Les Bretons au lendemain de l'Occupation
|Première partie. Le plus grand nombre dans l'attente de la Libération, entre violence, souffrance et peur (juin - août 1944)
Chapitre 3. Le mythe de la guerre civile : un tissu national déjà largement retramé
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FranceTexte intégral
- 1 Amouroux H., La grande histoire des Français sous l'occupation, tome 8, Robert Laffont, 1988, p. 4 (...)
- 2 Bailly J.-A., La libération confisquée. Le Languedoc, 1944-1945, Albin Michel, 1993, p. 147-150.
1Les luttes, caractérisées par des haines et des violences extrêmes, opposant résistants et collaborateurs, sont souvent présentées comme relevant d'une guerre civile. Il s'agit, pour ce qui est de la Résistance, de « l'épuration extrajudiciaire » en termes neutres, de « l'épuration sauvage », voire des « atrocités dont la Résistance porte la responsabilité »1 en termes à forte charge émotive. En ce qui concerne les collaborateurs, l'expression de « guerre civile » apparaît pour décrire les violences et atrocités commises par les unités de combat collaborationnistes, engagées au côté des troupes allemandes dans la répression des maquis et de la Résistance, élargie à la mouvance résistante. La mémoire collective réduisant « la misérable armée de guerre civile »2, en général, à la milice française. Le thème de la guerre civile est très présent dans l'historiographie de la période, mais d'une manière ambiguë. Sans qu'un débat proprement dit soit lancé sur ce sujet, la « guerre civile » erre au fil des publications en étant affirmée, contestée, prudemment suggérée sous une forme imagée.
- 3 Les actes du colloque ont été publiés dans : Martin J.-C. (s.d.), « La guerre civile entre histoir (...)
- 4 Elias N., La civilisation des mœurs, Presses Pocket, 1969, p. 292-294.
2Le colloque de la Roche-sur-Yon3 (octobre 1994) a donné lieu à une avancée importante chez les historiens en ce qui concerne la construction du concept de guerre civile. Les éléments d'analyse qui suivent sont le fruit de la lecture des communications présentées à ce colloque. Pour Gabrièle Ranzato, la guerre civile nécessite d'abord un contexte institutionnel spécifique, celui de la disparition de l'État. S'appuyant sur les théories de Norbert Elias concernant la confiscation progressive de la violence par l'État et la résurgence des « instincts refoulés, (l'affleurement des) manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée »4 en cas de disparition de l'État, Jean-Clément Martin conforte l'approche de G. Ranzato, considérant que ce vide institutionnel favorise les explosions de violences extrêmes, dans les luttes fratricides pour l'appropriation de l'État. Cette analyse est partagée par Dimitri Nicolaïdis qui n'envisage, cependant, de guerre civile qu'en ce qui concerne les communautés en lambeaux préexistantes au conflit. La guerre civile est ainsi comprise comme le produit d'une concurrence exacerbée entre deux adversaires appartenant tous les deux à cette même communauté, ne la remettant pas en cause, avec deux projets nationaux inconciliables, dont la finalité est l'extermination d'une partie d'entre elle, afin de construire une communauté de destin épurée, sur des fondements nouveaux. Dernier point : selon D. Nicolaïdis, pour qu'il y ait guerre civile, l'implication générale des masses est nécessaire. C'est ce qui conduit Maurice Agulhon in fine, à distinguer « la guerre civile au sens propre » de « la guerre civile au sens figuré ». La guerre civile au sens propre correspond à une guerre réelle, c'est-à-dire un affrontement militaire, mais opposant une communauté en elle-même. Ainsi, M. Agulhon considère que la guerre de sécession américaine (1860-1865) et la guerre d'Espagne (1936-1939) sont les exemples les plus aboutis des guerres civiles réelles modernes. La guerre civile au sens propre ne doit pas être confondue avec des troubles sanglants (émeutes, rébellions, dissidences, brigandages endémiques etc.) qui opposent entre eux des membres d'une même communauté mais qui, « pour revêtir les allures et les apparences d'une guerre civile », écrit M. Agulhon, doivent atteindre assez de consistance, d'ampleur, de durée. La guerre civile au sens figuré correspond à ce que M. Agulhon qualifie de « climat de guerre civile » ou de « guerre civile morale », c'est-à-dire à l'existence de haines exacerbées reposant sur des systèmes de valeurs concurrents, responsables de crispations politiques et produisant des mémoires contradictoires, autrement dit relevant du paradigme des « guerres franco-françaises ». Cette analyse conduit M. Agulhon à considérer que les luttes qui opposaient résistants et collaborateurs relèvent d'une autre nature, en raison de la dimension patriotique des conflits entre Français sous l'Occupation qui a colmaté les failles traditionnelles des guerres franco-françaises, « opposant un camp patriotique et un camp de la trahison ». Par contre, Jean- Clément Martin et Gabriele Ranzato, ne percevant pas de contradiction entre guerre civile et guerre de libération, rappelant qu'il est fréquent d'observer les adversaires des guerres civiles faire appel à des parties étrangères, voient dans les luttes entre résistants et collaborateurs une guerre civile réelle. D'autres communications allaient dans ce sens. En résumé, on peut considérer que la guerre civile est un affrontement armé interne à une communauté de destin, produit par le conflit de deux systèmes de valeurs inconciliables concernant l'identité et l'organisation du groupe, l'aboutissement de la guerre civile étant la prise du pouvoir par l'un des deux adversaires et l'anéantissement de l'autre. Un préalable existe à la guerre civile : une communauté de destin. Un contexte est nécessaire : le vide institutionnel. Enfin pour qu'il y ait guerre, qu'elle soit internationale ou civile ne change rien sur ce point, il faut atteindre une masse critique concernant l'implication des masses, la nature violente des affrontements et la durée du conflit.
