Les Bretons au lendemain de l'Occupation
|Sixième partie. Le sentiment national en Bretagne à la Libération
Chapitre 19. Liturgies patriotiques et mobilisation des populations
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FranceTexte intégral
- 1 Le sociologue Gérard Namer fut l'un des premiers à publier sur ce thème ; travaillant à partir de (...)
- 2 La mémoire... op. cit.
- 3 Temps 1, 1945-1947, l'union et le deuil ; temps 2, 1947-milieu années 1950, la division et la reve (...)
- 4 Frank R„ « La mémoire empoisonnée », dans La mémoire... op. cit., p. 505.
- 5 Prost A., « D'une guerre mondiale à l'autre », dans La mémoire... op. cit., p. 25.
- 6 Marcot F., « Rites et pratiques », dans La mémoire... op. cit., p. 33.
- 7 Prost A., Les anciens combattants... op. cit., p. 52-59.
- 8 Ibid., p. 61-62.
- 9 Marcot F., « Rites et pratiques », op. cit., p. 32.
1Les commémorations de la Seconde Guerre mondiale et les conflits de mémoire qui leur sont liés constituent désormais un domaine largement investi par les recherches historiques1, l'enquête dirigée par l'IHTP offrant un ensemble d'études dont la publication constitue l'ouvrage de référence sur cette question2. Le bilan de l'enquête a permis d'établir une chronologie commémorative en quatre temps3, l'après-guerre (1945-1947) initiant la première tranche mnémonique par « le temps du deuil et de l'unanimité » selon la formule de Robert Frank4. Les commémorations de la Seconde Guerre mondiale ont été « coulées dans les formes » conçues au lendemain de la Grande guerre et de la célébration du 11 novembre, écrit Antoine Prost5. Tout portait à répéter les gestes : les premières célébrations interviennent en novembre 1944 ; la Résistance elle-même n'avait cessé de célébrer le 11 novembre dans la presse clandestine ; par ailleurs, dans la confusion de l'immédiate après-Libération, le 11 novembre offrait l'avantage évident de la neutralité, il était un gage de paix et de légitimité, c'était le moyen le plus sûr d'organiser une commémoration consensuelle6. Une cinquième raison explique également la continuité des pratiques commémoratives d'une guerre à l'autre : les organisateurs des cérémonies étaient les conseils municipaux ou les CLL ; ces assemblées réunissaient le plus souvent des hommes d'âge mûr ou âgés, dont de nombreux anciens combattants. En 1944-1945, les pères, tout autant que les fils, répétaient leurs propres gestes. Aussi, les rites observés par Antoine Prost dans les célébrations du 11 novembre, le déroulement de ce qu'il désigne comme une « liturgie funéraire » et une « fête civique », structurent dans la continuité les commémorations de la Seconde Guerre mondiale : le cortège assimilé à un convoi funéraire, toujours organisé à partir des quatre mêmes groupes d'acteurs (les autorités locales, les anciens combattants, les enfants des écoles, le public), la minute de silence qui est une prière laïque, le dépôt de gerbe qualifiée le plus souvent de « couronne », les lieux essentiels de l'espace commémoratif que sont le monument aux morts (tombe symbolique) et le cimetière, le discours articulé en deux temps (celui de l'évocation et celui de l'exhortation), la sonnerie aux morts depuis 1932, la place des drapeaux7. Mais une différence de fond sépare les liturgies commémoratives des deux guerres. Le cérémonial du 11 novembre, inventé par les anciens combattants au début des années 1920, était conçu pour honorer les morts et glorifier la paix, c'était aussi « une fête de la délivrance collective (et) individuelle ». « Présenter le 11 novembre comme une fête patriotique [...] c'est-à-dire comme une fête à la gloire de la patrie, serait [...] commettre une erreur aussi grave que d'en faire une fête antipatriotique. Incontestablement c'est une fête civique », écrit Antoine Prost à propos des commémorations de la Grande Guerre8. Or, souligne François Marcot, dans l'esprit des commémorations de la Seconde Guerre mondiale, le patriotisme est affirmé, La Marseillaise éclate systématiquement à partir de 1944, alors qu'elle n'était qu'occasionnelle avant 1939, les discours prononcés désignent davantage les vaincus et mettent en avant la victoire sur le nazisme ou sur l'Allemagne, enfin, les « drapeaux [...] paraissent chargés d'un contenu patriotique plus marqué »9.
2Tout comme les lieux de mémoire de la première génération sont à la fois patriotiques et funéraires, exprimant le patriotisme rebelle de quelques- uns et le martyre de quelques autres, les premières commémorations de la Seconde Guerre mondiale se rattachent à des cérémonies funéraires et patriotiques, l'hommage aux morts pouvant se révéler tout aussi sélectif. L'après-Libération marque le temps de l'union et du deuil. Pourtant, si le deuil est toujours présent et l'incantation de l'unité toujours prononcée, la traduction concrète de la dynamique du sentiment unitaire, dont le culte des morts fut un instrument essentiel, vérifie une chronologie identique dans le domaine commémoratif à celle de l'évolution de l'opinion en général. À travers l'étude des commémorations comme à travers les analyses de l'opinion, on observe un resserrement progressif du tissu local qui est voulu, voire obtenu, par les pouvoirs en place depuis la Libération, mais les premiers signes de relâchement sont déjà visibles dès l'été 1945 et évidents à partir de l'automne. Avant d'engager cette étude, il est nécessaire de rappeler une évidence : l'esprit et l'organisation des commémorations diffèrent suivant la densité de l'encadrement résistant. Dans les régions où la Résistance est peu insérée dans le tissu local, sa participation aux commémorations est réduite, voire inexistante, ce qui modifie l'esprit des cérémonies. Quant aux localités qui ont été épargnées par les événements, l'intensité des sentiments y est certainement moins forte.
- 10 AMR 6 H 34, note à la voirie, 10-08-1944.
3Les pratiques et les sentiments religieux et patriotiques sont intimement mêlés dans les cérémonies commémoratives de l'après-Libération. En effet, les pompes de la première heure organisées au lendemain des journées libératrices participent de la liturgie. Le dimanche 13 août 1944, une action de grâce était rendue à la cathédrale de Rennes ; à cette occasion, l'édifice religieux fut pavoisé par le service de la voirie à l'intérieur comme à l'extérieur du bâtiment. « Mettre si possible, davantage de drapeaux que pour les dernières décorations effectuées », précisait la délégation spéciale dans une note adressée aux services municipaux. Les tricolores restèrent accrochés jusqu'au jeudi 17 août, jour où un office était célébré à l'intention des victimes de la guerre10. Dans ces premières journées, on profite également de la liberté recouvrée pour organiser des obsèques avec une grande dignité, on prend le temps d'enterrer ses morts, désormais sans refouler ses sentiments patriotiques, les uns et les autres pouvant s'exprimer enfin désentravés du carcan de l'Occupation.
