Les Bretons au lendemain de l'Occupation
|Troisième partie. Le temps du désordre républicain
Chapitre 10. Violences communautaires et épuration de voisinage dans l'après-Libération
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Géographique :
FranceTexte intégral
- 1 En plus des personnes détenues dans des structures plus petites et parfois encore improvisées dont (...)
- 2 ADCA 1043 W 20, statistiques relatives à la répression des faits de collaboration et des activités (...)
- 3 Ibid., situation au 30 avril 1945.
1À partir de l'automne 1944, l'opinion moyenne sombre dans les « récriminations » et le « mécontentement ». La détérioration croissante des conditions de vie est à l'origine de cette dégradation rapide de l'esprit public. Or, l'agressivité de la population se cristallisa sur le thème de l'épuration perçue comme trop lente, puis trop clémente. Dès le mois d'août, le tribunal militaire de Rennes avait ouvert des procédures et jugé des collaborateurs, mais il fallut patienter jusqu'au mois de novembre pour réunir les chambres civiques, organiser les sections départementales de la Cour de justice de Rennes et entamer la masse des premiers procès d'épuration civile. La population attendait des jugements sévères et rapides, à l'aune des milliers de personnes arrêtées par les FFI1 ; que cinq mois après la Libération, l'institution judiciaire n'en soit qu'à commencer à juger donnait le sentiment d'une justice parcimonieuse et hésitante. En outre, les commissions de criblage pilotées par les CDL avaient déjà commencé à libérer nombre de détenus, parce qu'ils avaient été arrêtés pour des questions bénignes, parce que les dossiers étaient vides, parce qu'ils étaient libérés dans l'attente de leur jugement, car convaincus de petite collaboration ils ne menaçaient pas l'ordre public. La décision d'internement administratif appartenait aux préfets dont la hauteur de vue corrigeait souvent la myopie du voisinage ; ainsi, dans les Côtes-du-Nord, sur 466 détenus au camp de Langueux arrêtés à l'initiative des FFI - FTP, encore dans l'attente d'une régularisation préfectorale de leur situation en février 1945, le préfet Gamblin régularisa la détention administrative de 265 d'entre eux et ordonna la libération des 201 restants2, soit 43 % ! Dans les Côtes-du-Nord, environ 1 000 personnes avaient été soumises à des mesures d'internement administratif, d'assignation à résidence ou contraintes à des mesures d'éloignement ; la plupart (plus de 80 %) étaient en liberté au printemps 19453. Le regard porté sur l'épuration n'était pas le même depuis les localités ou depuis les hauteurs des préfectures (administration, CDL, tribunaux). Le réalisme et le recul, la nécessité de préserver les élites techniciennes plus exposées aux aléas des conjonctures furent souvent invoqués pour justifier une épuration policée plus modérée, car elle fut capable de se départir des « haines », des « vengeances » et des « jalousies » personnelles, suivant les expressions couramment utilisées dans les rapports administratifs. Les voisinages vivaient et se représentaient la réalité et ses enjeux autrement. Là où les juges professionnels percevaient des fautes bénignes ou des conflits en porte-à-faux avec leurs compétences, l'anodin pour les uns était intolérable pour les autres, notamment en ce qui concernait l'épuration économique et tout particulièrement celle des métiers de l'alimentation. Les tensions accumulées entre voisins, les nombreuses frustrations de toute sorte considérablement accrues par la dynamique de l'Occupation rendaient la promiscuité avec les bannis à la Libération insupportable. Une justice qui tardait, des libérations décidées par le haut défaisant une décision locale prise par le CLL ou les FFI, puis des peines perçues comme beaucoup trop indulgentes firent que le plus grand nombre considéra comme insuffisante l'épuration policée. Au fil du retour des épurés, ou des procès différés, des individus franchirent le pas en passant à l'action violente, les communautés locales prirent en charge cette violence en la couvrant, car dans cette phase d'intense affirmation de l'identité nationale française, les solidarités tramaient le tissu social contre les exclus de la Libération. Cela étant, ces violences ne doivent pas faire illusion. À l'échelle de la Bretagne, même si des statistiques peuvent surprendre et des évènement paraître graves et importants, ces agressions, plutôt modérées, peu nombreuses, se combinèrent à l'épuration policée. L'opinion publique considérait en effet que la réalisation de l'épuration relevait de la compétence et de la responsabilité de l'institution judiciaire.
Graphique n° 9. Attentats par mitraillage et explosif dans les Côtes-du-Nord dans l'après-Libération (en valeur absolue)

- 4 Ça et là, on rencontre des mentions de ces violences. Jacques-Augustin Bailly signale des attentat (...)
2Présents ailleurs en France4, les attentats par explosif ou par mitraillage dans l'après-Libération n'ont fait à ce jour l'objet d'aucune étude spécifique permettant une analyse comparée avec la Bretagne. Néanmoins, les quatre départements bretons offrent des situations très variées dont la diversité dans la chronologie fait de cette région un premier échantillon intéressant sur ce que devait être le contexte national de l'après-Libération. Dans le prolongement de l'épuration clandestine mise en œuvre sous l'Occupation, bien que perceptibles dès les mois d'août et septembre dans les trois départements de Bretagne occidentale (graphiques n° 9 et 10), les vagues d'attentats à l'explosif ou au fusil mitrailleur contre les domiciles des collaborateurs ou présumés tels, sont mises en relief dans la presse locale et dans les archives de police et de gendarmerie à partir de l'automne 1944 ; elles se succédèrent de manière notable jusqu'à l'automne 1945. Leur variabilité est grande suivant les lieux et les périodes (graphiques n° 9 / 10 et carte n° 7). Trois attentats par explosif contre des commerces ont été recensés en Ille-et-Vilaine sur toute la période. Dix-neuf dans le Morbihan dont 18 entre juin et août 1945, 16 ayant été perpétrés dans la région de Ploërmel. Le Finistère en dénombre 27, 21 ont été commis en octobre et novembre 1944 dont 18 à Châteaulin et Douarnenez-Tréboul. Les Côtes- du-Nord se détachent une fois encore avec un total de 204 attentats. À lui seul ce département totalise plus de 80 % des agressions de ce type perpétrées dans l'ensemble de la région. Dans ce département, la masse brouille la concentration observée dans le Finistère et le Morbihan. Les agressions anonymes avec des armes de guerre sont perpétrées sur l'ensemble de la période, mais avec deux clochers significatifs qui rappellent la chronologie isolée par ailleurs : a- une première vague importante se produit en novembre / décembre 1944 ; b- une deuxième vague plus forte, avance dès le mois de mars avant d'être refoulée à la fin de l'été 1945.
- 5 ADCA 2 W 98, PV de gendarmerie.
- 6 ADIV 43 w 137, rapport du CR, 1-09-1945.
- 7 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
- 8 ADIV 43 W 138 rapport du CR, 16-01-1946.
3L'oscillation correspond dans un premier temps à la chronologie de l'épuration : à cause des procès qui tardent fin automne /début hiver, puis les décisions de justice étant perçues comme étant trop clémentes, les attentats se conjuguent avec la libération et le retour des épurés dans leur localité (parfois malgré les interdictions de séjour prononcées), qui commencent à faire nombre au printemps. Puis la déferlante du retour des déportés se mêle à la deuxième vague et fait culminer la crête à 33 attentats en mai 1945 dans les Côtes-du-Nord (elle se vérifie dans les quatre départements chacun à l'aune de son tempérament), avant que se réduisent les remous à un niveau résiduel fin 1945. Des agressions à l'explosif se poursuivent dans les Côtes-du-Nord en 1946. Le dernier commis dans un esprit d'épuration de voisinage a été commis à Saint-Brieuc le 14 mars 1947 contre une brasserie. Un couple d'ex-collaborateurs venait de reprendre l'exploitation d'une affaire après avoir été libéré5. Au-delà, les quelques rares attentats à l'explosif commis dans la région sont à inscrire dans la guerre froide. Victor Le Gorgeu remarquait que les lieux les plus touchés par ces exactions correspondaient aux zones où les interdictions de séjour avaient été les moins nombreuses à avoir été prononcées (notamment les Côtes-du-Nord à l'échelle départementale)6 et où les juges n'avaient pas été déplacés depuis l'Occupation7 : ils étaient alors perçus comme trop indulgents à l'égard des collaborateurs par la population, voire l'étaient réellement8 (la région de Dinan). La polarisation sur un ou deux sites est moindre dans les Côtes- du-Nord, mais il faut la rapporter à l'échelle de l'espace vécu : 56 communes ont essuyé des attentats, soit 15 % du maillage communal du département, la moitié en recensant seulement un pour l'ensemble de la période ; donc, plus de 90 % des localités du département le plus agité n'ont pas essuyé le souffle des explosions ou le tir des armes automatiques de manière notable dans l'après-Libération. Cinq pays ont été réellement perturbées par ces manifestations violentes : le pays de Dinan, la ville de Saint-Brieuc, les communes littorales du Nord-Ouest de la baie de Saint-Brieuc, le pays de Guingamp et celui de Belle-Isle-en-Terre / Callac.