- 5 Rousso H., « La seconde guerre mondiale dans la mémoire des droites françaises », dans Sirinelli J (...)
- 6 Hoffmann S., Essais sur la France, Seuil, 1974, p. 42-43.
- 7 Hoffmann S., entretien avec la rédaction de la revue dans Azéma J.-P., Rioux J.-P. et Rousso H. (s (...)
- 8 Hoffmann S., « Paradoxes de la communauté politique française », dans Hoffmann S. (s.d.), À la rec (...)
- 9 Azéma J.-P., Rioux J.-P. et Rousso H. (s.d.), op. cit., 154 p.
- 10 Loubes O., « Jean Zay, une résistance déplacée », dans Guillon J.M-. et Laborie P. (s.d.), Mémoire (...)
3Quant au paradigme des « guerres franco-françaises », il est aujourd'hui solidement établi. La paternité de l'expression revient à Louis-Dominique Girard5, ancien chef de cabinet du maréchal Pétain qui, dans un ouvrage publié en 1950, La guerre franco-française, dénonçait les communistes et les partis de la Résistance comme responsables d'une guerre civile larvée. Il s'agit donc à l'origine d'une approche polémique, pamphlétaire, ancrée à la fois dans la guerre froide et dans les conflits et les ressentiments qui suivent l'épuration. La promotion scientifique de l'expression revient à Stanley Hoffmann6 ; néanmoins, s'il perçoit dans la crise de la France de Vichy une fracture idéologique profonde et ancienne qui divise la communauté française, il ne considère pas pour autant que les Français aient une tendance à la guerre civile7, au contraire, il perçoit d'ailleurs plus de continuités entre Vichy et la Résistance que de ruptures8. La publication d'un numéro spécial de Vingtième Siècle9, en 1985, éleva l'expression au rang de paradigme, tout en la mettant au pluriel. Désormais, on entend par « guerres franco-françaises » des divisions profondes, anciennes, pérennes, qui fissurent çà et là, et fracturent parfois, la communauté nationale. Ce n'est pas une faille mais un champ de failles, idéologique, économique, identitaire, qui, dissimulé en surface, rejoue en profondeur lors des crises et pousse les Français à s'affronter. C'est l'idée que le mythe national occulte provisoirement des divisions réelles qui, dans des contextes particuliers, peuvent donner lieu à des déchirements plus ou moins graves. Dans certaines périodes où la communauté nationale perd ses repères fondamentaux, la recherche puis la dénonciation d'un ennemi intérieur devenant obsessionnelle, prospèrent des cultures politiques qui tendent à l'affrontement intérieur10.
- 11 Il est vrai que d'autres régions françaises ont connu des luttes intestines extrêmement violentes (...)
4Les guerres franco-françaises exacerbées dans les années 1930, puis sous Vichy, n'ont pas conduit à la guerre civile, du moins en Bretagne11. En raison de l'Occupation, la stigmatisation de l'ennemi de l'intérieur imaginé s'est atténuée au contact de l'ennemi extérieur bien réel devenu l'occupant. Malgré les peurs, le tissu national s'est retramé sur un métier patriotique, contre l'occupant. Dans le contexte de la guerre, certaines haines et peurs tournées vers l'ennemi de l'intérieur ont pu exacerber une culture d'affrontement au sein d'une minorité partagée entre deux camps qui est passée à l'acte, sans pour autant qu'une guerre civile se soit réalisée, la masse critique n'étant pas atteinte. Si la France avait connu une guerre civile véritable, dont le paroxysme eût été atteint dans les jours, voire les heures, qui précédèrent la Libération, les ressorts institutionnels et culturels n'auraient pas permis un rétablissement aussi prompt, dans l'unanimité quasi pleine et entière, de la démocratie républicaine.
