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Classer les archives et les bibliothèques

 | 
Véronique Sarrazin
, 
Patrice Marcilloux
, 
Bénédicte Grailles
, 
et al.

Introduction

Patrice Marcilloux

Full text

  • 1 Tort P., La Raison classificatoire, Paris, Aubier Montaigne, 1989.
  • 2 Pérec G., Penser/classer, Paris, Le Seuil, 2003.
  • 3 Tort P., La Pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier Montaigne, 1983.
  • 4 Vignaux G., Le Démon du classement. Penser et organiser, Paris, Le Seuil, 1999.

1Dès sa constitution au sein du laboratoire CERHIO (Centre de recherches historiques de l’Ouest) en 2008, l’axe ALMA (archives, livres, manuscrits et autres supports de l’information) décida de consacrer son premier cycle de séminaires aux pratiques de classement en archives et bibliothèques. Le sujet n’était certes pas une terra incognita. En adoptant comme titre « Les raisons classificatoires », les organisateurs du séminaire se plaçaient dès l’abord et ouvertement dans le sillage d’importants travaux épistémologiques sur les systèmes classificatoires, manière de dire qu’ils entendaient notamment poser la question de l’évolution des pratiques professionnelles dans le cadre d’une histoire générale des systèmes classificatoires, qu’ils portent sur les langues, les écritures, les êtres vivants ou les sciences1. S’agissant des bibliothèques, le Pérec de Penser/classer a déjà tout dit dans ses « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres2 » des affres de la « pensée hiérarchique3 », de la tension entre diversité et ressemblance, de ce démon du classement4 auquel l’esprit humain ne peut que difficilement échapper : « Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières. »

  • 5 Costermans J., Les activités cognitives, raisonnement, décision et résolution de problèmes, Bruxel (...)

2Pour autant, les spécificités originelles de l’équipe et notamment sa volonté de favoriser les approches décloisonnées entre archives et bibliothèques permettaient d’espérer un point de vue novateur : une mise en recherche des pratiques professionnelles, aussi bien sur le temps long que dans leur contemporanéité, à l’écart des injonctions doctrinales ou réglementaires. L’ambition était de poser la problématique du classement d’une manière englobante : théories générales de la classification, existence de modèles et influence de la taxinomie du vivant ou de la classification des connaissances, construction professionnelle des cadres et plans de classement, rationalisation des méthodes professionnelles, pratiques individuelles et privées, perception et utilisation par les usagers, processus de catégorisation et esprit de classement, rôle des méthodes classificatoires dans les processus de rationalisation et d’innovation administrative ou économique, impact des nouvelles technologies, place des logiques classificatoires dans l’univers du Web sémantique ou dans les nouveaux langages documentaires. Dans cet ambitieux programme, tout n’a évidemment pas pu être réalisé ni même ébauché. Ainsi, en dépit de son positionnement ouvertement interdisciplinaire, le groupe n’a pas réussi à tisser les liens qu’il envisageait d’évidence avec la sphère de la psychologie cognitive5 : en quoi les processus de catégorisation et de hiérarchisation, principalement analysés par les psychologues comme une simplification de la réalité permettant au sujet de l’appréhender plus facilement que sous la forme d’une somme d’éléments disparates, bornent-ils en amont l’inventivité classificatoire et en limitent-ils, en aval, la perception ? Les professionnels et les experts mis à part, peut-on parler d’une limite commune à l’organisation des connaissances en catégories hiérarchiques, par exemple en nombre de catégories super-ordonnées et supra-ordonnées ?

  • 6 Les interventions sont publiées ou résumées en ligne sur le site Archives ouvertes du CNRS, à l’ad (...)
  • 7 Ogilvie D., « Archives de la Nation, archives de l’Assemblée : retour sur un “roman des origines”  (...)

