Guingamp sous l'Ancien Régime
|Introduction
Entrées d'index
Géographique :
FranceTexte intégral
- 1 L’office de tourisme de la ville propose aux visiteurs désireux de découvrir celle-ci deux circuit (...)
1Il n’est pas nécessaire d’avoir vu le jour à Guingamp ou alentour pour deviner que cette ancienne ville ducale, il y a encore un peu plus de deux siècles, connut à la fois une activité politique réelle et une prospérité économique véritable – même si cette dernière, à l’approche de la Révolution française, était déjà bien entamée. Le simple touriste en prendra rapidement conscience si, partant des ruines du château ducal situé face à la place du Vally, il longe les anciens remparts restés à certains endroits apparents et qui délimitent à peu de choses près le centre ville actuel ; descend, à partir de l’ancienne porte de Rennes, la rue Notre-Dame bordée de vieilles demeures bourgeoises et conduisant à la place du centre (l’ancien martrait), elle-même entourée de plusieurs maisons aux jolies façades dont quelques-unes à pans de bois ; ou encore déambule dans quelques ruelles aux noms évocateurs telle la venelle du moulin, et n’hésite pas à franchir certains porches derrière lesquels se cachent de véritables trésors d’architecture, comme au fond de la cour du Relais du Roy où se trouve sans doute la plus belle porte Renaissance de la ville. Ainsi aura-t-il pu se faire une idée, même approximative, de ce à quoi pouvait ressembler encore au milieu du xviiie siècle la cité guingampaise1.
- 2 Se reporter à la bibliographie.
- 3 Même si ces ouvrages tendent à faire la part belle aux institutions et à la vie politiques de la c (...)
2Pourtant, en dépit de l’intérêt historique de cette petite cité qui mériterait sans doute d’être classée aujourd’hui cité d’art de Bretagne, peu d’ouvrages et d’études lui ont été consacrés, c’est-à-dire qu’elle en fut rarement le principal sujet2. Sigismond Ropartz avec son Études pour servir l’histoire du Tiers État en Bretagne. Guingamp, l’abbé François Dobet auteur d’une « Histoire de Guingamp » publiée dans les Cahiers du Trégor et présentée comme « la seule histoire, complète et rigoureuse » de la ville et de sa région, Jean Le Monnier et son Guingamp, Avaugour et Penthièvre ou encore l’abbé Onfroy-Kermoalquin avec ses Études sur les villes de Bretagne. Étude cinquième, Guingamp font plutôt figures d’exceptions3 comparées à d’autres, tels Dom Morice et Arthur de la Borderie pour ne citer qu’eux, qui se contentèrent davantage d’évoquer épisodiquement Guingamp.
3Toutefois, depuis quelques années, la tendance semble s’inverser. Quelques personnes – des étudiants et universitaires pour une grande part – s’emploient à dépoussiérer les archives dans le but de faire connaître un peu mieux, et de façon plus approfondie, la ville et ses habitants d’autrefois (cf. bibliographie). C’est aussi dans cette optique – interroger les documents anciens avec l’espoir qu’ils nous révéleront une image du passé collant au plus près de la réalité possible – que s’inscrit cet ouvrage. Celui-ci reprend les grandes lignes d’une thèse de doctorat soutenue en juin 1997 à l’université Rennes 2 Haute Bretagne.
- 4 Histoire de la Bretagne et des pays celtiques, tome II, p. 229.
4Le mot évolution suppose une étude sur le long terme, qui prend en compte une période chronologique suffisamment importante pour mettre en évidence un mouvement d’ensemble et peut-être une série de transformations. L’espace-temps considéré ici regroupe les xvie, xviie et xviiie siècles, soit à peu de choses près l’époque dite « Ancien Régime ». Notre étude prend logiquement fin à la veille des grands bouleversements issus de la Révolution française : 1789 est une année de rupture avec l’ordre ancien, annonciatrice d’un ordre nouveau. Mais c’est tout aussi naturellement qu’elle débute en 1492, au lendemain du conflit franco-breton qui vit d’abord la défaite du duché face aux armées royales puis le mariage de la duchesse Anne de Bretagne avec le roi de France Charles VIII. Cette union couronnant la victoire française constitue un point de départ tout trouvé en raison des profonds changements, économiques et politiques, que le conflit engendra dans et pour le duché. Selon les termes du contrat de mariage établi entre Charles VIII et la duchesse Anne, cette dernière devait en cas de décès du roi et de remariage épouser son successeur. Le sort du duché se retrouvait donc étroitement lié à celui de la couronne ; les ennemis de la France devenaient désormais ceux de la Bretagne. Les risques d’assimilation ou d’incorporation au royaume étaient grands et la mise en route de ce processus commença dès 1515, lorsque le duché revînt au Dauphin François III, fils de François Ier et de Claude (fille aînée des défunts Louis XII et Anne de Bretagne). L’annexion s’effectue en 1532 par l’édit d’Union, sorte de « contrat bilatéral entre gouvernement français et représentants de la Bretagne4 ». Dorénavant, la population bretonne devra souffrir l’arrêt (même momentané) des échanges commerciaux avec les pays en délicatesse ou en guerre ouverte avec la France. L’entrée du duché dans le royaume n’aura donc pas que des incidences positives pour les Bretons et la Bretagne.