- 12 Dans sa thèse sur la police de Marseille, Simon Kitson écrit que dès la fin 1942 l'attitude de la (...)
- 13 ADIV - 213 W n° 262, note du ministère de l'Intérieur, 5-01-1944.
- 14 ADIV - 213 W n° 262, note du préfet de région, 8-04-1944.
5Dès la fin de 1940, les individus, progressivement mais massivement, abandonnèrent les haines tournées contre l'ennemi de l'intérieur, et réservèrent leur agressivité aux « Boches » et aux « collabos ». C'était ici les débuts d'une dynamique de recomposition de la communauté nationale qui suivit presque aussitôt la pulvérisation de l'été 1940. Elle se développa tout au long de l'Occupation, le processus se massifiant et s'accélérant à la Libération et dans l'après-Libération. La Police, premier instrument du gouvernement de Vichy dans la répression de « l'Anti-France », a évolué dans le même sens12. Au printemps 1944, il est incontestable que l'institution policière a perdu en efficacité et en motivations dans sa fonction répressive à l'égard de la Résistance. « Les nombreuses indiscrétions commises sont à l'origine de beaucoup d'échecs », rappelait une note du ministère de l'Intérieur13. Les responsables régionaux, préfet de région et intendant de police, poursuivent la lutte contre les « terroristes » au côté des Allemands14, mais suivant leur point de vue, les résultats ne sont pas satisfaisants.
- 15 ADIV - 213 W n° 262. Rapport de l'intendant de police approuvé par le préfet, 18-04-1944.
« En juillet 1943, la police de sûreté a procédé à l'arrestation de quatre délinquants, en mars 1944 elle en arrêté 105. Je dois à la vérité de dire que les arrestations du mois dernier ne comportaient qu'un nombre restreint de terroristes. L'effort produit n'en a pas moins été méritoire. Les résultats eussent été meilleurs si les moyens mis en œuvre en action avaient été suffisants. [...] les forces de l'ordre ne disposent que d'un armement dérisoire et de moyens de transports extrêmement réduits »15.
- 16 ADIV - 213 W n° 262.
- 17 ADIV - 213 W n° 262, note du ministère de l'Intérieur, 5-01-1944.
- 18 le GMR Bretagne avait participé aux opérations du plateau des Glières, sans être impliqué dans les (...)
6Les explications de la hiérarchie sur le manque d'efficacité des institutions se font en termes administratifs de dysfonctionnements, de manque d'effectifs, de manque de coordination, de manque d'équipement, mais au détour d'une note survient également le doute qui habite les officiers publics et gêne leurs activités. Individuellement, des fonctionnaires, officiers de gendarmerie, inspecteurs et commissaires, en particulier au sein des renseignements généraux, continuent à combattre les communistes et la Résistance, mais l'institution n'est plus fiable. Non pas qu'elle soit rentrée en tant que telle dans la Résistance, la gendarmerie du Morbihan mise à part, seuls des individus résistent, mais parce que les policiers et les gendarmes sont à l'image de la société française tout entière. Ils se sont progressivement éloignés du régime de Vichy et ces fonctionnaires chargés de la surveillance et de la répression, en doutant, ne sont plus efficaces. Ce doute, dans la désignation de l'ennemi intérieur à combattre, perturbe l'appareil policier. L'intendant de police lui-même n'est pas aussi convaincu qu'il voudrait l'être du bien fondé de la répression contre la Résistance qu'il contribue à coordonner. Dans son rapport d'avril 1944 au préfet, « l'armée du terrorisme » est aussi « celle des bandits qui sous le couvert d'un patriotisme d'opportunité, tuent, rançonnent, pillent la population »16. Cette assimilation de la Résistance à une pègre, qui participe de la propagande de Vichy, dans un rapport administratif, témoigne en ce qui concerne le rédacteur du besoin de se convaincre de la légitimité de sa propre participation à la répression. Même le GMR Bretagne n'est plus sûr. Tout un travail de remotivation a été effectué pour remobiliser les hommes avant les dernières opérations de mai et juin contre les maquis du Morbihan. Déjà, le 5 janvier 1944, une note du ministère de l'Intérieur disait au sujet du moral du personnel : « Celui-ci est manifestement impressionné par la distinction faite quelques fois entre les « bons terroristes » et les « mauvais terroristes ». Il faut à tout prix lui faire comprendre que l'exécutant est absolument incapable de faire cette discrimination subtile et quelque peu spécieuse »17. On retrouve cette note dans les consignes données par l'intendant lors de la préparation des opérations du Morbihan. « Les commandants de groupe s'efforceront d'effacer des esprits faibles le doute qu'a pu faire germer la dissidence, ils s'inspireront de l'exemple reçu en Haute-Savoie18. Ils feront comprendre qu'il n'appartient pas à l'exécutant d'établir la distinction entre « bon » et « mauvais » terroriste ». Néanmoins, les résultats de ces opérations furent « décevants ». L'intendant raconte ainsi une entrevue avec le commandant du SD à Rennes, le colonel Pulmer, qui fit suite à cette expédition :
- 19 ADIV - 213 W n° 262, deuxième audience de l'intendant de police, 24-11-1944.
