Chapitre 15. Les élections municipales d'avril / mai 1945 : l'apogée du sentiment unitaire
p. 281-292
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Index géographique : France
Texte intégral
1Au-delà des tiraillements locaux, isolés essentiellement pendant l'automne 1944 et l'hiver 1944 / 1945, la dynamique unitaire, amorcée par la Résistance sous l'Occupation puis généralisée à la Libération, a abouti à un rassemblement des populations par le sentiment patriotique, dont les référents variaient selon la culture et la position de chacun dans l'événement. Plus que sur l'adhésion à un projet de société, le resserrement du tissu national impulsé par la France combattante se cristallisa dans l'après-Libération sur l'identification de la nation patriote à quelques héros collectifs, dont la distribution et l'image différaient selon les imaginaires de chacun : le général de Gaulle, les absents, les martyrs/fusillés, les résistants « authentiques ». L'étude de la violence contre les collaborateurs a permis d'observer le mouvement de progression vers un resserrement du tissu local consolidé par l'ostracisme ; ainsi, une montée en puissance, dans l'échelle des attitudes, des comportements de solidarité tournés contre le groupe des individus perçus comme antinomiques, a été isolée. Une évolution similaire est observable en ce qui concerne la dynamique du sentiment patriotique.
2Le printemps 1945 correspond au moment où, pour entrer dans la norme, il faut se doter, d'une manière ou d'une autre, d'une identité patriote acceptable au regard du jugement d'autrui. Des témoignages montrent en effet comment des exclus de la Libération cherchent, voire parviennent à se réinsérer dans la communauté par des voies patriotiques. C'était le cas de ce commerçant de Plouaret qui pavoisant aux trois couleurs le 18 juin 1945 fut assailli par un groupe de déportés1. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1945, à Lanloup (396 habitants), un groupe de jeunes gens, au sein duquel le CLL identifia quelques tondues de la commune, organisèrent une contre-manifestation bruyante pour fêter la fin de la guerre2. Elle démarra après que le défilé officiel fut dissous. Il est toujours difficile, avec les querelles de voisinage, de connaître la vérité ; les gendarmes ouvrent une enquête de routine et chacun témoigne, avec sa version des faits. Ainsi, un des membres du CLL accuse les contre-manifestants d'avoir crié « À bas les gaullistes ! À bas la croix de Lorraine », mais précise qu'ils le traitèrent de « boche ». Le témoignage des contre manifestants diffère, évidemment. Ils attestent l'altercation, certaines confirment avoir été traitées de « sales tondues » et d'autres noms d'oiseaux plus vilains, par contre ils assurent avoir fêté à leur manière la victoire en ayant chanté La Marseillaise et d'autres marches patriotiques. Ils restent flous par rapport au général de Gaulle, tout en s'accordant pour assurer ne pas avoir prononcé des mots hostiles contre lui ; cela eût été différent s'ils avaient affirmé avoir crié : « vive de Gaulle ». Ils prétendent néanmoins que : « dans notre groupe il y avait des hommes ayant passé plusieurs années avec le général de Gaulle ». L'intérêt de l'épisode réside dans la volonté de ces exclus de la Libération de fêter la victoire en organisant leur propre défilé, il est vrai avec des airs de carnaval. L'attitude provocatrice, démonstrative, de ce groupe manifeste un désir d'autant plus affirmée de se réapproprier l'espace public ; certes, la nuit, au moment où les autres étant allés se coucher avaient cédé la place. Il s'agit ici d'affirmer auprès du CLL et de la municipalité qu'ils n'ont pas l'exclusivité du patriotisme, le personnage du général de Gaulle occupant une position-clef dans les systèmes de défense et d'accusation.
