyageurs et les marchands se déplaçant à pied ou à cheval, ainsi que les charrettes et les voitures chargées de marchandises et de passagers. En 1610-1611, le messager guingampais Vincent Phelippes fut « vollé et assasiné en sondit voiage pres le pont de la quirielle » alors qu’il se rendait à Nantes à la demande de la communauté de ville. Le 26 août 1763, vers les six heures du soir, trois inconnus attaquèrent près du pont de Kernilien – à une demie-lieue de Guingamp – le voiturier du tabac (agissant pour le bureau général de Saint-Brieuc) Vincent de Saint-Illan qui faisait route pour Morlaix. Ils l’assommèrent de plusieurs coups de bâton et lui volèrent 263 livres ainsi qu’un petit paquet14. Le grand chemin de Guingamp à Lannion recelait les mêmes pièges : le 25 novembre 1727 non loin de Guenezan, le boucher lannionnais François Le Divich fut agressé alors qu’il revenait de la foire Sainte-Catherine qui s’était tenue à Guingamp.

23L’intérêt de ces routes n’échappait pas aux Guingampais. Leur cité se trouvant à la croisée de chemins rayonnant à la fois vers le Trégor, le Léon, la Cornouaille et le pays de Rohan (et au-delà le Vannetais), ils pouvaient tirer profit d’échanges (commerciaux et humains) privilégiés.

La proximité de la mer

24Guingamp n’est qu’à cinq lieues dans les terres et peut profiter du port de Pontrieux distant de trois lieues. Guingamp est si peu éloigné de la côte qu’à plusieurs reprises, entre 1690 et 1705 notamment, la communauté de ville dut fournir des guetteurs : le 13 juin 1695, elle désigna deux hommes pour faire le guet jour et nuit sur la butte de Montbareil, afin d’y assurer les signaux ordonnés par le marquis de Vauban.

25La relative douceur climatique due à la mer favorisait la production de céréales et de plantes textiles. Les Guingampais utilisaient en permanence le petit port de Pontrieux comme lieu d’embarquement de marchandises destinées à l’exportation et lieu d’approvisionnement. Cela fit dire à quelques observateurs que « les habitants de Pontrieux n’[avaient] d’autres débouchés pour leur commerce que celluy qu’ils [faisaient] avec ceux de Guingamp ». C’était sans doute exagérer même si les Guingampais contribuaient pour une part importante à l’activité portuaire de Pontrieux, ne serait-ce qu’en raison des vins et liqueurs qui y débarquaient pour leur compte. Car l’on buvait beaucoup à Guingamp, comme sans doute un peu partout ailleurs. Les occasions de boire étaient nombreuses. Une naissance, un mariage, une victoire militaire royale ou un traité de paix donnait lieu à un te deum suivi d’un feu de joie et souvent de libations dont profitait joyeusement la population. En septembre 1638 pour fêter la naissance du Dauphin (le futur Louis XIV), la communauté de ville décida qu’on exposerait « au public deux bariques de vin qu’on coulera par les tuyaux de la pompe ». En septembre 1744, la convalescence du roi fut fêtée par la distribution de « deux tiercons de vin » aux habitants alors qu’en septembre 1752, le rétablissement de la santé du Dauphin occasionna la dépense d’un « couple de barique de vin pour faire couler dans la pompe de cette ville ». En dehors de ces fêtes populaires, la tradition veut que le maire, à son entrée en charge, offre la collation (pain, dragées, confitures et vin) aux juges, procureur fiscal et greffier de la cour ducale, à ses auditeurs des comptes, au précédent maire, au père prédicateur du carême15 ainsi qu’à plusieurs notables de la cité. La venue de personnalités à Guingamp donne lieu à l’achat de vin. Pendant les périodes de contagion, comme en 1631, la communauté de ville fournit « pain vin viande poisson foin paille chandelle et autres mesmes commoditez » « pour la nouriture et entretiennement des pauvres mallades » de la cité. En octobre 1675, il faut une cinquantaine de barriques de vin « pour la subsistance des trouppes [passant] par ceste ville de Guingamp ». Le décès d’un ancien maire donne également lieu à un repas copieux et arrosé : suite au décès de Pierre Fougeré sieur du Moullinet (maire en 1664-1665) à Pommerit-le-Vicomte vers 1677-1679, la communauté de ville de Guingamp offrit le dîner composé de vin, bœuf, « aigneau mouton poulletz [et] aultres vivres et pain ». L’entrée en fonction de certains magistrats était une autre occasion de se laisser aller à trinquer : installé le 17 mars 1678 prévôt de Guingamp par Marc Antoine de la Boessière seigneur de Lannuic, le sieur du Boisriou donna à dîner aux juges et avocats de la cour ducale « et a quantité de noblesse et a ses parantz » ; puis le lendemain, à d’autres officiers parmi lesquels les sergents : au cours de ce repas il fut « beu quantité de razades ». Les marchands de vin guingampais étaient donc nombreux et certains firent fortune comme Jacques Le Brun au xvii^e siècle.

26Au xviii^e siècle, la profession fut moins lucrative. En 1748, seuls cinq marchands de vin sont cités comme tels : Jacques Gélard, le sieur de Rocquancourt, le sieur Penquer Pitot, la veuve du sieur Plancher et Guillaume Lucas et encore les trois derniers « ne vendent pas presentement entreux 60 tonneaux de vin quoy qu’a en juger par leurs taxes (de capitation) qui est des plus fortes l’on croiroit que leur commerce fut considerable16 ». Les Guingampais appréciaient le vin de Bordeaux. Le 1^er mai 1687, le sieur Quinsé organisa un bal en l’honneur de « la femme du sieur Aubrin, marchand de Bordeaux, dont la bienvenue à Guingamp » avait été souhaitée le 27 avril. Le 21 avril 1780, le sieur de Keravel Christophe de Rocquancourt reçoit trois caisses de liqueurs et vins de liqueur commandées à messieurs Marrast de Sarranté, d’Yraurguy, d’Urrecta et Compagnies de Bordeaux. Les Guingampais traitaient aussi avec des marchands de Libourne : en 1776, les religieuses de Montbareil commandèrent au sieur Fontemoing cinq tonneaux de vin qui devaient leur être rendus « bien conditionné a Pontrieux ». Les religieuses représentaient une clientèle intéressante car la provision ordinaire annuelle de leur couvent s’élevait à 11 barriques de vin blanc et 9 de rouge. Pour la seule année 1786, elles dépensèrent 1034 livres en vin.

