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Les Bretons au lendemain de l'Occupation

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Luc Capdevila

Quatrième partie. Perceptions ordinaires et épuration souhaitée par les voisinages

Chapitre 11. Les représentations collectives de la collaboration de l'épuration et de la Libération en système

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Rousso H., « L'épuration en France une histoire inachevée », Vingtième Siècle, n°33, 1992, p.90.
  • 2 Rouquet F., L'épuration... op. cit., p. 122.
  • 3 Novick P., L'épuration française -1944/1949, Seuil, 1985, p. 332-333.
  • 4 Les cartes publiées par Jean-Pierre Rioux, La France de la IV° République - L'ardeur et la nécessi (...)

1L'épuration a été un phénomène de masse qui a transcendé la société tout entière. En 1948, 132 828 individus avaient été jugés par les chambres civiques ou les Cours de justice à l'échelle nationale1. Concernant l'épuration civile, 311 263 dossiers avaient été traités par les chambres civiques et les Cours de justice au 31 janvier 1951. À l'épuration civile s'additionnent la Haute Cour de justice, la justice militaire, l'épuration administrative, et l'épuration économique. Ces masses cumulées conduisent Henry Rousso à envisager que la menace d'une instruction aurait pu concerner peut-être plus de 350 000 personnes à la Libération. Un Français sur 115 (qu'il ne faut pas assimiler aux collaborateurs authentiques) fut ainsi mis sur la sellette à la Libération, certes le plus souvent de manière éphémère puisque 60 % des dossiers furent rapidement classés2. En comparaison, la Bretagne est une région très modérée dans ses pratiques épuratrices en matière d'épuration civile (tableau n° 2), ce qui est peut-être révélateur d'une cohésion sociale plus forte qu'ailleurs, d'un encadrement plus efficace, d'une réticence des populations rurales à rendre des conflits publics ou à passer devant un tiers pour les résoudre, à moins que l'épuration soit passée par d'autres cadres que l'institution judiciaire. En reprenant les chiffres d'Henry Rousso, les 132 828 individus traduits devant les chambres civiques et les Cours de justice donnent un taux de moyen de 33,35 Français jugés dans le cadre de l'épuration civile pour 10 000 habitants. Or, la Bretagne n'arrive qu'à 15,1 personnes jugées pour 10 000 habitants. La modération de l'épuration civile en Bretagne est soulignée par Peter Novick dans son tableau comparatif des niveaux de sévérité suivant les districts judiciaires en France3. Avec un taux de 1,8 procès pour 1 000 habitants, Rennes occupe la 24e place sur un total de 27 districts judiciaires, devant Pau (1,4 %o), Bastia et Limoges qui clôturent la liste à 1,2 %o. Au premier rang, Colmar caracole avec un taux de 7,7 %o, suivi de loin par Orléans (4,4 %o). Alors que la Bretagne atteint un niveau élevé dans le domaine de l'épuration de voisinage, notamment en ce qui concerne les exécutions sommaires qui permettent d'établir des comparaisons à l'échelle nationale4, où deux départements bretons sur quatre apparaissent dans le groupe des plus expéditifs en France en valeur absolue, l'épuration civile mise en œuvre est des plus faibles, en particulier dans les trois départements les plus violents. Ainsi, là où la répression antérieure de la collaboration avait été forte et encadrée par la Résistance, sous l'Occupation comme à la Libération, l'appareil judiciaire semble beaucoup moins sollicité dans l'après-Libération pour poursuivre l'épuration par la voie légale, et inversement. Ce rapprochement fait pour la Bretagne semble pouvoir être étendu à d'autres régions.

2Les disparités entre les trois départements occidentaux et l'Ille-et-Vilaine (tableau n°2) sont dues au rôle joué par la Cour de justice et la chambre civique de Rennes qui centralisent les jugements tardifs et quelques affaires susceptibles d'entraîner des remous locaux. Mais, principalement, elles sont le produit de l'évolution des sociétés rennaise et malouine sous l'Occupation, la plus grande ville de la région et un port militaire. En ne tenant compte que des affaires pour lesquelles le justiciable est domicilié dans le département, le taux pour l'Ille-et-Vilaine tombe à 18 pour 10 000 habitants, le différentiel minime avec les trois autres départements étant dû essentiellement à la concentration des accusés résidant encore à Rennes au moment du procès. Nombre des inculpés correspondent à une population qui fut très mobile pendant la guerre, semblable à celle que l'on rencontre dans les villes portuaires telles Lorient ou Saint-Malo. Population certes plus sujette à collaborer, mais aussi beaucoup plus vulnérable, car évoluant en dehors des solidarités locales. À elle seule, la ville de Rennes totalise 52 % des individus domiciliés dans le département qui furent traduits devant la chambre civique ou la Cour de justice. De même, les ports de Lorient et Saint-Malo amplifient notablement les statistiques régionales : en les retirant, la moyenne pour la Bretagne tombe à 13,68 %oo, à 10,09 %oo pour le Morbihan sans Lorient. L'Ille-et-Vilaine, néanmoins, demeure le plus sévère des quatre départements en matière d'épuration civile, inversant par ce biais les hiérarchies départementales établies pour toutes les formes de violence physique. Pourtant, observée de l'intérieur, l'épuration civile en Bretagne apparaît aussi comme un phénomène social de masse. Il est remarquable que sur un total de 161 cantons, 8 seulement n'ont fait traduire personne devant une chambre civique ou une section départementale de la Cour de justice (carte n°10).

Tableau n° 2. L'épuration civile en Bretagne, individus jugés

Tableau n° 2. L'épuration civile en Bretagne, individus jugés

3À la vue de la masse épurable, pendant la phase de sortie de guerre, l'épuration ne fut à aucun moment limitée à la sphère judiciaire, elle occupa une position sommitale dans la hiérarchie des préoccupations des Français. Evidemment, le processus d'épuration était dirigé contre les ex-collaborateurs et contre tous ceux qui, en fonction des représentations de l'époque, avaient d'une manière ou d'une autre trahi. Mais, plus qu'une simple opération d'élimination des indésirables, l'épuration était perçue à cette date comme indissociable du processus de reconstruction de la société française d'après-guerre.

Les mots qui parlaient de la Libération

4À la Libération, puis dans l'après-Libération, le changement de régime est désigné avec des mots qui rappellent des formules déjà prononcées par les voix de Vichy. L'étude suivante ne s'intéresse pas aux mêmes voix : la révolution nationale est un message structuré, pensé et diffusé par des émetteurs en situation de pouvoir, l'étude qui suit traite d'un imaginaire construit par les gens ordinaires. Dès lors, les voix d'ici, sont émises par les récepteurs des messages diffusés par le régime précédent et par la France combattante. Afin qu'il n'y ait pas de confusion, il n'est peut-être pas inutile de préciser que l'imaginaire social de la Libération ne se confond pas avec celui de la révolution nationale. La révolution nationale reposait sur les mythes de l'anti-France, de l'homme et de l'ordre nouveaux, qui rattachèrent l'imaginaire de Vichy à une utopie totalitaire (l'homme et l'ordre nouveaux) tout en développant une culture d'affrontement intérieur (l'anti- France représentant les ennemis de l'intérieur dépositaires d'un contre-pro- jet de société). L'imaginaire social de la Libération repose au contraire sur la recherche d'un consensus et un idéal démocratique (la République) à l'opposé des cultures d'affrontement et des aspirations totalitaires. Néanmoins, les hommes et les femmes de 1944-1945 perçurent la Libération à travers un système de représentations qui organisait déjà leur lecture du réel sous l'Occupation, voire avant la défaite ; au contact des nouvelles réalités, il se modifia, se toiletta, afin de coïncider avec le contexte réel. Autrement dit, s'il y bien rupture dans les têtes en termes d'adhésion à des hommes et à leur projet politique, en contrepartie les imaginaires, les systèmes de représentations évoluent dans le cadre d'un continuum mental. Il est étonnant d'observer que, au delà de la diversité des sensibilités, des systèmes de valeurs contradictoires qui parcourent et segmentent traditionnellement la société française, conservateurs / progressistes, catholiques / anticléricaux... l'architecture générale qui assemble les représentations mentales de l'état de la France libérée est organisée selon un schéma relativement partagé qui transcende cette pluralité. Nonobstant, la diversité des sensibilités continue d'exister et se manifeste à travers le choix de mots différents et des variations dans la hiérarchie des préoccupations, témoins de dissemblances notables dans la manière d'appréhender le réel.

5Pour introduire cette étude, deux auteurs de sensibilités différentes ont été choisis et mis en parallèle, afin de montrer comment peuvent se combiner des systèmes de valeurs contradictoires avec un système de représentations du réel organisé suivant un même modèle.