« Constatant une fois de plus en termes virulents la carence totale de la police et de la gendarmerie, composées ne cessait-il de le répéter de traîtres, y compris les chefs, le kommandeur Pulmer qui avait convoqué le préfet régional et moi, nous signifia avec colère qu'il avait décidé le désarmement total de toutes les unités de police et de gendarmerie du Morbihan, et le désarmement total de tout le GMR. Le préfet régional et moi-même fîmes l'impossible [...] pour le faire revenir sur cette décision. [...] le lendemain il [...] finit par accepter que la moitié seulement du GMR serait désarmé, mais exigea que cet armement fut remis à la milice. »19
- 20 ADIV- 213 W, audience du 31 août 1945, PV de comparution du commandant du GMR Bretagne devant le j (...)
7Cette déclaration, prononcée en novembre 1944, n'est pas à prendre au pied de la lettre, cet homme joue sa tête, et surtout entre temps, les représentations collectives de la Résistance ont changé. L'intendant se présente avec le préfet comme un bouclier (image classique chez les responsables de la collaboration d'État) entre ses subordonnés et les autorités d'occupation. Or, tous les témoignages concordent pour décrire l'intendant comme une personnalité terne et craintive, autant par rapport aux autorités allemandes que par rapport à celles de Vichy. Par ailleurs, citer des propos du chef SD qui prêtent une aussi grande efficacité à la Résistance et suggèrent sa généralisation au sein des forces du maintien de l'ordre, en impliquant les chefs, conduit implicitement à laisser entendre que le préfet et lui-même n'étaient pas innocents quant au développement de la Résistance dans leurs services pour le moins. Les résultats sont là. À la suite à cet échec relatif, des GMR furent sanctionnés, 45 sur 204. Surtout, le GMR dut remettre la moitié de ses armes et munitions à la milice, fin juin 1944. Dès lors, le GMR perdit sa fonction répressive sans être dissous pour autant, son action se limitant à des services de garde et de sauvetage dans les localités bombardées. Le commandant du GMR Bretagne déclare lors de sa comparution devant le tribunal militaire en septembre 1944, avec une certaine naïveté : « Au début de juillet, le préfet régional m'a demandé de participer à des opérations éventuelles contre le « terrorisme », j'ai refusé parce qu'à ce moment-là, j'estimais que la discrimination était impossible entre les bandits de droit commun et la Résistance »20. Cette formulation témoigne, à nouveau, des interrogations passées qui l'ont habité. Il est d'ailleurs à préciser qu'il fut acquitté par la Cour de justice de Rennes, à la différence de l'intendant et du préfet régional.
- 21 Sainclivier J„ La Bretagne...op. cit., p. 78.
- 22 Les informations qui suivent ont été recueillies dans les dossiers de procédure concernant les dif (...)
8En raison des carences des institutions publiques chargées de la surveillance et de la répression, des unités paramilitaires et parapolicières furent organisées à l'initiative des collaborationnistes et des Allemands pour y suppléer. En Bretagne, comme ailleurs en France, les Français impliqués directement dans la lutte contre la Résistance étaient une toute petite minorité. La milice française est de loin la plus grosse de ces organisations, une centaine d'hommes au maximum21 pour la région tout entière, arrivés en avril 1944, dirigés par une brute épaisse : Di Constanzoe. Les autres unités de combat dépendent toutes du SD. La confusion entre ces unités tient aux témoins et aux acteurs : ils se présentaient souvent (ou étaient désignés) comme membre de la Gestapo ou de la police allemande22.