3L'affaire qui suit présente, à travers un mariage, un procédé conduisant à la réinsertion d'une famille exclue de la Libération. Fin juin 1945, des noces furent gâchées, à Paimpol, par un attentat à l'explosif : quatre grenades furent lancées contre la façade de l'hôtel où se tenaient le bal et le repas3. Or, si la famille de la mariée avait la réputation de s'être enrichie grâce au marché noir, le marié venait de rentrer d'Allemagne après cinq ans de captivité. Paimpol en était à son cinquième attentat du mois. Pour les quatre premiers, les gendarmes avaient écrit, laconiques, dans leurs rapports : « auteurs inconnus », ou « deux individus non reconnus ». Mais pour le cinquième, il en fut différemment. Dès le lendemain, le poseur de bombes était arrêté, interrogé, il passa aux aveux. L'ex-maquisard lui-même déclara au sujet de l'attentat : « je le regrette sincèrement, car j'ignorais que le jeune marié était un prisonnier de guerre nouvellement rapatrié ». L'attitude des forces de l'ordre et les remords du poseur de bombes sont exemplaires. Ainsi, par le mariage, une famille perçue comme antinomique à la nation se réinsérait dans la communauté. Certes les gendarmes et l'ex-maquisard réagissent par rapport à l'époux. Pourtant, le prisonnier rapatrié et ses parents n'ont pas développé un comportement particulier dans le processus de Libération. Rien n'est signalé sur la famille et le jeune marié a végété pendant toute la guerre en Allemagne. Mais il n'en fallait pas plus pour qu'aux yeux des uns et des autres, à cette date, ils soient dotés d'une identité patriote suffisante pour faire partie intégrante de la nation. La famille de la mariée, selon la rumeur, « a fait du marché noir avec les boches et a accumulé une fortune colossale », cette réputation étant dénoncée mais aussi confirmée par la mère de la mariée. Or, et c'est ce qui est remarquable, le rapport de gendarmerie associe les deux familles : elles sont « bien considérées et aisées », et « elles n'ont pas collaboré ». La formule est curieuse : « bien considéré » associé à « aisé » est contradictoire avec l'esprit de la Libération, l'aisance matérielle suspecte en ces temps de pénurie n'allait pas de pair avec la reconnaissance sociale du patriotisme. Il est en effet étrange que les gendarmes aient éprouvé la nécessité de prendre en compte l'aisance matérielle des deux familles dans leur argumentaire de défense. Que ce soit vrai ou faux, peu importe. Par contre, il est intéressant d'observer l'attitude de rupture identitaire, de désolidarisation totale des gendarmes à l'égard du poseur des bombes comme de la rumeur, par un procédé d'écriture consistant dans l'assimilation complète des deux familles. Les réflexes culturels faisaient de la parenté un vecteur d'identité. Avoir été prisonnier de guerre en Allemagne apparaissait comme un gage de patriotisme sûr, les prisonniers de guerre appartenant à la galerie des héros de la nation patriote de l'après-Libération. Dès lors, les parents touchés par la rayonnement du patriotisme intrinsèque de leur fils ne pouvaient être que des « bons Français », au même titre que la nation tout entière l'était à grande échelle par le biais de ses héros nationaux. Quant à la belle-famille, par le mariage de sa fille, elle était également lavée de tout soupçon antinational par la grâce de son gendre.
4Les résultats des élections municipales permettent d'appréhender à une autre échelle ce resserrement du tissu national par la dynamique du sentiment patriotique. Les études récentes sur cette première consultation démocratique4 ont mis en relief le succès des forces issues de la Résistance entraînant un glissement du corps électoral sur sa gauche. Le PCF réalisa la progression la plus spectaculaire. La SFIO sortit renforcée, mais céda la première place dans les forces de gauche au parti des « 75 000 fusillés » de légende. Le MRP des premiers jours, à peine organisé, et bien que « rejeté » par la hiérarchie catholique5, réalisa une percée inattendue, en particulier dans l'Ouest. Le parti radical et les modérés s'affaissèrent, les radicaux progressant seulement dans les départements conservateurs de l'Ouest, la droite en recul s'imposant tout de même dans 15 600 communes6. Mais les performances politiques traduisaient une évolution ambiguë pour la Résistance. Si « le résultat de ces élections municipales constitue un succès incontestable pour les forces issues de la Résistance, surtout lorsqu'elles se sont incarnées dans la liste unique », en contrepartie, « ces élections marquent une étape importante dans le déclin des institutions de la Résistance » souligne Jean-Marie Guillon7. En effet, les scores élevés des listes antifascistes ont été obtenus sans que les mouvements de Résistance aient pu se présenter de manière autonome : ils apparurent au mieux comme des forces d'appoint des partis politiques ; quant aux CLL, ils ne semblaient plus avoir de raison d'être et, à l'échelle nationale, ils furent « balayés »8 dès cette première consultation électorale.