- 11 Becker J.-J., Winter J.-M., Krumeich G., Becker A. et Audoin-Rouzeau S. (s.d.), Guerre et cultures (...)
4Ainsi, dans le contexte de guerre des journées libératrices, les autorités mettent en pratique une liturgie patrio-funéraire, c'est-à-dire des cérémonies patriotiques organisées essentiellement à l'occasion de l'hommage rendu « aux morts pour la France » et donc, en pays de culture chrétienne, avec une dimension religieuse affirmée. Le phénomène est peut-être plus accentué en Bretagne en raison d'une culture régionale profondément marquée par la religion catholique. Néanmoins, ces rituels doivent également être rattachés à des pratiques culturelles propres aux temps de guerre. Les historiens de la Grande Guerre ont mis en relief « ce mélange de pratiques religieuses et patriotiques » qui participent des comportements des temps de guerre11. En général, lorsque les autorités centrales président les cérémonies, tous les morts sont honorés. Mais, dans les localités, lorsque la Résistance occupe des positions de force, elle sélectionne les défunts et glorifie ses héros, instrumentalisant ses victimes pour favoriser la cristallisation de la société locale autour d'elle et consolider son pouvoir. Ces premières cérémonies furent conçues dans le contexte le plus violent de l'épuration de voisinage, il s'agissait donc de resserrer la communauté autour des héros tombés pour la libération communale mais par des procédés relativement coercitifs. En effet, d'une part la Résistance présente paradait armée ; en rendant les honneurs militaires lors des enterrements, dans un contexte de violence, de trouble et de repli sur la sphère locale, elle impressionnait ; d'autre part, avec ses morts, elle magnifiait son propre sacrifice ; par ce biais, elle contraignait à la reconnaissance d'autrui.
- 12 ADCA 2 W97, rapport de gendarmerie, 4-09-1944.
- 13 Lagrée M., Religion et cultures en Bretagne 1850-1950, Fayard, 1992, p. 302.
5Au moment où se déroulent ces cérémonies pieuses, les premières fêtes de la Libération se développent suivant les mêmes tensions. Fin août 1944, à Pommerit-le-Vicomte, sur ordre du CLL, les FTP capturent onze femmes pour les tondre : les tontes étaient au nombre des réjouissances de la fête de la Résistance prévue trois jours après. Finalement, les captives sont libérées, mais peu importe. La fête qui finalement s'est déroulée sans les tontes était coorganisée par le FN, les FTP et les FFI. Les festivités eurent lieu le dimanche 3 septembre ; elles commencèrent par une messe, puis, dans l'ordre, les militaires de la Résistance locale défilèrent en armes suivis de la foule, des feux d'artifice furent offerts à la population, enfin un bal termina la journée. Les observateurs signalent une foule « très dense », ce qui laisse entendre qu'elle devait compter effectivement beaucoup de monde ; la commune ne dénombrait que 1 800 habitants, cependant les localités voisines sont à rajouter : en effet, les FFI / FTP de Châtelaudren et Lanvollon avaient été invités pour assurer le service d'ordre12. Il est important de saisir la manière dont était conçue cette première génération de fêtes et de cérémonies. Il s'agit de réunir autour de la Résistance locale, de rassembler la population par l'exercice de contraintes plus ou moins fortes, même si les organisateurs n'avaient pas nécessairement la conscience d'agir ainsi. Les résistants jouaient sur l'affectif avec les morts ; parallèlement, ils établissaient un rapport de force par le port ostentatoire des armes. Les défilés en arme orientent symboliquement la présence des « patriotes » au bourg : d'un jour à l'autre, les chaussures FFI au bâillement poudreux succédaient aux bottes allemandes. Certes, ils ne faisaient qu'exprimer une renationalisation légitime de l'espace public, mais il s'agissait aussi pour la Résistance locale d'affirmer son pouvoir. A Pommerit-le-Vicomte, les tontes n'ont pas été commises à cette occasion mais elles étaient prévues. L'une des dimensions des réjouissances était ludique (bal, feux d'artifice) ; on peut éventuellement envisager de rattacher ces tontes en particulier à un esprit de carnaval, pourquoi pas ! Nonobstant, leur fonction essentielle est de cristalliser les habitants autour des résistants contre ces femmes. Dès lors, les tontes recevaient une fonction de resserrement du tissu local de manière négative, en désignant des personnes considérées comme antinomiques à la nation, dotant les autres d'une identité de bons Français par défaut, mais il s'agissait aussi pour la Résistance locale à travers les tontes d'exprimer publiquement son pouvoir et d'impressionner les individus qui constituent la foule. La fête commence par la messe et se termine par le bal. Le métissage du religieux et du patriotisme, voire du profane, tient aussi à la culture régionale : la meilleure solution pour réunir les populations dans des paroisses relativement pratiquantes en Bretagne catholique consistait à attendre la sortie de l'office. Par ailleurs, nombre de cérémonies traditionnelles, notamment les petits pardons, commençaient par des rites pénitentiels puis suivaient les activités festives13. Il s'agit d'une culture qui habite les organisateurs de ces manifestations, mais aussi dans certains cas d'un calcul politique évident. Même anticlérical, le maire de la Libération qui ne veut pas se couper de ses administrés dans les paroisses pratiquantes est obligé de se mouler dans les pratiques religieuses, y compris lorsque le recteur n'avait pas été favorable à la Résistance sous l'Occupation. Cela dit, ces pratiques métissées sont aussi le propre de comportements de guerre et d'une société de culture chrétienne qui sort d'un conflit épuisée. Dans ce cadre culturel si particulier de la sortie de guerre, une fête religieuse donna lieu à la première commémoration nationale.
- 14 Images d'archives : La Libération de Rennes, Musée de Bretagne, 1988, 15'.