  • 5 Pierre Hélias est plus connu aujourd'hui sous le nom de Per Jakez Hélias. Vent d'Ouest (Vd'O) étai (...)
  • 6 12 décembre 1994 : entretien avec Pierre Hélias.
  • 7 Vd'O, 14-10-1944.
  • 8 Vd'O, 18-11-1944.
  • 9 « On a voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur », appel du maréchal Pétain d (...)
  • 10 L'entretien avec Pierre Hélias montra de la surprise et une certaine incompréhension de sa part lo (...)
  • 11 Vd'O, 14-10-1944.
  • 12 Ibid.
  • 13 Vd'O, 14-04-1945.
  • 14 Vd'O, 28-10-1944.
  • 15 Vd'O, 14-10-1944.
  • 16 Ibid.
  • 17 Vd'O, 28-10-1944.
  • 18 Vd'O, 14-10-1944.
  • 19 Vd'O, 18-11-1944.
  • 20 Vd'O, 28-11-1944.

6Pierre Hélias fut le principal éditorialiste du journal Vent d'Ouest5. Progressiste et anticlérical, originaire du sud-Finistère, sans être un militant il se rattache à la culture politique des gauches bretonnes, celle des Bleus, laïcs et républicains ; il voyait dans la Libération la revanche du Front Populaire6. Si lui-même refusait de se considérer comme un résistant (sa participation à la résistance active se limita au transport de documents), il était de facto inséré dans un réseau. À la Libération, il découvrit qu'il faisait partie du MLN. D'octobre 1944 à juillet 1945, Pierre Hélias, professeur de lycée et homme de plume, a beaucoup écrit dans Vent d'Ouest. L'évolution de ses préoccupations est évidente. Mais la réduction de ses textes à une pensée minimaliste montre qu'il appréhendait la Libération suivant un système élémentaire de représentations dans lequel l'épuration occupait une position centrale. Elle était une obsession. Il percevait « les quatre années de dictature du vieux bénisseur de Vichy »7 comme des années de « souffrance », de « faim », il désigne cependant l'époque antérieure en termes de « régime d'aisance et de facilité »8. L'approche est contradictoire et pourtant assez répandue. Il ne s'agit pas seulement de séparer une minorité de « profiteurs » de la masse de « ceux qui ont souffert ». Sont opposés ici un contexte vécu de souffrance, celui de l'Occupation, à un lieu commun pétainiste : la culture du moindre effort, « l'esprit de jouissance », qui correspond à l'élément essentiel de la propagande de Vichy rendant la IIIe République et le Front Populaire responsables de la défaite9. Cette idée reçue est présentement détournée par Pierre Hélias en la retournant contre Vichy, vraisemblablement inconsciemment10. Plus qu'un déclin, les années d'Occupation sont perçues comme une période de dégénérescence dont les Français sortent souillés. Époque d'effondrement national qui « dressa les citoyens les uns contre les autres, suscita des haines profondes »11. Époque dégradante, « où les valeurs morales étaient savamment dissoutes » ; les Allemands purent ainsi « se délecter de nous voir vautrés dans notre soue dévorant nos propres ordures »12, car leur projet était d'organiser « la déchéance morale »13 des Français. Époque humiliante, elle conduisit « les filles de peu [...] (a) trafiqu(er) de leur chair pour se procurer leur pitance »14 La crise fut si profonde que Pierre Hélias ne considère pas la Libération comme un aboutissement mais comme une marche vers « l'établissement de cette nouvelle cité qui ne se fera pas sans mal »15. Les conditions de vie ne se sont pas améliorées, surtout, « partout s'affirme la résistance à la rénovation »16, par conséquent « il faut employer le balai et le seau à ordures avant de faire reluire une France toute neuve »17. Pierre Hélias use et abuse d'un vocabulaire à la fois moral et hygiéniste, parfois médical et morbide, pour traduire une période qu'il perçoit comme une convalescence fragile. Parlant de l'action de Vichy et des conséquences sur la Libération, il évoque « une multitude d'abcès qui arrivent maintenant à maturité et qui vont crever [...] en nous inondant de pus, de sanie et de sang »18. L'épuration est un élément majeur dans le système de Pierre Hélias, car sans elle toute régénération de la France est impossible. Dans son système de représentations, la déchéance des Français fut profonde sous l'Occupation, dès lors l'épuration est une impérieuse nécessité afin que les éléments de la nation les plus nocifs cessent de « gangrener »19 le pays tout entier, mais aussi pour parvenir à réaliser l'unité des Français sur des bases saines, « notre premier souci, c'est un besoin de propreté [...] après quoi [...] (1') union [...] sera venue d'elle-même »20. Dans ce système, l'épuration a une double finalité, purifier et réconcilier, pour permettre la reconstruction et, par conséquent, mettre un terme à la discorde et à la déchéance nées de l'effondrement sous l'Occupation et entretenues par le gouvernement de Vichy.

  • 21 Il se présente comme un « vieil officier de marine » dans un autre courrier.
  • 22 ADIV 43 W 142, lettre, 2-11-1944.
  • 23 Souligné par nous, il s'agit évidemment du gouvernement de Vichy. Il est assez rare de voir à l'ép (...)
  • 24 Selon l'expression de Charles Maurras.
  • 25 Cité dans Duquesne J., Les catholiques français sous l'Occupation, Seuil, 1996, p. 65.
  • 26 Il faut entendre ici le mot race dans le sens de nation et voir là l'inertie des années 1930 où l' (...)

7Plutôt conservateur, catholique fervent, homme plus âgé21, au nombre des inquiets de la Libération, le maire de Saint-Gildas-de-Rhuys prit la plume pour écrire une lettre longue d'une douzaine de pages, adressée au commissaire de la République, dans laquelle il exposait ses réflexions (en fait ses préoccupations), que lui suggéraient les prochaines élections municipales22. Il est certainement un bon représentant de l'autre versant des cultures politiques bretonnes, celle des Blancs, conservateurs et catholiques. Quand il se réfère à l'Occupation, il évoque, lui aussi, « l'affreuse déchéance » et emploie un vocabulaire morbide et médical, rappelant « les miasmes délétères », « la France empoisonnée », « notre gouvernement23 [...] (qui avait) décidé de laisser la France [...] mourir ». Mais le maire de Saint-Gildas perçoit l'épisode avec une grille religieuse quasi mystique. Comparant Hitler à Attila, il considère ces cinq années d'occupation comme la sanction de la « justice divine », l'expression de la « juste colère de dieu », formulation d'autant plus remarquable que les milieux conservateurs virent en leur temps dans la prise du pouvoir par le maréchal Pétain une « divine surprise »24. Tel Pierre Taittinger qui dédia son livre, Les Leçons de la défaite, au maréchal « qui s'est sacrifié pour permettre, nouveau Christ, la Rédemption de la France vaincue »25, le maire de Saint-Gildas voyait dans le « général de Gaulle suscité par la Providence Divine » celui qui « guide la France dans sa voie rédemptrice ». Dans le contexte de la Libération, lui aussi fait le parallèle entre les « mauvais jours » et le parcours de certains « gâtés par une vie facile et généreuse ». Aussi perçoit-il la Libération également comme une étape à risques vers le « salut ». Comme Pierre Hélias, avec des mots différents, il considère que « nous devons tous nous laisser emporter par ce flot salutaire si nous voulons la régénération de notre race ; et quiconque essaie de le freiner doit être mis hors d'état de nuire, car il nous barre la voie du salut ». On retrouve l'idée que la Libération est un seuil à franchir, que les Français doivent se laver de la souillure de l'Occupation en neutralisant les éléments perturbateurs, mais les termes sont différents : dans ce courrier, l'expression employée est celle de « race » qu'il faut « régénérer »26. Ici également, le mot de résistance est utilisé pour traduire une inertie préoccupante, il écrit « (qu') aucun Français ne doit résister [...] à ce souffle vivifiant » qu'est la Libération. Pierre Hélias évoquait « la résistance à la rénovation ».

  • 27 Vd'O, 14-10-1944.
  • 28 Vd'O, 28-10-1944.

8D'autres parallèles peuvent être précisés : la métaphore du vent qui nettoie, pour traduire la Libération, le « souffle vivifiant », « le souffle ardent et générateur » chez le maire de Saint-Gildas a pour écho « le vent fort et pur »27, le Vent d'Ouest de Pierre Hélias. Il en va de même avec l'image de la lumière qui éclaire après l'obscurité des années sombres : si Pierre Hélias dénonce « les ennemis de la lumière et de la pureté »28, le maire de Saint- Gildas évoque les « cinq années lugubres », l'horizon « en ténèbres », « l'abîme ténébreux » dans lequel la France avait été plongée, et a contrario le retour « à la lumière de notre résurrection », « l'aurore d'une nouvelle vie, lumineuse et belle » ; enfin, dit-il : « il nous est permis d'espérer une vie de lumière ». Des mots et des images littéraires voisins pour traduire la Libération ; mais, prudence : leur proximité apparente ne doit pas faire illusion quant aux systèmes de valeurs auxquels ils se rattachent. Pierre Hélias est éclairé par la philosophie agnostique des Lumières, l'un des fondements philosophiques de la culture républicaine du premier xxe siècle. Quant au maire de Saint-Gildas, il est inspiré par une croyance en la lumière divine et une pensée catholique plutôt traditionnelle. Le clivage Bleu / Blanc demeure par delà l'événement.