27Malgré la proximité de la mer, les Guingampais éprouvèrent au xviii^e siècle des difficultés pour bénéficier des produits de la pêche côtière et hauturière. On est surpris par le défaut de poisson dont les habitants sont victimes à cette époque au moment du carême. Le 28 février 1733, la communauté de ville s’inquiète de ce que « depuis le commancement de ce caresme il ne s’est presque point trouvé de poisson au marché de cette ville ». Aux yeux de la communauté, les poissonniers de Paris en sont la cause car ils « ont establis des entrepos du costé de Quimper et de Concarneau d’ou ils enlevent tout ». Or « c’est presque de cette coste seulement qu’il en vient » à Guingamp. La communauté doit donc demander à l’évêque de Tréguier la permission de manger des œufs en remplacement du poisson. Jusqu’à cette date les Guingampais ne s’étaient jamais plaints du manque de poisson sur les marchés de leur cité : en 1650, la communauté de ville pouvait faire parvenir au frère Jan Bernard, pour les besoins du couvent de Sainte-Anne, « quelques poissons qu’il souhaitoit ». En revanche, au xviii^e siècle, « les poisons se trouvent tres rare ». Pendant la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), « les pêcheurs dans la crainte d’etre surpris par les corsaires anglois n’[osaient] travailler à leur pèche comme ils le faisoient avant ». Quand ce n’était pas la guerre qui obligeait la Bretagne à fermer ses ports et, de fait, y interdisait « l’entrée des denrées necessaires au careme », c’était la misère : le peuple accablé ne pouvait payer les aliments requis en cette période. En 1780, la communauté de ville de Guingamp dut demander à l’évêque « d’adoucir en faveur du peuple les rigueurs du careme », en permettant « l’usage du gras pendant quelques jours ». Les merlus, congres, lieus et sardines étaient en général destinés à l’exportation, notamment vers Bordeaux.

28La proximité de la mer offrait aux Guingampais la possibilité de mettre à profit le voisinage du port de Pontrieux et de hisser leur cité au niveau d’un centre de commerce en relation avec l’étranger (l’extérieur de la Bretagne).

Le passage de la rivière du Trieux

29D’une longueur de 10 lieues environ, le Trieux prend sa source dans l’étang neuf dépendant de l’abbaye de Coëtmalouen situé à trois lieues et demi de Guingamp qu’il traverse selon un axe nord-sud. En dépit de son modeste débit – François Dobet l’a évalué à 25 mètres cube seconde – il pouvait faire fonction de voie de transport à partir de Pontrieux et servir de moteur à des industries artisanales. La portion du Trieux navigable ne comprenant pas la ville de Guingamp, la cité devait faire appel au petit port de Pontrieux. Cependant la rivière était propice à la construction de moulins ainsi qu’à l’implantation de quelques industries, en particulier celles du cuir et du textile.

30Sous l’Ancien Régime, Guingamp compte au moins dix moulins.

31Ils ne fonctionnèrent pas au même moment : quelques-uns disparurent, d’autres apparurent, certains initialement à tan furent reconvertis dans la mouture des blés comme le moulin à tan de Rochefort qui devint le moulin à blé des Salles. En décembre 1806 huit moulins existent encore parmi lesquels un seul à tan, les autres étant à blé. C’est la preuve de la quasi disparition des tanneries guingampaises, dont le déclin s’était amorcé dès le xviii^e siècle.

32La cité connut une intense activité industrielle consacrée au cuir et au textile. Les tanneurs et les corroyeurs s’établirent en majorité dans les deux faubourgs de Trotrieux (le grand et le petit, encore appelés Trotrieux Tourquelenic et Trotrieux Lambert) car la préparation des peaux nécessitait de grandes quantités d’eau. La fabrication du cuir se divisait en trois phases : le travail de rivière, le tannage et le corroyage ou finissage. La première avait pour but de préparer la peau au tannage. L’une des opérations consistait en la trempe ou reverdissage afin de restituer aux peaux l’eau que leur avait fait perdre le salage ou le séchage, et de leur redonner leur souplesse. L’opération se réalisait à même la rivière. Après sa sortie de la trempe et son immersion dans des bains de chaux, la peau subissait un lavage à grande eau par un travail de friction effectué à la main sur un chevalet de rivière. Quelques tanneries étaient situées dans d’autres quartiers de la ville, mais toujours près de l’eau comme à Traousach dans le faubourg Saint-Sauveur. L’industrie du cuir se portait encore bien à Guingamp dans la seconde moitié du xviii^e siècle : en 1779, les 17 tanneries présentes dans la cité reçurent 1136 peaux de bœufs, 2016 peaux de vaches, 13 866 peaux de veaux, 5 101 peaux de moutons et 607 peaux de chevaux. La prédominance des peaux de vaches et de veaux était encore réelle en 1793, représentant plus de 80 % des peaux recensées dans 43 maisons de bouchers et marchands de peaux. Les tanneurs guingampais ne travaillant pas autant ou si bien les peaux de bœufs qu’ils l’auraient souhaité, les cordonniers durent parfois « faire venir [des] cuirs de boeuf du païs de Léon ou de Rennes ».

33Sans le Trieux, le faubourg de Sainte-Croix n’aurait pas connu l’activité textile qui le caractérisa sous l’Ancien Régime. L’humidité du lieu convenait au rouissage qui consistait à soumettre le lin et le chanvre à une immersion prolongée dans l’eau, afin de faciliter la séparation des fibres composant la tige (il s’agissait de dissoudre par fermentation la gomme qui les soudait). On installa des moulins pour le teillage, opération consistant à enlever l’écorce ou les débris de bois broyés mélangés aux fibres. Le faubourg put se lancer dans la production de toiles de lin et de chanvre.

34La fabrication « de grosses laines et poils » pour en faire « des etoffes qu’on appelle Bailinge ou Berlinge » fut sa spécialité durant tout l’Ancien Régime17. La production de ces étoffes grossières dont on faisait des rideaux, culottes, capots, tabliers ou jupes, était surtout destinée à la consommation locale. Cela n’empêchait pas certains marchands « d’aller courir les foires de la Basse Bretagne » pour y écouler une partie de leurs marchandises. De nombreux tisserands, fileurs de laine, cardeurs, marchands de draps et de toiles étaient donc établis à Sainte-Croix. D’autres quartiers comme le Petit Trotrieux et Portsanquen en comptaient quelques uns. Le commerce de la Berlinge n’était toutefois pas « bien mouvant » et les cardeurs devaient souvent exercer vis-à-vis « le mettier de manoeuvre pendant la moittiée de l’année pour subsister ». Les tisserands ne jouissaient pas d’un sort plus enviable, leur nombre variant « à proportion que le commerce [avait] plus ou moins de faveur à Quintin ».