6La Toussaint 1944 fut une journée commémorative mêlant le sentiment religieux et la ferveur patriotique. La Toussaint est la fête catholique en l'honneur de tous les saints, mais, pratiquement confondue avec la fête des défunts du lendemain (2 novembre), elle donna lieu officiellement en 1944 à des célébrations rendant hommage aux « martyrs » et plus généralement aux victimes de la guerre. La sensibilité des organisateurs et des participants conduisait à honorer plus particulièrement tel ou tel mort. À Rennes, centre du pouvoir régional, les autorités président officiellement à l'organisation de la commémoration. La principale cérémonie s'est déroulée en présence du commissaire de la République au cimetière de l'Est, la terre consacrée la plus étendue de la ville où étaient situés le carré des fusillés du département, les tombes des soldats des deux guerres et celles des victimes des différents bombardements14. Militaires, anciens combattants et résistants de toutes sensibilités y participent. Le cortège conduit les officiels à travers l'allée centrale du cimetière qui monte vers les tombes des soldats des deux guerres, il rappelle tout autant un convoi funéraire qu'un défilé du 11 novembre, en raison du grand nombre d'uniformes et de drapeaux. Il y a foule d'hommes de tous âges, qui déposent des couronnes de fleurs formant des grappes au pied du monument aux morts. La masse des visages exprime le recueillement, voire la tristesse, le site et le jour s'y prêtent. La cérémonie était dédiée aux soldats morts pour la France, aux victimes civiles de la guerre, mais un hommage solennel fut rendu à la mémoire des fusillés de la Résistance du département. Les cérémonies de la Toussaint organisées à Rennes confirmèrent en effet la volonté d'unir les vivants, venus très nombreux se recueillir autour de tous les morts de la guerre, y compris les civils, victimes innocentes et souvent anonymes des bombardements, mais elles affirmèrent également la volonté de faire ressortir les « martyrs de la Résistance » de la masse des défunts. Certes, leur courage, leur abnégation, leur sacrifice justifiaient que les vivants les honorent. Dans une certaine mesure, ils peuvent être perçus comme des saints civiques, il est donc logique qu'un sort particulier leur soit réservé le jour de la Toussaint. Cependant, ils coïncident pleinement avec l'image d'une France patriote et martyrisée qui était produite et diffusée par les différents pouvoirs issus de la Libération. Ils furent donc l'objet d'un culte spécifique.
7En descendant à l'échelle des petites localités, la situation est plus complexe ; il n'existe pas de raison objective pour que les cérémonies du 1er novembre marquent d'une paix de Dieu les communautés traversées par des tensions plus ou moins fortes. L'exemple de Merdrignac est significatif. Voici l'avis que le maire adressa à la population en vue de la préparation de la manifestation.
- 15 ADCA 1140 W 5, avis du maire à la population de Merdrignac, 31 -10-1944.
« Le Gouvernement Provisoire de la République a décidé de commémorer le 1er novembre, dans toute la France, la mémoire des Fusillés des organisations de Résistance.
En vue de cette manifestation, le maire invite : MM. les conseillers municipaux, les anciens combattants de 1914 - 1918 et ceux de la guerre présente, les Légionnaires, les médaillés militaires, les FFI démobilisés, les sapeurs-pompiers en tenue, les FFI du poste fixe de Merdrignac à se former en cortège à la fin des vêpres, au moment où le clergé se rendra au cimetière.
Les enfants des écoles et les FFI défileront sur un rang de chaque côté des autres organisations qui se formeront en colonne par quatre.
La gendarmerie assurera le service d'ordre. La population est invitée à se joindre à cette manifestation pour commémorer la mort des victimes de la pénible journée du 3 août et des soldats de la Résistance morts pour la France »15.
- 16 ADCA 1140 W 5, lettre du maire, 24-11-1944.
- 17 Ibid.
8Le maire Hello était un laïc, radical-socialiste. Même dans un contexte de relative accalmie du conflit opposant les anticléricaux aux cléricaux dans l'immédiate après-Libération, au nom de l'unité nationale, il ne souhaitait pas compromettre sa personne, son équipe municipale et l'école publique dans une manifestation religieuse. Par contre, il pense plus efficace de s'associer à la cérémonie organisée par le clergé pour rendre un hommage solennel aux FFI merdrignaciens morts pour la Libération, et de rassembler la population de la commune dans un même cortège pour aller fleurir les tombes des résistants. Ainsi, il espère profiter de cette circonstance pour resserrer le tissu local autour de la Résistance, ou pour le moins de ses martyrs. La manifestation avait été préparée avec l'assentiment du clergé. « Je m'étais entendu avec M. le curé préalablement, pour laisser défiler le cortège religieux et nous intercaler entre ce dernier et le clergé »16. Selon le maire Hello, 2 000 personnes auraient participé à cette manifestation, soit un peu plus de 70 % des habitants de la commune. C'est un nombre considérable qui peut donner le sentiment de l'unité des Merdrignaciens autour de leurs morts pour la Libération. Cependant, rien ne prouve la réalité de ce chiffre ; le maire écrit cette lettre alors qu'il occupe une position défensive. Par ailleurs, cette manifestation juxtapose la cérémonie religieuse avec la commémoration patriotique sans véritablement les fusionner. « Je suis un laïc absolu », clamait le maire. En effet, la commune ne compte pas une seule célébration mais deux en une. Le cortège patriotique se forme après les vêpres à la sortie de l'église ; autrement dit, la cérémonie religieuse n'est pas intégrée dans la commémoration. De même, le curé a accepté que le maire et ses amis puissent « s'intercaler » dans la procession, comme si, à la place de former un défilé, il fallait en dénombrer deux qui avançaient, certes d'un seul tenant, mais sans se confondre. Au cimetière, les rites furent décalés, à nouveau deux cérémonies étaient accolées : « devant les tombes des douze victimes du 3 août je prononçais quelques paroles [...] et M. le curé ensuite donna l'absoute. Là la cérémonie prit fin, le drapeau des anciens combattants fut remis dans sa gaine et chacun fut libre ensuite de suivre la cérémonie religieuse »17. Ainsi le maire parvenait à donner l'apparence de l'unité en rassemblant les Merdrignaciens autour de lui et du curé devant les tombes des résistants tombés au mois d'août, mais que d'ambiguïtés et de non-dit pour y parvenir ! D'autant plus que l'opération échoua en partie : les trois écoles publiques boycottèrent la cérémonie officielle au nom de la laïcité et organisèrent leur propre manifestation civique le matin. Les instituteurs de Merdrignac expliquèrent dans une lettre-pétition au sous-préfet les raisons qui les avaient conduits à agir ainsi.
- 18 ADCA 1140 W 5, lettre des instituteurs au sous-préfet de Dinan avec copie à l'inspecteur d'Académi (...)