- 9 À Lanloup, le 10 mai 1945 (ADCA 2 W 95, PV de gendarmerie).
- 10 ADIV, 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
- 11 Cf. supra chapitre 6.
4La gravité de ces agressions est très variable : elle va du simple bris de vitre jusqu'au décès des victimes pour deux d'entre elles auquel on peut ajouter la mort d'un poseur de bombe alors qu'il manipulait son engin pour faire sauter un restaurant9. Ces attentats n'étaient pas conçus pour tuer, mais pour faire peur, pour détruire, pour pousser à la fuite, pour « faire partir du pays ceux dont (on) estime(nt) la présence indésirable »10. Mais les armes utilisées n'étaient pas des jouets. Les décès survinrent suite aux incendies occasionnés par le souffle des explosions. Les homicides et tentatives d'homicide perpétrés pendant cette période peuvent être inclus dans cette problématique. Ils ont fait l'objet d'une comptabilité spécifique en raison de leur gravité11. Néanmoins, les mêmes solidarités locales furent tissées autour de ces crimes, réunissant les auteurs des violences, l'opinion et l'administration contre les personnes menacées. Les victimes, dans la très grande majorité des cas, avaient la réputation d'avoir collaboré. Les agresseurs, soit disant « inconnus », dès lors qu'ils étaient identifiés, vérifiaient une appartenance à la Résistance locale ou à sa mouvance. Le plastiqueur décédé à Lanloup était un ex-lieutenant FFI. Il apparaît également que nombre des poseurs de bombes étaient aussi des jeunes hommes qui n'avaient pas fait de Résistance mais qui rêvaient d'en faire. Ce fut le cas à Dinan et à Guingamp lors des vagues d'attentats du printemps 1945. À Guingamp, le commissaire de police parvint à gagner la confiance d'un membre de l'un des groupes de plastiqueurs, il découvrit un univers proche de la clandestinité :
- 12 ADCA, 2 W 95, rapport du commissaire de police de Guingamp au secrétaire général pour la police à (...)
« J'ai pu obtenir des aveux de X (il s'agit d'un étudiant en droit) en procédant de la sorte : ce jeune connaît mon activité pour la Résistance pendant l'occupation, il m'a été facile de lui inspirer confiance, j'ai abondé dans le sens de l'épuration rapide préconisée par eux en lui disant que je souhaitais ne pas faire d'arrestation, mais seulement empêcher le retour de nouveaux attentats. Il m'a déclaré avoir participé à l'attentat Y et désigné les auteurs de l'attentat Z. Il m'a déclaré en outre qu'il existait plusieurs groupes d'exécutants et que ces groupes s'ignoraient, seul le chef de groupe avait des relations avec leur état major, que la discipline du “maquis” subsistait dans ces groupes, c'est-à-dire que l'exécutant qui parlerait serait immédiatement exécuté. Je l'ai rassuré en lui promettant l'anonymat »12
5Plus que la violence réalisée, c'est ici la violence perçue qui offre un observatoire exceptionnel pour l'étude de la sortie de guerre. En effet, ces attentats correspondent à la seule violence physique issue de la violence de guerre qui perdure de manière significative dans l'après-Libération, or ils furent relativement bien absorbés par le tissu social. Perçus sur un mode mineur, ils souffrirent moins du décalage culturel entre l'opinion publique et la Résistance locale observé précédemment au sujet des violences résistantes. Aussi faut-il attendre que les ressorts de la culture de la violence issue de la guerre s'assoupissent pour assister à leur quasi disparition et vérifier la fin du désordre républicain.
- 13 ADCA 2 W 95, dossiers attentats de Guingamp, PV, 20-08-1945.
- 14 ADCA 2 W 95, déclaration de X à l'inspecteur de police,10-05-1945.
- 15 ADCA 2 W 95, déclaration de Y à l'inspecteur de police,10-05-1945.
- 16 ADCA 2 W 95, déclaration de Z à l'inspecteur de police,10-05-1945.
- 17 ADCA 2 W 94, rapport de gendarmerie sur attentat, 27-05-1945.
- 18 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 1 -01 -1946.
6Dès lors que les violences concernent des collaborateurs reconnus, elles se produisent dans un contexte de relative sympathie sociale. Le voisinage fait bloc et protège les auteurs des exactions. Les autorités se heurtent au mur du silence, les victimes hésitent à porter plainte et refusent de dénoncer les coupables. « X n'avait pas cru devoir signaler cet incident (sa vitrine brisée par une explosion), il l'avait même soigneusement dissimulé », rapportait un policier de Guingamp13. En mai 1945, trois commerçants guingampais victimes d'attentats acceptent de déposer devant un inspecteur de police venu de Rennes pour enquêter. Tous trois ont vu leurs agresseurs. Le premier, bien qu'il ait eu une altercation avec l'un des poseurs de bombes, et alors que celui-ci le connaissait, déclare : « je ne connais pas le nom de cet individu, et il me semble que je ne l'ai jamais vu »14. Le second a attrapé son agresseur et l'a conduit au commissariat de police, nonobstant il affirme : « je ne connais pas son nom [...] je ne le reconnaîtrais certainement pas [...] (il faisait) nuit »15. Quant au troisième, il clôt sans appel sa déposition : « je ne peux rien vous dire pour vous permettre d'orienter vos recherches »16. La rumeur substituait les stéréotypes aux faits pour étayer la réputation des suspects de collaboration ou de marché noir quand les accusations reposaient sur des bases fragiles. Les voisins ont plus à s'étendre sur le passé collaborationniste de la victime que d'informations à fournir sur les auteurs des attentats. À Calorguen, un artisan a essuyé un attentat ; le rapport de gendarmerie précise pour les auteurs : « inconnus », pour la victime : elle « logeait des Allemands contre sa volonté [...] il n'est pas prouvé que F avait des idées collaboratrices [...] mais rumeurs infondées que ses filles couraient après les boches [...] faisaient la noce »17. Mais il s'agit plus d'une sympathie contrainte que d'un accord avec ces procédés violents. Les explosions en particulier font peur ; au-delà du bruit, leur souffle détériore souvent les demeures riveraines. Aussi les attentats à la bombe ne soulèvent pas l'enthousiasme de la population locale. Mais, autant par « patriotisme »18 et sentiment de justice que par conformisme, les individus qui composent le groupe se solidarisent avec les poseurs de bombes contre les victimes, dès lors que les forces de l'ordre commencent leur enquête. Autrement dit, on réprouve, on condamne, on s'inquiète, tout en couvrant et en justifiant ces exactions. C'est en ces termes que la synthèse de janvier 1945 du contrôle technique décrit l'attitude des Briochins face à la vague d'explosions qu'ils venaient d'essuyer :
- 19 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.
« Au cours de janvier, les Côtes-du-Nord auraient été affectées par des troubles, et des différends entre la population et les autorités y auraient été signalés. À Saint-Brieuc, les habitants de la ville, indignés par la relaxation de certains commerçants internés comme profiteurs de guerre notoires, auraient eu recours à des procédés terroristes et employé des bombes atteignant ainsi quelques magasins, l'Évêché et les demeures de paisibles citoyens. Si dans l'ensemble, de tels procédés sont réprouvés, car il "vaudrait mieux prendre les millions des collaborateurs que d'utiliser les bombes", il faut constater que leurs mobiles reçoivent l'assentiment général »19.
- 20 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 29-12-1944.
- 21 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 22-05-1945. Langueux était le camp d'internement administrat (...)
- 22 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 25-05-1945.
- 23 L'Armor Libre, 9-12-1944.
- 24 L'Aube Nouvelle, 23-06-1945.