35La rivière présentait un autre intérêt, celui de la pêche en eau douce. Elle profitait avant tout aux seigneurs propriétaires de moulins et d’étangs. Chaque année depuis au moins 1674, le seigneur du Roudourou recevait le mercredi des Cendres plusieurs dizaines d’anguilles livrées à domicile par le fermier du moulin de la Tourelle. En mars 1764, Thomase Richer du Boisberthelot vendait à Yves Le Carré meunier du moulin de Bonant à Bourbriac, « la peche de trois etangs dependants du chateau du Boisberthelot sittué en la treve de Caniuel », les étangs devant être vidés pour le carême. Le Carré pourrait « profiter et disposer pour luy et a son proffit de tout le poisson qui se trouvera aux dits etangs a la reserve » de 18 tanches et 10 livres d’anguille que la dame du Boisberthelot gardait pour elle, comme elle se réservait encore « toute la manne qui se trouvera dans les mesmes etangs ».

36Au xviii^e siècle, la portion du Trieux qui traversait Guingamp avait peu de chance d’être poissonneuse. On imagine mal le Trieux demeurant pur et intact après la pratique du rouissage, opération très polluante.

37Le passage du Trieux à Guingamp contribua à l’activité économique de la cité, notamment en favorisant la naissance puis le développement du faubourg de Sainte-Croix18. Mais la rivière n’était pas sans danger pour ceux qui vivaient à proximité.

Des inconvénients réels

38La position géographique de Guingamp avait aussi des inconvénients pour ses habitants : la rivière du Trieux, le va-et-vient des troupes armées et le voisinage de la mer pouvaient causer bien des désagréments.

Une rivière parfois dévastatrice et mangeuse d’hommes

39En cas de trop fortes précipitations, le Trieux sortait de son lit, provoquant des inondations. Les habitants comme les édifices publics ou les constructions diverses en étaient victimes.

40La ville de Guingamp qui a encore connu, en janvier 1995, de graves inondations (après celles tout aussi importantes de 1988 et de mars 1910 pour citer les plus mémorables du xx^e siècle), ne fut pas épargnée par les débordements du Trieux tout au long de l’Ancien Régime. Les quartiers de Sainte-Croix, Trotrieux, Saint-Michel et Saint-Sauveur étaient les plus exposés. L’inondation la plus terrible dont eut à souffrir la population guingampaise fut celle survenue dans la nuit du 18 au 19 août 1773 : les deux ponts de Saint-Michel furent détruits et de nombreux habitants perdirent partie ou totalité de leurs biens. À Sainte-Croix, faubourg « au dessous du niveau de la riviere », l’eau pénétra « dans toutes les maisons a plus de cinq pieds de hauteur ». Le métayer du bourg noble perdit 4 vaches, un veau, un cochon, dix milliers de foin et une partie de sa récolte ; son dommage fut évalué à 900 livres. Le sieur Onfray, négociant « marchand grossier de mercerie », perdit 1 800 L de marchandise. La veuve Coquart marchande de Berlinge, subit un préjudice de 300 livres, tandis que Bertrand Gautier vit disparaître les « cent ruches à miel qui faisoient toute sa fortune » et dont la perte fut estimée à 500 livres. Pour la plupart des autres paroissiens dont « la plus grande fortune de chacun ne montoit peut être pas à douze livres », l’inondation fut tout aussi terrible « ayant perdu ce qui faisoit leur subsistance et la plûpart ayant été deux jours sans pain » après la catastrophe.

41Les moulins qui jalonnaient le Trieux furent également touchés : les ponts, moulins et écluses de Sainte-Croix furent endommagés (dégâts estimés à 300 livres), ainsi que le moulin des Salles appartenant au marquis du Gage. Une partie de la maison fut dégradée tandis que l’écluse et les ponts furent emportés par les eaux (dommage évalué à 1 800 livres). Le préjudice du moulin de la Tourelle, propriété de monsieur Le Brun du Lojou, fut chiffré à 300 livres car le lieu d’habitation avait été touché et la prairie contigüe totalement ensablée. Le moulin à broyer du tan, emporté par les eaux, entraîna une perte de 350 livres pour sa propriétaire Marie Le Bras. Enfin, signalons que l’auditoire de Saint-Michel, qui joignait un des ponts du faubourg, fut entièrement détruit. Sa disparition fut estimée à 1 500 livres.

42L’ampleur des dégâts fut telle et le nombre de sinistrés si grand, que la communauté de ville de Guingamp obtint très vite une première somme de 1 500 livres « pour acquitter du tout ou dans la plus grande partie la depense des ponts provisoires » de la cité, et une autre de 1200 livres « pour etre distribuée […] dans les fauxbourgs de Ste Croix, Trotrieu, St Michel et Saint Sauveur […] aux personnes les plus indigentes qui avoient souffert des pertes dans l’inondation ». Heureusement, aucune perte humaine ne fut à déplorer à Guingamp. Ses habitants furent plus chanceux que ceux de la ville voisine de Châtelaudren où 41 personnes (dont au moins 21 enfants) périrent noyées.

43La rivière ne cessait jamais d’être dangereuse, pouvant avoir raison de l’individu en tout temps et en toute saison. Les registres paroissiaux en témoignent : les noyades consécutives à une chute accidentelle et celles intervenant dans le cadre de la baignade n’étaient pas rares. Parmi les victimes, de nombreux enfants à l’image du petit garçon de Louise Le Rochedec, tombé « malheureusement dans la riviere […], à l’age de deux ans » et mort noyé le 21 juin 1750.

44La rivière, d’apparence plutôt calme et tranquille, pouvait provoquer de nombreux drames.

Une ville à la disposition des gens d’armes

45Située à un carrefour de routes et particulièrement sur le grand chemin menant à Brest et à Rennes, Guingamp accueillait régulièrement des troupes armées et à l’occasion des prisonniers de guerre. Le séjour des militaires annonçait des moments difficiles pour les habitants. La cité était un « lieu […] extraordinairement petit » et ne pouvait donc accueillir qu’un petit nombre de gens de guerre et de chevaux ; or très souvent la ville dut héberger plusieurs compagnies à la fois.

46L’habitant était « hors d’etat de [pouvoir] loger un regiment pendant […] longtemps par raport au peu d’aizés » qui s’y trouvaient et qui étaient « les seuls en etat de loger ». En hiver, le casernement pose des problèmes graves car il nécessite « le delogement de beaucoup d’habitants qui dans une saison aussi avancée et aussi rigoureuse auront bien de la peine à trouver d’autres logements qu’ils puissent occuper ». Beaucoup, eu égard à leur fonction, prétendaient à l’exemption du logement des gens de guerre : en 1675 Jan Desau, officier au régiment de Picardie « aiant sa maison a Guingamp », en juillet 1694 Clet Morinière maître chirurgien, en mai 1703 plusieurs particuliers « syndics perpétuels de paroisses circonvoisinnes » de Guingamp, en 1708 l’avocat maître Ansquer en tant que commis au greffe de la subdélégation de Guingamp. Cela compliquait la tâche de la communauté de ville qui sera parfois obligée « de faire le logement indifferemment chez les exempts et non exempts en suivant l’ordre des privileges » comme en octobre 1696, en juillet 1704 ou en décembre 1775. Même les établissements religieux purent être mis à contribution, comme en juillet 1788 pour loger le second bataillon du régiment de Bouillon : pour aider au soulagement des habitants, le prieur des Dominicains dut céder trois appartements capables de renfermer une soixantaine de lits. Les pères religieux n’apprécièrent pas « l’abus d’autorité qu’on exercait contre eux », ne cédant que parce qu’ils étaient « fort aises de venir au secours du peuple dans les nécessités urgentes ». Pareille « espèce de despotisme » ne devait cependant pas se reproduire : le bruit des armes et le ton peu réservé de la soldatesque troublaient leur tranquillité et le silence de leur cloître.