5La Bretagne ne s'écarte pas de la dominante hexagonale, la déroute des CLL mise à part. Analysant les élections municipales dans les quatre départements bretons, Jacqueline Sainclivier a également observé le glissement à gauche par rapport à 1935, la percée précoce du MRP en Ille-et-Vilaine et la préférence des électeurs pour les étiquettes politiques, choisissant les candidats résistants plutôt quand ils se présentaient sur des listes d'union9. Mais si les gauches gagnèrent des positions d'une manière générale, la droite se maintint dans la mesure où ses représentants sortaient de l'Occupation sans avoir été trop compromis, et lorsque ses candidats pouvaient se prévaloir de leur participation à la Résistance. Tout en changeant « le paysage politique des municipalités », principalement dans des villes, les électeurs renouèrent avec un comportement plutôt traditionnel10. Dans les communes rurales, les résultats des élections municipales conservent globalement le paysage politique, les sensibilités, voire les hommes d'avant-guerre. Ce qui conduit à conclure que les bouleversements politiques par rapport à l'avant-guerre ne sont pas très importants, les populations conservant leur culture politique. Le tremblement de terre de l'Occupation ne fit « qu'ébranler quelque peu les assises géopolitiques du vote »11. Du point de vue de la Résistance, le bilan est donc nuancé. Si ces élections confirmèrent les forces politiques qui avaient encadré la Libération, elles ne permettaient pas la consolidation, a fortiori la fondation d'un pouvoir résistant. « Le premier enseignement de ce scrutin est l'échec de la transformation des mouvements de résistance en partis politiques »12. C'est probablement ici l'un des principaux indicateurs de la faiblesse de l'impact de la guerre sur la culture politique, et la manifestation de la force du modèle républicain. Cette remarque vaut également pour les partisans. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'incapacité des résistants à donner corps à « l'esprit de la Résistance », en le dotant d'une organisation avec un encadrement et une idéologie spécifiques13 ; ainsi s'explique la rapidité avec laquelle les structures démocratiques anciennes réorganisent la vie politique et syndicale.
6Néanmoins, en Bretagne, aux yeux des observateurs de l'époque, ces élections étaient un succès : elles n'avaient pas désavoué la Résistance ; surtout, elles consacraient la légitimité du GPRR Les conflits observés dans certaines localités avaient conduit les préfets à s'inquiéter du sort que les municipales pouvaient réserver à la Résistance. Le préfet d'Ille-et-Vilaine écrivait, préoccupé quelques semaines avant la consultation : « puisse l'épreuve ne pas se traduire par une humiliation de la Résistance »14 ; il exprimait ici un sentiment partagé par ses collègues. Les pouvoirs étaient soucieux, car ils pensaient aux troubles que risquaient d'entraîner des élections par trop défavorables aux forces de la Libération. Les résultats les rassurèrent15. En effet, ils traduisaient l'expression d'un consensus inespéré. Rédigeant le bilan régional pour le premier tour des municipales, Victor Le Gorgeu rapportait, agréablement surpris :
« Contrairement à ce qu'on croyait généralement les abus des CLL n'ont pas provoqué une réaction vers la droite. La population qui s'était peu intéressée à la campagne, a, au contraire, participé largement au vote [...] En outre, le scrutin a révélé que le clergé et la participation des femmes au vote ont eu beaucoup moins d'influence qu'on ne le pensait généralement. La majorité modérée qu'on envisageait n'a été, en beaucoup d'endroits qu'une minorité importante. Si, dans certaines communes, les municipalités mises en place depuis la libération ont été désavouées au profit de la municipalité ancienne, elles ont bénéficié dans beaucoup d'endroits, en particulier dans les villes, soit d'une élection au premier tour, soit d'une majorité sensible au cas de ballottage. C'est d'autant plus remarquable que les nouvelles municipalités avaient dû endosser l'impopularité des mesures de restriction prises ou maintenues après la Libération. Ainsi, les élections nouvelles semblent se placer entre les tendances de 1935, généralement modérées dans la région, et celles de la Résistance telles qu'elles se sont manifestées au moment de la libération, généralement d'extrême gauche »16.
