Un siècle de leçons d'histoire
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FranceTexte intégral
Appendice 1 – Les programmes
1I-Arrêté du 28 janvier 1890
2Source : BAIP, n° 891, 8 février 1890, p. 111-120.
3II-Arrêté du 31 mai 1902
4BAIP, n° 1522, 7 juin 1902, p. 792-803
5III-Arrêté du 03 juin 1925
6JO, n° 130, 5 juin 1925, p. 5194-5207
7IV-Arrêté du 11 avril 1938
8JO, n° 90, 14 avril 1938, p. 4435
9V-Arrêté du 19 juillet 1957
10BOEN, n° 30, 100-Sd, 25 juillet 1957, p. 2467-2471
11VI-Arrêté du 09 juin 1959
12BOEN, fasc. 13, 29 juin 1959, p. 1627 sq.
13VII-Arrêté du 07 mai 1963
14BOEN, n° 22, 30 mai 1963, p. 1260-61 ; 1268-69
15VIII-Arrêté du 10 juin 1969
16BOEN, n° 37, 2 octobre 1969, p. 3041-3046
Appendice 2 – Les textes
Texte 1
La pédagogie historique (1888-1889)
17L’enseignement de l’histoire en 6e et en 5e ne peut être qu’un tableau très élémentaire des civilisations antiques et un récit animé des grands faits et des légendes. En 4e on peut donner un peu plus de place aux institutions romaines. Mais ce sont surtout les professeurs de latin et de grec qui devraient dans leurs classes à propos des auteurs (et peut-être dans une heure spéciale chaque semaine) enseigner jusqu’en rhétorique l’histoire des institutions grecques et romaines. Il serait essentiel que les antiquités grecques et romaines fissent partie du programme d’agrégation des lettres.
18De la 3e à la philosophie on enseigne l’histoire du Moyen Âge et l’histoire moderne. Comme il est à peu près impossible de composer des manuels d’après les idées exposées plus haut, car les matières y seraient trop inégalement distribuées, je suis d’avis que le professeur d’histoire ne fasse pas un cours complet et ne fasse pas faire de rédaction. Qu’il fasse lire et apprendre l’histoire dans un livre, et que lui-même intervienne pour insister sur les faits essentiels et les développer, pour en faire ressortir des enseignements, qu’il fasse faire des devoirs sur les points sur lesquels il veut avant tout attirer l’attention des élèves.
19Surtout qu’il évite de surcharger de détails la mémoire des élèves, mais qu’il exige de tous la connaissance des faits essentiels. Pour cela des interrogations accompagnées de commentaires, de récapitulations très fréquentes. Il ne s’agit pas de former des historiens, mais de rendre familiers à tous les grands traits de l’histoire, de notre histoire. Peut-être pour cela un double cycle de cours d’histoire serait-il bon. Mais il ne serait pas nécessaire si chaque professeur consacrait un ou deux mois à faire récapituler le cours des années précédentes.
20En résumé : enseignement narratif appuyé sur les dates et les faits essentiels, aussi vivant que possible, avec récits développés et portraits. L’histoire de la civilisation, celle des institutions et des mœurs largement exposées simultanément. La France comme centre de cet enseignement.
21L’inspiration et le but de cet enseignement dans les lycées et collèges sera de faire comprendre l’histoire comme base et matière de tout le développement intellectuel de l’humanité, de faire connaître et aimer la France, de faire aimer les hommes.
22Source : Monod (G.), Résumé des conférences faites dans l’hiver 1888-89 à l’ENS, Revue internationale de l’enseignement, t. 53, 1907, 2, p. 207.