Le système de représentations de la Libération : renouveau et épuration

  • 29 Cette perception est soulignée par François Rouquet, cf. L'épuration... op. cit., p. 119), l'idée (...)

9Cette terminologie était très répandue à l'époque. Malgré les différences de sensibilité des deux auteurs et de nature des documents, émerge un système de représentations cohérent et commun aux deux rédacteurs qui associent la dégénérescence de la France à l'Occupation, la rémission à la Libération, mais conditionnent la renaissance à l'épuration29. Ce dernier point est explicite chez Pierre Hélias, il est implicite mais refoulé chez le maire de Saint-Gildas. Si l'imaginaire social qui sous-tend ce système de représentations de la Libération n'est pas celui de Vichy, les mots, les métaphores, certaines représentations sont très proches et parfois même directement inspirés de la phraséologie de la révolution nationale. En effet, le système de représentations de la Libération est constitué par cinq éléments :

  • le déclin date de la IIIe République ;
  • le déclin a été considérablement accentué sous Vichy ;
  • la Libération est une occasion de redressement national ;
  • le redressement national est conditionné par l'épuration ;
  • la France sera régénérée.

10Le système de représentations de la défaite, élément constitutif de l'imaginaire de la révolution nationale, n'était pas très différent, le second élément en moins évidemment. La différence dans le troisième élément porte sur l'événement propice au redressement : la défaite pour Vichy, la victoire pour la Libération. Autre distinction, majeure cette fois : elle concerne le quatrième élément. L'imaginaire de Vichy désignait l'ennemi de l'intérieur dans le terme « d'anti-France ». « L'anti-France » était représentée comme un groupe important, organisé, porteur d'un projet antinomique. Par contre, à la Libération, le groupe ostracisé se réduit à un certain nombre de traîtres, les « collabos », perçus comme ceux qui en jouant une carte personnelle portèrent préjudice à la communauté nationale ; par essence ils sont peu nombreux, hétéroclites et non organisés.

  • 30 Frank R., La hantise du déclin / La France, 1920-1960 : finances, défense et identité nationale, B (...)
  • 31 Le mythe faisant porter la responsabilité de la défaite sur l'impréparation des politiques et nota (...)
  • 32 Cf. appel du maréchal Pétain du 20-06-1940.
  • 33 Vd'O, 16-06-1945.
  • 34 ADIV 43 W 142, tract de la CGT du Guilvinec, probablement distribué le 1er mai 1945.
  • 35 L'attaque en règle contre les « trusts », dans la France libérée, est plutôt un thème repris à la (...)
  • 36 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944, probablement adressé au CDL.
  • 37 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.

11Les représentations du déclin de la France ne font pas commencer la décadence sous l'Occupation, mais la font remonter à la IIIe République. La hantise du déclin n'est pas une préoccupation nouvelle30 ; déjà en place avant guerre, elle a été largement accentuée sous l'Occupation et fut instrumentalisée par Vichy. Dans l'imaginaire de fin 1944 / 1945, le déclin existe de manière ambivalente. En effet, l'identité nationale organisée dans la France libérée comme les représentations du résistant ou du « bon Français » à cette date ont pour composante essentielle l'affirmation d'avoir su rester républicain. Être resté républicain signifiait avoir conservé son intégrité nationale, avoir eu la force de résister à la colonisation culturelle allemande en refusant « l'ordre nouveau ». À la Libération, la IIIe République reste en accusation, mais à la différence des périodes précédentes, le concept de république démocratique n'est plus condamné, non pas seulement par idéal politique mais aussi vraisemblablement par réflexe patriotique. Le sentiment très intégré que la IIIe République porte une lourde part de responsabilités dans l'effondrement de la France31 explique l'ambiguïté des formules sur « les facilités » de la période précédente. Elles sont l'écho de « l'esprit de jouissance », de « (cette époque où) on a revendiqué plus qu'on n'a servi »32, dans la terminologie pétainiste, et d'un procès qui avait commencé dès le Front Populaire. Une IIP République, écrit Pierre Hélias qui « s'est effondrée avec une facilité trop déconcertante », « abandonnée par ceux-là même qui avaient édifié leur fortune politique, en premier lieu certains parlementaires et certains hommes de gouvernement trop souvent ligotés par les trusts [...] l'espoir de rénovation serait [...] ruiné si [...] le général de Gaulle était remplacé par un quelconque Chautemps »33. En écrivant « s'est effondrée avec une facilité trop déconcertante », Pierre Hélias, démocrate de sensibilité socialiste, témoigne de la permanence dans son imaginaire de l'image mentale qui faisait porter la responsabilité de l'effondrement de la France à la République, et surtout aux parlementaires « ligotés par les trusts ». « Les trusts sans patrie »34, que dénonçaient les militants CGT du Guilvinec. Toutes ces représentations35 et formules avaient étayé auparavant la révolution nationale. L'évocation de Camille Chautemps, le président des cabinets d'un jour, n'est pas neutre. Certes, Camille Chautemps pouvait représenter dans la mémoire de Pierre Hélias l'agonie pitoyable du Front Populaire. Mais l'association de l'image de Chautemps et du déclin de la République est plus ancienne. Chautemps fut l'une des principales cibles de la droite ligueuse dans les semaines agitées qui précédèrent l'épisode du 6 février 1934. Camille Chautemps occupait alors la présidence du conseil ; connu pour être un haut dignitaire de la franc-maçonnerie, l'extrême droite d'alors l'accusait d'avoir commandité l'assassinat de Stavisky. Autre exemple de réminiscence antiparlementaire des années 1930 (mais exclusivement tournée contre la IIIe République) sous la plume d'un maire et président de CLL très impliqué dans la Libération, l'espoir que « la République de camarades et de pantouflards a(it) vécu »36. Plus surprenant, car les termes employés sont anachroniques dans le contexte culturel de la Libération, et par conséquent, certainement à relativiser dans la forme et dans l'évaluation de la part de la population à qui ce sentiment est attribué, la synthèse régionale du contrôle technique de janvier 1945 prétendait que « la majorité appréhende [...] le retour des politiciens de 40, des juifs et des francs-maçons »37. Début novembre 1944, le maire de Saint-Gildas écrivait :

  • 38 ADIV 43 W 142, lettre du maire de Saint-Gildas-de-Rhuys au CR, 2-11-1944.

« Que le lâche et pernicieux “moindre effort” soit à jamais remplacé par la “virilité”, le “travail”, la “discipline”, le “devoir”, cette dernière vertu prenant la place du “droit”, seul admis au temps de notre décadence, et dont l'exclusive application nous fut si funeste.
À cette époque, la grande et noble expression “Patrie” était devenue pour un grand nombre, vide de sens ; en effet pourquoi y attacher tant d'importance, pourvu que l'on vive dans l'abondance, procurée par tous les moyens, la Patrie était devenue celle où se trouvait partout dans le monde la vie facile et les jouissances. “Caillaux”, l'un des politiciens les plus influents de ceux qui ont mené la France à sa chute déclarait dans un avis de remords : notre époque est un immense vide spirituel »38.

  • 39 ADIV 43 W 136 rapport du CR, 1-07-1945.
  • 40 À la question « Voulez-vous que l'Assemblée élue ce jour soit constituante ? », 96.4 % des votants (...)

12Le sénateur de droite Joseph Caillaux est à la IIP République finissante dans l'imaginaire du maire de Saint-Gildas ce que le radical Camille Chautemps est au parlementarisme cacochyme dans la mémoire de Pierre Hélias. Ce texte aurait pu être écrit au mot près à l'époque précédente, à commencer par « l'application si funeste » évocatrice de la défaite. Dans ce système de représentations, plus que la République, le Front Populaire est désigné comme responsable du déclin qui conduisit à la défaite. La dénonciation du « moindre effort » et des « droits » est la condamnation implicite de la politique sociale du Front Populaire qui aurait fait cesser le « travail » par la loi des 40 heures et les congés payés, fait disparaître le goût de « l'effort », le sens du « devoir » et de la « discipline ». Ainsi, la République aurait développé les égoïsmes au préjudice des valeurs collectives. D'où l'évanouissement des valeurs patriotiques, et cette notion très intériorisée à la Libération de la perte des valeurs « viriles » qui se concrétisa dans la défaite, les hommes de 1939 / 1940 ayant été incapables, à la différence de leurs pères, de défendre la patrie. Les représentations de la IIIe République responsable de la décadence de la France qui la conduisit à la défaite, éléments majeurs du système de représentations de la révolution nationale, sont largement ancrées dans le système de représentations de la Libération. Traitant de l'opinion moyenne, Victor Le Gorgeu écrivait à ce sujet fin juin 1945 : « (l'opinion) éprouve une grande répulsion pour la constitution de 1875, rendue responsable des événements de 1940 et dont la remise en vigueur, même momentanée, lui paraît un retour à des pratiques unanimement réprouvées. Elle estime que les événements des cinq dernières années ont définitivement détruit cette constitution qui n'a plus de valeur à ses yeux »39. Le rejet des institutions de la IIIe République lors du référendum du 21 octobre 1945 fut massif40, l'opinion la rendait toujours responsable de la défaite et voyait encore en elle l'origine du déclin.