7Il confirmait cette première analyse à l'issue du deuxième tour17. L'intérêt de ces synthèses réside à la fois dans la surprise des observateurs, et dans le constat que ces élections, non seulement ne vérifièrent pas le discrédit de la Résistance tant déploré par les Cassandre des préfectures, mais manifestèrent au contraire l'adhésion de la population aux hommes de la Libération et au GPRF. Mesurer le succès des élus directement rattachés à la dynamique et au processus de Libération est complexe : la population ne se rattache pas nécessairement à la Résistance proprement dite ; elle adhère par contre à un modèle patriotique que la Résistance localement peut incarner, mais dont elle ne détient pas l'exclusivité. À l'échelle régionale, la plupart des candidats se recommandèrent de la Résistance, du gaullisme ou de la fidélité à la politique gouvernementale. « Toutes les listes en présence se sont réclamées du gouvernement nouveau et de la Résistance », écrit Le Gorgeu18. Les listes, dans la très grande majorité des cas, ne faisaient pas figurer des personnalités compromises par les années noires ; par contre, elles affichaient souvent la présence d'un résistant. La préparation de la campagne fut précipitée ; l'opinion comme les partis crurent jusqu'au dernier moment que les élections ne seraient pas organisées avant la fin de la guerre, le rapatriement des déportés et des prisonniers. Les listes furent constituées hâtivement ; en général elles étaient deux à s'affronter, exprimant souvent le conflit entre l'ancienne municipalité et l'équipe présentée par le CLL. La traduction politique de la compétition électorale conduisait à une joute élémentaire entre une liste d'union dite antifasciste, de gauche, réunissant le PCF, la SFIO et les radicaux de gauche, et une liste de droite affirmant pareillement un patriotisme sûr qui se réclamait aussi le plus souvent de la Résistance et du général de Gaulle. Parfois, une troisième liste MRP parvenait à se glisser entre les deux. Recenser les résistants en tant que tel est donc complexe19. Sauf dans les Côtes-du-Nord, où le FN totalise près d'un élu sur quatre20, peu de listes présentaient des mouvements de Résistance spécifique, les résistants eux-mêmes se désignant avec une étiquette politique. Néanmoins, les analyses des préfets et des RG convergent.
8En votant, hommes et femmes confondus exprimèrent dans une grande majorité leur adhésion au nouveau régime et leur solidarité avec la Résistance, avec des différences politiques et des nuances départementales.
9Dans les Côtes-du-Nord, Gamblin est tenu de se rendre à l'évidence : « la majorité de la population a voté Résistance, sans rechercher l'appartenance politique exacte » écrit-il21. Emporté par l'enthousiasme, le journal des Côtes-du-Nord L'Armor Libre titrait à la une, au lendemain du premier tour : « En Bretagne comme partout en France on a voté "Résistance " »22. Le préfet du Finistère, à partir d'une analyse similaire, précise qu'il « est certain que l'attitude dans la Résistance des candidats politiques a influencé grandement sur le vote des électeurs en leur faveur »23, les RG de Quimper affirmant de leur côté que : « la majorité de la population (a) voulu exprimer par le suffrage son antivichysme »24. En Ille-et-Vilaine, seulement 4 % des élus se réclamaient effectivement de la Résistance25. Par contre, l'ensemble des candidats soutiennent la politique gouvernementale et « ont affiché même ostensiblement des convictions gaullistes »26. Le préfet Vigier précise dans le même rapport, « la population [...] a dans sa quasi unanimité, témoigné sa confiance au gouvernement ». Seul le Morbihan ne confirme pas cette tendance. Le préfet regrette que « la notion de résistance soit passée au second plan »27 : la campagne électorale s'étant crispée sur la question scolaire, les suffrages se sont radicalisés vers la droite ou vers la gauche. Le Morbihan connaissait alors une situation très particulière. Sur 261 communes, 58 ne purent consulter les électeurs : 53 parce qu'elles étaient encore occupées ; quatre parce qu'elles étaient situées sous les tirs de l'artillerie allemande ; cinq faute de candidat28, parce qu'elles refusèrent d'organiser les élections en l'absence des prisonniers et déportés29. Les villes ouvrières du département telles Lorient, Hennebont, Lochrist, ne purent voter. Par ailleurs, 12 000 ex-FFI morbihannais étaient encore sous les drapeaux, plus de 11,5 % des électeurs masculins au moment des élections, autrement dit, selon le préfet Onfroy, « la majorité des hommes du maquis » ne purent voter30. Dans le Morbihan, les municipales de 1945 confirment les tendances conservatrices de 1935, tout en permettant l'élection de candidats de gauche dans des proportions notables : le PCF qui ne comptait aucun élu en 1935 en obtient 63 en 1945, la SFIO qui n'en dénombrait que six en totalisa 101. En effet, le préfet Onfroy ne considère pas que la Résistance ait été désavouée. De ce fait, même si les résultats déçoivent le préfet et les RG, le Morbihan est présenté par Jacqueline Sainclivier comme l'exemple probablement le plus « spectaculaire »31 du glissement à gauche en Bretagne pour ces élections, alors que les bastions ouvriers n'avaient pu voter.