Texte 2
De l’ignorance des bacheliers (1882)
23La pensée maîtresse et directrice de ce grand travail qui s’accomplira, si nous le voulons bien, doit être, en effet, d’apprendre aux Français leur histoire. Ils l’ignorent plus qu’aucun autre peuple civilisé n’ignore la sienne. On en a dit la cause : pour juger des effets, il faut faire la curieuse et triste expérience de chercher dans l’esprit de jeunes hommes sortis de l’école primaire ou de l’école secondaire les souvenirs que l’enseignement historique y a laissés. L’élève de l’école primaire apprend des noms – c’est-à-dire des mots – et des dates, c’est-à-dire des chiffres, reliés par des phrases et des formules ; mais on ne sait pas mieux son histoire pour avoir rangé dans sa tête un magasin de faits et de dates, que sa langue pour appliquer imperturbablement en tout cas difficile la règle des participes ou toute autre invention des grammairiens. L’élève de l’enseignement secondaire donne au baccalauréat la mesure de sa force. Si l’on écarte, d’une part, la catégorie misérable et nombreuse des candidats spécialement dressés pour l’examen, nourris, comme certains volatiles, par des procédés artificiels, indifférents à tout ce qui n’est pas du programme, ignorants jusqu’au scandale, capables même de ne pas dire l’ordre où se sont succédé nos dynasties nationales, et, d’autre part, les rares jeunes gens qui, doués d’une aptitude particulière et, bien instruits par de bons maîtres, satisfont l’examinateur en montrant qu’ils comprennent l’histoire, il reste une moyenne de candidats honnêtes. Ceux-ci savent plus d’une chose qu’ignore l’élève de l’école primaire : des détails sur quelques hommes et sur quelques événements, des faits de l’histoire étrangère ; mais il ne faut pas leur demander de pénétrer au-dessous de la surface : la banale surface est tout ce qu’ils connaissent. Ils diront tous les termes du problème de la succession d’Espagne, par exemple ; mais si l’on cherche leur sentiment sur le droit de ce prince à disposer de ses peuples par testament, de cet autre à revendiquer les mêmes peuples du chef de sa femme, de sa mère ou de sa grand-mère, – sans que les peuples s’indignent ou même s’étonnent –, le candidat n’a pas de sentiment sur ce point. Il ne sait pas l’ordre chronologique des idées générales qui ont formé l’opinion de l’humanité sur elle-même et celle des nations sur leurs propres droits et ceux de leurs chefs : cela pourtant, c’est de l’histoire. Ils énuméreront les manufactures fondées par Colbert, mais ne répondront jamais à une question, même facile, sur les lois et coutumes du travail en France, au temps où Colbert en était le grand ordonnateur. Pourtant les lois du travail, cette source de richesse et aussi du progrès de l’esprit, cette cause effective des transformations sociales et politiques, c’est encore de l’histoire apparemment. Et toujours le candidat demeure muet quand on l’interroge sur les vrais faits de la véritable histoire. Il n’est pas arrivé une seule fois qu’on m’ait répondu à cette question : « Qu’est-ce que les états généraux, et que signifie le mot état ? » On dirait que l’ancienne société française soit morte depuis des siècles, et qu’on n’y puisse rien trouver qui mérite une étude.
24Que se passe-t-il donc, après quelques années écoulées, dans ces têtes mal instruites ? Les vagues souvenirs deviennent plus vagues : les rares traits connus des figures historiques s’effacent ; les compartiments du cadre chronologique cèdent : Clovis, Charlemagne, saint Louis, Henri IV tombent de leur place, comme des portraits suspendus par un clou fragile à un mur de plâtre ; ils errent dans ces mémoires confuses où le brouillard s’épaissit en ténèbres, et ces écoliers sont des Français en vertu du hasard qui les a fait naître en France, mais ils vivront comme des étrangers parmi les monuments de leurs ancêtres.
25Source : Lavisse (E.), « L’enseignement historique à la Sorbonne et l’éducation nationale », Questions d’enseignement national, Paris, A. Colin, 1885, p. 28-30.
Texte 3
L’histoire et l’éducation politique (1907)
26Il me reste enfin à indiquer comment l’enseignement de l’histoire peut servir à l’éducation politique en habituant l’élève à employer la méthode propre à l’histoire, la méthode critique. Ici je serai beaucoup plus bref, car il s’agit d’une action facile à expliquer.