13Les représentations collectives produites sur l'Occupation et les politiques conduites par le gouvernement de Vichy inscrivent logiquement cette période dans le prolongement du déclin. Les images mentales organisées autour de l'Occupation présentent deux perceptions contradictoires, néanmoins elles peuvent être exprimées par un même locuteur. En effet, les années noires sont parfois désignées comme une épreuve salutaire qui permet le rachat ; mais, le plus souvent, Vichy et l'Occupation sont considérés comme l'aboutissement du déclin, la remontée est envisagée comme d'autant plus difficile.

  • 41 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.
  • 42 ADIV 43 W 142, lettre du maire de Saint-Gildas-de-Rhuys, 2-11-1944.
  • 43 ADIV, Vd'O, 28-10-1944.
  • 44 ADIV, Vd'O, 18-11-1944.
  • 45 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.
  • 46 Ibid.
  • 47 ADIV 43 W 142, ordre du jour du comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.
  • 48 ADIV 43 W 142, adresse au général de Gaulle du conseil municipal d'Argol, 10-11-1944.
  • 49 ADIV 43 W 142 adresse de l'UNAC au général de Gaulle, 22-11-1944.
  • 50 ADIV 43 W 142 adresse du conseil municipal de Melgven au général de Gaulle, 27-05-1945.
  • 51 ADIV 43 W 142, ordre du jour du comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.

14La France a été « ruinée », « mise à sac »41, « les Allemands sont partis en faisant le vide »42, « l'État Français a gangrené jusqu'aux moelles tous les services publics »43. L'Occupation, le gouvernement de Vichy avaient pour dessein de « faire de nous un ramassis de pourceaux uniquement préoccupés de digestion et de réjouissance »44. À l'image de cette citation de Pierre Hélias, les textes écrits par des individus provenant de la mouvance de la Résistance voient dans l'Occupation l'anéantissement de la France, la défaite de 1940 étant vécue a posteriori à la fois comme une humiliation et comme l'origine de la souillure des Français. « Les représentants de la « race des seigneurs » s'installèrent dans nos foyers, dans nos lits, et sans délai, employèrent aux basses besognes de cantonnement des femmes françaises salariées. La débauche et la prostitution s'installèrent immédiatement jusque dans les plus petits villages »45. Voisinent dans cet extrait de texte deux images très répandues constitutives du système de représentations des Français sous l'Occupation, l'humiliation et la souillure. La première consiste dans l'image de la population française « réduite en esclavage »46 par les Allemands. Le même auteur décrit les Français comme un « peuple asservi », les expressions « notre misère et notre esclavage »47, et « la servitude et l'oppression boche »48 sont de la même veine. L'Occupation était très souvent comparée à un « joug ». L'UNAC de Concarneau construit une formule exclusivement patriotique, habituelle pour une association d'anciens combattants, en se félicitant « de voir le sol de la patrie délivré du joug allemand »49, tandis que le conseil municipal de Melgven, marqué à gauche, emploie l'expression politisée, mais aussi plus tardive, « du joug nazi »50. L'image du joug, la pièce de bois posée sur la tête des bœufs pour les atteler, est à la fois signe d'entrave, de soumission, de domestication, de travail forcé, d'émasculation. La formule « race des seigneurs » revient fréquemment entre guillemets par dérision, mais elle rappelle que, pendant plusieurs années, les Français ont vécu en position d'inférieurs et en intériorisant cette infériorité. Autre image voisine, formulée en septembre 1944 : « l'immense majorité du peuple Français qui ne voulait pas s'agenouiller sous la botte de l'envahisseur »51 ; la formule induit qu'il s'agissait de riposter, de relever la tête, de résister à la génuflexion entraînant l'arrondissement du corps, échine courbée, nuque inclinée, et l'abaissement des yeux en signe d'acceptation de la défaite.

  • 52 ADIV 43 W 134, synthèse régionale du contrôle technique, 31-01-1945.
  • 53 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.
  • 54 ADIV 43 W 141, lettre d'un grossiste en fruits et légumes de Dol-de-Bretagne au CR, 21-08-1944.

15L'Occupation est également perçue comme une période qui entraîna, ou accéléra, la dégénérescence des Français. Les « quatre ans d'occupation « désagrégeants » avaient inculqué le goût du lucre et de la paresse et le désir immodéré de toute jouissance »52, selon la synthèse du contrôle technique censée mesurer les grandes tendances de l'opinion. Cette image d'une France décadente et morcelée est assez répandue, le président du CLL de Brignogan évoque ainsi « la destruction des valeurs morales »53. Gagné par les bonnes résolutions, à la Libération, un commerçant de Dol écrivait au commissaire de la République qu'il fallait « perdre notre mentalité de « combinard » et de tricheur [...] il faut espérer que nous deviendrons un peu moins « admiratifs » de ce qui est étranger »54. Ce boutiquier parle au nom des Français en général. Il admettait dans ses vœux naïfs une certaine dégradation de la moralité publique liée à la perte de l'identité nationale, elle-même due à la faiblesse de caractère, les Français s'étant laissé fasciner par les conquérants. Toujours aussi entier et virulent dans ses propos, Pierre Hélias dresse un tableau sans concession de l'abaissement moral des Français occupés :

  • 55 Vd'O, 14-04-1945.

« Pour l'historien qui devra faire un jour le bilan de ces années lugubres qui virent d'abord la défaite de la France, puis sa servitude et les temps difficiles de sa libération, la plus dure catastrophe sera sans doute cette baisse constante de la moralité publique, cette épidémie d'inconscience et, tranchons le mot, de malhonnêteté généralisée dont les efforts néfastes ne sont pas près de s'éteindre.
Tous les ferments de la dissolution se sont emparés de nous à la fois... ». C'est-à-dire : « la corruption, l'abaissement », le fait d'avoir « tué la simple volonté de relèvement », d'avoir « développé le goût du lucre, l'appât du gain [...] et dès l'armistice, (développé) [...] le trafic, [...] le marché noir, [...] le système D »
« [...] le meilleur de tous fut celui qui consistait à dire que c'était un devoir patriotique de flouer les Allemands [...] Les commerçants coulaient un œil complice vers le client français qui se délectait avec eux de la sottise teutonne. Cependant le Teuton ne bronchait pas, faisant monter les prix [...] ils [...] habitu(aient) les gens aux gains faciles, aux gros profits. C'est pourquoi ils payaient grassement leur personnel et fermaient les yeux sur tous les chapardages dont ils étaient victimes. »55

  • 56 Vd'O, 28-10-1944.

16Il est une fois encore remarquable de retrouver les mots prononcés sous l'Occupation pour accabler la République utilisés à la Libération pour dénoncer la France dirigée par le régime de Vichy. « Corruption », « égoïsme », « système D » étaient présents dans la terminologie pétainiste antirépublicaine ; la République était accusée d'avoir semé le désordre en France et la discorde entre Français, comme le régime de Vichy est accusé à son tour « d'avoir totalement désorganisé le pays [...]et dressé les citoyens les uns contre les autres, suscité des haines profondes »56.

  • 57 « Ces messieurs » était une expression courante pour désigner par dérision les Allemands. Peut-êtr (...)
  • 58 ADCA 1140 W 5, rapport d'un responsable du FN de Plouezec transmis au CDL le 23-12-1944.
  • 59 ADFV 215 W 32 dossier A, fiche de renseignements du cabinet du commissaire du gouvernement, rempli (...)
  • 60 ADIV 215 W 32 dossier A, certificat médical de virginité rédigé par le docteur H daté du 6-01- 194 (...)