7La presse locale donne pourtant un écho assez discordant. Les voix qui s'expriment dans ces feuilles, en général plus impliquées dans l'espace public que celles des gens ordinaires, manifestent plus de prudence, de nuance et de modération, dans les prises de position publiques sur l'action violente. Néanmoins, les jugements portés sur les attentats par les journaux glissent de la condamnation plutôt ferme à la compréhension indulgente au fil du second trimestre 1945. En règle générale, la presse locale condamne les attentats tout en les justifiant. Les exemples qui suivent ont été puisés dans une presse d'opinion variée. Un numéro de décembre 1944 du Télégramme de Brest et de l'Ouest rapporte : « gros dégâts, surtout chez les voisins. Les meilleures plaisanteries sont, dit-on, les plus courtes. Celle-ci n'est plus très drôle »20. Si la réprobation est de mise, c'est plus en raison du préjudice subi par les voisins que de l'acte proprement dit ; quant à la condamnation, elle est amenée sur un ton désinvolte. Le ton change dans les articles du printemps 1945. Le même journal publiait en mai : « deux grenades ont été lancées dans la salle à manger et le restaurant A [...] les dégâts sont très importants. Ajoutons que le restaurateur vient de rentrer d'un séjour de quatre mois au camp de Langueux »21. Deux jours plus tard, une autre affaire semblable : « deux bombes ont explosé [...] Mme et M. D ont été condamnés récemment par la chambre civique de Saint-Brieuc »22. Le thème de l'épuration inachevée est systématiquement mis en avant, avec le regret que la paix civile ne soit toujours pas revenue. « Au lieu de placer des engins meurtriers, il serait préférable de venir faire une déposition avec preuves à l'appui devant le bureau compétent »23 ; « deux explosions. Qu'attendent les pouvoirs publics pour prendre des sanctions valables contre les collaborateurs et les trafiquants du marché noir. Ceci aurait pour effet de mettre fin à cela »24. En fait, tous organes de presse confondus, la première vague d'attentat a été unanimement condamnée jusqu'au début de printemps 1945. À la fin de l'année 1944, il arrivait d'ailleurs que la « cinquième colonne » soit directement désignée, la presse communiste accusant les poseurs de bombe de discréditer la Résistance au lieu de la servir. Par contre, l'attitude à l'égard de la seconde vague est beaucoup plus nuancée : dans cette phase, la réprobation est automatiquement atténuée par le rappel de l'identité collaboratrice des victimes et la mise en accusation des pouvoirs publics dans le mauvais déroulement de l'épuration. Ce communiqué de presse de la cellule du PCF de Guingamp publié le 31 mai 1945 témoigne de cette attitude :
- 25 ADCA, 2 W 95, dossier sur les attentats de Guingamp.
« Pour répondre à certains bruits intéressés, la section de Guingamp du PCF fait connaître que le PC n'est pour rien dans les attentats dont notre ville et ses environs sont depuis quelque temps le théâtre. De tels agissements sont absolument contraires à sa politique d'union et de travail. Le PC constate que dans notre région comme ailleurs l'épuration n'est pas faite. Il déclare qu'il faudra bien qu'elle se fasse »25
- 26 ADIV 43 W169, rapport du préfet du Finistère, mars 1945.
- 27 ADIV 43 W 134, rapport du CR, 16-03-1945.
- 28 ADM, M 13 153, lettre circulaire n° 191, cabinet du ministère de l'intérieur aux CR et aux préfets (...)
- 29 ADM, M 12090, message téléphonique de la gendarmerie, 8-03-1945.
8Le passage sans transition, comme dans ce texte, de la réprobation des attentats à la mise en accusation des pouvoirs publics en raison d'une épuration perçue comme trop molle était une mise en système très répandue chez la plupart des acteurs de la Libération, quel que soit leur degré d'intervention dans l'espace public. Il est symptomatique d'un soutien moral à l'égard des poseurs de bombes, car par leur action violente ils rappelaient à l'ordre l'institution judiciaire quant aux attentes de la population et les pouvoirs régionaux quant aux enjeux de l'épuration. Le plus souvent, les enquêtes de police et de gendarmerie tournèrent court. Certes, on pourrait considérer que l'opinion avait peur. C'était le cas pour une partie d'entre elle. Mais les manifestations d'approbation furent très répandues, y compris en cas de violence extrême. Le 5 mars 1945, un ex-inspecteur de police qui avait activement participé à la répression contre la Résistance sous l'Occupation fut abattu au fusil mitrailleur par un commando de six hommes à l'intérieur du camp d'internement administratif de Saint-Charles près de Quimper. Le même commando se présenta quelques heures plus tard à la maison d'arrêt de Quimper pour exécuter l'ex-chef départemental de la milice ; cette fois-ci le gardien-chef lui résista. Le rapport du préfet du Finistère sur l'opinion publique à l'égard de cette affaire est très parlant : « l'assassinat de X n'a provoqué ni émotion, ni réaction parmi le public ; d'une façon générale la population estime que l'intéressé avait mérité la mort »26. Alors que le commando avait agi à visage découvert, le commissaire de la République écrivait quelques jours après : « J'ai insisté auprès du préfet du Finistère pour que l'enquête sur ces faits soit menée très sérieusement, mais on ne possède que très peu d'indications sur les auteurs et il y a peu de chances de les retrouver »27. Avant même que l'enquête commence, Victor Le Gorgeu anticipait l'absence de résultats, or, Adrien Tixier venait d'adresser aux commissaires de la République un rappel à l'ordre virulent concernant la poursuite des exécutions sommaires. Dans cette circulaire, il protestait avec fermeté contre les enquêtes qui n'aboutissaient pas et menaçait de prendre des sanctions28. Au moment des obsèques de l'ex-inspecteur, une « foule hostile » se rassembla et accompagna le mort par des « exclamations de mépris et sifflets », le 8 mars, à Cléguerec (Morbihan)29. À Plouagat (Côtes-du-Nord), un vieux juge de paix âgé de 70 ans fut victime de plusieurs tentatives de meurtre : le 23 décembre 1944 il est blessé aux bras, à nouveau au bras le 1er janvier 1945 et le 21 avril de la même année à l'épaule et à la mâchoire ; à chaque fois, ses agresseurs lui tirent plusieurs balles de mitraillette dans le corps (sans le tuer !) en toute impunité. Au lieu d'inspirer la pitié de la population, ces agressions répétées renforcent l'agressivité commune à son égard. L'inspecteur de la PJ chargé de l'enquête écrit le 26 avril 1944 :
- 30 ADCA, 2 W 97, rapport de PJ, 26-04-1945.
« Dans cette région les gens sont très exaltés, ils s'indignent que les pouvoirs publics se montrent indulgents quant à l'épuration,- et de ce fait les tiennent responsables des nombreux attentats perpétrés dans la région. Certaines personnes se réjouissent ouvertement des malheurs arrivés à M. et disent même qu'il est regrettable que ses blessures n'aient pas entraîné sa mort. Aucun indice [...] ceci s'explique facilement [...] la population se refuse à nous fournir le moindre renseignement pour mener à bien notre enquête. »30
9Dans les cas de brutalités jugées excessives, les opinions sont plus circonspectes, mais les solidarités demeurent identiques. Ainsi l'assassinat de deux femmes à Saint-Brieuc fin novembre 1944 émeut la population et les milieux résistants, sans que pour autant les uns et les autres condamnent les meurtriers.
- 31 ADCA, 2 W 98, rapport des RG, 28-11 -1945.
- 32 ADCA, 2 W 98, rapport de la PJ, 11-12-1944.
« D'une façon générale, on estime que Mme A. méritait certainement une sanction, mais qu'il s'agit là d'une justice trop sommaire »31, écrit l'inspecteur des RG le 28 novembre 1944, et le Commissaire de la PJ venu depuis Rennes pour accélérer l'enquête conclut ainsi son rapport : « Il faut voir dans les deux assassinats des règlements de compte politiques venant d'éléments isolés, déçus à tort ou à raison par une épuration qu'ils jugent trop lente et incomplète. Mais le mutisme absolu des gens ainsi que le manque total d'éléments d'investigation policière dans les milieux fermés de la Résistance d'où rien ne transpire n'ont pas pu me permettre d'identifier et d'arrêter les auteurs de ces crimes »32.