9La première de ces unités est la formation Perrot. Bras armé de la branche séparatiste et dissidente du PNB, elle devait préparer, dans l'esprit de son créateur, Célestin Lainé, la future armée de la Bretagne, indépendante au sein de l'Europe nazie. Célestin Lainé ne parvint à constituer qu'une unité 55 placée directement sous la direction du SD à Rennes. Constituée d'une quarantaine d'individus à ses débuts, en décembre 1943, elle n'a pas dépassé 80 membres sur le total de toute son existence. La surestimation des effectifs, présente dans les rapports de la DST et des RG rédigés à la Libération, tient d'une part à la confusion avec d'autres militants ou ex-militants du PNB travaillant individuellement pour le SD (kommando de Landerneau, groupe Vissault), et surtout à la difficulté des inspecteurs à identifier clairement les miliciens, les archives de cette unité ayant été brûlées au moment de son départ pour l'Allemagne. Des individus ont été comptés plusieurs fois par les policiers qui confondirent patronyme, nom de guerre, diminutif, nom mal orthographié. Au total, en confrontant les témoignages et les déclarations, avec les rapports des RG et de la DST, 71 membres de la formation Perrot ont été identifiés, les chefs politiques et militaires y compris, et il semble peu probable que cette unité en ait compté plus.
10Deux autres organisations paramilitaires travaillaient directement sous les ordres du SD en Bretagne. Le Groupe d'Action pour la Justice Sociale, une unité de combat directement issue du PPF, créée en mai en Ille-et-Vilaine, a totalisé 26 membres. Cette organisation fut avec la milice française, l'instrument français de lutte antimaquis le plus destructeur en Bretagne. Les membres du GAJS participaient directement à des opérations de combat contre les maquis et procédaient à des interrogatoires extrêmement violents ; il est révélateur que sur les quinze condamnés à mort par la section départementale d'Ille-et-Vilaine de la Cour de justice de Rennes effectivement exécutés, sept étaient issus du GAJS. L'autre unité, encore plus réduite, était le Selbstschutspolizei, c'est-à-dire une police SS dite d'auto- protection. Elle est arrivée de Paris en mai 1944 ; deux autres groupes de cette organisation avaient été envoyés à la même époque à Toulouse et Dijon. Ils étaient au total 12 miliciens, commandés par un adjudant-chef allemand. Eux aussi participèrent à des opérations de combat et vraisemblablement à des interrogatoires. Sur les cinq membres du groupe arrêtés et jugés à Rennes, deux furent exécutés.
- 23 ADIV 215 W 223 ; 153 ; 152 ; il s'agit de personnes plus âgées que les miliciens de la formation P (...)
11Il faut ensuite comptabiliser des unités très réduites, parfois en relation avec des militants dissidents du PNB ou dans la mouvance du PNB. Le groupe Vissault, sept individus chargés d'infiltrer les réseaux et maquis, participait à des interrogatoires et travaillait directement sous les ordres du SD parisien. Des participants conjoncturels du kommando SD de Landerneau, six membres de la tendance Lainé étaient trop installés dans leurs activités professionnelles23 pour le rejoindre dans la formation Perrot ; mais, ponctuellement, ils accompagnaient le SD, puis revêtirent l'uniforme SS dans les traques des résistants.
- 24 Il s'agit à la fois de l'organisation de jeunesse à caractère paramilitaire du PNB et de son servi (...)
12La milice française, le GAJS, le Selbstschutzpolizei et la formation Perrot sont directement impliqués dans des opérations de combat et dans des interrogatoires très violents, à partir de mai 1944. Avant cette date, seule la formation Perrot existait ; son rôle se limitait alors à des activités de surveillance, gardes et souricières. Le plus souvent, ces différentes unités ont agi ensemble, au côté de soldats allemands et encadrées par des membres du SD, dans les quatre départements. Ces groupes ultra minoritaires, très isolés dans la population, correspondent à des troupes supplétives des forces d'occupation. Ainsi, appliquer le concept de guerre civile pour représenter les combats entre Français apparaît discutable. Au total, seulement 209 individus ont été identifiés. Même s'il faudrait rajouter quelques personnes travaillant pour la police allemande échappant à ce recensement, des électrons libres issus des Bagadou Stourm24, ou des informateurs circonstanciés, le rapport entre un peu plus de 209 collaborationnistes en arme au côté de 150 000 soldats allemands et les 35 000 FFI ne permet pas de parler de guerre civile. La masse critique n'est pas atteinte.
- 25 Il s'agit du numéro de code correspondant à la base de données constituée pour cette étude. MP et (...)