47La population guingampaise était d’autant moins coopérative dans le logement des gens d’armes que leur attirance pour la boisson risquait de causer du désagrément : en 1676 des cavaliers en garnison s’attroupèrent à sept ou huit dans la maison où logeait l’un d’eux pour y boire avec chahut, troublant la tranquillité des hôtes. Des personnes craignaient d’avoir à héberger des soldats au point de « divertir » « leurs meubles pour ne pas loger » comme en mai 1695, à l’annonce de la venue du ban et de l’arrière-ban de l’évêché de Saint-Brieuc. Les habitants qui logeaient, contraints ou non, des gens d’armes, étaient en partie dédommagés. Ils cédaient pour un temps limité leur toit ou des pièces d’habitation en échange d’une indemnité lorsqu’ils étaient propriétaires, les locataires n’étant que relogés. En règle générale cependant, la population rechignait à obéir aux ordres touchant le casernement et le maire devait menacer d’envoyer quelques dragons chez les habitants récalcitrants pour les contraindre à s’y soumettre.

48L’extrême exigence de certains officiers compliquait encore les choses. En juin 1707, un officier du régiment de Bellabre fit remarquer que deux des chambres affectées au logement de ses dragons n’étaient pas assez belles et en exigeait d’autres plus convenables. Quelques mois plus tard, un autre accusera l’état déplorable des logements attribués à sa compagnie d’être cause de la maladie de plusieurs de ses hommes.

49Les officiers n’avaient pas toujours tort. Les logements étaient parfois vétustes en dépit de l’ardeur de la communauté de ville à leur rechercher les plus convenables et commodes. Mais certains officiers étaient exigeants : en juillet 1712, n’ayant « pas trouvé de logement convenable chez aucun habittan » pour un colonel, la communauté pria « escuyer Gilles du Fresne sieur de la Villeneuffve de voulloir bien fournir un logement dans la maison qu’il [occupait] chez les carmellites », moyennant la somme mensuelle de 30 livres. Comprenant entre autres « une chambre tapissé de Bergame avecq six chairs [chaises] […] un canappé […] table, une 12ne de chaises et cabinet a costé d’une chambre garny d’un lict […] une cuisine […] », le logement ferait parfaitement l’affaire pour accueillir le colonel et ses domestiques.

50Le logement des chevaux s’avérait tout aussi délicat. Les aubergistes n’acceptaient pas facilement de céder leurs écuries. Quand elles ne suffisaient pas, il fallait réquisitionner celles de particuliers, comme en octobre 1787 le hangar du sieur Voguery Margeot pouvant abriter une quarantaine de chevaux. Très contrarié, Margeot dénonça que « des écuries assez suffisantes chez plusieurs débitants et aubergistes, et plusieurs magasins de vin qui [avaient] servi précédemment » à l’hébergement des chevaux des troupes, existaient et étaient disponibles sans que l’on s’en prisse à son hangar.

51En plus du logement, les Guingampais devaient subvenir aux besoins alimentaires des troupes et leur fournir les ustensiles et matériaux nécessaires à leur séjour. Avertie en septembre 1675 que le duc de Chaulnes, accompagné de quelques troupes, passerait à Guingamp au début du mois d’octobre, la communauté de ville acheta dix tonneaux de froment et de seigle pour « faire le pain de munitions pour leur subsistance », des bestiaux (qui seraient tués au dernier moment) et du vin (une cinquantaine de barriques). Il fallait aussi prévoir du foin et de la paille pour leurs chevaux. Si les circonstances l’exigeaient, la communauté devait encore fournir aux compagnies « les harnois necessaires pour porter leurs mallades et bagages ». La fourniture de bois et de chandelle aux dragons pour établir leur corps de garde ainsi que celle d’« une marmitte et [d’] une cramaliere » dans chaque chambre leur servant de caserne était au contraire systématique. On leur distribuait toujours des « pailles des fagots de la chandelle du sel des marmittes et chaudrons des plats et terrines de terre ». La communauté de ville a pu parfois se contenter de verser en argent de quoi boire et manger aux gens d’armes : le 17 février 1645, elle délibéra « touchant quantité de soldatz irlandois […] rendus au proche de ceste ville », de « bailler a chacun desdicts soldatz trois solz tournois pour leur despance et nouriture du soir dudit jour et aultres trois solz le lendemain jour de leur departement ». Les soldats étant 317, il fallut débourser 95 L 2 s. Seuls les « capitaines desdicts soldatz […] assistés de partie d’iceux des plus recommendables » avaient logé en ville « en la maison de mr Yves Le Quenquis ou [pendait] pour enseigne le Sainct Louis ». La communauté régla leurs frais de séjour qui s’élevèrent à 35 L 19 s tournois.

52Les gens de guerre hébergés chez des particuliers avaient droit à une ration journalière : en novembre 1675, alors que le cheval recevait 20 livres de foin et un boisseau d’avoine, il était fourni à chaque cavalier 36 onces de pain, une pinte et demie de vin ou un pot et demi de cidre ou de bière, ainsi que deux livres de viande. Il lui était dû aussi « place au feu et a la chandele de l’hoste et quelque peu de sel poivre et vinaigre au besoin ». En contrepartie l’hôte percevait une indemnité s’élevant à 10 sols par nuit pour un cheval et à 11 sols par nuit pour un cavalier. Les hôtes touchaient l’argent sur présentation, au fermier des Devoirs, de leurs billets de logement qui indiquaient le nombre de cavaliers et/ou de chevaux logés ainsi que le nombre de jours demeurés à leur charge.

53Dans la première moitié du xvii^e siècle, les Guingampais eurent à loger, nourrir et surveiller des soldats (espagnols et allemands) prisonniers de guerre. Les sommes d’argent dépensées à l’occasion par la communauté de ville étaient importantes : 815 L 18 s tournois en 1644-1645, 189 L 4 s tournois en 1647-1648 et au moins 1526 L 10 s tournois en 1650-1651.