- 33 ADCA, 2 W 95, rapport de l'inspecteur de la PJ, 12-05-1945.
10Face à des violences jugées gênantes mais moins graves, l'opinion est a fortiori solidaire. Lors de la dernière flambée d'attentats à Guingamp, considérant que ces agressions avaient une certaine légitimité, les habitants oscillèrent entre un accord plutôt serein, tant que les bombes commettaient des dégâts bien ciblés et modérés, et l'inquiétude devant les proportions qu'ils prenaient. « Dans les débuts, ce genre d'attentat divertissait beaucoup la majeure partie de la population guingampaise et des pronostics étaient faits, indiquant les prochaines victimes. Actuellement l'état d'esprit a changé et beaucoup de personnes restent perplexes devant l'ampleur que prennent ces attentats », écrivait un inspecteur de la PJ rennaise en mission dans les Côtes-du-Nord33. Malgré une lassitude réelle des populations locales à l'égard de ces violences au fil de l'année 1945, l'opinion moyenne gardait ferme l'idée que la liberté d'un « bon Français » qui avait commis une faute était plus précieuse que la sécurité d'un collaborateur connu de tous et qui n'avait pas été suffisamment puni par la justice institutionnelle à ses yeux. Les documents les plus étonnants portent sur les affaires concernant des victimes qui a priori n'ont pas eu un comportement suspect sous l'Occupation. Dans un premier temps, les témoins doutent, s'inquiètent, mais rapidement la force des stéréotypes agit et les contemporains réorganisent les positions des protagonistes afin qu'ils coïncident mieux avec l'imaginaire social. Le 17 janvier 1945, une teinturerie était détruite par une bombe à Saint-Brieuc. Une semaine après, l'inspecteur des RG écrivait :
- 34 ADCA, 2 W 98, rapport des RG, 24-01-1945.
« Ayant enquêté sur les causes possibles de cet attentat, je n'ai trouvé aucun fait précis qui eût pu servir de prétexte à ses auteurs. En effet, M. et Mme R se sont tenus à l'écart de toute politique sous l'occupation. Ils n'ont pas eu de rapports personnels avec des collaborationnistes notoires ou des Allemands. L'opinion publique s'étonne elle-même de cet attentat et on cherche les causes. D'aucuns supposent que la maison R a réalisé de gros bénéfices, grâce à la clientèle allemande. D'autres supposent et insinuent que Mme R, d'un physique agréable a eu des rapports pour le moins amicaux avec des occupants. [...] en ce qui concerne la conduite de Mme R, aucun fait précis ne vient à l'appui des insinuations. [...] quant au commerce que fit la maison R avec les Allemands [...] comme presque tous les commerçants [...] (ils) ont travaillé pour les occupants [...] le teinturier dont la maison était déjà bien assise avant guerre, n'a pas profité plus que n'importe quel autre commerçant de l'occupation pour réaliser des bénéfices et édifier une fortune scandaleuse »34.
11Au bout d'une semaine, l'inspecteur des RG reste circonspect quant au mobile des agresseurs. Mais le voisinage, tel qu'on peut l'appréhender, après l'attentat a reconstruit l'image qu'il se faisait du couple de boutiquiers. Ce qui montre à quel point l'opinion identifiait ces violences à une forme d'épuration légitime, car la recherche d'explications conduit à atténuer la faute des auteurs et à charger les victimes : le plaignant est un commerçant, c'est donc qu'il a fait du marché noir, la victime est une femme, en plus elle est jolie, c'est donc qu'elle a eu une attitude pour le moins équivoque avec les soldats allemands. On retrouve le poids des lieux communs qui mettent en système la collaboration et les clichés sociaux, associant les femmes au sexe, et les commerçants au profit illicite.
- 35 ADIV, 43 W 136, rapport sur l'état d'esprit des populations du lieutenant-colonel commandant la 11(...)
12Les autorités locales s'inscrivent dans le sens de l'opinion. Les policiers et les gendarmes trouvent souvent plus à charger les victimes qu'à identifier les auteurs des exactions. Moins de 10 % (19 sur 204 en valeur absolue) des rapports sur les attentats dans les Côtes-du-Nord donnent des indices ou identifient les auteurs de ces exactions. Au fil des dossiers, les formules sans appel concernant les auteurs des attentats ourlent les procès-verbaux avec des « auteurs inconnus », « ni indices ni soupçons », « personne ne voit qui aurait pu », « inconnu, mais plutôt ex-résistants », ou alors par des formules plus valorisantes qui rappellent la clandestinité « des jeunes gens » sans plus de précision. Une seule fois l'expression « terroristes » est apparue. Malgré des flambées de violence, les autorités régionales de la gendarmerie ont considéré que la sécurité publique n'était pas en péril. Dans son rapport mensuel de juin 1945, par conséquent à un des moments les plus tendus de l'après-Libération, le lieutenant-colonel commandant de la 1 1e légion de gendarmerie rapportait : « Le calme règne sur l'ensemble du territoire. Toutefois, des attentats par explosifs continuent à être perpétrés [...] La sécurité publique n'est pas compromise. Les divers attentats signalés ont en général pour victimes des individus suspectés de collaboration, contre lesquels aucune action en justice n'a encore été intentée ou contre des personnes libérées des camps d'internement »35. Il est évident que pour le commandant de la légion, tant que les 35 attentats à la bombe ou par tir d'arme automatique commis au mois de mai ne menaçaient que les domiciles ou boutiques des « suspects de collaboration », la « sécurité.publique » n'était pas compromise !
- 36 ADCA 2 W 95, déclaration de X à l'inspecteur de police, 10-05-1945.
- 37 ADIV, 43 W 135, rapport du CR, 1-06-1945.
- 38 ADIV, 43 W 135, rapport du CR, 1-07-1945.
13Plus les officiers publics étaient proches du voisinage, plus ils se trouvaient impliqués culturellement dans ces conflits locaux, plus ils avaient tendance à se désolidariser des victimes et à prendre parti pour les auteurs des violences. En mai 1945, un commerçant qui avait surpris un poseur de bombes venu chahuter sa boutique l'attrapa et le conduisit au commissariat de police. « Le chef de poste m'a fait savoir que je n'avais qu'à m'occuper moi- même de mon client, et que cela ne l'intéressait pas. L'individu est reparti immédiatement et son identité n'a pas été prise »36. Il va de soi que Victor Le Gorgeu n'acceptait pas d'assister dans sa région à de tels débordements. Sa fonction était d'assurer le mieux possible l'ordre républicain. Or, non seulement la sécurité publique était menacée, mais surtout les risques d'amplification vers la criminalité de droit commun étaient réels. Un conflit l'opposa sur ce terrain avec le CDL des Côtes-du-Nord en particulier. Il écrivait le 1er juin 1945 : « le comité des Côtes-du-Nord a pris publiquement la défense des extrémistes dont « l'effervescence légitime », lui paraît imputable aux maladresses ou à la mauvaise volonté de l'administration »37. Il signalait encore le 1er juillet : « bien que les mouvements de Résistance n'approuvent pas officiellement ces actes de violence [...] une grande partie de la presse politique, tout en se désolidarisant des auteurs de ces attentats, les encourage tacitement »38. En août, le CDL des Côtes-du-Nord, tout en condamnant les attentats prononçait encore des vœux ambigus :
- 39 ADCA, 1140 W1, vœu du CDL, 14-08-1945.
« Considérant que le retour à leur domicile des personnes frappées d'interdiction de séjour donne naissance, à chaque instant à des incidents fâcheux et entretient dans la population un malaise regrettable contre lesquels le CDL se sent désarmé.
Proteste énergiquement contre cet état de chose et demande instamment qu'il soit mis fin à cette situation équivoque en prenant toutes dispositions utiles afin que les arrêtés d'interdiction de séjour soient appliqués effectivement. »39
14Le 17 août 1945 seulement, le CDL des Côtes-du-Nord pris un vœu condamnant explicitement les attentats dont la modération restait significative :
- 40 ADIV, 43 W 137, annexé au rapport du CR, 1-09-1945.
« Le CDL des Côtes-du-Nord, groupant des représentants de tous les mouvements de résistance et partis, après avoir pris connaissance de la circulaire n° 628 de M. le ministre de l'Intérieur, désapprouve une fois de plus les attentats qui se multiplient dans certaines régions et demande que la répression de ces attentats soit menée d'une manière effective.