« Nous regrettons vivement n'avoir pu honorer comme il convenait la mémoire des Fusillés et des Martyrs de la Résistance. Nous pensions qu'un cortège officiel aurait quitté la mairie ce matin 1er novembre : nous nous y serions joints avec nos élèves qui auraient déposé des gerbes au monument aux morts et au cimetière. M. le maire de Merdrignac a jugé impossible une telle manifestation, et nous a invités à participer, accompagnés de nos élèves, à la procession du clergé qui, après les vêpres, se rend au cimetière.
La neutralité scolaire nous interdisant de paraître avec nos élèves dans un tel cortège, nous avons dû renoncer, nous qui avons si présents à nos cœurs le souvenir de nos martyrs, à célébrer ce souvenir avec la solennité qui s'imposait.
Ce matin, tout le personnel réuni a déposé une gerbe au monument aux morts et une autre gerbe sur les tombes des fusillés du 3 août.
En déplorant à nouveau l'absence de cérémonie officielle en un tel jour surtout à Merdrignac où pas un membre du clergé n'a fait partie, à notre connaissance, de la Résistance »
(signent les huit institutrices et instituteurs)18
- 19 ADCA 1140 W 5 lettre de l'inspecteur d'Académie, 8-11-1944.
- 20 Boulard Ch. F. et Hilaire Y.-M., Matériaux pour l'histoire religieuse du Peuple Français xixexxe s (...)
9Les maîtres d'école obtinrent le soutien de l'inspecteur d'Académie19. Pourtant, la lettre des instituteurs suggère que leur anticléricalisme était contextualisé : ils ne refusaient pas de participer à la cérémonie ordonnée par le maire uniquement au nom de la laïcité des écoles publiques, mais plus encore parce qu'ils n'acceptaient pas de rendre hommage aux martyrs de la Résistance au côté d'un clergé local dont le patriotisme ne leur paraissait pas suffisant. Cela dit, en organisant une contre-manifestation militante le matin, les instituteurs publics se coupaient radicalement du reste de la population, car la très grande majorité des Merdrignaciens participaient traditionnellement au « culte des morts » : les croyants communiaient à l'église tandis que les « incrédules » les rejoignaient au cimetière après les vêpres. Le canton de Merdrignac est au nombre des paroisses qui ont maintenu des taux élevés de messalisants et de pascalisants en Bretagne après la Seconde Guerre mondiale20. Le maire et ses amis avaient agi de la sorte afin de donner une ampleur maximale à leur cérémonie. Ainsi, malgré le dispositif unitaire conçu par la municipalité et l'intensité affective propre à cette journée, les conflits demeuraient visibles dans le déroulement des célébrations. L'inexistence d'un consensus se vérifiait encore ici. Cette situation n'est pas surprenante : au même moment on assistait au retour de flamme des gardes civiques, lié à la dénonciation bruyante de la cinquième colonne et aux rumeurs de sabotages et de complots. Même si dans leur for intérieur les uns et les autres souhaitaient des cérémonies unitaires, concrètement il était difficile qu'elles le soient.
- 21 ADCA 1140 W 5, consignes données par la municipalité, 8-11-1944.
- 22 ADCA 1140 W 5, pétition dite « des tondues et des trafiquants de marché noir » d'après le maire.
10Merdrignac était un foyer de tensions locales important où le pouvoir issu de la Libération connaissait des difficultés. Le maire essaya d'utiliser les commémorations pour rassembler le plus possible en cherchant notamment à dépouiller la Résistance d'une identité trop exclusive pour tendre à l'unanimité. Vraisemblablement, en organisant une cérémonie civique le matin, il n'aurait pas réuni grand monde ; au mieux, il ne serait pas parvenu à rassembler au-delà de sa mouvance. Pour resserrer le tissu local, il essaie notamment de réduire le plus possible le conflit latent entre cléricaux et anticléricaux ; il insiste dès lors pour que les écoles publiques participent au même titre que les écoles privées à la commémoration du 11 novembre21. Cependant, au même moment, une pétition circulait au marché demandant le remaniement du CLL, la dissolution du comité d'épuration et la suppression du poste FFI de Merdrignac22. Il est donc nécessaire de faire la part des choses entre la mise en scène d'un peuple uni, l'union à la théâtralisation plus ou moins réussie lors de ces cérémonies, et une réalité vécue oblitérée par les conflits, y compris forcément à l'intérieur des processions. À l'opposé, à Trégastel, dans une localité où la Résistance occupe une position de force et n'est pas l'objet d'une contestation importante, le dispositif commémoratif est beaucoup plus exclusif (tableau n° 11).
11Trégastel est une petite commune du Trégor située sur la côte de granit rose. L'habitat est réparti sur deux sites principaux. Le bourg, en hauteur, à l'intérieur des terres, rassemble l'église de la paroisse, le cimetière et le monument aux morts. En bord de mer, à 2 km, est situé le village de Sainte- Anne ; moins urbanisé à l'époque, il s'étire sur une longue rue qui relie la chapelle éponyme au port. Cette géographie est présente dans l'organisation du CLL, de la délégation spéciale, puis de la municipalité élue en avril / mai 1945 : les assemblées respectent toujours un dosage entre gens de la terre et gens de la mer. De même, l'organisation des cortèges commémoratifs relie systématiquement le village au bourg : suivant les cérémonies, la chapelle Saint-Anne et l'église constituent le lieu de rassemblement ou l'aboutissement de la procession (tableau n° 12).
Tableau n° 11. Structures des cortèges des 4 premières manifestations commémoratives organisées à Trégastel dans l'après-Libération

12L organisation de ces quatre commémorations a toujours été préparée par les membres du comité local, mais il est impossible de savoir qui du FN, du CLL ou de la municipalité a été le véritable maître des cérémonies. Néanmoins, il est clair que le FN occupe une position centrale dans le dispositif commémoratif. Les morts sont au cœur des quatre commémorations (tableau n° 12). Ils en constituent le principal objet, dans les gestes et dans les pensées : dépôt de gerbe, recueillement, pose de plaque mortuaire, minute de silence. L'environnement culturel religieux et le rituel patriotique sont ici intimement associés. Pas de commémoration qui ne soit structurée en dehors de l'espace religieux, pas de commémoration sans procession (trois fois sur quatre, il s'agit d'accomplir une ascension pénible sur plusieurs kilomètres en partant de la chapelle Sainte-Anne pour monter au bourg), pas de commémoration sans qu'une messe ne soit célébrée (sauf peut-être, mais ce n'est pas certain, lors de la cérémonie du 1er juillet), pas de commémoration sans visite aux morts, mais par là-même, pas de visite aux morts sans chants patriotiques. La Marseillaise est systématiquement entonnée devant les tombes au cimetière.