27Je ne me figure pas que le professeur d’enseignement secondaire exposera méthodiquement à des enfants les principes de la critique historique comme on peut faire dans une Faculté. Mais il aura assez d’occasions, s’il veut, sans employer aucun terme technique, de donner l’impression de ce qu’est la critique. L’occasion se présentera surtout sous deux formes :
281 – Il y a des cas où le professeur est obligé de faire connaître une légende ou une anecdote apocryphe parce qu’elle est consacrée par une tradition célèbre ou parce qu’elle a agi sur les actes mêmes d’un peuple. On ne peut pas dissimuler aux élèves les noms de Lycurgue, Thésée, Achille, Romulus, Guillaume Tell ; ni le vase de Soissons, ni l’olifant de Roland ; ni « l’État c’est moi », ni le « Moriamur pro rege nostro ».
29La légende tient une trop grande place dans les littératures historiques de tous les peuples pour qu’on puisse empêcher l’élève d’entrer en contact avec elle. Mais on est obligé de l’avertir qu’elle n’est pas exacte ; parfois même elle contient des éléments fantastiques qui suffiraient à avertir l’élève (Thésée et le Minotaure, Romulus enlevé au ciel). Le professeur est amené ainsi à faire faire à l’élève, même enfant, cette réflexion qu’une histoire peut être racontée, – et même imprimée, – et pourtant n’être pas vraie. C’est une expérience qu’il a déjà faite avec les contes de fées, mais il savait être dans un monde imaginaire. Maintenant il fait la même expérience sur le terrain de l’histoire, de ce qu’il regarde comme la réalité. Il constate qu’il y a deux sortes de récits, les uns vrais, les autres légendaires, c’est-à-dire faux, mais pourtant acceptés comme vrais par beaucoup de gens. C’est le premier éveil de l’esprit critique.
302 – Il y a d’autres cas où, sur un même fait, nous connaissons deux récits contradictoires, par exemple la prise de Rome par les Gaulois racontée de deux façons opposées par Polybe et par Tite-Live, ou le rôle de Pierre l’Hermite dans la prédication de la première croisade. L’élève connaîtra les deux traditions, parfois même il trouvera deux récits contradictoires dans les livres scolaires à sa disposition. Il aura forcément l’impression qu’un des deux récits est faux. Il apprendra ainsi qu’un même fait peut être raconté de deux façons opposées ; par conséquent que tout narrateur ne dit pas la vérité, et qu’il y a des narrateurs de valeur différente. Le professeur peut profiter de cette impression pour faire remarquer à l’élève la différence de valeur de deux traditions et ainsi lui donner la notion de la différence des sources. Peut-être, quand l’élève lui paraîtra assez intelligent, arrivera-t-il à lui faire chercher pourquoi un récit est plus vrai que l’autre, et à lui faire constater que le témoin direct est mieux informé que celui qui opère sur des ouï-dire.
31Ainsi, sans avoir prononcé aucun terme technique, on aura fait acquérir à l’élève les notions rudimentaires de la critique : différence entre la légende et l’histoire, valeur différente des sources ; – peut-être même la notion de la supériorité du témoignage direct.