Dégage la responsabilité des mouvements et partis constitués dans le département et demande aux comités locaux de libération et à la population tout entière d'aider les forces de police dans leur rôle d'enquêteur »40.
- 41 ADIV, 43 W 141, Côtes-du-Nord, dossier N victime d'un attentat le 15 février 1945 à Cesson Saint-B (...)
15Mais les positions officielles que les responsables des pouvoirs publics étaient tenus de prendre ne doivent pas faire illusion quant aux solidarités réelles, telles que les ressentaient ces hauts fonctionnaires dans leur for intérieur. Eux aussi, évidemment, étaient habités par l'imaginaire social de la Libération. En janvier 1946, le commissaire de la République et le préfet des Côtes-du-Nord (Avril à l'époque) échangèrent un courrier au sujet d'une famille victime d'un attentat à l'explosif en février 1945. Le couple avait eu son commerce entièrement détruit et leur fille avait été amputée d'une jambe à la suite de l'explosion. Ils demandaient une aide pour pouvoir subvenir aux frais d'hôpital, étant ruinés depuis l'attentat. Sur demande du commissaire de la République, le préfet diligenta une enquête à la suite de laquelle il concluait : « Pendant l'occupation, les époux N auraient reçu beaucoup d'Allemands et avaient dans leur entourage la réputation de collaborateurs. En conclusion, il semble qu'ils soient en mesure de régler intégralement les frais d'hospitalisation de leur fille. » Le commissaire de la République répond dès lors aux parents que leur fille ne peut-être assimilée à une victime de guerre. « La responsabilité des dommages qui lui ont été causés incombe directement aux auteurs de l'attentat. »41
- 42 ADCA 2 W 96, lettre de X (victime d'un attentat à Plélan-le-Petit) au préfet, 19-12-1945.
- 43 Ibid.
- 44 ADCA 2 W96, réponse du préfet à la lettre de X, 28-12-1945.
- 45 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 1-01-1946.
- 46 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
16Dans une autre affaire : le père est mort des brûlures occasionnées par l'explosion, la fille a eu les jambes brûlées, la maison a été entièrement soufflée. Six mois après, la mère et la fille étaient encore hébergées par des amis, elles disposaient de peu de ressources, la mère étant dans l'incapacité de travailler ; les auteurs de l'attentat n'étant toujours pas arrêtés, elles vivaient « toujours dans la crainte et dans la peur [...] nous craignons encore qu'ils recommencent »42. Dans une lettre implorante adressée au préfet des Côtes-du-Nord fin décembre 1945, la mère demande : « Je viens vous solliciter pour que vous intercédiez pour nous afin de faire rechercher énergique- ment les auteurs de ce terrible attentat et nous faire obtenir quelques aides pécuniaires »43.Une dizaine de jours plus tard, le préfet Avril répond sèchement : « l'État ne peut être tenu pour responsable des attentats commis par des particuliers. Aucune indemnisation n'a été prévue pour les victimes de ces attentats et la question relève purement et simplement du droit commun »44. Les pouvoirs publics ne pouvaient de manière plus explicite se désolidariser des victimes des attentats. Il est vrai que, dans la confidence, Victor Le Gorgeu manifestait de la compréhension, pour ne pas dire de la sympathie, à l'égard de ces manifestations violentes dont il comprenait les ressorts. Dans un rapport tardif, il écrivait : « nous nous sommes heurtés à d'autres manifestations violentes du patriotisme de l'opinion, qui se traduisait par des attentats à main armée »45. L'ordre républicain rétabli, la reconstruction de la mémoire d'une part et la sérénité retrouvée d'autre part, les « haines », les « vengeances » et les « jalousies » tant présentes dans les rapports précédents de Le Gorgeu avaient entre-temps opéré un glissement vers l'expression du « patriotisme de l'opinion ». Deux semaines plus tard, il se permettait de commenter un jugement en ces termes : « la condamnation du dénommé S, qui est à l'origine des derniers incidents, semble bien faible (trois années d'emprisonnement) eu égard à la gravité des faits (dénonciation de plusieurs personnes dont une décédée en Allemagne) »46. Le commentaire de Le Gorgeu n'était pas différent de ceux que l'opinion publique avait auparavant exprimés sur ce thème.
17L'analyse de l'évolution de la violence dans l'après-Libération, toutes formes confondues (graphique n° 1), mais notamment les attentats (graphique n° 9 et 10), met en évidence une reprise de la violence contre les collaborateurs contextuelle au retour des déportés. Non seulement les déportés participèrent à cette amplification des violences à la fin du printemps et au début de l'été 1945, mais ils l'impulsèrent, ils entraînèrent avec eux les populations locales, l'identité des déportés paralysant les pouvoirs régionaux dans la répression des troubles à l'ordre public. Le processus d'apaisement de la société et des individus qui participe de la sortie de guerre a donc été retardé en raison de cette conjoncture jusqu'à l'automne 1945. Les seules scènes d'émeutes avec des mouvements de foule importants qui ont été repérées datent de cette période. Les archives une fois encore peuvent produire un effet de loupe. Il est probable que des manifestations violentes impliquant une partie des populations locales ont eu lieu auparavant, en particulier lors des journées libératrices. Elles n'auraient pas laissé de traces significatives dans les archives, en dehors de documents non intentionnels, car, faisant partie du décor, elles ne surprirent, ni n'inquiétèrent outre mesure les responsables du moment. En effet, les seules mentions de participation active des foules pour cette période concernent les scènes de pillage des bâtiments et des biens abandonnés par les troupes d'occupation. Il semble que la population non mobilisée a été moins impliquée dans les violences contre les collaborateurs à cette date qu'elle ne le fut par la suite. Au printemps / été 1945, à un moment où les autorités pouvaient considérer que le retour à l'ordre républicain devait être réalisé, alors que les premières-consultations démocratiques avaient commencé, les scènes d'émeutes ne pouvaient laisser les pouvoirs publics indifférents. Par conséquent, elles firent systématiquement l'objet de procès-verbaux et parfois de dossiers assez copieux. Le terme « (d')émeute », lorsqu'il est utilisé dans un rapport administratif ou repris dans la presse ne doit pas faire illusion, dans certains cas il peut s'agir d'un mouvement de foule un peu animé. Nonobstant, à cette date, il traduit des faits parmi les plus graves de l'après-Libération. Le scénario est sensiblement identique à chaque événement. Les meneurs sont en général des « déportés politiques », parmi lesquels on compte également des prisonniers, autrement dit il s'agit de résistants, souvent plutôt jeunes, âgés de 20 à 30 ans, rentrés récemment de déportation (Buchenwald, Dachau...), mais aussi de soldats internés dans un stalag depuis 1940. Les victimes sont des ex-collaborateurs, souvent détestés par la population locale au moment des faits et, pour certains, soupçonnés d'avoir dénoncé et entraîné la déportation de l'un ou l'autre de leurs concitoyens, néanmoins, les chefs d'accusation pouvaient être moins graves. La population locale, entraînée par les déportés-rapatriés intervient immédiatement à leur côté. Il s'agit cette fois d'une présence active à l'événement, dans le sens où la population participe soit en défilant, soit en appuyant les déportés-rapatriés et les protégeant lors des mises à sac ou des passages à tabac. Les forces de l'ordre locales agissent avec la plus grande prudence, certaines sont dépassées, d'autres sont complaisantes. Les pouvoirs régionaux inquiets cherchèrent à tempérer l'ardeur des déportés-rapatriés, tout en faisant preuve, dans le secret des cabinets préfectoraux, d'indulgence, de mansuétude et de compréhension à leur égard.
18Ces scènes ont été recensées en mai à Guéméné-sur-Scorff (Morbihan), à Commana et Landivisiau (Finistère), en juin à Dinan, Plouaret, Trégastel (Côtes-du-Nord) et Carhaix (Finistère), encore en juillet à Carhaix. À l'échelle de la région, ces quelques événements paraissent d'une portée très limitée. Néanmoins, d'une part, ils permettent grâce aux vertus grossissantes des situations paroxystiques d'étudier la manière suivant laquelle les communautés locales fonctionnaient en relation avec leurs imaginaires sociaux à cette époque, d'autre part il apparaît que ces situations extrêmes s'inscrivaient dans un climat plus général qu'elles permettent d'approcher.