- 23 Lagrée M., op. cit., p. 81.
- 24 Ibid., figure 10.
13On pourrait être tenté de faire un parallèle avec des cérémonies catholiques, mais ce serait sans doute une erreur. Le canton de Perros-Guirec est au nombre des régions qui ont connu un processus d'érosion important des pratiques religieuses pendant l'entre-deux-guerres23. Par ailleurs, la scolarisation primaire dans les établissements privés, avec un taux inférieur à 30 % en 1951-1952, était une des plus faibles en Bretagne24. Les cérémonies commémoratives organisées par le CLL (dirigé par des anticléricaux) peuvent avoir l'apparence de comportements religieux. Mais il semble plutôt qu'il faille voir là des rites civiques qui s'exprimaient dans un environnement culturel catholique (église, chapelle, cimetière), avec des pratiques qui relèvent d'une culture religieuse très vivante (messe, procession, dépôt de gerbe, hommage aux morts) mais qui expriment un sentiment patriotique beaucoup plus qu'un sentiment religieux. La procession qui conduit du village Sainte-Anne au bourg ne correspond à aucun itinéraire précis d'une quelconque cérémonie religieuse, elle est le fruit des hasards de l'histoire et de la géographie, les faits de Résistance s'étant produits au village et le cimetière étant situé au bourg.
Tableau n° 12. Déroulement des cortèges des 4 premières manifestations commémoratives organisées à Trégastel dans l'après-Libération

- 25 Mazé E., Trégastel, le passé retrouvé, 1994, p. 195.
- 26 Ibid., p. 196.
14Les époux Vallée occupent une position centrale dans le dispositif commémoratif, à telle enseigne que la manifestation du dimanche 1er juillet 1945 leur était entièrement consacrée. Le cas est particulièrement signifiant. Les époux Vallée ont été assassinés dans la nuit du 28 au 29 juin 1944. C'était un couple de commerçants d'apparence ordinaire. En ce qui concerne leurs activités pendant l'Occupation, on ne peut en rester qu'au récit légendaire. La rumeur, encore vivante aujourd'hui à Trégastel, leur attribue un passé de résistants : ils auraient participé à un réseau de renseignements. Eugène Vallée aurait communiqué avec l'Angleterre à l'aide d'un poste émetteur, leur domicile était situé en effet presque en bord de mer. Par qui ont-ils été abattus ? La plaque mortuaire posée sur leur tombe à la Toussaint 1944 ne donne aucune précision (illustration n° 16). Par contre, celle qui a été apposée sur la façade de leur domicile dans les années 1960 accuse les nazis. Cette mémoire locale est toujours vive. En interrogeant les uns et les autres, des noms de « dénonciatrices », tondues à l'époque, sont donnés ; les SS sont rendus responsables du double meurtre. On retrouve ici les clichés habituels. En fait, on ne sait rien. L'assassinat du couple de commerçants n'a jamais été élucidé, pas plus que leur appartenance à un quelconque réseau de la Résistance25. C'est pourtant autour d'eux que fut construit le culte des martyrs de la Résistance dans cette localité. Or d'autres défunts auraient pu être légitiment retenus, notamment François Prigent, dont le nom est cité pour la Toussaint 1944 (tableau n° 11). Lui aussi est connu et très présent dans la mémoire locale. Il était chef d'un groupe FTP ; capturé par les Allemands, il fut d'abord grièvement blessé avec un camarade le 22 juillet 1944, puis son corps fut pendu par les pieds et exposé pendant trois jours26. Or la plaque posée à l'époque mentionne sa qualité de combattant par le mot de « patriote », non de martyr, et, comme on peut le remarquer, elle ne fut pas offerte par le FN (illustration n° 17). Pourquoi avoir retenu les époux Vallée et pas François Prigent ou son compagnon d'infortune ? Une hypothèse peut être avancée. La Résistance armée à l'époque ne faisait pas l'unanimité, pas plus dans le Trégor qu'en d'autres lieux en Bretagne. Réunir la communauté locale autour d'un FTP n'était vraisemblablement pas la meilleure solution. Par ailleurs, à Trégastel, les FFI et le CLL n'étaient pas intégrés. Le CLL était un comité FN et, comme on le lit notamment sur la plaque mortuaire, le culte des époux Vallée fut organisé par le FN. Le FN représentait la branche politique de la Résistance locale organisée et avait l'intention de poursuivre son action au-delà de la Libération. Il était plus facile de resserrer le tissu local autour de civils d'apparence « tranquilles » et morts dans des conditions mystérieuses qui permettaient de tout imaginer, et à l'égard desquels personne, ou presque, ne développait des antipathies.
- 27 ADCA 1J 16 n° 6342, 28-10-1944.
15Réunir, mais pas n'importe qui. Si la structure des cortèges représente la communauté telle que le CLL l'envisageait, une évolution très nette apparaît (tableau n° 11). En novembre 1944, les manifestations sont très fortement marquées par la Résistance locale. Il s'agit de rassembler autour des morts de la guerre et en particulier de la Résistance, l'encadrement étant assuré par la Résistance locale. Les FFI ouvrent la marche, les politiques les suivent (FN, CLL, la délégation spéciale), viennent ensuite les anciens combattants, talonnés par les organisations de jeunesse du FN, l'Union des jeunes filles patriotes (l'UJFP) et les Jeunes patriotes français (JFP). Les discours furent prononcés par le président de la délégation spéciale membre du FN et par le délégué du FN, les chants étaient entonnés par le chœur de l'UJFP, les JFP composaient la garde d'honneur. Ce fut un délégué FN qui posa la plaque des époux Vallée et un JFP déposa la gerbe. Il s'agit par conséquent d'une cérémonie totalement investie par le FN et les FTP. La rue du général de Gaulle recevait une connotation résistante, évidemment, mais FN également. La voie retenue pour recevoir le nom du chef du GPRF était une longue rue reliant la chapelle Sainte-Anne au port. Peut être ne possédait-elle pas de nom, étant donnée sa situation périphérique, ce qui pouvait faciliter sa dénomination. Mais, précisément, la demeure des époux Vallée donne sur cette rue. Donc, en baptisant cette voie du nom du « premier Résistant de France », le CLL rendait implicitement hommage aux époux Vallée. De même, en partant de la chapelle Sainte-Anne, les manifestations se formaient en réalité à l'extrémité de la rue du général de Gaulle en direction du bourg. Il est peu probable que l'ensemble de la population de la commune se reconnaissait dans cette première série de manifestations à l'encadrement très militant, même si la section FN de Trégastel recensait à l'époque 103 adhérents pour 1520 habitants, ce qui demeure remarquable. Ces premières commémorations participent de l'esprit exclusif, sans compromission, des premières journées libératrices. En effet, il avait été prévu pour les festivités qui suivaient la cérémonie du 11 novembre que ne seraient « pas admis au banquet les individus pour lesquels le bureau d'épuration a[vait] établi un dossier »27.