17Cette image de la souillure, de la dégénérescence, va beaucoup plus loin dans l'expression lorsqu'on s'écarte des sentiers battus autorisés par la licence publique, et que, de l'écrit en général apprêté, on glisse vers l'oralité plus spontanée, permettant par ce biais d'accéder à d'autres milieux culturels. La lecture des procédures d'épuration donne souvent le vertige quant aux représentations que les voisinages produisaient sur les Français occupés. Les accusations des uns et des autres passent par l'outrance, par l'insulte, par l'usage de mots qui dépassent la réalité, mais témoignent par contre de l'intériorisation profonde du sentiment d'avoir été abâtardis, déshonorés, avilis par l'occupant. L'exemple le plus parlant concerne les amitiés franco- allemandes et les agapes qui les accompagnaient, ces représentations inondent la plupart des affaires d'épuration féminine et quelques-unes concernant des hommes. Dans les déclarations des témoins, les amitiés sont systématisées en terme de « débauche » et les agapes en terme « d'orgies ». « La fille fréquentait un gros douanier qui avait un chien du nom de Gutt. Cette année réveillon avec cinq de ces messieurs57, ripailles, danses et orgies, la femme danse en cache-sexe nue ou presque sur la table avec son mari, ils font le genre de danse de Caboulot de Montmartre »58. Certes, ces représentations pourraient traduire la réalité, mais elles sont systématisées. Elles traduisent en fait le jugement que les Français exprimaient sur leur existence sous l'Occupation a posteriori. Derrière ces mots, qui relèvent plus de la vocifération que du témoignage, la réalité est beaucoup plus terne. Mlle Y de Cléden-cap-Sizun, accusée de s'être « livrée à une vie de débauche avec les soldats » et « d'avoir scandalisé la population par sa conduite éhontée »59, fut en mesure de joindre à son dossier de défense un certificat médical attestant sa virginité60 !

  • 61 ADFV 43 W 133, rapport classé confidentiel sur la période du 1er au 15 janvier 1945, du général Al (...)

18La Libération n'est pas perçue comme une fin, mais comme un redémarrage vers une « France neuve » devenue possible, mais encore incertaine, la « leçon de la défaite » faisant écho à « la leçon de la Libération »61. Les termes les plus répandus accompagnant l'idée de Libération, ceux de « rénovation », de « relèvement », de « redressement », de « renaissance », de « résurrection » avaient également été utilisés pour la révolution nationale, ils véhiculaient pareillement l'idée d'une « France nouvelle ». Seule l'expression « (d')ordre nouveau », associée au nazisme, a disparu de la terminologie de la France renaissante. L'idée de Libération était pleinement associée au besoin de renouveau, la France libérée était nouée par un lien organique à une France nouvelle. Mais si les uns et les autres s'accordaient sur la volonté de changement, ils ne partageaient pas le même projet d'avenir pour autant. À la base, les programmes de société clairement définis sont rares, presque inexistants dès lors que l'on sort des cercles militants. On en reste plutôt à des sentiments d'avenir. Ces aspirations informelles, souvent confuses, intègrent une vision relativement précise quant aux orientations qu'il faudrait prendre ; sans formuler des programmes politiques précis et des plates-formes concises, les uns et les autres expriment des aspirations qui vont dans le sens de la transformation radicale ou plutôt dans celui de la consolidation des structures existantes ; le sentiment dominant demeure que la partie n'est pas gagnée, car la crise est profonde.

  • 62 Ibid.

« L'égoïsme, l'appât du gain par n'importe quel moyen sont encore les seuls mobiles de l'activité d'une grande partie de la population. C'est d'autre part le règne de la délation, des vengeances personnelles, des querelles partisanes, et dans un autre ordre d'idées, les recommandations par relation, les pots de vin [...] L'état d'esprit de la jeunesse est inquiétant, la majeure partie de la nouvelle génération n'a pas compris la leçon de la libération et n'a fait preuve d'aucune virilité. Le goût du plaisir et de la paresse a remplacé celui du travail et de la dignité. Seule la mobilisation parviendra à opérer le redressement nécessaire et à faire entrer dans les esprits le goût de la discipline de l'ordre et de l'organisation. »62

19C'est là un rapport rédigé par un officier avec les représentations propres à sa culture professionnelle, à son milieu social, et qui, résistant, a investi toutes ses espérances dans son engagement. Néanmoins, il témoigne également du sentiment assez répandu que les dégâts produits par l'Occupation, voire depuis la IIIe République, ont gravement affecté la moralité publique au point que, malgré la mobilisation qui a précédé la Libération et la fin de l'Occupation, la crise morale se poursuit et hypothèque l'avenir. Cette idée est à intégrer dans la thématique noire des « vengeances et des haines » qui nuisent à l'unité, du marché noir qui n'a jamais cessé, de la dépression économique des lendemains de guerre avec son cortège de chômage, de délitement social et de criminalité. Ces représentations reposent ainsi sur des réalités vécues, tout en demeurant dans l'inertie d'une lecture du réel remontant aux années 1930 qui discernait la décadence dans les dérèglements sociaux. Le jugement du général Allard est commun. À la même date, à travers le prisme de l'opinion, son collègue du contrôle technique dressait un tableau de la moralité publique voisin.

  • 63 ADIV 43 w 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.

« Une crise de moralité affecterait de nombreux Français auxquels quatre ans d'occupation "désagrégeants" auraient inculqué le goût du lucre et de la paresse et le désir immodéré de toute jouissance, et qui feraient souvent preuve d'opportunisme excessif. [...] La jeunesse en particulier ne donnerait pas toujours une excellente opinion d'elle-même et professerait l'amour excessif de l'argent et du plaisir, de la danse et de la paresse, et l'insouciance la plus "scandaleuse", sans s'élever à des sentiments plus nobles et plus altruistes. Devant cet état de choses, une grande partie de l'opinion se demande si les Français auront assez de ressort pour surmonter la crise »63.

  • 64 Vd'O, 14-04-1945.

20Cette image mentale d'une population française très altérée par l'Occupation et son histoire récente rend hypothétique, précaire, la projection dans l'avenir de la France renaissante ; la Libération ne suffit pas au renouveau. Dans le système de représentations de la Libération, la reconstitution de la France est liée à l'union de tous les Français, mais aussi à la recomposition du corps social. « La grande question est celle de notre relèvement. Or, en vérité, il n'est pas possible de l'entreprendre sans un redressement préalable. Et pour cela il faudrait que le veau d'or fût abattu « 64, écrivait Pierre Hélias : il fait ici allusion au marché noir et au système D. Le déclin de la France était perçu sur le terrain de la zizanie et de l'égoïsme, c'était là un des torts que d'aucuns faisaient porter à la IIP République, c'était là une accusation qui condamnait le régime de Vichy. D'où, à la Libération, une soif d'unité proclamée, qui était censée faire pièce à la guerre civile larvée de la décennie passée. Dans ce système, l'épuration, donc l'exclusion de quelques-uns de la nation de manière temporaire ou définitive, était perçue comme une nécessité absolue au redressement de la France. Mais si cette approche de l'épuration est très répandue, des nuances dans le mode de représentation montrent qu'elle fonctionne en terme d'ambivalence.

  • 65 ADIV 43 W 142, comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.
  • 66 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.
  • 67 Ibid.
  • 68 ADIV 43 w 130, rapport du CR, 1-11- 1944.
  • 69 ADIV 43 W 141 lettre du comité de défense de ceux relevés de leur fonction par le gouvernement de (...)
  • 70 Citant les pseudonymes de policiers résistants, Simon Kitson fait remarquer que quelques policiers (...)
  • 71 ADIV 43 W 142, lettre d'un grossiste en vin et spiritueux de Lannilis au CR, 17-04-1945.
  • 72 ADCA, L'Aube Nouvelle, 23-06-1945.

21L'épuration est plutôt représentée comme une mesure d'hygiène. La France, salie par l'Occupation, souillée par la collaboration, se nettoie de l'intérieur en se purifiant par l'élimination des éléments impurs. Les termes d'hygiène et de médecine gravitent pareillement autour des images mentales d'épuration et de Libération. L'épuration est une mesure de « salubrité », « indispensable à la santé morale du pays »65, une « œuvre de salubrité publique »66 réclamée « par des honnêtes gens »67. « L'achèvement de l'épuration est réclamé par tous. Les plus sévères se plaignent des lenteurs [...] Les plus indulgents préféreraient que les vrais coupables soient vite et sévèrement punis »68. C'était là un sentiment partagé. Une terminologie de la propreté morale ou physique, de la santé et de l'authenticité, était convenue pour désigner les individus considérés ou qui se considèrent comme sortis indemnes de la période précédente ; cette thématique était également mobilisée pour tracer l'image de la France épurée. Est évoqué le « besoin de propreté », le « nettoyage complet » d'une France « guérie », « saine », l'expression du « vrai visage de la France »69 est assez répandue70. Quant aux Français, on les veut « dignes », « honnêtes », « bons », « propres ». Ces expressions sont utilisées dans des circonstances courantes, ce qui montre à quel point elles étaient intégrées. Ainsi, lors d'un conflit de nature privée opposant un contribuable récalcitrant à son percepteur, le commerçant « harcelé » par le fisc écrivait au printemps 1945 « j'entends être un Français bien propre [...] ce n'est pas avec un fonctionnaire corrupteur que la France peut se relever »71. Dans l'Aube Nouvelle du 23 juin 1945, un lecteur de Lannion écrivait indigné : « le drapeau des Anciens Combattants de Lannion ne doit plus être porté par le valet C, ex-domestique et cireur de bottes boches. Le drapeau de la France a le droit d'être porté par des mains plus propres »72. Le tract suivant participe de ces manifestations de la violence verbale mise en œuvre dans le cadre de l'épuration de voisinage.