54Déjà soumis à d’importantes impositions, les Guingampais ressentaient la présence militaire quasi permanente qui leur était « infligée » comme un fardeau. Ils se seraient volontiers passés de ces va-et-vient incessants dont le maire, en octobre 1712, accusait le sieur Dalbignac (commissaire des guerres) d’être responsable : ce dernier ne s’était-il pas vanté « en plusieurs occasions […] de faire aux habittants de cette ville [de Guingamp] toutte la peine qu’il pouvoit » ?

La hantise des ennemis venant par la mer

55La proximité d’avec la côte avait ses défauts. Guingamp était « assiise et située à deux lieues près de la mer, faisant frontière au pays et duché de Bretaigne, tellement que de jour en aultre, l’on y [pouvait] facillement venir et descendre par mer, tant de jour que de nuict, des pays d’Angleterre, Espaigne, Flandres, Almaigne, que aultres contrées ». Pour protéger la ville et ses habitants, il fallait donc y « avoir et entretenir quelque numbre de gens de deffence expertz et usitez aulx armes et bastons de guerre comme sont l’arc et arbalestre ». Tout débarquement ennemi sur la côte était considéré comme une menace. La cité se mettait aussitôt en état de défense, accueillant les gens des faubourgs avant de fermer ses portes et de se tenir prête à soutenir un siège. Ainsi le 1^er juillet 1627 : apprenant que 3 000 Anglais débarqués à Plérin se trouvaient à Châtelaudren, les « deux tambours [furent] retenuz et emploiez pour faire assembler et mettre les habitans en armes », le maire acheta « pour vingt livres de pouldre a canon » et les portes de la ville furent fermées, exceptée la porte de Tréguier « pour servir d’entrée a ceux des fauxbourgs qui apportoyent tous leurs meubles […] mesmes boeufs vaches moutons pourceaux ensemble ». « Toutte la noblesse d’allentour ceste ville » vint se mettre à l’abri. Les portes de la cité seront on ne peut mieux gardées jusqu’à l’annonce de ce « que l’arivée des Anglois » n’était qu’« ung faux bruict ».

56D’autres alarmes s’étaient déjà produites dans le cadre de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Le 2 juin 1621, la communauté avait ordonné de monter « tous les soirs une garde de trois escouades dont deux demeureront dans le château », la troisième à la porte de Tréguier ou de Saint-Michel pour faire « les nuits une ronde tout autour des murailles et par dedans la ville ». On avait aussi armer les habitants. Le climat de crainte ou de peur était réel : même « les cabaretiers [faisant] proffession de loger [furent] tenus tous les soirs, aussitôt que les portes [seraient] fermées, de porter à Monsieur le Gouverneur ou à celui qui aura le gouvernement en son absence, les noms et qualités des personnes qui seront logés chez eux. même le lieu de leur demeure sur peine d’un écu d’amende ». Le 24 janvier 1626, le gouverneur de Guingamp avait du prévenir « les habitants de se tenir sur leurs gardes avec leurs armes prêtes ».

57La guerre de Trente Ans terminée, les Guingampais connaîtront d’autres alertes à l’occasion d’autres conflits. Quelquefois à tort aussi. Le 5 juin 1672, dimanche de Pentecôte, il se produisit à l’occasion de l’élévation de l’hostie lors de la grand messe célébrée à Notre-Dame de Guingamp, « un grand tumulte par la popullace » car elle prit peur à la vue « d’un pigeon blanc et d’une fuzée que Pierre Beucan dit La Forest [avait] faict sortir de la neff de l’eglize pour reputer le mystere du jour ». La frayeur fut telle « que tout le monde [sortit] de l’eglise en foulle l’un sur l’autre ». Ne sachant trop ce qui se passait, officiers et gentilshommes mirent « les épées au vent » tandis que le sieur de Kerleino Bertrand Le Brun sénéchal et gouverneur de la cité, commença « à crier aux armes et [fit] fermer les portes de la ville croiant que les Hollandois avoient entré en ville19 ». On imagine combien le « premier magistrat civil et criminel de la juridiction ducalle de Guingamp20 » dut se sentir ridicule et ridiculisé en apprenant la cause de toute cette agitation. Aussitôt il fit mettre en prison La Forest qui fut condamné à verser 20 livres d’amende et 20 livres de dommages. Cela n’empêcha pas l’incident de la Pentecôte de faire grand bruit et de causer « de la raillerye dudit seneschal partout », comme « en la ville de Brest ou ledit seneschal estant allé quelque temps appres faire visitte a monseigneur le duc de Chaulnes », gouverneur de la province de Bretagne, celui-ci « luy en fist reproche disnant a sa table d’une telle manniere qu’il [Bertrand Le Brun] ne scavoit ou il en estoit ». Le sieur de Kerleino ne fut pas le seul à subir ce soir là les sarcasmes de son hôte : « appres disner les pages et laquaix [du duc] estantz descendus au bas de la maison firent une pareille raillerye au vallet dudit seneschal et se mocquerent de luy d’une telle manniere qu’il fust obligé de sortir sans disner ».

58La présence d’ennemis non loin de Guingamp était tout aussi réelle en juillet 1627 et l’image de quelques centaines de personnes, accompagnées d’animaux et de mobilier qui constituaient parfois leur unique bien, franchissant avec hâte les portes de la cité fortifiée pour se mettre à l’abri peut prêter tout autant à sourire. Surtout quand on sait que les 3 000 Anglais prétendument annoncés sur le sol breton en ce début d’été n’étaient qu’une quarantaine (les autres étant restés à bord de leurs 39 navires de guerre) et que ces « envahisseurs » se contentèrent de voler des moutons et autres bestiaux pour leur nourriture. Néanmoins, les précautions prises par les Guingampais étaient compréhensibles. Ils savaient à quoi s’attendre si les ennemis parvenaient jusqu’à eux. Les gens des faubourgs le redoutaient le plus car ils pouvaient tout perdre. En juin 1781, les Guingampais s’inquiétèrent du débarquement d’une vingtaine d’Anglais « armés de sabres et de pistolets » sur « l’isle d’Er, qui est au bas de la rivière de Treguier ». Ceux-ci s’emparèrent de « tous les effets d’un metayer […] seul habitant de l’isle21 ».