3Le présent ouvrage ne reflète néanmoins qu’une partie de l’activité du séminaire, résultat d’une sélection s’efforçant de privilégier à la fois la cohérence et l’originalité6. Une première partie propose quelques jalons chronologiques. Les études sur les archives et l’archivistique médiévales se sont largement épanouies au cours des dix dernières années. Spécialiste des archives de l’abbaye de Cluny et de leur conservation des origines à la veille de la Révolution, Sébatien Barret en donne un exemple en faisant le point sur ce que l’on peut savoir à la fois de la cotation, du classement et du rangement de ces archives jusqu’au début du XVIe siècle. Il souligne notamment l’absence de linéarité chronologique, récusant toute forme sinon de progrès du moins de progression vers une forme de « modernité archivistique » : les traces de cotation les plus anciennes sont celles qui correspondent le plus à nos manières de faire et des « retours en arrière » existent. À un XIe siècle qui nous lègue des marques destinées au classement succède un Moyen Âge central qui semble dominé par l’approche singulière du document avec des combinaisons de lettres et de signes qui permettent de désigner un document mais qui ne le situent pas dans un système classificatoire préétabli. Riche d’une histoire ininterrompue de plus de trois siècles, la bibliothèque Mazarine offre un point d’observation privilégié, si ce n’est exemplaire, pour l’histoire des modalités des mises en ordre intellectuelles et matérielles. Conservateur en chef et directeur-adjoint de cet établissement, Patrick Latour rappelle combien la tension entre ordre physique et agencement intellectuel des collections est au cœur de l’activité des bibliothécaires. C’est principalement elle qui justifie et explique le déploiement de pratiques et de techniques professionnelles comme l’utilisation de registres, de fiches, de bulletins ou de cartes. Souvent évoqués, mais presque secondairement, comme une pièce du « roman des origines7 », les premiers cadres de classement des Archives nationales bénéficient ici de l’étude attentive de Martine Sin Blima-Barru, auteure d’une thèse sur les archives du Comité des décrets. Si les adaptations successives des séries du cadre de classement répondent d’abord à des nécessités conjoncturelles, au besoin de se conformer aux définitions successives des modalités du travail législatif, elles sont aussi un outil de combat permettant d’affirmer une conception et une délimitation du service des Archives. La création, dès le 4 septembre, d’une série prévisionnelle pour les archives à venir des comités est de ce point de vue tout à fait symptomatique. L’étude de la bibliothèque municipale de Rouen au XIXe siècle par Valérie Neveu, maître de conférences en bibliothéconomie, et l’analyse par Véronique Sarrazin, maître de conférences en histoire, des classements nationalement prescrits aux bibliothèques universitaires des années 1870 aux années 1960, et localement adaptés parfois, permettent de mieux comprendre la longue fidélité des bibliothécaires français à la célèbre Brunet, dite aussi classification des libraires. Attachement viscéral à un ordre méthodique, réticence têtue à l’ordre alphabétique auteur, perçu comme une facilité intellectuelle, généralisation tardive du libre accès, tout concourt à cette longue prédilection, y compris une coloration de fierté, pour ne pas dire résistance, nationale. Au total, l’impression qui se dégage principalement de ce premier groupe de contributions est celle d’une grande stabilité. En archives comme en bibliothèques, les principes classificatoires et les cadres de classement évoluent peu ou lentement. Les distorsions, bricolages et combinaisons de critères de nature différente suffisent à ménager les souplesses nécessaires à l’intégration de nouveaux savoirs. Ils sont en tout cas préférés aux innovations globales, fondées sur une réflexion d’ensemble, plus ou moins intellectualisée, parfois perçue comme dangereuse par les professionnels, toujours comme source de longs et fastidieux remaniements des fonds et collections.

4La deuxième partie est consacrée à la question du degré d’autonomie de l’élaboration classificatoire des archivistes et des bibliothécaires : existence et diffusion de modèles, influence de la taxinomie générale des connaissances, rôle des idéologies ou systèmes de croyance. Stéphane Tirard, professeur d’histoire des sciences et d’épistémologie, insiste sur le statut épistémologique des classifications qui possèdent leur valeur heuristique propre, en tant que support de raisonnement pouvant ouvrir la voie à de nouveaux horizons théoriques : la réflexion sur la transformation des espèces au milieu du XIXe siècle en témoigne. Dans le champ de l’histoire et de la production historiographique, Julie Lauvernier, docteure en histoire, démontre le lien étroit, tout au long du XIXe siècle, entre technologie archivistique, classement et écriture de l’histoire. Ce lien n’est d’ailleurs pas univoque : d’abord perçue comme préalable à l’acte historique, la classification devient, par contamination et filiation, un moment du processus historiographique. Dès lors, dans une approche historique des classements en archives et bibliothèques, faut-il privilégier des origines intellectuelles, éventuellement exogènes, ou au contraire y lire le résultat d’une genèse purement technique, pragmatique ou professionnelle ? Valérie Neveu aborde la question de front en s’interrogeant sur la signification à donner à la première place régulièrement attribuée à la théologie dans les classifications bibliographiques du XVIIe au XIXe siècle. Elle souligne le poids de réalités qui tiennent aux caractéristiques de la production livresque de l’époque, la volonté des bibliographes anciens de partir des livres et de refuser toute construction a priori, l’affirmation ensuite d’une forme d’autonomie de la sphère professionnelle. Il est certain que la préférence quasi générale pour un ordonnancement naturel, dicté par les collections elles-mêmes, va de pair avec une méfiance pour tout ce qui est préétabli et uniformément appliqué. Il est tout aussi certain qu’il a existé durant toute cette période une théorie classificatoire bibliographique et qu’au début du XVIIIe siècle par exemple le libraire Prosper Marchand propose une classification des livres qui fait glisser la théologie au second rang. S’il convient de rester prudent sur l’interprétation à donner à pareille conception, il ne paraît pas niable qu’elle repose sur une volonté de fonder la classification sur des principes purement logiques, manière de laïciser la science classificatoire. En quelque sorte, c’est bien la question de la valeur symbolique des classifications qui est ici posée. Se plaçant sur le terrain toujours stimulant des archives privées, Christine Nougaret, professeur à l’École des chartes, met en interrogation l’ordre originel des fonds d’archives et relativise leur caractère organique, autrefois sanctifié par la métaphore du corps, sous la plume inspirée de Léon de Laborde à la fin du Second-Empire par exemple. Assurément, dans les fonds familiaux notamment, les classements, souvent très construits et artificiels, ne sont pas que des outils cognitifs : ils se parent fréquemment de valeurs mémorielles ou identitaires.