32Ce sera une brèche décisive faite dans la crédulité naturelle. L’élève sera mis en état de lutter contre la tendance naturelle à accepter sans examen tout ce qui est raconté. Il n’aura plus, comme l’homme inculte, le respect superstitieux de toute tradition, ou, comme l’homme à demi cultivé, le respect de l’imprimé. Il aura même dépassé le lettré sans culture historique qui accepte sans défiance tout récit dont la forme lui paraît belle. Il aura acquis l’aptitude à pouvoir douter, qui est le rudiment du doute méthodique sur lequel se fonde l’exercice de la critique. Il aura commencé à prendre l’habitude de ne pas tout croire sans examen, l’habitude d’attendre jusqu’à ce qu’il sache d’où sort un récit, l’habitude de se défier s’il n’arrive pas à en connaître la provenance : habitudes utiles dans toutes les occasions, même dans la vie privée, car elles suffisent pour préserver des erreurs les plus grossières qu’on commet en se laissant faire son opinion par la rumeur publique ; habitudes nécessaires dans la vie publique, pour un juge ou un juré ; plus nécessaires encore dans la vie politique, où l’on ne peut guère se diriger que sur des informations prises à des sources tendancieuses. En pratique, l’élève, devenu homme, n’aura d’autres sources d’information politique que les journaux ; il est indispensable qu’il puisse ne pas être la dupe et le prisonnier de son journal. S’il a acquis l’habitude, même élémentaire, de la critique, il l’appliquera aux journaux ; il saura se défier des affirmations, rechercher la provenance des nouvelles, examiner la tendance des appréciations. Il arrivera peut-être même à lire plusieurs journaux de tendances différentes et à les comparer entre eux. Il sera capable de s’informer avec critique et de juger avec indépendance.
33Nous voici enfin arrivés au point où il est possible de conclure par une réponse.
34L’enseignement de l’histoire peut-il préparer à la vie politique ? Oui, puisqu’il donne des connaissances et des idées, parfois même des sentiments et des habitudes qui rendent l’élève plus apte à comprendre la vie politique et plus désireux d’y prendre part : la connaissance précise des phénomènes politiques (nation, gouvernement, lois, institutions, classes sociales) ; – les idées de caractères, diversité, transformation, évolution ; – le goût de la vie politique, le sang-froid politique, la prudence, la confiance ; – les moyens pratiques de s’informer sûrement en matière politique.
35Par quels moyens l’enseignement donne-t-il l’éducation politique ? En présentant à l’élève, sous forme d’exemples, et en l’aidant par la réflexion à transformer en idées conscientes, les connaissances, les notions et les habitudes que je viens de rappeler.
36Comment l’histoire doit-elle être enseignée pour servir d’éducation politique ? Il faut que l’enseignement soit dirigé de façon à donner ces connaissances, ces notions et ces habitudes : cela dépend des professeurs d’histoire.
37Source : Seignobos (C.), Conférences du musée pédagogique, Paris, 1907, p. 20-23.
Texte 4
Note sur la réforme de l’enseignement historique (1938)
A – Observations générales
1 – Les Cycles
38[…] Dans le premier cycle, l’enseignement historique se proposera les deux objets essentiels que voici. D’une part, on se préoccupera de fournir à l’enfant le cadre général de l’évolution historique, l’équivalent, modernisé, oserait-on dire, de ce que nos pères appelaient la « succession des Empires ». L’élève est encore à l’âge où la mémoire, merveilleusement malléable, prend plaisir à s’exercer. Il convient d’en profiter pour lui faciliter l’acquisition des notions de base qui, enseignées avec simplicité, s’enregistreront pour jamais dans son cerveau. À une condition, cela va de soi : que lui soit évité l’abus du détail et, dans l’ordre des dates notamment, l’excès d’une sèche mnémotechnie. En second lieu, on s’efforcera de lui procurer déjà la notion de l’écoulement du temps et surtout ce sentiment des différences, fondement nécessaire de tout esprit historique. Cela par le moyen de récits, voire d’anecdotes caractéristiques, appuyées, autant que faire se pourra, sur des images visuelles. En d’autres termes, l’histoire du premier cycle sera avant tout une histoire racontée. Il conviendra donc d’en éliminer, beaucoup plus rigoureusement que, dans les classes considérées, il n’est possible de le faire aujourd’hui, toute analyse un peu poussée des institutions politiques ou des phénomènes économiques. Un enfant de 10 à 14 ans est radicalement incapable de comprendre ce genre de considérations. Le régime des comices romains ; les tentatives de réforme financière, sous l’Ancien Régime ; le mécanisme parlementaire de la monarchie censitaire – sans parler du fameux système de Law, naguère proposé aux méditations de la classe de huitième – ; autant de faits qui, pour un esprit trop peu formé, ne représentent rien de concret. Il n’en retient que des mots. Or, pour un enseignement, quel qu’il soit, le verbalisme ne représente-t-il point, par excellence, le péché mortel ?