  • « Pas de femmes à boches à la mairie. Nous le réclamons à tout le conseil.
  • Nous exigeons des femmes françaises en face de nous lorsqu'il nous arrive d'aller à la mairie. Tant pis pour votre meilleure secrétaire Monsieur le maire.
  • Nous réclamons des femmes propres à la mairie.
  • Nous voulons du personnel propre à la mairie.
  • Nous voulons être servis par des femmes propres à la mairie. Nous réclamons le nettoyage complet.
  • nous réclamons l'épuration.
  • Nous demandons que la propreté se fasse à la mairie... un acte énergique M. le maire, c'est ce que nous attendons de vous »73.
  • 74 Selon le rapport de gendarmerie. ADCA 2 W 97, PV de gendarmerie, brigade de Plouha, 7-11- 1944.

22Ces deux secrétaires de mairie, mal perçues par la majeure partie de la population74 de Plouha, ont été dénoncées publiquement par quelques-unes de ces affichettes placardées dans le bourg une nuit d'automne 1944. L'obsession de la propreté, du nettoyage, associés à l'idée d'épuration, est ici remarquable. L'auteur du tract répète sept fois la même idée, associant la collaboration à la salissure et l'identité française à la propreté : les mots propre et propreté reviennent à quatre reprises et nettoyage en tant que synonyme d'épuration une fois. Cette notion d'hygiène sociale est présente dans l'imaginaire et dans les comportements. Un des membres du comité de salut public de Lorient a rédigé un projet d'organisation politique de la France libérée. Il écrivait au sujet des définitions du suffrage et du corps électoral :

  • 75 ADIV 43 W 142, « Quelques idées personnelles sur l'après-guerre rassemblées au cours du long hiver (...)

« À mon avis, le suffrage universel intégral est une erreur. La société comprend bien des individualités indignes de prendre part à la vie collective d'une démocratie ; l'ignorant illettré est un danger social, autant que l'alcoolique, le dégénéré, le repris de justice. Certains, enfin, n'ont pas su pendant la guerre se maintenir dans le droit chemin du bon citoyen français [...]
Je voudrais donc que chaque Français ou Française voulant participer à la vie politique, même au simple titre d'électeur, soit dans l'obligation de demander [...] son inscription (qui) comprendra cette phrase : je certifie que je me suis conduit en bon Français (ou Française) pendant la guerre, et que je suis un honnête homme (ou femme) [...] ce nouveau serment effacera le souvenir démoralisant de ceux qui nous ont été imposés pendant la guerre [...]
Ultérieurement, une loi tendra à priver de ce droit (vote) momentanément ou définitivement, les alcooliques invétérés ayant subi au moins trois condamnations pour ivresse, les dégénérés, les malades mentaux, les condamnés, les filles publiques, les souteneurs etc....
[...] il faudra une politique hardie, à la fois démocratique et autoritaire [...] la liberté disciplinée devra permettre d'établir en France un ordre durable parce qu'accepté par la Nation »75

  • 76 ADIV 43 W 142, lettre du CR au comité de salut public de Lorient, 4-11-1944.
  • 77 ADCA 2 W 98, lettre de Mme Y, 24-08-1944.
  • 78 ADCA 2 W 98 déclaration du receveur des postes à Rostrenen, PV de gendarmerie, 26-10-1944.

23Victor Le Gorgeu, à qui ce document avait été adressé, répondit, certainement par courtoisie : « j'ai lu avec beaucoup d'intérêt les idées personnelles de M. J.L. En ce qui me concerne, je ne manquerai pas d'en tenir compte dans toute la mesure du possible »76. Il est intéressant de lire dans ce texte la confusion qui est faite entre les collaborateurs, exclus du suffrage en raison de leur itinéraire coupable sous l'Occupation, et les individus en marge de la société, exclus en raison de leur comportement, de leur maladie, de leur pauvreté culturelle. Certes, ce document n'est pas généralisable tel quel, mais l'assimilation qui est faite entre la collaboration et une forme de dégénérescence sociale n'est pas isolée, elle est même assez répandue. Par exemple, Mme Y, tondue à Rostrenen en août 1944 et tatouée d'une croix gammée sur la joue gauche, se plaint auprès du préfet Gamblin car elle n'a, dit-elle, jamais collaboré77. Dès que celui-ci prend connaissance de la plainte, il ordonne une enquête. Le supérieur hiérarchique de Mme Y, receveur des postes, assure que, à sa connaissance, elle ne peut être accusée de collaboration78. Le maire de Rostrenen, par contre, confirme l'accusation de collaboration avec une argumentation contradictoire :

  • 79 ADCA 2 W 98 déclaration du maire de Rostrenen, PV de gendarmerie, 26-10-1944.

« il est de notoriété publique que Mme Y a collaboré avec l'ennemi au point de vue des mœurs. Il n'est pas à ma connaissance qu'elle n'a jamais dénoncé des Français à l'ennemi, pas plus qu'elle ait nui aux patriotes.
Cette femme a la réputation d'être de mœurs légères. Elle vit séparée de son mari. Elle a été tondue comme beaucoup d'autres femmes de la localité pour avoir eu vraisemblablement des relations sexuelles avec les soldats allemands durant l'occupation et à mon avis, sa réhabilitation ne s'impose pas »79.

  • 80 ADCA 2 W 98 lettre du préfet Gamblin à Mme Y, 15-11-1944.

24En fait, le maire de Rostrenen ne sait pas si Mme Y a eu des amitiés avec les Allemands ; par contre, au regard de ce qu'il croit connaître de sa vie privée, la séparation avec son mari, une réputation de mœurs légères, il juge qu'elle n'a pas à être réhabilitée, comme si finalement la tonsure était malgré tout méritée. Le préfet Gamblin, connu par ailleurs pour ne pas avoir apprécié les tontes, adresse à Mme Y une réponse manifestant son désintérêt pour cette affaire. Or, vraisemblablement, au vu de la rapidité avec laquelle il avait diligente l'enquête, il aurait probablement donné une suite favorable à la demande de cette jeune femme, si les informations obtenues avaient fait la preuve de son innocence absolue suivant les critères de l'époque. Il lui répondit en ces termes laconiques mais implicitement accusateurs : « les éléments que j'ai pu recueillir ne me permettent pas de décider en cette affaire. Vous vous voudrez bien, si vous le jugez utile de porter requête de réhabilitation devant les tribunaux judiciaires qui statueront sur les poursuites éventuelles à l'encontre des personnes dont vous vous plaignez »80.

  • 81 ADIV 43 W 128, rapport du secrétaire général à la police au CR, 11-08-1944.

25L'assimilation de la collaboration à une forme de dégénérescence sociale est présente dans le traitement par les pouvoirs publics des femmes soupçonnées de collaboration sentimentale confondues avec des prostituées clandestines. Le jour de la Libération de Rennes, « la police des mœurs a dirigé sur le centre antivénérien un grand nombre de femmes prostituées qui entretenaient des relations avec les soldats allemands »81, c'était là une mesure d'hygiène normalement réservée aux prostituées clandestines. Certes, le rapport précise qu'il s'agit de prostituées. Mais, outre que l'on peut douter de la généralisation sur ce thème, il s'agit par ailleurs d'une mesure qui n'était pas d'une urgence vitale et qui n'aurait pas dû être prise à l'en- contre des prostituées déclarées, qu'elles travaillent en maison close ou qu'elles soient inscrites individuellement à la municipalité. Il y a bien, dans les ressorts mentaux de la démarche de la police de la Libération rennaise, l'intervention dans le réel du stéréotype qui associe la collaboration à la souillure, à la maladie, mais également l'action d'un système de représentations qui perçoit une dégénérescence simultanée du corps, de l'esprit et de la société, les représentations de la prostitution clandestine conjuguant ces trois déchéances. À la libération de la poche de Lorient, le préfet du Morbihan réagit exactement de la même manière ; évoquant les arrestations des Français restés dans la poche allemande, il rapporte :

  • 82 ADIV 43 W 171 rapport du préfet, 31-05-1945.