5Un autre événement, extra-régionaliste celui-là, poussait encore à choisir l’année 1492 comme point de départ de cette étude : il s’agit de la découverte du Nouveau Monde dont l’exploration et l’exploitation seront lourdes de conséquences autant pour ses habitants que pour la vie politique, économique et sociale des puissances européennes engagées. Cet événement contribua pleinement au développement du commerce maritime dont les Bretons ne pouvaient rester à l’écart, n’était-ce en raison de la position géographique de la Bretagne.
6Notre intérêt pour la ville de Guingamp à l’époque moderne vient pour beaucoup d’une question à laquelle nous allons tenter de répondre : pourquoi à l’approche de la Révolution la cité ne compte-t-elle guère plus d’habitants qu’à la fin du xve siècle, alors qu’elle avait des atouts de développement ? Comment expliquer qu’en 1778 sa population atteignait un chiffre (3 444 habitants) comparable à celui qui avait cours presque trois cents ans plus tôt (entre 3 et 4 000 âmes) ? Ce n’est pas comme si durant tout ce temps rien ne s’était passé. Des événements majeurs ont marqué, et dans une certaine mesure façonné, la Bretagne de cette époque. On évoquait à l’instant les grandes découvertes de la fin xve-début xvie siècle qui permirent d’élargir et de diversifier les échanges commerciaux traditionnels, contribuant ainsi à l’enrichissement des États et des individus qui participèrent à l’aventure. Le traité d’Union de 1532 symbolisant le rattachement officiel de la Bretagne à la France eut lui aussi des incidences : ses effets à court et moyen termes furent peut-être globalement peu dommageables aux Bretons (en temps de guerre, ils devaient surtout fournir des hommes d’armes et accepter d’interrompre provisoirement certains trafics), mais ses conséquences sur le long terme se révélèrent pour eux très regrettables sur le plan économique et financier. Pensons également aux guerres religieuses de la Ligue qui ravagèrent la Bretagne, et particulièrement le Trégor, à la fin du xvie siècle : elles firent de nombreuses victimes tant à cause des combats que des crises alimentaires et des épidémies qui les accompagnèrent ou s’ensuivirent. Les multiples maladies contagieuses et disettes qui affligèrent les Bretons tout au long de l’Ancien Régime n’épargnèrent pas toujours les Guingampais. Ce sont là autant d’événements et de situations qui agirent sur l’évolution de la cité et le nombre de ses habitants. Il y eut bien une phase de croissance démographique jusque vers 1670, mais trop faible pour assurer l’essor de la population. Les difficultés venant et perdurant jusqu’en 1789, le nombre des habitants de Guingamp à la veille de la Révolution ne paraissait donc pas avoir beaucoup évolué depuis le xvie siècle.
- 5 C’est comme cela que des familles nobles, à l’image des Chateaubriand, purent reconstituer leur fo (...)