10L'intérêt de cette consultation électorale est de montrer que la population, à cette date, donna l'impression de s'inscrire dans la dynamique de la Libération en adhérant aux hommes qui l'avaient conduite, sans pour autant nécessairement adhérer au projet politique de ces mêmes hommes. « Il semble de façon générale que le scrutin se soit déroulé sur des positions assez fausses. Il y a eu une sorte d'identification entre les listes de gauche et la Résistance. Cette apparence a été entretenue par les partis de gauche qui avaient intérêt à faire passer tous leurs adversaires pour Vichyssois. Les électeurs presque unanimes à soutenir la politique du gouvernement ont ainsi porté leur voix plus à gauche [...] tous les partis du centre et de droite ont été battus plus comme vichyssois que comme modérés ou réactionnaires »32.
11Même si les élections ultérieures confirmèrent dans certains lieux une pérennisation du rapport des forces politiques issu de la Libération33, il est nécessaire en effet de réinsérer ce suffrage dans l'expression de la dynamique du sentiment patriotique en temps de guerre : les élections ont été organisées alors que la guerre n'était pas terminée. Or la guerre occupait une position sommitale dans la hiérarchie des préoccupations au moment où les élections furent organisées ; c'est une constante pendant les mois d'avril et de mai 1945 (tableau n° 6). Fin 1944 /début 1945, l'épuration, le ravitaillement et les difficultés matérielles en général occupaient une position première dans la hiérarchie des préoccupations de l'opinion moyenne selon les rapports du commissaire de la République, la poursuite de la guerre ne semblant pas être pendant cette phase au premier plan. Or la fin de la guerre change pendant quelques semaines la hiérarchie des préoccupations. Il apparaît que la « victoire » et la fin des hostilités galvanisèrent la population, au moment où les élections étaient organisées, la présence des poches allemandes de Saint-Nazaire et de Lorient accentuant d'autant plus ce phénomène en Bretagne. Le vote conduisit, à travers le prisme résisto-gaulliste de l'époque, à l'expression d'une sensibilité essentiellement patriotique.
Tableau n° 6. La guerre en tête de la hiérarchie des préoccupations de l'opinion au moment des élections municipales d'avril / mai 1945

12La volonté d'exprimer le consensus patriotique était déjà présente dans la manière dont les listes furent constituées. Listes d'union large, appelant à l'unité et au soutien du GPRF, se réclamant de la Résistance ou pour le moins du général de Gaulle, allant jusqu'à des tentatives locales pour établir des listes œcuméniques (droite / gauche)34. Il avait même été question de constituer à l'échelle nationale un « parti unique » conduit par le général de Gaulle ; celui-ci refusa devant l'assemblée, le 2 mars. Mais cette volonté est présente également dans l'attitude du corps électoral. Les électeurs, encore en guerre, ne désavouèrent pas les hommes (ou ce qu'ils représentaient) qui étaient en train de les conduire à la victoire et qui les gouvernaient ; il s'avère que ces hommes étaient majoritairement à gauche, mais c'était là un point annexe. L'un des arguments étayant cette hypothèse est le vote des femmes. Les observateurs pensaient qu'elles allaient déséquilibrer la consultation en favorisant la droite. L'électorat féminin était perçu comme plus conservateur, mieux encadré par l'Église ; or les femmes étaient plus nombreuses à voter que les hommes (mobilisés, encore en déportation, ou en raison des décès prématurés de la Grande Guerre), elles représentaient 53 à 54 % du corps électoral suivant les départements35. Pourtant, il ne semble pas qu'elles aient modifié les grandes tendances de ce scrutin, si l'on en croit les commentateurs de l'époque. « La question étant ainsi posée, le vote des femmes et le clergé catholique n'ont pas eu une influence conservatrice aussi importante que celle qu'on leur attribuait »36 Par ailleurs, pour ces premières élections, elles se sont peu abstenues, à la différence du comportement électoral qu'elles