59En temps de guerre, outre la menace d’un possible débarquement ennemi non loin de leur cité, les Guingampais craignaient pour leur approvisionnement et leurs exportations par le port voisin de Pontrieux. La fermeture de nombreux ports bretons, en raison de la guerre de Succession d’Autriche dans les années 1740, avait influé sur le marché et le cours du poisson de carême. La déclaration de paix en 1748 rend compte des conséquences néfastes, notamment sur le plan économique, d’un conflit entre puissances européennes : la paix rendait à nouveau possible pour chacun des sujets des couronnes concernées « d’aller, venir, retourner et séiourner en tous les lieux desdits royaume, etats et pays, negocier et faire commerce de marchandises, entretenir correspondance et avoir communication les uns avec les autres, et ce en toutte liberté, franchise et sûreté, tant par terre que par mer, et sur les rivieres et autres eaux […] ». Si l’Angleterre ou l’Espagne entrait en conflit avec la France, le trafic maritime breton était perturbé et devenait risqué. En janvier 1744, deux fontainiers normands s’obligeaient « de fournir pour la pompe de [Guingamp] le nombre de mille tuyaux de grès […] bien et durement conditionnés qu’ils [feront] rendre à leurs pereils risques et fortunes de leurs demeures en Normandie jusques en la ville de Guingamp », via le port de Pontrieux. Le pari était osé, sachant que la France combattait farouchement l’Angleterre omniprésente sur mer. À la lecture des sources, la cité n’aurait pas eu à pâtir des nombreux combats que la France livra tant sur mer que sur terre (particulièrement à l’Angleterre) durant tout l’Ancien Régime. Mais les risques étaient réels : son commerce étant en partie tourné vers la mer, un conflit pouvait remettre en question le dynamisme de certains secteurs d’activité.

60La position géographique de Guingamp avait ses bons et ses mauvais côtés !

Du statut de place forte au rang de ville de garnison

61Située au Sud de l’évêché de Tréguier à un carrefour de routes rayonnant dans toute la Bretagne, Guingamp était idéalement placée pour jouer le rôle de « camp de base » des forces ducales levées contre la couronne française à la fin du xv^e siècle. La cité ne pâtira pas immédiatement de l’issue de la guerre qui conduit à l’intégration de la Bretagne dans le royaume de France. Ce n’est qu’au début du xvii^e siècle qu’intervient la destruction du château et celle, partielle, des fortifications et ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Louis XIV que la cité devient ville de garnison. Beaucoup de Guingampais ressentirent ce nouveau statut comme une punition. Pourtant le fréquent séjour de « militaires » dans la cité pouvait constituer une chance de développement : les gens d’armes représentaient une clientèle.

Le tournant de « la Fronde de César22 »

62La cité guingampaise ne fut pas démantelée aussitôt la paix établie entre Bretons et Français, et le mariage célébré en décembre 1491 entre Charles VIII et Anne de Bretagne. Mécontente de cette alliance, l’Angleterre fit plusieurs tentatives de débarquement sur les côtes du Trégor comme au printemps 1492, en juin 1512 et en juillet 1521. L’édit d’Union ne changea rien : les murailles furent maintenues pour participer au système de défense de la côte. À la vérité, au xvi^e siècle, elles serviront surtout aux habitants de cordon sanitaire en période d’épidémie. La peste frappant régulièrement la population, l’enceinte joue le rôle de ceinture de protection contre les pestiférés ou ceux soupçonnés tels. En l’absence d’une médecine ou d’un vaccin de circonstance, on chasse les malades à l’extérieur et on veille à ce qu’aucun individu atteint de peste ne pénétre dans la ville close.

63La guerre de la Ligue permet aux remparts guingampais de retrouver leur fonction militaire. Elle est la capitale du duché de Penthièvre que détient Philippe Emmanuel de Lorraine duc de Mercoeur, gouverneur de Bretagne en révolte contre le pouvoir royal. Guingamp devient ainsi « le centre de ravitaillement de tous les ligueurs de la région ». Mais les forces royales s’en emparent en mai 1591. En mars 1598, la paix conclue entre Mercoeur et le roi de France met fin à dix années de combats et maintient le dispositif défensif de Guingamp : la ville conserve ses fortifications et son statut de place forte jusqu’à ce qu’en 1626 Louis XIII décide la destruction des places appartenant à César de Vendôme qui avait pris les armes contre lui. La destruction du château commença le 31 août mais l’enceinte fut finalement préservée.

64Les murailles seront plus ou moins bien entretenues, jusqu’à ce qu’elles tombent en désuétude à la fin du xvii^e siècle et qu’elles soient démantelées à la fin du xviii^e siècle. Mise à l’écart du système défensif du royaume, Guingamp perdit progressivement son statut de place forte. À partir de 1670-1680, la priorité de la monarchie en matière de stratégie militaire est en Bretagne la défense du littoral. La politique étrangère de la monarchie aidant et parce qu’elle se situe sur le chemin menant à Rennes et à Brest devenu un grand port de guerre depuis la fin du xvii^e siècle23, la cité guingampaise devient ville de garnison. La cohabitation forcée de la soldatesque et des habitants dans un espace relativement limité n’ira pas sans heurts ni violence réciproques.

65Le déclassement de Guingamp ne toucha cependant guère les activités de la cité car les soldats continuèrent à la fréquenter.

Relations conflictuelles entre civils et militaires24

66Procurant le logement et diverses fournitures aux troupes armées de passage, les Guingampais subissaient aussi leurs actes de violence (chantage, vol, coups et blessures et meurtres) qui pouvaient perturber le bon déroulement de la vie économique et sociale de la cité.

67Ne nous y trompons pas, les gens de guerre furent parfois des victimes. Le 17 janvier 1686 à Notre-Dame, le nommé Jasmin soldat de la marine « mourut incontinent d’un coup d’espee qu’il avoit receu d’un de ses camarades ». Le 30 décembre 1697 décéda dans la même paroisse un « soldat de marine dont on ne scait pas le nom assassiné dans les dehors de la ville ». En juillet 1775, à Saint-Sauveur, un « homme inconnu, portant habit blanc collet et paremens rouges, boutons a trois fleurs de lys et réputé soldat du regiment d’Enghien, entierement défiguré par la corruption [fut] trouvé dans un pré du village de Keryvoallan ». En mars 1716, le dragon François Ceneca (dit Saint-François) du régiment de Belabre fut blessé à la tête de plusieurs coups de hache par Gilles Le Judec, valet de la meunière de Saint-Sauveur Catherine Le Quellec (veuve de Guillaume Rolland) à laquelle le dragon rendait visite.

68La plupart du temps cependant, les gens de guerre pourvus d’armes n’hésitaient pas à s’en servir.

69En 1675-1676, Guingamp accueillit la compagnie du colonel Ollier : les cavaliers firent « un grand pillage » dans la cité et imposèrent de « grosses taxes […] sur les pauvres gentz » (le colonel réclama 235 L 10 s par jour) en échange du retour au calme. Cela coûta au notaire Pierre Hamon « tant pour logement de soldatz capitaine lieutenant qu’autres officiers pendant le quartier d’hiver et passant et repassant, que pour taxes faictes et imposées et quy estoient excessives » à ses yeux, la somme d’environ cent écus en l’espace de deux mois et demi.