« la majorité de ces quelques centaines de personnes ne constitue pas un élément très intéressant [...] presque toutes ces femmes appréhendées à Lorient ont été les maîtresses d'un certain nombre d'Allemands. Dès leur arrivée au camp, j'ai fait procéder par le médecin affecté au soin des malades, à un examen médical minutieux. Tous les cas suspects de maladies vénériennes ont été acheminés sur l'hôpital. Je n'ai pas l'intention de conserver longtemps à l'intérieur du camp d'internement cette pègre inintéressante »82.

  • 83 ADIV 43 W 171 rapport du préfet, 30-06-1945.

26Il écrit un mois plus tard : « J'ai été amené à prendre à l'encontre d'un certain nombre d'individus - des femmes notamment - des mesures d'interdiction de résidence dans le département pour une durée de six mois. Les seuls faits, retenus contre ces femmes étant de l'ordre « collaboration intime », j'ai estimé que leur séjour dans la région était indésirable »83.

  • 84 Corbin A., Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution aux 19 et 20e siècles. Aubier, 1978 (...)

27Que ce soit le préfet du Morbihan, le secrétaire général de la police à Rennes, ou le maire de Rostrenen, les représentations que ces trois officiers publics développent sur la collaboration sont voisines. À la collaboration ils associent une dégénérescence morale, en l'occurrence la prostitution pour les femmes, et une dégénérescence physique, étant donné leur besoin de faire procéder à des contrôles antivénériens qui n'ont pas qu'une fonction symbolique d'humiliation, mais bien une finalité de dépistage d'une maladie contagieuse. Les hommes n'y sont pas contraints a priori ; d'autre part, rien n'est dit sur la tuberculose, le typhus ou d'autres maladies contagieuses. Le système de représentations de la collaboration féminine étant associé à la prostitution, il est dès lors mis en réseau avec le système de représentations ancien qui met en interaction les images mentales de la prostitution avec la dégénérescence physique, mentale, morale et sociale84. L'imaginaire de ces hommes est étayé par le « péril vénérien », comme le membre du comité de salut public de Lorient était hanté par les dégénérés, les malades mentaux, les alcooliques et les illettrés, qu'il souhaitait soumettre à un traitement identique à celui des collaborateurs. L'aversion personnelle du préfet Onfroy à l'égard des collaboratrices a pour prolongement réglementaire une mesure préventive d'interdiction de séjour de six mois. En règle générale les mesures d'interdiction de séjour étaient prises pour éviter les troubles occasionnés par la présence des collaborateurs rejetés par les voisinages ; il s'agissait également de mesures de protection des personnes susceptibles d'être menacées par la vindicte. Dans le cas présent, il n'en n'est rien. Le préfet Onfroy accomplit un acte d'ostracisme momentané en chassant ces femmes de son département. Il agit dans un esprit de salubrité publique, il nettoie sa circonscription : « je n'ai pas l'intention de conserver longtemps à l'intérieur du camp d'internement cette pègre inintéressante », écrit-il une première fois. Il insiste un mois après en associant de manière explicite ce type de collaboration et sa décision d'éloignement provisoire, « les seuls faits, retenus contre ces femmes étant de l'ordre « collaboration intime », j'ai estimé que leur séjour dans la région était indésirable ». Il n'a pas écrit que, pour des questions de sécurité ou de maintien de l'ordre public, il était préférable, ou plus prudent, de les éloigner le temps nécessaire au retour à la normale. En rejetant ces femmes momentanément de la communauté régionale, le préfet Onfroy agit à l'identique du membre du comité de salut public de Lorient qui souhaitait exclure du corps électoral, lui aussi provisoirement, les filles soumises, les souteneurs et les collaborateurs.

  • 85 Pauvreté, saleté et vice étaient intimement associés dans l'imaginaire social du 19e siècle. Cf. V (...)
  • 86 On retrouve cette représentation de la collaboration ailleurs, notamment aux Pays Bas. Les collabo (...)
  • 87 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.

28Les cas qui viennent d'être exposés présentent un même système de représentations qui met en interaction les représentations d'hygiène physique, d'hygiène morale et d'hygiène sociale85. Ce système de représentations ancien est relativement répandu. La nouveauté à la Libération réside dans la mise en réseau des représentations de la collaboration et de l'épuration avec ce système antérieur. La connexion passe par l'articulation suivante : image mentale de la collaboration = dégénérescence morale, par conséquent, image mentale de l'épuration = mesure d'hygiène sociale86. L'expression comportementale la plus extrême, dans le contexte de la culture de la violence de guerre, se trouve probablement dans les exécutions sommaires qui conduisirent à l'élimination expéditive d'une vingtaine de violeurs, de pillards et de femmes convaincues de collaboration sentimentale dans le Morbihan, qui ont été isolées précédemment. La spécificité de la Libération réside également dans le sentiment d'une dégénérescence généralisée de la communauté tout entière liée à l'accommodement des Français à l'occupant plus qu'à la collaboration réelle, au demeurant perçue comme marginale. Le déclin est représenté comme étant ancien, il a été aggravé par l'Occupation. Dans ce système mental, la misère économique associée à la défaite, la soumission aux Allemands et la politique de Vichy ont désintégré la communauté nationale et dégradé, avili, perverti les Françaises et les Français ; seuls quelques esprits vigoureux ont su se préserver. Dès lors, la Libération étant perçue comme la simple étape d'une remontée vers le redressement national qui fait suite au déclin, les représentations du renouveau national mettent en système la régénération de la France avec l'union, donc la réconciliation de la communauté nationale passe par sa purification. La purification étant une condition indispensable à l'union, l'épuration devient indissociable de la France régénérée, elle en est une des conditions premières. Le maire de Brignogan-plage terminait son rapport en ces termes : « L'œuvre d'épuration est à poursuivre de sang-froid, sans faiblesse et sans compromission. Faute de quoi l'avenir et la grandeur de la France sont en péril mortel »87. De même, une lettre interceptée par le contrôle technique du Morbihan témoigne d'un état d'esprit qui associait pleinement la rénovation à l'épuration, et ce au point qu'elle donne le sentiment que pour l'auteur de ces lignes, rédigées sans inhibitions (il s'agit vraisemblablement d'une mère qui écrit à son fils ex-FFI engagé dans l'armée régulière), la renaissance nationale pouvait être limitée à la seule épuration :

  • 88 ADM M 13 240, interception du contrôle technique, lettre rédigée par Mme C le 2-02-1945 au lieuten (...)

« Mon petit Roger,
À Vannes, c'est la désolation et l'écœurement. Le Comité Central des Comités Locaux [...] a démissionné. Ils avaient mis à pied d'œuvre un travail formidable de recherches de marché noir, collaboration etc. Ils avaient fait interner un grand nombre d'entre eux. Voilà que la semaine dernière le PRÉFET a fait relâcher tous ces bons Français. Il a fait garder ceux que sans doute la population aurait lynchés. C'est triste, terriblement triste Roger cette vue, toutes les belles espérances sont perdues et il ne reste que l'écœurement [...]
Je t'embrasse tendrement. »88

Notes

1 Rousso H., « L'épuration en France une histoire inachevée », Vingtième Siècle, n°33, 1992, p.90.

2 Rouquet F., L'épuration... op. cit., p. 122.

3 Novick P., L'épuration française -1944/1949, Seuil, 1985, p. 332-333.

4 Les cartes publiées par Jean-Pierre Rioux, La France de la IV° République - L'ardeur et la nécessité - 1944-1952, Le Seuil, 1980, p. 50-51, tout en confirmant les tendances dégagées par Peter Novick, montrent qu'en matière d'exécution sommaire les trois départements bretons occidentaux (il faut rajouter les Côtes-du-Nord dont le nombre est aujourd'hui connu) font partie du groupe le plus sévère.

5 Pierre Hélias est plus connu aujourd'hui sous le nom de Per Jakez Hélias. Vent d'Ouest (Vd'O) était l'organe régional du MLN.

6 12 décembre 1994 : entretien avec Pierre Hélias.

7 Vd'O, 14-10-1944.

8 Vd'O, 18-11-1944.

9 « On a voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur », appel du maréchal Pétain du 20 juin 1940.

10 L'entretien avec Pierre Hélias montra de la surprise et une certaine incompréhension de sa part lorsque nous avons abordé cette thématique.

11 Vd'O, 14-10-1944.

12 Ibid.

13 Vd'O, 14-04-1945.

14 Vd'O, 28-10-1944.

15 Vd'O, 14-10-1944.

16 Ibid.

17 Vd'O, 28-10-1944.

18 Vd'O, 14-10-1944.

19 Vd'O, 18-11-1944.

20 Vd'O, 28-11-1944.

21 Il se présente comme un « vieil officier de marine » dans un autre courrier.

22 ADIV 43 W 142, lettre, 2-11-1944.

23 Souligné par nous, il s'agit évidemment du gouvernement de Vichy. Il est assez rare de voir à l'époque utiliser un possessif pour désigner le régime du maréchal Pétain ; lapsus ou non, c'est le signe d'une adhésion ancienne au régime de Vichy.