- 47 ADF, 210 W 48, rapport de gendarmerie section de Morlaix, 2-06-1945.
- 48 La Borderie A. - Porchnev B., Les Bonnets rouges, 10/18, 1975, p. 188.
- 49 ADCA 2 W 97, gendarmerie section de Lannion, 19-06-1945.
- 50 ADCA 2 W 97, gendarmerie brigade de Plouaret, 18-06-1945.
- 51 Ibid.
- 52 Ibid.
19Le 29 mai 1945, à la foire aux bestiaux de Commana, un courtier en chevaux, âgé de 74 ans, précédemment interné pour collaboration, fut agressé par la foule du marché estimée à 1500 personnes. Le rapport de gendarmerie précise : « le vieillard a été conspué, molesté, puis roué de coups et aurait probablement été exécuté sur place sans l'intervention de la gendarmerie [...] (il a été) transporté chez lui dans un état grave »47. Le même jour, plus tard dans la soirée, une « violente manifestation » se produisit à Landivisiau devant la propriété familiale du marchand de chevaux. Cette fois-ci, la foule est évaluée à « plusieurs centaines de personnes », parmi lesquelles furent reconnus des « prisonniers de guerre et déportés rapatriés ». Ils proférèrent des menaces et cherchèrent à molester le fils qui prit la fuite. Finalement, à la manière des Bonnets Rouges48, il pillèrent la cave familiale emportant la totalité des 700 à 800 bouteilles qui y reposaient. L'action des forces de l'ordre de Landivisiau consista à calmer les émeutiers sans les réprimer. Sur ce thème, le sac qui se déroula à Plouaret le 18 juin 1945 est encore plus significatif. Le domicile d'un commerçant ex-collaborateur fut saccagé en plein jour par un groupe de sept personnes, trois prisonniers et trois déportés rapatriés plus un jeune homme de la commune ; ils lui reprochaient d'avoir fait flotter les trois couleurs sur la façade de sa maison ce jour-là. « Les manifestants reprochaient à la famille X sa collaboration avec l'ennemi pendant l'occupation et lui contestaient le droit de pavoiser aux couleurs nationales »49. Ils commencèrent par arracher le drapeau. Deux des manifestants cassèrent les carreaux de la porte d'entrée et les vitres des fenêtres avec leurs poings (il semble qu'ils étaient ivres), frappèrent le commerçant et molestèrent son épouse. Ils rentrèrent dans la maison, brisèrent des meubles, passèrent dans les chambres et jetèrent par les fenêtres le matériel de literie, matelas, draps, couvertures, et de la lingerie. « Une grande partie des habitants entourant la place du bourg assistaient à ce spectacle. Tous riaient et disaient que c'était bien fait »50 précise le rapport de brigade. Les gendarmes se déplacèrent, tentèrent sans conviction de modérer la rage des déportés puis rentrèrent à la brigade « pour éviter de créer un incident »51 ! Le commerçant prétendit ne pas connaître les « jeunes gens » qui l'avaient agressé et ne porta pas plainte. Les gendarmes notèrent : « X avait la figure tuméfiée [...] craignant des représailles plus graves [...] n'a pas voulu porter plainte étant donné que toute la population de Plouaret est contre lui »52, parmi laquelle, manifestement, il fallait compter la brigade de gendarmerie.
- 53 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 4-06-1945.
- 54 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-06-1945.
- 55 Il s'agit d'une des premières mentions dans les archives bretonnes des CRS, récemment créées par d (...)
- 56 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 4-06-1945.
20L'événement certainement le plus intéressant sur ce thème se produisit à Dinan début juin 1945. Dans cette sous-préfecture des Côtes-du-Nord, cinq jeunes garçons furent arrêtés pour avoir causé une série d'explosions. Une dizaine d'attentats venaient d'être commis dans la ville même en avril / mai. Le 2 juin 1945, un appel à libérer les poseurs de bombes lancé par des déportés-rapatriés rassembla de 4 000 à 5 000 personnes, soit près d'un Dinannais sur deux. Malgré les exhortations du sous-préfet, la prison fut assaillie par les manifestants53. Dans son rapport au ministre de l'intérieur, le commissaire de la République met en relief l'insuffisance numérique des forces de police en présence54, mais le sous-préfet de Dinan dénonce le manque de résistance des forces de l'ordre. Parmi les meneurs se trouvait un commandant d'aviation rapatrié récemment de Buchenwald venu manifester en uniforme et le bras en écharpe. Ce serait sur ses injonctions que, tout en considérant la pression réelle de la foule, « le gardien-chef de la maison d'arrêt et l'adjudant de gendarmerie [...] libèrent les détenus ». Par ailleurs, faisant l'état des troupes disponibles dans sa ville, le sous-préfet précise que, s'il pouvait s'appuyer sur la soixantaine de policiers, CRS55 et gendarmes, il était perplexe quant aux 200 hommes de troupe « sur la fidélité desquels tous les doutes étaient permis »56. Il semble que, dans la foule, des manifestants étaient armés de grenades et de revolvers. Mais le développement de l'événement, la personnalité des acteurs et les enjeux de représentations qui étayèrent cet épisode contraignirent les autorités à l'inaction. Le sous-préfet était bien obligé de reconnaître son impuissance :
- 57 Ibid.
« J'ai donné l'ordre au capitaine de gendarmerie et au commissaire de police de ne faire usage des armes qu'au cas où des coups de feu partiraient de la foule. Une autre attitude eût provoqué des incidents dont les conséquences étaient incalculables dans toute la région. Les premières victimes eurent été le groupe de déportés politiques ayant à sa tête le commandant d'aviation en uniforme, le bras en écharpe »57.
- 58 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 6-06-1945.
21Libérés, les cinq poseurs de bombes furent alors portés en triomphe jusqu'au monument aux morts où la foule entonna la Marseillaise. Les pouvoirs publics, inquiets, avaient essayé de désamorcer la manifestation. Le ministre de la Justice, en déplacement à Rennes, proposa de recevoir une délégation des organisations dinannaises. Mais, si les mouvements de résistants répondirent favorablement à l'invitation, le groupe des déportés refusa de se déplacer, ils maintinrent leur appel. Néanmoins, dès la fin de la journée, la tension était retombée. Trois jours plus tard (entre-temps, le sous- préfet avait multiplié les entretiens avec les mouvements de résistance, les déportés et les familles des poseurs de bombe), les auteurs des attentats se constituèrent volontairement prisonniers et les déportés, par voie d'affiche, adressèrent leur confiance au général de Gaulle. Le lendemain, le 6 juin, les jeunes poseurs de bombes furent mis en liberté provisoire dans l'attente que des suites soient données à la procédure. Selon le sous-préfet, l'ensemble de l'opinion publique paraissait regretter alors les incidents du 2 juin58.
22Dans cet épisode, le poids des représentations qui conduisirent à la tournure prise par cette affaire est exemplaire. L'appel à la manifestation, lancé par les déportés par tract et distribué le matin dans les rues de Dinan était rédigé ainsi :
- 59 ADIV 1140 W 3, tract distribué le 2 juin 1945 à Dinan, annexé au rapport du sous-préfet du 4 juin (...)
« Appel aux Patriotes, Anciens Prisonniers, Organisations de Résistance, Déportés.
Les collaborateurs sont dans la joie.
Les derniers d'entr'eux, qu'on avait fait semblant de vouloir punir sont libérés (D. & Cie).
Et pour que leur bonheur soit complet, on vient d'arrêter de jeunes Patriotes Dinannais.
Pouvons-nous rester inactifs en présence de ces provocations ?
Allons nous laisser emprisonner nos jeunes amis sans agir ?
Puisque rien n'a été fait, nous allons faire l'épuration nous-mêmes.
Pour commencer, réunissons-nous ce soir, samedi, à 5 heures, devant la prison, pour libérer nos jeunes camarades.
Tous unis contre la cinquième colonne.
Un groupe de déportés »59.
