Les Bretons au lendemain de l'Occupation
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FranceTexte intégral
- 1 Lagrou P., « L'Europe méditerranéenne dans une histoire comparative de la Résistance », dans Guill (...)
- 2 La Belgique pose un problème particulier en raison de la présence et de l'intransigeance britanniq (...)
1Les sorties de guerre à l'échelle de l'Europe ont été marquées par un clivage Nord / Sud1. L'Europe septentrionale habitée par des sociétés consensuelles qui avaient suscité plutôt des formes de résistance civile a connu des lendemains de guerre paisibles2. L'Europe méridionale, caractérisée par des sociétés en crise avant-guerre, bascula dans la guerre civile au sortir du conflit. La France occupe une position intermédiaire. Avant-guerre, elle avait perdu le consensus minimal sur les institutions qui est indispensable à l'expression du débat démocratique. Le gouvernement de Vichy mettant en œuvre une politique de combat contre « l'Anti-France » exacerba les tensions intra-communautaires, poussant à son paroxysme une culture d'affrontement intérieur. La Résistance était ainsi animée à la fois par des pulsions patriotiques, la volonté de rejeter l'occupant, mais aussi par une volonté politique qui la fit porteuse d'un messianisme, fixé à la fin de l'Occupation dans le programme du CNR anticipant la Libération. La traduction culturelle de cette position intermédiaire d'une France à l'interface de l'Europe du Nord et de l'Europe du Sud, du consensus et du conflit, était que la France connut une Libération unitaire mais non consensuelle, sans déchirement intérieur véritable, mais avec un retour de la souveraineté nationale marqué par une aspiration au renouveau.
- 3 Martres E., « La « République de Mauriac » (mai-août 1944) », RH2GM, n°99, 1975, p. 73-90.
- 4 Il en va différemment pour certains individus passés par la Résistance ou la France Libre qui deve (...)
- 5 Cf. les travaux sur le concept de culture de guerre, Audoin-Rouzeau S. et Becker A., op. cit.
- 6 Loubes O., « Jean Zay, Vichy et la Résistance : une mise en abîme de l'éclipse », RHMC, n°43, 1996 (...)
2Le territoire national avait été démembré dès l'été 1940 par l'occupant. Les Libérations continentales décalées, avortées, différées depuis la république de Mauriac en juin 19443 jusqu'aux poches de l'Atlantique en mai 1945, éclatèrent la France en une myriade de petites patries. De ce fait, les régions connurent des contextes et des environnements historiques variés, conditionnant des sorties de guerre spécifiques. La réalité vécue ne pouvait être que plurielle. Lors des journées libératrices, la France en tant qu'entité organique avait cessé d'exister : ni territoire, ni État centralisé, ni infrastructures intégrées en état de marche (poste, téléphone, transports, etc.). Mais, telles des perles de mercure les particules nationales s'agrégèrent aussitôt, les forces centripètes très puissantes agirent immédiatement dans le sens de l'unité nationale et de la restauration républicaine, toutes deux étant solidement logées dans les têtes. Surtout, la réalité d'un encadrement dense, structuré, efficace a pu être vérifiée à toutes les échelles. La déconcentration du GPRF dans le cadre des pouvoirs régionaux fit que l'administration ne cessa pas de fonctionner. Quant aux pouvoirs résistants de base, par le biais des hiérarchies croisées, ils étaient intégrés ou associés aux structures institutionnelles républicaines. La notion de débordement appliquée à cette période doit être par conséquent relativisée. S'il y eut des « excès », ils se sont produits sous le regard, ou avec l'assentiment des autorités, quand ils ne relèvent pas directement de leur responsabilité. De ce point de vue, l'impulsion des tontes ou la gestion des violences d'épuration de voisinage semblent significatives, elles doivent être appréhendées à travers la notion de désordre républicain. Aussi, si les conditions de la Libération offrent une grande variété de situations, les mécanismes culturels de la sortie de la guerre ne sont pas sensiblement différents d'une région à une autre. Ceux-ci sont caractérisés par : un rétablissement très rapide des cadres démocratiques qui rendent caduques les institutions alternatives nées de la Résistance ; un décalage culturel entre une population mobilisée et une population moins impliquée dans le processus de libération ; une dynamique unitaire forte qui se développe sans parvenir à un consensus véritable tout au long de l'après-Libération et qui atteint son apogée au moment de la « Victoire », signe que la culture d'affrontement intérieur avait cessé d'agir dans les têtes ; enfin, un processus d'apaisement de la société et des individus assez rapide. Ce sont là les signes culturels d'une population qui avait traversé l'Occupation en refusant la guerre. Les altérations culturelles produites par les guerres : la brutalisation, la diabolisation de l'ennemi, l'exacerbation du sentiment patriotique conduisant à un consensus intransigeant de type union sacrée, n'existent que sous des formes d'avatars à la Libération, en ce qui concerne le plus grand nombre4. Le concept de culture de guerre a été construit par les historiens de la Grande Guerre5 pour comprendre la totalisation de la Première Guerre mondiale ; la déprise de la culture de guerre pendant l'entre-deux-guerres aurait conduit à la crise des démocraties sapées par des idéologies et des pratiques héritées de la violence de guerre : le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, et dans une certaine mesure le communisme totalitaire russe ; en France elle aurait dégénéré vers une culture de « guerre civile »6. Appliqué à la Libération en Bretagne on ne peut que remarquer la quasi inexistence de la culture de guerre, ce qui explique en partie la rapidité et la stabilité relative du désordre républicain qui observa un retour précoce aux pratiques et à des imaginaires démocratiques.