70D’autres troupes armées en quartier dans la cité se livrèrent au chantage mais sans rançonner la population : en juillet 1707, mécontent des logements attribués à ses soldats, le colonel de la compagnie du régiment de Belabre laissa entendre que ses dragons pourraient piller et voler pour obtenir les objets nécessaires à leur confort. Les gens de guerre en prenaient généralement à leur aise avec le bien d’autrui mais les habitants attendaient leur départ avant de porter plainte, craignant les représailles. En mai 1789, le sieur de Vauguery Margeot, dont le hangar et le jardin furent dégradés par les chevaux et les cavaliers du détachement de Royal Picardie, ne déposa plainte qu’après leur départ hors de la ville, « craignant de mauvais traitements de la part des cavaliers ».

71Les coups et blessures à l’encontre de particuliers étaient fréquents. Un geste, une parole « malheureuse », un verre de trop ou un désir contrarié en était souvent à l’origine. Le 29 décembre 1691, « un grand desordre dans le faubourg de Trotrieux [fut] occasioné par quelques cavaliers irlandois de Kilmanoc » qui chargèrent François Boessy « de coups de sabre sur la tête pour les avoir voulu empecher de mener des putains chez lui ». La communauté de ville se plaignit au marquis de la Côte (lieutenant du roi en Basse Bretagne) qui ordonna aussitôt « au colonel de faire un ban à la tête des troupes pour leur deffendre de sortir après huit heures du soir a peine de la vie ny s’attrouper [et] de mettre en prison les femmes debauchées des cavaliers ». Le samedi matin 26 novembre 1729, « au fort de la foire de Sainte Catherine une des plus considerable de [Guingamp] plusieurs cavalliers des compagnies […] en quartier en cette ville voullant enlever du beure des oeufs et autres denrées de force et au prix qu’ils voulloint [firent] un sy grand desordres qu’ils [mirent] toute la foire en deroute un chacun ne pensant qu’a se sauver pour se metre à couvert des coups de sabre que ces cavalliers tenoint nûs à la mains et dont ils frappoint indifferament tout le monde ». Plusieurs personnes furent blessées, particulièrement deux paroissiens de Bourbriac sur lesquel ils s’acharnèrent parce qu’ils n’avaient pas voulu leur donner « le beure qu’ils avoint aporté au marché sur le pied de quatre sols ». La communauté de ville s’adressa à l’intendant de Bretagne car ce genre de désordre se multipliait. Elle demanda que les compagnies militaires présentes à Guingamp fussent désarmées, seul moyen d’éviter à l’avenir « les disentions qu’ils [les gens de guerre] pouroint avoir avec les gents de la compagne quy viennent aporter des denrées aux marchés tant de la ville que des bourgs voisains ou il y en a de publicqs et par la lesser la liberté du commerce ». Si rien n’était fait, les marchés et les foires finiraient par être désertés, en particulier par les vendeurs des paroisses environnantes qui fournissent la cité en denrées de première nécessité.

72Les maisons de jeux et la rue constituaient aussi un terrain favorable à l’éclosion puis au prolongement de disputes. En mai 1745, maître Jean-Jacques Gallot, avocat au parlement de Rouen mais présent à Guingamp pour affaires, l’apprit à ses dépens25. Des gens de guerre se rendirent aussi coupables de meurtres, dont certains impunis. Le soir du 8 mai 1785 Joseph Le Foll, cabaretier du faubourg de Saint-Michel, fut assassiné chez lui par des hommes du régiment des chasseurs des Pyrénées : d’abord blessé « de trois coups de baillonette au visage », il fut ensuite défenestré. L’homicide donna lieu à « une procédure au grand criminel » et deux maréchaux des logis furent emprisonnés. Mais quelques jours plus tard on avait « favorisé ou procuré [leur] évasion ». Le commandant Chasot n’obtint pas le certificat de bien vivre qu’il demandait26 : outre le meurtre du cabaretier, le recteur s’était plaint au maire « des désordres nocturnes que faisoient les soldats du régiment des Pirénées, dans les tavernes de la rüe de Trotrieux ».

73La présence de troupes dans une ville était source de désordres. Cependant, si les gens d’armes étaient prompts à mettre la main à l’épée, ils n’étaient pas forcément plus violents que les civils : les crimes et délits perpétrés à Guingamp, même lorsque les militaires n’y séjournent pas, sont fréquents. De plus, la venue des gens de guerre sur le territoire de la cité pouvait profiter à l’économie locale, voire à la démographie : ces hommes étaient des consommateurs (de boisson et de femmes essentiellement) et constituaient donc une clientèle à ne pas négliger !

Un apport de clientèle non négligeable

74Aubergistes, cabaretiers, taverniers, artisans, marchands locaux et prostituées voyaient d’un bon œil l’arrivée des gens d’armes.

75Aux xvii^e et xviii^e siècles une petite ville de garnison comme Guingamp offrait peu de distractions aux soldats. Il existait des maisons de jeux avec salle de billard. En mai 1713, maître Michel Berbizotte, receveur de la ferme du Tabac et des contrôles des exploits de Guingamp, passait pour être « un joueur de proffession tant aux cartes qu’au billard », voire « le plus grand joueur de billard et de cartes […] dans toutte la province » tandis qu’Yves Martin dit Malpot, blanchisseur et peintre âgé d’une cinquantaine d’années domicilié rue Saint-Yves, s’adonnait au « jeû de tourniquet27 ». En juin 1766, un maître de billard, Gilles Franjeul, demeurait rue Notre-Dame.

76Nous ignorons si les gens de guerre prenaient part à tous ces divertissements. En revanche, on connaît leur inclination pour les débits de boisson. Comme les civils, ils aimaient s’asseoir à une table autour d’un verre. À Guingamp les auberges, hôtelleries, cabarets et tavernes se regroupaient surtout dans les rues Notre-Dame et Saint-Michel. D’autres quartiers s’équipèrent à leur tour : au milieu du xviii^e siècle, on recense « sept auberges scittuées aux quartiers de Rustanc et de Terre Neuve ». Des hôtes débitant vin, cidre et bière sont implantés un peu partout dans la cité et ses faubourgs : Pierre Pitot à Sainte-Croix, Jacques Cahel sur le Vally, René Perrot à Rustang, Thomas Gau dans « la maison du porzludu » au bas du château, Jean Poessel rue du Pot d’argent… Tous se réjouissaient de l’arrivée des gens de guerre réputés grands buveurs.

77Ceux-ci ne consommaient pas que de la boisson. Ils avaient aussi besoin de gros bois et de fagots, de « matelats, paillasses, couvertures et surtout […] couvertures de laine ». Régulièrement, la communauté de ville faisait refaire des tables, bancs, ports d’armes et portemanteaux pour garnir leurs logements et faisait réparer les corps de garde mis à mal par les régiments successifs. Les artisans et la main-d’œuvre locale se chargaient de ces ouvrages.