- 26 Cf. le film de Louis Malle, Lacombe Lucien (1974). Dans ce long métrage, qui se situe pendant l'ét (...)
- 27 ADIV - 215 W152, lettre aux militants de Célestin Lainé, 15-06-1944.
- 28 ADIV - 215 W152 ; deux membres du kommando de Landerneau suivant les conseils de Lainé se sont eng (...)
13Cela étant, motivations et comportements des membres de ces unités relèvent d'une culture d'affrontement. La haine anticommuniste, en particulier, élargie à la haine antirésistant, le militantisme politique en général sont à l'origine de l'engagement et des violences extrêmes de la plupart de ces individus. Que ce soient les mineurs ou les simples d'esprit, l'errance qui les a conduit dans ces unités de combat antimaquis au printemps 1944 les a fait passer par les chemins de l'extrême droite. Les deux miliciens les plus jeunes de la formation Perrot, MP2525 et MP61, âgés respectivement de 18 et 17 ans lorsqu'ils se sont engagés dans l'unité en juin 1944, avaient préalablement transité par le PNB. MP25 était un militant actif depuis 1943 ; il achetait déjà le journal Breiz Atao en 1938, il était à l'époque âgé de 12 ans. Lorsque MP61 demande l'autorisation à ses parents de quitter le foyer familial en juin 1944, il les trompe en leur annonçant qu'il part pour le maquis, donc il a conscience des enjeux et de la portée de ses actes. SSP12, âgé de 16 ans lorsqu'il entre dans la Selbstschutzpolizei en janvier 1944, s'était déjà engagé dans l'armée allemande en 1943. GA25, le benjamin du GAJS, né en 1926, a transité par le RNP. Quant à MP50, il prétend militer au PNB qu'il décline Parti Napoléonien Breton et être parti venger la Grande Armée sur le front russe. Certes, le rapport du psychiatre le dit atteint de « débilité mentale » et « sincère », il est tout de même passé par la LVF en 1943 et avait adhéré la première fois au PNB en 1932. Aucun Lacombe Lucien26 n'a hésité entre le maquis et l'une de ces formations. Dans les semaines qui précèdent la Libération leur combat est perdu militairement et culturellement. Le rejet dont ils sont l'objet de la part de l'opinion et aussi de leurs parents, ne leur laisse aucun espace possible dans la nouvelle société qui s'annonce, raison pour laquelle ils choisissent la fuite au côté des Allemands27. Dans cette perspective, pour des questions de survie, quelques-uns s'engagent dans les SS en août 194428.
- 29 Cf. Kedward R., « La Résistance, l'histoire et l'anthropologie : quelques domaines de la théorie » (...)
- 30 Bougeard C., « Résistance et épuration sauvage en Bretagne », dans Sainclivier J. et Bougeard C. ( (...)
- 31 Bougeard C., « L'opinion en Bretagne », op. cit., p. 71-92.
- 32 Bougeard C., « Résistance et épuration sauvage », op. cit., p. 277.
- 33 ADCA, 1140W3, pages d'un journal intime confisquées par les FFI et jointes au dossier d'épuration (...)
14Cette insécurité, vécue par les collaborateurs les plus compromis, est aussi ressentie par les collaborateurs ordinaires qui, d'une part peuvent se sentir menacés par la justice alternative29 mise en œuvre par le maquis, et surtout sont rejetés par la société locale. « D'une manière générale, et d'après les sources disponibles (gendarmerie, police), la population accepte assez bien les verdicts des résistants quand il s'agit de collaborateurs connus ou de délateurs avérés »30. La collaboration n'a jamais attiré qu'une étroite minorité de Français, en Bretagne, à partir de 1941, l'opinion a commencé à prendre de la distance par rapport au régime de Vichy, les organisations collaborationnistes assistant, dès lors, à l'évanouissement de leurs adhérents, ne sont plus que des coquilles vides31. À partir de 1943 même l'anticommunisme et l'antisémitisme ne jouent plus leur rôle de tisons à haines pour refondre la nation. Le départ prochain des Allemands fait prendre conscience aux collaborateurs à quel point ils sont vulnérables et isolés. En effet, cette phase correspond au moment où l'épuration dite extrajudiciaire est la plus brutale et où la pression sociale à l'égard des collaborateurs monte en puissance. Sur le total des 581 exécutions sommaires commises par la Résistance, recensées en Bretagne de 1943 à 1945, 378, c'est-à-dire 65 % ont lieu entre le 1er juin 1944 et la Libération32, autrement dit en moins de 2 mois et demi. Existent déjà