- 7 ADIV, La Liberté des Côtes-du-Nord, septembre 1945.
3Ces quelques pages sur la Bretagne témoignent également de l'absence d'une guerre civile dans les faits mais aussi en ce qui concerne l'imaginaire social. La culture d'affrontement intérieur activée dans les années 1930 s'était assoupie à la Libération. Bien au contraire, son souvenir produisait une action répulsive. Les hommes et les femmes libérés souhaitaient très profondément réaliser l'unité nationale. Il est clair que la guerre et surtout l'Occupation ont agi comme des catalyseurs. Le tissu national s'est d'abord resserré contre l'occupant. Ainsi, cette guerre a été vécue aussi, et peut-être avant tout, comme une guerre de libération nationale, la Libération fut également un affranchissement identitaire. Sortant de l'Occupation le sentiment national était certes très fort, mais l'identité nationale avait été blessée. La défaite, puis l'Occupation étaient ressenties comme une humiliation mais aussi comme une période de dissolution de l'identité. Manifestement, cette peur explique au moins en partie l'agressivité violente et généralisée conduisant à une répression féminine discriminatoire, qui pose problème. Les « collabos », plus qu'à des traîtres, étaient assimilés à des nationaux dénaturés. Le « bon Français » était ainsi doté d'une identité en creux ; ni rebelle, ni héros, il était simplement resté français, continuant d'espérer en refusant d'envisager la défaite comme un terme, en acceptant de souffrir dans l'attente de la victoire finale, préservant ainsi son âme française. L'apport d'un travail sur les représentations est d'avoir saisi non seulement l'importance de cette frustration nationale qui orienta la Libération dans un esprit patriotique beaucoup plus qu'antifasciste, mais aussi d'avoir fait émerger le sentiment, semble-t-il très partagé, d'avoir vécu l'Occupation comme un début d'acculturation et d'avoir assisté à l'amorce d'un délite- ment national dont le « collabo », plus qu'un agent, était l'incarnation. Ce sentiment est profondément ressenti à l'époque, comme en témoigne, non sans ambiguïté, cet extrait d'article publié à la fin de l'été 1945 dans l'organe de presse du MLN pour les Côtes-du-Nord : « pourquoi faut-il que ces mauvais génies (les Allemands) ne nous aient laissé que leurs défauts ? Avez-vous remarqué que depuis que ces individus nous ont nargué dans la rue en mangeant des fruits, la mode s'est introduite de manger des fruits dehors ? Les cerises, les prunes étaient hors de prix et jamais on ne vit tant de noyaux sur les trottoirs. Hier en face de la gare, trois jeunes gens buvaient de la bière avec des petits verres d'alcool [...] Vous savez bien que je pourrais trouver d'autres exemples [...] Nous aurions été abaissés à ce point que nous n'aurions admiré ces vainqueurs provisoires que dans leurs vices ? »7 Au moment de la sortie de guerre, le processus de recomposition avait conduit les uns et les autres à s'accorder sur l'essentiel : la volonté de vivre ensemble, dans la pluralité, au sein d'un cadre républicain tolérant où les idéologies autoritaires d'exclusion et d'affrontement avaient perdu provisoirement leur emprise, l'antisémitisme, l'anticommunisme, l'antiparlementarisme. Les regards portés sur les événements qui venaient de se produire étaient lucides, l'idée d'un peuple qui avait su traverser la guerre en restant digne était un minimum mythique pour structurer une communauté de destin qui, par ailleurs, avait acquis la conviction d'appartenir à une puissance en reconstruction. Le jugement porté sur Vichy était relativement partagé, mais il condamnait plus la politique de collaboration que le régime institutionnel proprement dit ; quant aux liens sentimentaux liant le vainqueur de Verdun avec la communauté nationale, ils furent progressivement rompus dans le courant de l'après-Libération, conjointement à la dynamique unitaire. De ce fait, la communauté nationale apaisée, plutôt que de se rassembler sur un passé ni glorieux ni vraiment consensuel, se resserra sur des mythes d'avenir : le redressement qui réunissait sur le thème de la reconstruction mais aussi crispa sur le refus de la décolonisation, la rénovation qui allait dans le sens des réformes. Le temps de la légende dorée résistancialiste n'était pas encore venu.
Notes
1 Lagrou P., « L'Europe méditerranéenne dans une histoire comparative de la Résistance », dans Guillon J.-M. et Mencherini R., op. cit.
2 La Belgique pose un problème particulier en raison de la présence et de l'intransigeance britannique.
3 Martres E., « La « République de Mauriac » (mai-août 1944) », RH2GM, n°99, 1975, p. 73-90.
4 Il en va différemment pour certains individus passés par la Résistance ou la France Libre qui devenus hommes de guerre ne parviendront pas à se débarrasser des pratiques et d'un imaginaire issus de la clandestinité ou des champs de bataille.
5 Cf. les travaux sur le concept de culture de guerre, Audoin-Rouzeau S. et Becker A., op. cit.
6 Loubes O., « Jean Zay, Vichy et la Résistance : une mise en abîme de l'éclipse », RHMC, n°43, 1996, p.151-167.
7 ADIV, La Liberté des Côtes-du-Nord, septembre 1945.
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