développèrent par la suite. « Il apparaît, toutes proportions gardées, qu'il y ait moins de défections chez les femmes que chez les hommes »37. Une enquête réalisée par le Service des Sondages et Statistiques à l'échelle nationale un mois et demi avant les élections, confirme, néanmoins, un différentiel entre hommes et femmes important dans les intentions de vote (tableau n° 7)38. En mars 1945, 54 % des hommes se déclaraient favorables à la gauche alors que seulement 38 % des femmes avaient l'intention de voter pour une formation de gauche. La sensibilité politique féminine, plus conservatrice et modérée, était déjà présente et allait s'exprimer pendant deux générations39. Au moment de l'enquête, les femmes se présentent comme des « débutantes émues », et, quand on leur demande de quelle manière elles appréhendent leur premier suffrage, si quelques unes répondent : « mon mari m'instruit, car il faut savoir pour qui on vote », d'autres disent « je veux être l'égale de mon mari », ou : « c'est un plaisir de faire de la politique ». Pourtant, commentant les résultats du sondage, le journaliste écrivait : le vote des femmes déplacera un peu vers la droite les résultats des élections, bien que, dans l'ensemble, ces résultats resteront nettement à gauche40, essentiellement en raison d'un pourcentage plus élevé chez les femmes qui se destinent à voter blanc ou nul. Ces 27 % d'électrices se disant indéterminées peuvent être autant l'expression d'une indécision que d'une sensibilité qui, se percevant opposée au consensus, hésite à se déclarer à autrui (voire à soi). Tenant compte de l'abstraction d'une consultation envisagée à moyen terme, il est remarquable d'observer des tendances quasi identiques face au centre et à la droite, l'opinion moyenne tendant à assimiler ces deux sensibilités aux régimes antérieurs : la IIIe République et principalement Vichy, à cette date le MRP étant peu connu. On peut ainsi considérer que, malgré des tendances conservatrices féminines qui s'affirmeront par la suite, hommes et femmes dans des proportions voisines rejetèrent les régimes précédents lors de cette consultation. En effet, les enquêteurs du SSS signalent que la note dominante exprimée par les futurs électeurs est « la joie de pouvoir voter et d'exprimer son sentiment patriotique » ; par contre, ils se plaignent de méconnaître les programmes et les candidats.
Tableau n° 7. Intentions de vote des Françaises et des Français en mars 1945

13Ce sondage va dans le sens de l'hypothèse selon laquelle le corps électoral exprima avant tout un soutien aux hommes qui avaient réalisé la libération de la France et étaient en train de la conduire à la victoire, plutôt qu'un choix d'avenir à travers une option politique, choix qui lui, n'était pas consensuel. Le plus grand nombre ne voulait pas, jusque dans le secret de l'isoloir, exprimer une opinion défavorable aux héros de la Libération et aux acteurs de la « Victoire », ou à ceux qui les incarnaient ou s'en réclamaient. L'expression du patriotisme était d'autant plus affirmée dans ce vote au regard de l'organisation précipitée de cette consultation. Jusqu'à la mi-avril, l'opinion ne croyait pas que les municipales pourraient avoir lieu avant le retour des prisonniers et des déportés. Les mouvements résistants et les partis de gauche y étaient opposés, notamment parce que, les soldats en poste ou en exercice ne pouvant participer au vote, ils étaient privés de l'électorat ex-FFI encore mobilisé41. Or la participation au vote fut élevée malgré de nombreux ratés. Même les cas d'abstention sont à rattacher, pour certains, à l'expression d'un patriotisme sincère : quelques communes rurales du Morbihan refusèrent de voter en bloc, par solidarité avec les prisonniers et les déportés encore en Allemagne. Lors de ce scrutin, les unes et les autres agirent suivant un imaginaire politique collectif essentiellement patriotique, qui traduisit, dans la campagne électorale pour les uns, dans le vote pour les autres, l'expression d'une volonté d'unité nationale presque atteinte.
Notes de bas de page
1 cf. chapitre 9.