à cette époque tous les types de violences que les collaborateurs ou les personnes désignées comme telles subiront dans l'après-Libération : la violence physique, c'est-à-dire les brutalités contre les personnes (agressions, sévices, tentatives de meurtre et meurtres), la violence matérielle, autrement dit les atteintes à la propriété (viol de domicile, destruction du mobilier, destruction des maisons et des commerces, vols), la violence verbale, soit les menaces publiques ou privées contre les individus (menace de mort, dénonciation des personnes par tract, affiche, liste de femmes à tondre placardée, croix gammée peinte à l'entrée du domicile), la violence sociale enfin, c'est-à-dire l'ostracisme mis en œuvre ou accepté par la communauté tout entière qui, pour l'instant, correspond à l'adhésion des populations locales à la justice du maquis et à une forte pression du voisinage sur les collaborateurs désignés. C'est ainsi qu'une adolescente de Plestin-les-Grèves confie ses sentiments dans son journal intime. À cette date, elle est âgée de 17 ans et enceinte d'un soldat allemand dont elle est amoureuse. Celui-ci a quitté Plestin avec son unité, début juillet, pour se rapprocher du front normand. Elle écrit le 15 juillet 1944 : »dans le quartier les gens gueulent sur nous, pourtant je n'ai jamais fait de mal à personne » et le 16 juillet : « s'il savait (elle parle de son amant) comme les gens sont méchants pour nous, il serait fou »33.
15À la veille de la Libération, le tissu national est déjà largement retramé. L'identité nationale s'organise autour du sentiment d'appartenir à une communauté de destin, celle de la souffrance et celle de l'espérance dans la libération, non celle de la Résistance. La cohésion de la société locale se réalise par l'acceptation par le plus grand nombre de la justice alternative mise en œuvre par la Résistance, non sans éprouver des craintes ou que soient émises des réserves. Ainsi, les systèmes de représentations et les comportements qui participent à la construction de l'identité nationale dans la France de l'après-Libération sont déjà largement présents à la veille de la Libération. Dans l'espace de la Bretagne libérée, ils vont se consolider et s'organiser dans le cadre d'un sentiment national beaucoup plus affirmé.
Notes
1 Amouroux H., La grande histoire des Français sous l'occupation, tome 8, Robert Laffont, 1988, p. 462.
2 Bailly J.-A., La libération confisquée. Le Languedoc, 1944-1945, Albin Michel, 1993, p. 147-150.
3 Les actes du colloque ont été publiés dans : Martin J.-C. (s.d.), « La guerre civile entre histoire et mémoire », Enquêtes & Documents - Centre de Recherches sur l'Histoire du Monde Atlantique, n° 21, 1995, 248 p. Les références qui suivent correspondent aux communications présentées par ces différents auteurs à cette occasion.
4 Elias N., La civilisation des mœurs, Presses Pocket, 1969, p. 292-294.
5 Rousso H., « La seconde guerre mondiale dans la mémoire des droites françaises », dans Sirinelli J.-F. (s.d.), Histoire des droites en France, tome 2, 1992, p. 559.
6 Hoffmann S., Essais sur la France, Seuil, 1974, p. 42-43.
7 Hoffmann S., entretien avec la rédaction de la revue dans Azéma J.-P., Rioux J.-P. et Rousso H. (s.d.), « Les guerres franco-françaises », Vingtième Siècle, numéro spécial, 1985, p. 133.
8 Hoffmann S., « Paradoxes de la communauté politique française », dans Hoffmann S. (s.d.), À la recherche de la France, Seuil, 1963, p. 75-77.
9 Azéma J.-P., Rioux J.-P. et Rousso H. (s.d.), op. cit., 154 p.
10 Loubes O., « Jean Zay, une résistance déplacée », dans Guillon J.M-. et Laborie P. (s.d.), Mémoire et Histoire : la Résistance, Privat, 1995 ; du même auteur « Jean Zay, Vichy et la Résistance : une mise en abîme de l'éclipse », RHMC, n° 43, 1996, p. 151-167 ; Becker J.-J., « Y a-t-il une culture de guerre civile ? », dans Martin J.-C. (s.d.), op. cit., p. 33-38.
11 Il est vrai que d'autres régions françaises ont connu des luttes intestines extrêmement violentes et sanglantes. Ce fut le cas en particulier du sud-ouest toulousain. Voir les travaux de Pierre Laborie et Laurens A., « Le phénomène milicien en Ariège et l'évolution de ses représentations dans l'opinion », RH2GM, n° 131, 1983, p. 3-23. Ces deux auteurs ne parlent pas de guerre civile pour autant.