78Des « professions libérales » pouvaient aussi se féliciter de la présence militaire. Le séjour des gens de guerre entraînant souvent un surplus de violence, médecins et chirurgiens ne restaient pas inactifs. Ils préconisaient des remèdes (médicaments ou drogues) qu’on se procurait auprès d’un apothicaire ou d’un maître chirurgien qui en faisait fonction tels Jean de Viansan sieur du même nom et François Fiquenelle en 1712 ou Jan Bavan sieur de la Lande en 1723.

79Les officiers pouvaient solliciter les armuriers, les cordonniers et les maréchaux pour entretenir et faire réparer leurs armes même si les régiments comprenaient parfois des maîtres artisans comme Nicolas Depaux, maître culottier au régiment d’Orléans, en garnison à Guingamp en novembre 1779.

80Quelques artisans et marchands tiraient indirectement avantage du va-et-vient de la soldatesque. Le 3 janvier 1724, le héraut de la ville Yves Dufay expose à la communauté que « les trouppes quy [passent] continuellement depuis quelque tamps », ajouté au « grand nombre d’affaires » touchant la communauté, l’obligent à « estre presque ordinairement et sans discontinuation aupres de mr le maire pour executer les differants ordres » et à être « continuellement en marche ». Il a du dépenser « la plus grande partie de ces gages en des bas et soulliers ».

81Les gens d’armes s’approvisionnaient aussi en produits et denrées sur les marchés locaux.

82Certains soldats étaient accompagnés de leur famille et de leurs domestiques28. Cette population formait une clientèle assez ordinaire, qui s’ajoutait à celle déjà existante.

83Amateurs de vin, les gens de guerre étaient également amateurs de femmes. Célibataires ou séparés de leurs épouses et loin de chez eux, ils buvaient et s’amusaient en compagnie de filles peu farouches susceptibles de leur consacrer, moyennant finance, quelques instants d’intimité. On trouvait ces « créatures » dans toutes les villes de garnison. Cette situation fut dénoncée par l’Église. Le 18 juillet 1720, le vicaire de Carhaix accusait Jeanne Argouët d’être « en mauvais commerce » avec les cavaliers en quartier dans la cité. Le 29 décembre 1751, le Supérieur des Récollets de Châtelaudren se lamentait de « la conduite honteuse deplorable et malheureuse d’une femme prostitué et dans le plus grand des desordres depuis plusieurs années, s’abendonant à tout ce qu’il y a de plus honteux et de plus abominable avec un troupe de geans de guerre ». Il s’agit de Marie Olivier qui débauchait aussi des « femmes et filles de toute sorte » dans les paroisses voisines : « elle alloit chercher avec son mari […] de jeunes creatures pour leurs apprendre son deplorable commerce » et fit de leur maison « une école de perdition et un noviciat de scandal et de desordre affreux » au point que les officiers du régiment de Conty durent informer le procureur général du parlement de Bretagne que « des femmes de mauvaise vie perdoient leurs troupes dans Chatelaudren et enclaves en Plelo29 ». Le dévergondage dépassait le monde des prostituées : le 16 novembre 1781, Jean Lagadec, marchand boucher de Landerneau, se plaint du comportement de son épouse Marie Peton qui passe son temps à « courir avec des soldats ses compagnons de débauche ». Le 3 mars 1719, à Guingamp, Michelle Le Caer, veuve demeurant rue Saint-Michel, décide de suivre les hommes du bataillon de Bourbonnais infanterie. Guingamp avait « ses » libertines comme Châtelaudren avait les siennes semblables à Gabrielle et Jeanne Le Hurel30 qui, en juin 1777, étaient accusées de tapage nocturne en courant « elles mêmes les rües [et] recevant chez elles des particuliers de la lie du peuple de cette même ville tant jeuns gens que gens mariés » : ceux qui voulaient « se livrer à la debauche » passaient la nuit avec elles « dans leur appartement à boire », tout en « faisant du bruit jurant et prononcant les termes les plus impures ». Ces femmes prenaient le risque de tomber enceintes. Vers 1760, à Tréguier, Marie Le Gueult eut un enfant d’un soldat en garnison dans la ville épiscopale, ce qui fut considéré comme un « maudit péché ». À Guingamp aussi il y en eut à se laisser séduire par l’uniforme. Quelques-unes (les moins naïves ?) parviendront à obtenir du géniteur la reconnaissance de sa paternité et parfois même le mariage : le 13 juillet 1727, naquit et fut baptisée à Notre-Dame, Catherine, fille de Catherine Le Marhic « fiancée et bannie par trois dimanches consecutifs avec Dominique Vautrin cavalier au régiment de Lorges ». Le 24 août 1732, Marguerite Le Roy accoucha d’une fille naturelle baptisée Renée Petronille dans l’église Notre-Dame où se présenta également Philippe Le Barre : ce cavalier picard en quartier à Guingamp avoua « sous son seing le dit enfant estre sien ». Le 9 février 1783, Jeanne Le Noan mit au monde à Notre-Dame un petit garçon illégitime baptisé Charles Nicolaï : il sera légitimé le 26 juillet 1785 par le mariage de Le Noan avec le père de l’enfant, Maximilien Nicolaï, soldat au régiment d’Enhalt originaire de Fresingur en Allemagne. Inversement, des Guingampais engagés dans les troupes armées du roi engrossèrent des jeunes femmes dans leur ville de garnison : Jean Baptiste fils naturel d’Ollivier Le Déan soldat au corps des Grenadiers de France et de Marie Jacques, né le 29 avril 1769, est baptisé le 30 dans l’église paroissiale de Saint-Sébastien de Nancy et légitimé le 10 décembre, jour du mariage de ses parents à Notre-Dame de Guingamp.

84Mais beaucoup de soldats concevaient leur relation avec des filles « du cru » comme un simple passe-temps en attendant de reprendre la route et n’entendaient pas « réparer ». Les femmes enceintes avaient alors quatre solutions. Soit elles se faisaient avorter ou tuaient leur nouveau-né31. Soit elles se résignaient à élever seules leur progéniture ou optaient pour l’abandon de leur fruit illégitime. On peut établir un parallèle entre la présence de gens de guerre à Guingamp et la multiplication du nombre des baptêmes dans la cité environ neuf mois plus tard (Graphique 1, p. 45) mais rien ne certifie que l’enfant fut conçu par une fille attirée par l’uniforme. Néanmoins, déjà important dans tout centre urbain, le nombre des enfants naturels abandonnés avait peu de chance de diminuer dans une cité traversée en permanence par des troupes dont l’envie principale, une fois casernées, était de se divertir.

85La situation géographique de Guingamp au sein de la Bretagne offrait aux habitants de la cité de réelles possibilités de développement. Elle est pourtant restée durant tout l’Ancien Régime une petite ville n’excédant guère 4 000 habitants.