2 ADCA 2 W 95, dossier Lanloup, PV de gendarmerie, mai 1945.
3 ADCA 2 W 96, dossier Paimpol, rapport de gendarmerie, 29-06-1945.
4 Buton P. et Guillon J.-M. (s.d.), op. cit.
5 Guillon J.-M., « Parti du mouvement et parti de l'ordre » (automne 1944- automne 1945), dans Buton P. et Guillon J.-M. (s.d.), op. cit., p. 53.
6 Rioux J.-P., La France... op. cit., p. 90.
7 Guillon J.-M., « Parti... «, op. cit., p. 52-53.
8 Rioux J.-P., La France....op. cit., p. 90.
9 Sainclivier J., La Bretagne... op. cit., p. 147-148.
10 Ibid.
11 Sainclivier J., « Culture... », op. cit., p.21.
12 Ibid., p. 19.
13 Hormis la tentative de René Pleven et de François Mitterrand à travers l'UDSR de créer un parti de la Résistance (le MURF n'était qu'un satellite du PCF).
14 ADIV 43 W 167, rapport du préfet, 3-04-1945
15 Sur l'analyse des élections municipales d'avril / mai 1945 à l'échelle de la Bretagne, lire Sainclivier J„ « Jalons.... », op. cit.-, Sainclivier J., « Culture... », op. cit. ; Foulon C.-L., « L'opinion, la Résistance et le pouvoir en Bretagne à la Libération », op. cit. En ce qui concerne l'Ille-et-Vilaine, Sainclivier J., Permanences...op. cit. Pour ce qui est des Côtes-du-Nord, Bougeard C., Le choc...op. cit.
16 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 1-05-1945.
17 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-05-1945.
18 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 1-05-1945.
19 Charles-Louis Foulon évalue à plus de 50 % le nombre de résistants s'étant présentés à avoir été élus (« L'opinion, la Résistance et le pouvoir en Bretagne à la Libération », op. cit., p. 98), taux contesté par Christian Bougeard (Le choc... op. cit., p. 1720).
20 Bougeard C., Le choc... op. cit., p. 1721.
21 ADIV 43 W 168, rapport du préfet, 31-05-1945.
22 ADCA, L'Armor Libre, 4-05-1945.
23 ADIV 43 W 165, rapport du préfet, 30-04-1945.
24 ADIV 43 W 165, rapport des RG, 30-04-1945.
25 Sainclivier J., Permanences... op. cit., p. 572.
26 ADIV 43 W 165, rapport du préfet, 30-04-1945.
27 ADIV 43 W 171, rapport du préfet, 31-05-1945.
28 ADIV 43 W 165, rapport des RG, 30-04-1945.
29 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 1-05-1945.
30 ADIV 43 W 171, rapport du préfet, 31-05-1945.
31 Sainclivier J., La Bretagne... op. cit., p. 147.
32 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 1-05-1945.
33 C'est notamment le cas des Côtes-du-Nord, cf. Bougeard C., Le choc... op. cit., p. 1726.
34 Les tentatives échouèrent à Rennes et Saint-Malo, (ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-04-1945), mais Brest et Landerneau parvinrent à établir des listes politiques uniques plutôt orientées à gauche (ADIV 43 W 165, résultats des municipales, préfecture du Finistère) ; en contrepartie, une liste dite apolitique des « sinistrés » s'était organisée à Brest (ADIV 43 W 165, rapport des RG, 30-04-1945).
35 Sainclivier J., La Bretagne... op. cit., p. 147.
36 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 1-05- 1945.
37 ADIV 43 W 165, rapport des RG,30-04-1945.
38 ADIV, Vd'O, 31-03-1945.
39 Mossuz-Lavau J., » Les électrices françaises de 1945 à 1993 », Vingtième Siècle, n°42, 1994, p. 68. Lors des législatives de 1946, le différentiel hommes / femmes était de 12 %. Selon un sondage IFOP, alors que 65 % des hommes avaient voté pour une formation de gauche, 53 % des femmes s'étaient prononcées pour ces mêmes formations. Les législatives de 1986 marquèrent le premier suffrage où les femmes votèrent à gauche dans des proportions identiques aux hommes.
40 ADIV, Vd'O, 31-03-1945.
41 Les militaires reçurent les pleins droits à l'électoral et à l'éligibilité par l'ordonnance du 17-08-1945.
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L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008