16Cette première période est très militante, le resserrement du tissu local est pensé de manière relativement étroite autour des morts de l'été 1944 et encadré par les organisations locales de Résistance, conjointement à la désignation de certains individus comme persona non grata. Il en va différemment pour les manifestations de la « Victoire » où, cette fois-ci, l'union est représentée dans la structure du cortège (tableau n° 11). Les anciens combattants ouvrent la manifestation, toutes les organisations catholiques et laïques sont invitées à égalité à participer à la cérémonie (scouts et éclaireurs, écoles publiques et privées). Apparemment, le bal est ouvert à tous. Par contre, on observe un repli laïque et FN avec la célébration du 1er juillet en l'honneur des époux Vallée. Des jeunes, seules les écoles publiques et les éclaireurs sont invités à former le cortège en dehors des UJFP et des JFP. Par ailleurs, les partis politiques entrent en scène, montrant ainsi que le témoin démocratique est en train d'être passé, mais aussi que les « martyrs de la Résistance » recevaient un hommage exclusif et militant d'une portion strictement délimitée de la communauté.
17L'évolution générale des cortèges montre également le glissement d'une certaine conception de la nation (tableau n° 11). Les défilés de novembre 1944 étaient oblitérés par l'organisation dominante de la Résistance locale. Ils représentaient un peuple monolithique et militarisé. Le FN était hégémonique, les FFI ouvraient la marche, les JFP fermaient le défilé et formaient la garde d'honneur. En contrepartie, les manifestations du printemps et de l'été 1945 mettent en scène un peuple pluraliste, dont la diversité s'exprime à travers les différences face au sentiment religieux ou à travers la variété des sensibilités politiques. Elles représentent aussi un peuple de civils, une nation démilitarisée ; les FFI ont disparu ainsi que la notion de garde d'honneur, les JFP sont fondus dans la masse des écoliers ou des organisations ludiques de la jeunesse, les fleurs sont, semble-t-il, beaucoup plus présentes que les drapeaux. C'est là le signe d'une sortie de guerre presque achevée.
- 28 ADIV 43 W 169, rapport du préfet, mai 1945.
- 29 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 214.
- 30 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-05-1945.
- 31 Il fut pendu à un réverbère, place Verdun à Brest (ADF, Le Télégramme de Brest et de l'Ouest du 11 (...)
- 32 ADIV 43 W 169, rapport du préfet, mai 1945.
- 33 ADIV 43 W 168, rapport du préfet, 1-06-1945.
- 34 ADIV 43 W 135, rapports du CR, 16-05- et 1-06-1945.
18Les manifestations organisées le 8 mai 1945 pour célébrer la victoire marquent en effet une rupture. L'annonce officielle de la fin de la guerre fut souvent devancée par des fêtes spontanées qui anticipaient l'événement dès le 7 mai28. Lorsque les cérémonies étaient présidées par les autorités, elles donnèrent lieu à des manifestations patriotiques classiques pour la Bretagne catholique, associant un service religieux29 avec des défilés militaires et des retraites aux flambeaux30. Parallèlement, les manifestations populaires s'inscrivaient dans une culture festive. Les cortèges s'inspiraient des défilés de carnaval, avec notamment des promenades de mannequins figurant Hitler, aboutissant à une exécution symbolique31, se terminant par des bals nocturnes donnés pendant plusieurs jours. Cependant, même si la présence de la population semble réellement massive lors de ces manifestations populaires, la liesse n'est pas visible pour autant, comme si le cœur n'y était pas. Les rapports de l'administration présentent des formulations ambiguës sur ce sujet. Le préfet du Finistère, tout en déplorant que la population ait célébré la victoire par anticipation, note : « on eût assisté à une explosion de joie encore plus grande » si la nouvelle avait été apprise par les cloches et les sirènes32. De même, son collègue des Côtes-du-Nord, tout en affirmant que « la Victoire a été fêté partout dans un enthousiasme indescriptible », nuance son propos, quelques lignes plus loin, en évoquant « une euphorie momentanée »33. Les synthèses sur l'esprit public rédigées au même moment ne cessent de signaler les « préoccupations » de l'opinion34, et présentent une population peu encline à se laisser aller à des débordements de joie. La victoire arriva progressivement ; depuis l'été de la Libération, presque un an s'était écoulé ; dans un environnement de ruines, dans un contexte de pénurie et d'épuration, la population était usée par le marasme économique et, la guerre enfin terminée, elle était d'autant plus angoissée par le retour désormais imminent des prisonniers de guerre et des déportés : elle ne connaissait toujours pas le sort que les événements leur avaient réservé.
- 35 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 214.
- 36 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-05-1945.
19Une fin de guerre sans liesse véritable, mais la rupture est bien là. Pour la première fois, les cortèges mettent en scène l'unité de la nation. Analysant les manifestations qui se sont déroulées à Rennes à cette occasion, Jacqueline Sainclivier observe que « pour la première fois [...] se trouvent réunis dans un même cortège des catholiques de toutes tendances, des communistes et des républicains espagnols [...] Cette présence ensemble à toutes les cérémonies est exceptionnelle et marque bien l'idée d'unité, de rassemblement qui prédomine alors »35. Unité exceptionnelle et datée, à Rennes comme à Trégastel. À l'échelle régionale, le commissaire de la République met l'accent sur la dimension « collective » des fêtes de la victoire36. Rupture car, pour la première fois également, la population a investi la voie publique en la transformant en un espace festif et apaisé, les manifestations populaires de mai 1945 semblent moins encadrées et ne plus être l'expression d'un patriotisme obsessionnel et armé.
- 37 Ouest-France, 2-11-1945.
- 38 Ibid.
- 39 Il venait d'être élu député d'Ille-et-Vilaine à l'assemblée constituante sur la liste d'Union des (...)
- 40 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 216.