24 Selon l'expression de Charles Maurras.

25 Cité dans Duquesne J., Les catholiques français sous l'Occupation, Seuil, 1996, p. 65.

26 Il faut entendre ici le mot race dans le sens de nation et voir là l'inertie des années 1930 où l'usage de ce terme était courant et pouvait être neutre. « Régénérer la race » sous la plume de cet homme est une expression malencontreuse et non l'expression d'une pensée politique d'inspiration nazie.

27 Vd'O, 14-10-1944.

28 Vd'O, 28-10-1944.

29 Cette perception est soulignée par François Rouquet, cf. L'épuration... op. cit., p. 119), l'idée avait déjà été avancée par Peter Novick, op. cit. p.191-223.

30 Frank R., La hantise du déclin / La France, 1920-1960 : finances, défense et identité nationale, Belin, 1994,316 p.

31 Le mythe faisant porter la responsabilité de la défaite sur l'impréparation des politiques et notamment du gouvernement de Front Populaire a la vie dure. Les ouvrages les plus documentés qui permettent de casser cette représentation sont, concernant la préparation de la guerre, l'ouvrage de Crémieux- Brilhac J.-L., Les Français de Tan 40, Gallimard, 1990, 2 volumes ; concernant les responsabilités de l'état-major, lire Bloch M., L'étrange défaite, Gallimard, 1990, 328 p. et Azéma J.-P., 1940... op. cit., p. 130 - 139.

32 Cf. appel du maréchal Pétain du 20-06-1940.

33 Vd'O, 16-06-1945.

34 ADIV 43 W 142, tract de la CGT du Guilvinec, probablement distribué le 1er mai 1945.

35 L'attaque en règle contre les « trusts », dans la France libérée, est plutôt un thème repris à la base au printemps 1945, autrement dit au moment de la préparation des états généraux de la renaissance française (EGRF) et un peu avant, lors des élections municipales, c'est-à-dire dans le cadre du débat qui portait sur le programme du CNR. Il est intéressant d'observer que, à la base, la dénonciation des trusts est pensée à travers la représentation d'une république qui est la proie de la finance internationale, donc, une fois encore, à travers une représentation construite dans le contexte de l'antiparlementarisme des années 1930 et largement développée par la révolution nationale.

36 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944, probablement adressé au CDL.

37 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.

38 ADIV 43 W 142, lettre du maire de Saint-Gildas-de-Rhuys au CR, 2-11-1944.

39 ADIV 43 W 136 rapport du CR, 1-07-1945.

40 À la question « Voulez-vous que l'Assemblée élue ce jour soit constituante ? », 96.4 % des votants avaient répondu « oui ».

41 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.

42 ADIV 43 W 142, lettre du maire de Saint-Gildas-de-Rhuys, 2-11-1944.

43 ADIV, Vd'O, 28-10-1944.

44 ADIV, Vd'O, 18-11-1944.

45 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.

46 Ibid.

47 ADIV 43 W 142, ordre du jour du comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.

48 ADIV 43 W 142, adresse au général de Gaulle du conseil municipal d'Argol, 10-11-1944.

49 ADIV 43 W 142 adresse de l'UNAC au général de Gaulle, 22-11-1944.

50 ADIV 43 W 142 adresse du conseil municipal de Melgven au général de Gaulle, 27-05-1945.

51 ADIV 43 W 142, ordre du jour du comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.

52 ADIV 43 W 134, synthèse régionale du contrôle technique, 31-01-1945.

53 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.

54 ADIV 43 W 141, lettre d'un grossiste en fruits et légumes de Dol-de-Bretagne au CR, 21-08-1944.

55 Vd'O, 14-04-1945.

56 Vd'O, 28-10-1944.

57 « Ces messieurs » était une expression courante pour désigner par dérision les Allemands. Peut-être, parce que dans les campagnes on appelait le cochon « le monsieur », l'assimilation des Allemands à des cochons étant un stéréotype antigermanique français ancien.

58 ADCA 1140 W 5, rapport d'un responsable du FN de Plouezec transmis au CDL le 23-12-1944.

59 ADFV 215 W 32 dossier A, fiche de renseignements du cabinet du commissaire du gouvernement, remplie par le président de la délégation spéciale de Cléden-cap-Sizun, le 11-01-1945.

60 ADIV 215 W 32 dossier A, certificat médical de virginité rédigé par le docteur H daté du 6-01- 1945 à Pont de Buis (centre d'internement).

61 ADFV 43 W 133, rapport classé confidentiel sur la période du 1er au 15 janvier 1945, du général Allard, commandant la 11ème Région militaire, 1-02-1945.

62 Ibid.

63 ADIV 43 w 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.

64 Vd'O, 14-04-1945.

65 ADIV 43 W 142, comité de salut public de Lorient, 24-09-1944.

66 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.

67 Ibid.

68 ADIV 43 w 130, rapport du CR, 1-11- 1944.

69 ADIV 43 W 141 lettre du comité de défense de ceux relevés de leur fonction par le gouvernement de Vichy au CR, 1-09-1944 ; ADIV 43 W 142, adresse au général de Gaulle du CLL de Carnac septembre 1944 ; l'expression est détournée par Pierre Hélias dans son éditorial du 13-01-1945, Vd'O.

70 Citant les pseudonymes de policiers résistants, Simon Kitson fait remarquer que quelques policiers marseillais voyaient leur passage dans la Résistance comme un acte de purification de l'institution policière, la représentation d'une police marseillaise corrompue remontant à la IIP République, cf. « L'évolution de la Résistance dans la police marseillaise », dans Guillon J.-M. et Mencherini R., op. cit., 17 pages dactylographiées.

71 ADIV 43 W 142, lettre d'un grossiste en vin et spiritueux de Lannilis au CR, 17-04-1945.

72 ADCA, L'Aube Nouvelle, 23-06-1945.

73 Copie du tract annexée au rapport de gendarmerie. ADCA 2 W 97, PV de gendarmerie, brigade de Plouha, 7-11-1944.

74 Selon le rapport de gendarmerie. ADCA 2 W 97, PV de gendarmerie, brigade de Plouha, 7-11- 1944.

75 ADIV 43 W 142, « Quelques idées personnelles sur l'après-guerre rassemblées au cours du long hiver 1942-1943 par J.-M. L. », document présenté au bureau du comité de salut public de Lorient, lors de sa réunion le 24 septembre 1944 à Auray et transmis par lui au CR (document dactylographié de 14 pages).

76 ADIV 43 W 142, lettre du CR au comité de salut public de Lorient, 4-11-1944.

77 ADCA 2 W 98, lettre de Mme Y, 24-08-1944.

78 ADCA 2 W 98 déclaration du receveur des postes à Rostrenen, PV de gendarmerie, 26-10-1944.

79 ADCA 2 W 98 déclaration du maire de Rostrenen, PV de gendarmerie, 26-10-1944.

80 ADCA 2 W 98 lettre du préfet Gamblin à Mme Y, 15-11-1944.

81 ADIV 43 W 128, rapport du secrétaire général à la police au CR, 11-08-1944.

82 ADIV 43 W 171 rapport du préfet, 31-05-1945.

83 ADIV 43 W 171 rapport du préfet, 30-06-1945.

84 Corbin A., Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution aux 19 et 20e siècles. Aubier, 1978, 571 p.

85 Pauvreté, saleté et vice étaient intimement associés dans l'imaginaire social du 19e siècle. Cf. Vigarello G., Le propre et le sale. L'hygiène du corps depuis le Moyen Age, Seuil, 1985, p. 208.

86 On retrouve cette représentation de la collaboration ailleurs, notamment aux Pays Bas. Les collaborateurs néerlandais ont été perçus comme des droits communs, des rebuts de la société. De ce fait, en relation avec les cultures policées des pays de l'Europe nordique, l'épuration fut orientée dans le sens de la rééducation, de la réinsertion sociale. Cf. communication de Peter Rominj (en flamand) dans Frank R. et Gotovitch J. (s.d.), La Résistance et les Européens du Nord, 1994, préactes du colloque de Bruxelles, CREHSGM/IHTP, p. 450-452. Plus accessible, lire le rapport de synthèse de Pierre Laborie intégrant cette communication dans le deuxième tome des pré-actes p. 138.

87 ADF 31 W 403, rapport du président du CLL de Brignogan, 14-09-1944.

88 ADM M 13 240, interception du contrôle technique, lettre rédigée par Mme C le 2-02-1945 au lieutenant C.

Table des illustrations

Titre Tableau n° 2. L'épuration civile en Bretagne, individus jugés
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© Presses universitaires de Rennes, 1999

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