7Pourquoi aux xvie et xviie siècles, contrairement à ce qui se passe un peu partout en Basse Bretagne (et plus encore en Haute Bretagne), la ville de Guingamp ne connaît-elle qu’une phase d’expansion en demi-teinte ? Pourquoi en dépit d’une situation géographique avantageuse (même si des inconvénients demeurent), d’une économie diversifiée permettant d’affronter des temps difficiles, et d’institutions politiques globalement peu enclines à entraver un processus de développement, la cité fit-elle l’objet d’un essor mitigé ? Un des éléments de réponse est à chercher dans les structures démographiques guingampaises. Mais il faut aussi s’intéresser à la société et analyser ses composantes, évaluer la part respective du clergé, de la noblesse et du Tiers État. De toute évidence, l’implantation de plusieurs communautés religieuses (parmi lesquelles des ordres mendiants ne vivant que de la charité publique et des établissements chargés de pensionnaires effectuant des travaux d’artisanat souvent destinés à la vente), la faible présence en milieu urbain de la noblesse qui préfère vivre retirée sur ses terres, et la domination du Tiers État par des petites gens se contentant de vivoter, desservirent l’expansion de Guingamp. La croissance démographique d’une cité ne passe pas seulement par l’aptitude de sa population à se renouveler ni par ses capacités de résistance aux assauts répétés de la maladie. Elle passe aussi par le développement de son économie qui est soumis pour une large part à l’initiative individuelle. Or à Guingamp, petit centre urbain tourné principalement vers le commerce, l’esprit d’entreprise et de conquête faisait cruellement défaut ; les élites manquaient de dynamisme. Ce sont elles, en tant que détentrices de capitaux, qu’il faut mettre en cause. Elles se risquèrent trop rarement à la pratique du commerce au loin (pourtant source de profits), choisissant de limiter leurs échanges à une échelle plus modeste ; elles préférèrent aussi investir ou réinvestir leur argent dans la terre et dans la pierre, d’excellent rapport et beaucoup moins risqué. La noblesse, grande propriétaire terrienne et foncière, avait pourtant en Bretagne la possibilité de déroger, c’est-à-dire d’exercer l’activité « ignoble » de marchand pendant un temps voulu durant lequel le noble perdait provisoirement son statut de privilégié et tous les avantages qui y étaient attachés mais qu’il retrouvait aussitôt l’activité commerçante abandonnée5 ; or très peu d’aristocrates guingampais trafiquèrent. Quant à la bourgeoisie aisée, l’adoption du genre de vie noble (voire l’accès au second ordre) demeurait le but, avoué ou non. De ce point de vue, le personnage de Jacques Le Brun est très représentatif. En adoptant pareille attitude les élites ne pouvaient pas travailler efficacement à l’expansion économique et démographique de la cité.
8Dans un premier temps, il s’agira de situer la ville de Guingamp au sein de l’ensemble breton, tant du point de vue géographique que sur le plan de l’économie et des institutions. Ce sera l’occasion d’apprécier les avantages et les inconvénients du site, de mettre en évidence les principales activités industrielles et commerciales de la cité et de dégager l’influence du « politique ». On pourra ainsi se faire une idée des capacités de développement de la cité, de son potentiel d’attraction. Dans un second temps, notre intérêt se portera sur les hommes. D’abord à travers l’évolution de la population guingampaise qui apparaîtra finalement bien fragile en raison de sa faible capacité de renouvellement liée principalement à une forte mortalité infantile et juvénile ainsi qu’à une fécondité peu élevée. Ensuite, par le biais des trois ordres caractérisant la société française d’Ancien Régime. Une approche successive des privilégiés et des roturiers nous amènera à constater que la cité ne bénéficiait pas d’une assise sociale suffisamment solide pour conduire à un développement économique conséquent. Les hommes ne furent donc pas exempts de tout reproche dans le « vivotement » de Guingamp et son maintien tout au long des xvie, xviie et xviiie siècles au rang de petite ville. Par exemple Jacques Le Brun, auquel on s’intéressera de près : il est l’exemple type de cette riche bourgeoisie marchande du xviie siècle heureuse en affaires mais qui, mécontente de sa position sociale indigne de sa réussite économique, va tout mettre en œuvre (grâce notamment à des alliances matrimoniales, à des investissements dans la terre et la pierre, et à l’achat d’un office anoblissant) pour satisfaire son désir d’ascension et parviendra à le réaliser. Marchand en vins, il disposait de capitaux suffisants pour intensifier et diversifier son activité. Pourtant Jacques Le Brun se soucia davantage de placer son argent dans les biens immeubles (terres et pierres) pour mener à bien sa forte envie d’élévation et de reconnaissance sociales. Cette attitude généralisée ou adoptée seulement par quelques-uns de l’élite marchande ne pouvait que nuire à l’économie guingampaise et gêner l’essor de la cité.
Notes
1 L’office de tourisme de la ville propose aux visiteurs désireux de découvrir celle-ci deux circuits de promenade – l’un médiéval et l’autre Renaissance – prenant en compte les principaux quartiers et monuments guingampais.
2 Se reporter à la bibliographie.
3 Même si ces ouvrages tendent à faire la part belle aux institutions et à la vie politiques de la cité, au détriment de l’étude proprement économique et sociale.
4 Histoire de la Bretagne et des pays celtiques, tome II, p. 229.
5 C’est comme cela que des familles nobles, à l’image des Chateaubriand, purent reconstituer leur fortune.
© Presses universitaires de Rennes, 1999