23Etant donné les suites occasionnées par ce tract, il témoigne de manière significative de la sympathie sociale que la communauté locale accordait aux poseurs de bombes à cette date. Surtout, il présente le mode selon lequel le tissu social s'était retramé à l'époque, c'est-à-dire un patriotisme déclamé mais également fortement intériorisé, tourné autant contre la collaboration que vers l'ensemble des acteurs de la Libération. Certes, l'appel aux Dinannais n'est pas œcuménique. Il ne mobilise ni les « gaullistes », ni les « bons Français », encore moins « tous ceux qui ont souffert », c'eût été les expressions qu'il aurait fallu utiliser pour atteindre l'intégralité de la population. L'appel des déportés cible explicitement les résistants, car, au-delà des organisations proprement dites, il cherche à mobiliser les « Patriotes », mot qui, en Bretagne, désigne les partisans, les maquisards, les résistants, le « P » majuscule étant de ce fait signifiant. Les poseurs de bombes, « les jeunes patriotes dinannais » eux-mêmes sont assimilés à des résistants. Or, un Dinannais sur deux a répondu à ce mot d'ordre. Les participants à la manifestation ne se considéraient probablement pas comme des résistants mais, vraisemblablement, comme des « bons Français ». Les ressorts culturels qui les conduisirent à cette manifestation relevaient autant des réflexes patriotiques que du conformisme. La personnalité des meneurs reposait sur une identité bicéphale, à la fois résistante et déportée, associant l'insubordination héroïque élitaire et la souffrance partagée. Le retour des déportés fit prendre conscience à l'opinion d'une certaine réalité des camps de concentration nazis, la haine à l'égard des ex-collaborateurs fut alors décuplée. L'autorité morale des rapatriés des camps était d'autant plus grande : comment leur refuser la confiance, comment ne pas les suivre, les appuyer dans leurs desseins, eux qui avaient tant souffert ? À l'époque, l'identité nationale se cristallisait beaucoup plus sur le thème des sentiments, notamment de la souffrance commune que sur celui de la Résistance dans lequel seule une élite du courage pouvait se reconnaître. L'image de soi, organisée par la grande majorité restée dans l'attente, situait l'image de la souffrance commune au cœur du sentiment national, elle pouvait ainsi plus facilement se rapprocher de la personnalité des déportés. C'est un des éléments d'explication permettant de comprendre la capacité soudaine, mais provisoire, des déportés à entraîner des masses d'individus dépassés par leur imaginaire.
24Passé le mois de juillet, ce type de violence disparaît, seuls les attentats à la bombe perdurent encore quelques mois. Avec la fin de l'été et le début de l'automne 1945, un nouveau seuil est franchi, permettant d'observer la fin du désordre républicain (graphique n° 1). Le graphique n° 11 permet de visualiser l'évolution des attentats et l'analyse que le commissaire de la République proposa sur ces violences. La chronologie mensuelle des attentats est ici reprise pour ce graphique en valeur absolue ; en regard, un collage de citations extraites des synthèses rédigées par Victor Le Gorgeu, présente l'évolution de l'opinion et de la répression dans cette phase. Les trois phénomènes cumulés (violence, répression, opinion) permettent d'observer, de l'extérieur, à partir de l'enseignement que l'on peut tirer de l'évolution des comportements, l'affirmation du processus d'apaisement. Dès octobre, les agressions sont devenues résiduelles. Au même moment, les forces de l'ordre arrêtent systématiquement les poseurs de bombes, les organisations de Résistance condamnent ces manifestations violentes, mais il faut attendre les rapports de décembre pour vérifier la fin du soutien de la population locale à l'égard des agressions contre les ex-collaborateurs. La remarque suivant laquelle l'opinion se détournerait de l'épuration et serait préoccupée davantage par les questions matérielles confirme l'intuition de l'achèvement de la sortie de guerre pendant cette phase. Par conséquent, la hiérarchie des préoccupations réorienterait les imaginaires. Les individus s'intéressèrent dès lors plus à leur quotidien au présent et à leur futur immédiat, l'exacerbation du sentiment national s'étant considérablement atténuée. L'idée est reprise dans l'ultime rapport du commissaire de la République de mars 1946 qui ferme l'épisode par la mise en relief d'une opinion apathique dépensant son énergie dans la résolution des problèmes d'intérêt personnel.
25Les facteurs d'explication permettant de comprendre la chute des violences à l'automne 1945 et donc le retour à l'ordre républicain doivent être mis en système, les différents éléments agissant en interaction. La réduction des violences n'est pas le seul résultat de la répression des agresseurs conjuguée avec le respect des interdictions de séjour des victimes potentielles. En effet, si les forces de l'ordre répriment désormais, elles ne le faisaient pas les mois précédents. Les gendarmes et les policiers de la Libération agirent comme les uns et les autres ; peut être même avec plus d'inhibitions que les uns et les autres dès lors que leur culture professionnelle à l'époque assimilait le zèle en matière de répression à la collaboration. Au moment où ils appliquèrent la loi à l'encontre de ceux qui menaçaient les ex-collaborateurs dans leur personne et dans leurs biens, les poseurs de bombes avaient cessé de poser des bombes, les organisations de Résistance n'approuvaient plus la violence comme moyen de corriger des décisions de justice et les populations locales étaient devenues lasses de circuler sur une voie publique régulièrement menacée. À l'automne 1945, la sortie de guerre était pratiquement achevée. Le tissu national solidement retramé avait trouvé des réponses aux principales interrogations identitaires. Les enjeux fondamentaux du moment orientaient le regard plutôt vers le quotidien et le futur immédiat, en raison des difficultés économiques de plus en plus mal vécues et des débats politiques sur les nouvelles institutions qui occupaient désormais une place majeure sur l'espace public.
26Sans prétendre avoir été en mesure de recenser toutes les violences et exactions qui ont été commises à la Libération et dans l'après-Libération par les milieux résistants, ou inspirés par la Résistance, et sans se laisser aveugler par les nimbes de la légende dorée, le dépouillement systématique des archives de l'épuration permet d'établir que la thématique des « atrocités de la Résistance » en Bretagne repose sur des rumeurs, des fantasmes qui constituent le fonds de récits légendaires. Les violences de la Résistance, bien réelles, sont à rattacher à des comportements de guerre et à l'inertie éphémère d'un sens du jugement né dans la guerre. On ne trouve pas de traces d'atrocités réelles de la part des groupes résistants et, si tant est que des horreurs aient été commises, elles relèvent dès lors de pathologies individuelles, non d'une situation historique qui aurait été en mesure de les généraliser. Finalement, malgré un contexte culturel propice, les résistants armés n'ont pas atteint les seuils de brutalisation qui avaient été franchis par certaines troupes allemandes et leurs auxiliaires français sous la responsabilité de leur encadrement, à la fin de l'Occupation, dans la péninsule et ailleurs en France. C'est ici un indicateur de l'emprise superficielle de la culture de la violence de guerre sur les milieux résistants, probablement en raison d'un passage tardif à la lutte armée pour la plupart d'entre eux. Au demeurant, les parachutistes SAS, parfois seuls véritables hommes de guerre au sein des groupes FFI qu'ils encadraient, n'ont pas joué un rôle modérateur, au contraire, ils semblent porter une certaine responsabilité dans l'accentuation des violences extrêmes, dans le Morbihan.
27Les violences de guerre disparaissent très vite dès la fin du mois d'août 1944. Les populations exprimèrent des sentiments ambivalents à l'égard des brutalités physiques publiques exercées à la Libération par la Résistance armée. Envisager l'opinion de manière monolithique n'a pas de sens. Néanmoins, il apparaît que les populations non mobilisées avaient anticipé ces violences et les jugèrent normales. Cependant, la différence dans les niveaux de mobilisation entre le plus grand nombre qui n'avait pas franchi le pas pour des raisons variées et une minorité qui avait basculé dans la guerre fit que la perception des violences divergea. Ces perceptions des violences FFI furent déclinées en un continuum, depuis les individus qui adhéraient à ce qu'ils considéraient être un acte de justice, jusqu'aux gens ordinaires qui voyaient là confirmées des inquiétudes quant à la peur des débordements qu'ils avaient anticipés depuis le débarquement. En l'espace de quelques semaines, conjointement à la chute des violences publiques due à un encadrement de plus en plus efficace et au désarmement des partisans, on observe une croissance modérée de violences clandestines tournées contre les « collaborateurs notoires » et, parallèlement, à une adhésion progressive de l'opinion moyenne à ces brutalités. Fin 1944, les populations semblent encore relativement distantes par rapport aux violences d'épuration de voisinage, tout en les acceptant, voire en les justifiant. Quant aux inquiétudes que ces exactions pouvaient susciter, elles sont en grande partie absorbées par un imaginaire collectif qui rejette radicalement les victimes des attentats. Passé l'hiver, au printemps 1945, les sociétés locales soutiennent les auteurs des attentats, puis se solidarisent autour des déportés et des prisonniers rapatriés. Avec l'été 1945, l'opinion se lasse de ces exactions, la solidarité active à l'égard des poseurs de bombes s'évanouit ; or, dès l'automne les bombes ne furent quasiment plus posées. Ainsi, on observe deux phénomènes cumulés, caractéristiques de cette sortie de guerre qui fait suite à une fin de guerre marquée par la guérilla, mais aussi à une crise identitaire. Le premier correspond à un déclin progressif des violences. Il permet de suivre le processus d'apaisement des individus et de la société, l'administration et les pouvoirs régionaux, comme les hommes et les femmes, adaptèrent leur jugement face à ces exactions au fil des mois. Le second marque une adhésion de plus en plus affirmée et étendue des voisinages à l'égard des violences, certes de plus en plus modérées, exercées contre les « collaborateurs notoires ». On vérifie par ce biais le resserrement du tissu local contre les victimes et autour des poseurs de bombes.