12 Dans sa thèse sur la police de Marseille, Simon Kitson écrit que dès la fin 1942 l'attitude de la police en général et à Marseille en particulier montre une désaffection générale à l'égard du gouvernement de Vichy et en contrepartie une large sympathie envers la Résistance. Dans Kitson S., The Marseille Police in their context from Popular Front to the Liberation, Université de Sussex, Brighton, 1996, exemplaire dactylographié. Plus facile d'accès voir également dans Kitson S., « L'évolution de la Résistance dans la police marseillaise », dans Guillon J.-M. et Mencherini R., La Résistance et les Européens du Sud, pré-actes du colloque d'Aix en Provence, 1997.
13 ADIV - 213 W n° 262, note du ministère de l'Intérieur, 5-01-1944.
14 ADIV - 213 W n° 262, note du préfet de région, 8-04-1944.
15 ADIV - 213 W n° 262. Rapport de l'intendant de police approuvé par le préfet, 18-04-1944.
16 ADIV - 213 W n° 262.
17 ADIV - 213 W n° 262, note du ministère de l'Intérieur, 5-01-1944.
18 le GMR Bretagne avait participé aux opérations du plateau des Glières, sans être impliqué dans les combats. C'est donc, probablement, à une présentation magnifiée, dans l'esprit de l'intendant, de la participation du GMR Bretagne dans l'épisode des Glières qu'il est fait ici allusion.
19 ADIV - 213 W n° 262, deuxième audience de l'intendant de police, 24-11-1944.
20 ADIV- 213 W, audience du 31 août 1945, PV de comparution du commandant du GMR Bretagne devant le juge d'instruction du tribunal militaire, 7-09-1944.
21 Sainclivier J„ La Bretagne...op. cit., p. 78.
22 Les informations qui suivent ont été recueillies dans les dossiers de procédure concernant les différents membres de ces unités, constitués lors de leur passage devant la Cour de justice de Rennes, et conservés aux archives départementales d'Ille-et-Vilaine sous les côtes 213 W, 214 W, 215 W et 216 W.
23 ADIV 215 W 223 ; 153 ; 152 ; il s'agit de personnes plus âgées que les miliciens de la formation Perrot : on compte deux commerçants, un imprimeur, un garagiste, un opérateur dentiste, un employé de commerce.
24 Il s'agit à la fois de l'organisation de jeunesse à caractère paramilitaire du PNB et de son service d'ordre.
25 Il s'agit du numéro de code correspondant à la base de données constituée pour cette étude. MP et un chiffre vaut pour les miliciens Perrot, GA pour les miliciens du GAJS et SSP pour ceux du groupe du Selbstschutzpolizei.
26 Cf. le film de Louis Malle, Lacombe Lucien (1974). Dans ce long métrage, qui se situe pendant l'été 1944, le héros, un adolescent, cherche à entrer dans le maquis. Les résistants le refusent car ils le jugent trop jeune. Par dépit, mais aussi poussé par la volonté de participer à l'événement, il entre dans une police du SD quelques semaines avant la Libération et traque les résistants. De fait, il ressort du film que les individus ne maîtrisaient pas leur destin et pouvaient, ballottés par l'histoire, échouer dans un camp comme dans l'autre. Ce long métrage participa ainsi à une forme de déculpabilisation de la collaboration.
27 ADIV - 215 W152, lettre aux militants de Célestin Lainé, 15-06-1944.
28 ADIV - 215 W152 ; deux membres du kommando de Landerneau suivant les conseils de Lainé se sont engagés dans les SS en août 1944 après avoir suivi l'armée allemande dans son repli à Brest. Leur engagement correspondait en fait à la régularisation de leur situation à l'intérieur de la forteresse.
29 Cf. Kedward R., « La Résistance, l'histoire et l'anthropologie : quelques domaines de la théorie », dans Guillon J.-M. et Laborie P. (s.d.), op. cit., 352 p.
30 Bougeard C., « Résistance et épuration sauvage en Bretagne », dans Sainclivier J. et Bougeard C. (s.d.), La Résistance et les Français - Enjeux stratégiques et environnement social, PUR, 1995, p.283.
31 Bougeard C., « L'opinion en Bretagne », op. cit., p. 71-92.
32 Bougeard C., « Résistance et épuration sauvage », op. cit., p. 277.
33 ADCA, 1140W3, pages d'un journal intime confisquées par les FFI et jointes au dossier d'épuration préparé par le comité d'épuration de Plestin-les-Grèves
© Presses universitaires de Rennes, 1999