20D'autres journées commémoratives furent organisées pendant tout l'été 1945, démontrant par ce biais, dès la première année, la difficulté à fixer la mémoire par une date emportant l'adhésion de tous. Après le 8 mai, on commémora le 18 juin, le 14 juillet et, surtout, on fêta les premiers anniversaires des libérations municipales et des morts du cru tombés pour la France pendant l'été 1944. À l'automne 1945, la désunion apparaît dans les cortèges. Elle traduit ainsi dans le cadre commémoratif la fin de la dynamique unitaire née dans la guerre. La Toussaint 1945 donna lieu à Rennes à la dernière manifestation patrio-funéraire organisée sous le sceau de l'union. Comme en 1944, la principale cérémonie fut organisée au cimetière de l'Est ; elle rendit hommage aux morts des deux guerres, dont les fusillés de la Résistance et les victimes civiles de la dernière guerre. Toutes les autorités civiles, religieuses et militaires étaient représentées, dont le CDL. Le cortège rassemblait les anciens combattants, les réfractaires, les maquisards, les prisonniers de guerre, les déportés politiques ; écoles publiques et écoles privées participaient au défilé ; le PCF, la SFIO, l'action catholique (JOC, JEC, JIC) étaient là aussi ; on ne pouvait être plus œcuménique37. Par contre, les cérémonies du 11 novembre 1945 sacrifièrent l'unité sur l'autel du pluralisme politique : à Rennes, deux manifestations furent organisées ce jour-là38. La commémoration officielle rassembla autour des institutionnels (dont les scolaires étaient du nombre) les organisations catholiques (JOC, JEC, JIC), les scouts, la CFTC et, parmi les organisations de résistance, le MLN et Libération-Nord. Emmanuel d'Astier de la Vigerie39 s'était fait représenter au nom du MURF. Mais, la manifestation officielle terminée, la gauche forma un second cortège. La tonalité gauche y était très affirmée. Le cortège était formé par la CGT, la SFIO, le PCF, les radicaux-socialistes, l'UFF, le MURF, la FOP, l'ARAC, l'UGT espagnole et le comité italien de Libération. Défilaient ainsi séparément les partis politiques, les syndicats, les organisations de résistance et d'anciens combattants engagés à gauche. En novembre 1945, le mythe unitaire était encore actif mais affaibli, la théâtralisation d'un peuple monolithique n'apparaissait plus comme une absolue nécessité à représenter, la diversité démocratique pouvait désormais s'exprimer pareillement dans un cadre commémoratif sans que cela puisse paraître indécent. Cela dit, le cortège de la gauche attendit sagement la fin de la cérémonie officielle pour se former, témoignant par là de l'inertie de la volonté unitaire. Le décalage entre les deux manifestations permettait à ceux qui le souhaitaient de pouvoir participer aux deux et, par là-même, de faire en sorte que la seconde n'apparaisse pas comme concurrente de la première. Fin 1945 / 1946 la désunion reste ambiguë. Le 8 mai 1946 une seule commémoration fut organisée mais des failles apparaissent dans le protocole et dans les discours ; dès lors, à partir de 1947, la division n'avançait plus masquée, cortèges et commémorations « coexistent » et se contestent40.
- 41 Farmer S., Oradour : arrêt sur mémoire, Calmann-Lévy, 1994, p. 69-141.
- 42 Vergnon G., « La construction de la mémoire du maquis du Vercors, commémoration et historiographie (...)
21Les lieux de mémoire comme les commémorations conçus dans l'après- Libération sont marqués par le patriotisme et le deuil. Le resserrement du tissu national voulu par tous les pouvoirs issus de la France combattante aurait été permis, en particulier, par le rassemblement des vivants autour des morts et notamment des martyrs de la Résistance. Une première génération de mobilier mnémonique participe de la construction d'une mémoire collective de la France dans la Seconde Guerre mondiale qui dilate considérablement le temps court héroïque de la Libération et écrase les quatre années humiliantes de guerre en les réduisant pratiquement à la phase d'insurrection. Les lieux de souvenir comme les cérémonies tendaient principalement à honorer des morts et à célébrer des faits de l'été 1944. De même, pendant cette première période, la tendance est à l'assimilation des victimes civiles et des résistants morts au combat. Non pas que l'on construisît à l'époque une identité nationale qui reposât sur le mythe d'un peuple résistant. Mais l'idée s'affirmait que, par la souffrance, le peuple de France s'était sacrifié collectivement pour la Libération nationale. Dans cet esprit furent élevés dès 1945 les premiers grands sites commémoratifs d'Oradour-sur-Glane41 et de Vassieux-en-Vercors42. Ces deux lieux, dans un contexte différent, fixèrent la mémoire des massacres de civils pendant l'été 1944. À la Libération, le village de Vassieux était d'ailleurs fréquemment dénommé « le second Oradour ».
- 43 Kselman T.-A., Miracles and prophecies in Nineteenth-Century France, Rutgers University Press, 198 (...)
- 44 Farmer S., op. cit., p. 99.
- 45 Nora P., « Gaullistes...op. cit., p. 347-383.
- 46 Rousso H., op. cit.
- 47 Azéma J.-P. et Bédarida F., « L'Historisation de la Résistance », dans Esprit, n° 1, 1994, p. 19 - (...)
- 48 Rioux J.-P., op. cit., p. 67.
- 49 Nora P., « Gaullistes.... op. cit., p. 360.
22L'idée d'un patriotisme commun dans la souffrance partagée était le message adressé aux Français pour les rassembler. S'appuyant sur les travaux de Thomas Kselman43, Sarah Farmer fait remarquer que « le sentiment de culpabilité était moins exprimé qu'en 1870, et la défaite moins patente » dans les sentiments au sortir de la Seconde Guerre mondiale44. La remarque vaut à l'échelle de la communauté nationale : la Résistance, puis la Libération effaceraient la défaite, la souffrance et les ruines atténueraient, voire annihileraient le sentiment de culpabilité. Le message collectif est bien connu ; émis par une minorité agissante dans l'action politique45, et plus généralement par le corps social tout entier46, il aurait abouti dans les années 1950-1960 au « mythe résistancialiste »47. Mais, comme le fait remarquer Jean-Pierre Rioux : « et si la « France profonde » n'était pas en 1944 - 1945 aussi innocente qu'elle voulait le croire en se débarrassant de sa propre image que lui renvoyaient les victimes de l'épuration ? »48 Comment, en effet, les individus pouvaient-ils se retrouver dans le discours dominant, non dans le mythe d'un peuple en résistance (cette image est postérieure à la Libération), mais dans l'idée d'une nation restée unie dans la souffrance et partageant le même sentiment patriotique ? Comment pouvaient-ils recevoir la « leçon de (leur) propre héroïsme »49, alors qu'ils venaient de vivre la défaite, l'Occupation, la collaboration et une guerre civile larvée, alors que les itinéraires avaient été si différents selon que l'on avait résisté, attendu ou simplement cherché à survivre, ou que l'on avait été vaincu à la Libération ? À partir de l'analyse des discours de gens ordinaires, il est possible d'observer la manière selon laquelle put s'opérer la jonction entre les mythes majeurs diffusés par les élites issues de la Libération, qui tentaient de reconstruire une identité nationale notamment sur le thème de la dignité retrouvée, et les images de soi que les individus organisaient en sortant de la guerre. Le resserrement du tissu national n'a pas été obtenu seulement par la volonté de l'élite de la France combattante, il a été réalisé parce que le plus, grand nombre a répondu positivement à ce message. Pour comprendre la restructuration de l'identité nationale, en crise depuis les années 1930, qui se réalise essentiellement à la Libération, il est nécessaire de s'intéresser autant aux émetteurs qu'aux récepteurs du mythe national diffusé à l'époque et d'analyser comment le commun des citoyens s'articulait au discours dominant.