28L'épuration de voisinage apparaît comme un élément central dans la dynamique de recomposition des sociétés locales au lendemain de l'Occupation. Cependant, le principal facteur explicatif des violences réside dans le décalage entre l'épuration souhaitée par le commun des citoyens et l'épuration réalisée par les pouvoirs publics. L'épuration de voisinage rectifiait l'épuration policée, elle ne la contestait pas. Aussi il apparaît nécessaire d'étudier la perception que les voisinages avaient de l'épuration afin de comprendre les raisons de ce quasi consensus réalisé autour des exactions contre les « collabos » en liberté.
Notes
1 En plus des personnes détenues dans des structures plus petites et parfois encore improvisées dont la comptabilité n'est pas connue, les internements administratifs étaient chiffrés fin octobre 1944 à : 672 individus dans les Côtes-du-Nord, 297 personnes dans le Finistère, « un millier » de détenus à Rennes et 195 internés à Vannes (ADIV 43 W 129 rapport du CR, 1-11-1944) ; donc, au minimum 2164 personnes suspectées de collaboration ou de marché noir étaient détenues légalement, ou en attente de régularisation de leur détention à cette date.
2 ADCA 1043 W 20, statistiques relatives à la répression des faits de collaboration et des activités antinationales, camp d'internement administratif de Langueux, situation au 30 mars 1945.
3 Ibid., situation au 30 avril 1945.
4 Ça et là, on rencontre des mentions de ces violences. Jacques-Augustin Bailly signale des attentats contre des « commerçants ex-collaborateurs » dans tout le Languedoc au retour des déportés jusqu'en juillet 1945 (cf. La Libération Confisquée - Le Languedoc 1944-1945, Albin Michel, 1993, p.383) ; de même Herbert Lottman en a observé contre des commerces, à nouveau, en plein centre de Bordeaux en décembre 1944, puis à Dax et à Arcachon en janvier 1945 (Cf. L'épuration 1943-1953, Fayard, 1986, p. 94). Ouest-France signalait des attentats à la bombe, cette fois ci contre le 1er président de la Cour d'Appel, la préfecture et l'archevêché, à Chambéry en janvier 1946, 4-01-1946.
5 ADCA 2 W 98, PV de gendarmerie.
6 ADIV 43 w 137, rapport du CR, 1-09-1945.
7 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
8 ADIV 43 W 138 rapport du CR, 16-01-1946.
9 À Lanloup, le 10 mai 1945 (ADCA 2 W 95, PV de gendarmerie).
10 ADIV, 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
11 Cf. supra chapitre 6.
12 ADCA, 2 W 95, rapport du commissaire de police de Guingamp au secrétaire général pour la police à Rennes, 2-06-1945.
13 ADCA 2 W 95, dossiers attentats de Guingamp, PV, 20-08-1945.
14 ADCA 2 W 95, déclaration de X à l'inspecteur de police,10-05-1945.
15 ADCA 2 W 95, déclaration de Y à l'inspecteur de police,10-05-1945.
16 ADCA 2 W 95, déclaration de Z à l'inspecteur de police,10-05-1945.
17 ADCA 2 W 94, rapport de gendarmerie sur attentat, 27-05-1945.
18 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 1 -01 -1946.
19 ADIV 43 W 134, synthèse du contrôle technique, 31-01-1945.
20 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 29-12-1944.
21 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 22-05-1945. Langueux était le camp d'internement administratif des Côtes-du-Nord.
22 Le Télégramme de Brest et de l'Ouest, 25-05-1945.
23 L'Armor Libre, 9-12-1944.
24 L'Aube Nouvelle, 23-06-1945.
25 ADCA, 2 W 95, dossier sur les attentats de Guingamp.
26 ADIV 43 W169, rapport du préfet du Finistère, mars 1945.
27 ADIV 43 W 134, rapport du CR, 16-03-1945.
28 ADM, M 13 153, lettre circulaire n° 191, cabinet du ministère de l'intérieur aux CR et aux préfets, 3-01-1945.
29 ADM, M 12090, message téléphonique de la gendarmerie, 8-03-1945.
30 ADCA, 2 W 97, rapport de PJ, 26-04-1945.
31 ADCA, 2 W 98, rapport des RG, 28-11 -1945.
32 ADCA, 2 W 98, rapport de la PJ, 11-12-1944.
33 ADCA, 2 W 95, rapport de l'inspecteur de la PJ, 12-05-1945.
34 ADCA, 2 W 98, rapport des RG, 24-01-1945.
35 ADIV, 43 W 136, rapport sur l'état d'esprit des populations du lieutenant-colonel commandant la 11e Légion de gendarmerie au ministre de la guerre, 23-06-1945.
36 ADCA 2 W 95, déclaration de X à l'inspecteur de police, 10-05-1945.
37 ADIV, 43 W 135, rapport du CR, 1-06-1945.
38 ADIV, 43 W 135, rapport du CR, 1-07-1945.
39 ADCA, 1140 W1, vœu du CDL, 14-08-1945.
40 ADIV, 43 W 137, annexé au rapport du CR, 1-09-1945.
41 ADIV, 43 W 141, Côtes-du-Nord, dossier N victime d'un attentat le 15 février 1945 à Cesson Saint-Brieuc. Courriers datant du 30-01-1946 pour le préfet et du 8-02-1946 pour le CR.
42 ADCA 2 W 96, lettre de X (victime d'un attentat à Plélan-le-Petit) au préfet, 19-12-1945.
43 Ibid.
44 ADCA 2 W96, réponse du préfet à la lettre de X, 28-12-1945.
45 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 1-01-1946.
46 ADIV 43 W 138, rapport du CR, 16-01-1946.
47 ADF, 210 W 48, rapport de gendarmerie section de Morlaix, 2-06-1945.
48 La Borderie A. - Porchnev B., Les Bonnets rouges, 10/18, 1975, p. 188.
49 ADCA 2 W 97, gendarmerie section de Lannion, 19-06-1945.
50 ADCA 2 W 97, gendarmerie brigade de Plouaret, 18-06-1945.
51 Ibid.
52 Ibid.
53 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 4-06-1945.
54 ADIV 43 W 135, rapport du CR, 16-06-1945.
55 Il s'agit d'une des premières mentions dans les archives bretonnes des CRS, récemment créées par décret, le 8 décembre 1944, entre autres pour intégrer les GMR dissous par un autre décret pris le même jour.
56 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 4-06-1945.
57 Ibid.
58 ADCA 1140 W 3 rapport du sous-préfet de Dinan au préfet, 6-06-1945.
59 ADIV 1140 W 3, tract distribué le 2 juin 1945 à Dinan, annexé au rapport du sous-préfet du 4 juin 1945.
Table des illustrations
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Titre | Graphique n° 9. Attentats par mitraillage et explosif dans les Côtes-du-Nord dans l'après-Libération (en valeur absolue) |
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Titre | Graphique n° 10. Attentas en Bretagne dans l’après-Libération (sauf Côtes-du-Nord) |
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Titre | Carte n° 7. Attentats en Bretagne après la Libération (1944-1947) |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/8879/img-3.png |
Fichier | image/png, 754k |
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Titre | Graphique n° 11. Attentats, répression et opinion dans la phase d'achèvement de la sortie de guerre |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/8879/img-4.png |
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