5Dès l’origine de cette initiative de recherche, le groupe ALMA avait l’intention de poser la question du devenir des logiques classificatoires et de leur éventuelle crise contemporaine dans l’univers du Web sémantique et face aux innovations collaboratives. Revisitant la création de la série numérique continue pour les archives contemporaines par la direction des Archives de France en 1979, Bénédicte Grailles, maîtresse de conférences en archivistique, montre combien, dans un milieu professionnel donné, les attachements et les conservatismes sont non seulement tenaces mais aussi récognitifs de frontières professionnelles. On ne sera donc pas surpris de voir avec Olivier Le Deuff, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, les dernières tentatives de production de listes hiérarchisées de ressources numériques en ligne s’enraciner dans les milieux des bibliothèques ou des centres de documentation. À rebours de cette impression de fin de course, Fabien Gandon et Alexandre Passant, chercheurs en informatique dénoncent avec vigueur l’opposition souvent faite entre Web social et Web sémantique et plaident pour une combinaison entre folksonomies issues du premier et ontologies, typiques du second. À l’appui de leur démonstration, ils attirent notre attention sur les nombreuses initiatives d’alliage actuellement en cours entre ces différents artefacts cognitifs, généralement dans le sens d’un export de non structuré vers du structuré.

6Au final, c’est l’idée d’une activité classificatoire installée comme fondement de la professionnalité des archivistes et des bibliothécaires qui s’impose à nous. La construction ou la mise en œuvre de principes de classement sont, depuis le début du XIXe siècle au moins, au cœur de leur fierté professionnelle : en relativiser l’importance, ce serait entrer dans une logique de redéfinition de la légitimité sociale de ces professions, et comme renoncer à l’ambition scientifique qui les sous-tend. Les artistes contemporains ne s’y sont pas trompés, eux qui, pour signifier ou dénoncer le pouvoir des archives, font préférentiellement porter leur imagination créative sur les pratiques de classement, de rangement, de mise en ordre, en les singeant comme Hans-Peter Feldmann dans ses albums à base d’images banales ré-agencées par ses soins, en les déconstruisant comme Andréa Fraser dans Information Room (1998) ou en les dénonçant comme Renée Green dans la série Color (1990).

Notes

1 Tort P., La Raison classificatoire, Paris, Aubier Montaigne, 1989.

2 Pérec G., Penser/classer, Paris, Le Seuil, 2003.

3 Tort P., La Pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier Montaigne, 1983.

4 Vignaux G., Le Démon du classement. Penser et organiser, Paris, Le Seuil, 1999.

5 Costermans J., Les activités cognitives, raisonnement, décision et résolution de problèmes, Bruxelles, De Boeck université, 2001 [2e édition].

6 Les interventions sont publiées ou résumées en ligne sur le site Archives ouvertes du CNRS, à l’adresse suivante [https://halshs.archives-ouvertes.fr/ALMA]. On trouvera la programmation complète du séminaire sur le carnet de recherches de l’axe ALMA disponible sur Hypothèses.org à l’adresse suivante [http://alma.hypotheses.org/seminaires/les-raisons-classificatoires].

7 Ogilvie D., « Archives de la Nation, archives de l’Assemblée : retour sur un “roman des origines” », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 166, janvier-juin 2008, p. 145-162.

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