Notes
1 Le sociologue Gérard Namer fut l'un des premiers à publier sur ce thème ; travaillant à partir de la presse, il s'est intéressé tout particulièrement aux cérémonies commémoratives parisiennes de l'année 1945. Depuis, le plus souvent à partir d'études de cas, de nombreuses publications traitent de la question des dates commémoratives ou des cérémonies attachées à des sites particuliers, suivant la problématique des enjeux de mémoire. Il est préférable de renvoyer sur ces sujets à la bibliographie générale.
2 La mémoire... op. cit.
3 Temps 1, 1945-1947, l'union et le deuil ; temps 2, 1947-milieu années 1950, la division et la revendication ; temps 3, milieu années 1950-1975, la désaffection et l'union dans la revendication ; temps 4, depuis 1975, le regain et la transformation. Ibid. p.389-392.
4 Frank R„ « La mémoire empoisonnée », dans La mémoire... op. cit., p. 505.
5 Prost A., « D'une guerre mondiale à l'autre », dans La mémoire... op. cit., p. 25.
6 Marcot F., « Rites et pratiques », dans La mémoire... op. cit., p. 33.
7 Prost A., Les anciens combattants... op. cit., p. 52-59.
8 Ibid., p. 61-62.
9 Marcot F., « Rites et pratiques », op. cit., p. 32.
10 AMR 6 H 34, note à la voirie, 10-08-1944.
11 Becker J.-J., Winter J.-M., Krumeich G., Becker A. et Audoin-Rouzeau S. (s.d.), Guerre et cultures 1914-1918, Armand Colin, 1994, p. 8-9 ; Becker A., La guerre et la foi, de la mort à la mémoire (1914-1918), Armand Colin, 1994, 141 p. ; « Pour une histoire religieuse de la guerre », 14-18 Revue annuelle d'Histoire, Noêsis, n° 1, 1998, 160 p.
12 ADCA 2 W97, rapport de gendarmerie, 4-09-1944.
13 Lagrée M., Religion et cultures en Bretagne 1850-1950, Fayard, 1992, p. 302.
14 Images d'archives : La Libération de Rennes, Musée de Bretagne, 1988, 15'.
15 ADCA 1140 W 5, avis du maire à la population de Merdrignac, 31 -10-1944.
16 ADCA 1140 W 5, lettre du maire, 24-11-1944.
17 Ibid.
18 ADCA 1140 W 5, lettre des instituteurs au sous-préfet de Dinan avec copie à l'inspecteur d'Académie des Côtes-du-Nord et à l'inspecteur primaire de Loudéac, 4-11-1944.
19 ADCA 1140 W 5 lettre de l'inspecteur d'Académie, 8-11-1944.
20 Boulard Ch. F. et Hilaire Y.-M., Matériaux pour l'histoire religieuse du Peuple Français xixe xxe siècle, tome 2, 1982, p. 240 et 243.
21 ADCA 1140 W 5, consignes données par la municipalité, 8-11-1944.
22 ADCA 1140 W 5, pétition dite « des tondues et des trafiquants de marché noir » d'après le maire.
23 Lagrée M., op. cit., p. 81.
24 Ibid., figure 10.
25 Mazé E., Trégastel, le passé retrouvé, 1994, p. 195.
26 Ibid., p. 196.
27 ADCA 1J 16 n° 6342, 28-10-1944.
28 ADIV 43 W 169, rapport du préfet, mai 1945.
29 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 214.
30 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-05-1945.
31 Il fut pendu à un réverbère, place Verdun à Brest (ADF, Le Télégramme de Brest et de l'Ouest du 11 mai 1945), il a été brûlé au champ de foire à Loudéac (ADCA, Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 11 mai 1945) ainsi qu'à Breteil en Ille-et-Vilaine (Lemarchand L., Breteil. Histoires d'une guerre, 1939- 1945, 1985, manuscrit, mairie de Breteil, p. 50).
32 ADIV 43 W 169, rapport du préfet, mai 1945.
33 ADIV 43 W 168, rapport du préfet, 1-06-1945.
34 ADIV 43 W 135, rapports du CR, 16-05- et 1-06-1945.
35 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 214.
36 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-05-1945.
37 Ouest-France, 2-11-1945.
38 Ibid.
39 Il venait d'être élu député d'Ille-et-Vilaine à l'assemblée constituante sur la liste d'Union des Républicains de la Résistance (tendance communiste).
40 Sainclivier J., « le souvenir des Rennais », op. cit., p. 216.
41 Farmer S., Oradour : arrêt sur mémoire, Calmann-Lévy, 1994, p. 69-141.
42 Vergnon G., « La construction de la mémoire du maquis du Vercors, commémoration et historiographie », Vingtième Siècle, n° 49, 1996, p.83-84.
43 Kselman T.-A., Miracles and prophecies in Nineteenth-Century France, Rutgers University Press, 1983, 283 p.
44 Farmer S., op. cit., p. 99.
45 Nora P., « Gaullistes...op. cit., p. 347-383.
46 Rousso H., op. cit.
47 Azéma J.-P. et Bédarida F., « L'Historisation de la Résistance », dans Esprit, n° 1, 1994, p. 19 - 35.
48 Rioux J.-P., op. cit., p. 67.
49 Nora P., « Gaullistes.... op. cit., p. 360.
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Titre | Tableau n° 11. Structures des cortèges des 4 premières manifestations commémoratives organisées à Trégastel dans l'après-Libération |
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Titre | Tableau n° 12. Déroulement des cortèges des 4 premières manifestations commémoratives organisées à Trégastel dans l'après-Libération |
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