39Dans le second cycle, l’enseignement historique se donnera, avant tout, pour dessein d’ouvrir à des esprits déjà plus mûrs l’intelligence des grandes civilisations mondiales, jusqu’à celle où nous vivons, inclusivement. Le professeur s’assurera, par des interrogations appropriées, que l’essentiel des faits d’encadrement, enseignés dans le premier cycle, n’a pas été oublié. Il les rappellera, dans la mesure où il le jugera nécessaire. Il ne négligera pas de mettre en lumière l’évolution des formes politiques. Il n’exposera pas une histoire sans batailles, puisque les batailles sont un des éléments de l’histoire. Mais il portera l’accent, principalement, sur les grands traits de civilisation. Il accordera tous ses soins, à faire saisir l’interaction des faits d’ordre religieux, culturel, économique, technique et de structure sociale, ainsi que leurs liaisons avec les vicissitudes des institutions politiques. Il en profitera notamment, dans la classe de Philosophie, pour faciliter à ses élèves l’acquisition de quelques notions élémentaires sur les phénomènes économiques, – ces notions même dont l’absence semble aujourd’hui une des tares les plus graves d’un enseignement qui prétend viser à former de futurs citoyens. En un mot, n’oubliant ni qu’il s’adresse à des esprits encore jeunes, ni cependant que ses élèves ne sont plus tout à fait des enfants, il parlera, moins que dans le premier cycle, à leur mémoire et moins exclusivement à leur imagination, mais davantage à leur intelligence.
2 – Quelques Principes Directeurs
40L’objection à laquelle, si l’on en juge déjà par certaines critiques, les conceptions qu’on vient d’exposer semblent devoir se heurter, se résume assez bien dans une formule, à plusieurs reprises employée par les adversaires du régime des cycles : l’histoire est une continuité, qu’il faut, partout et toujours, retracer d’un jet et en suivant rigoureusement l’ordre des temps. Formule, à y regarder de près, grosse d’équivoques. Que l’évolution historique se déroule sans brisures profondes ; que derrière un moment quelconque de la durée ce soit le passé entier qui pèse de tout son poids ; qu’un fait, se produisant dans un point quelconque de l’espace et classé dans une catégorie donnée, se trouve uni par toutes sortes de liens à des faits d’un autre ordre ou autrement localisés : d’accord ! Mais il n’est pas moins incontestable que les nécessités de notre esprit nous commanderont toujours de trancher dans ce continu et, parmi ces liaisons, de mettre l’accent sur les plus explicatives. Tout récit, toute analyse comportent une part de choix. L’essentiel est de bien choisir. En matière d’enseignement, le principe de sélection doit être double : tenir compte – et c’est ce qui vient d’être indiqué – de la mentalité de l’enfant ; d’une façon plus générale, savoir distinguer l’important, pour éliminer l’accessoire. Or le fait important, en histoire, peut se définir assez aisément : c’est celui qui a eu de grandes et durables conséquences. Ceux-là seuls devront être retenus pour l’enseignement et notamment par les programmes, nécessairement plus sélectifs, du second cycle. Dans la « rivalité de François-Ier et de Charles-Quint », seuls importent les grands résultats qui peuvent être décrits en quelques mots, dans la mesure où ils ont contribué à modeler la carte politique de l’Europe. La Réforme protestante ou catholique devra être étudiée avec beaucoup plus de détails, parce que ses nuances mêmes ont profondément agi et agissent encore sur les âmes. Prenons y garde : comme on choisit toujours, dire qu’on ne choisit pas, c’est, en fait, régler son choix sur la routine.
41Une autre erreur ne paraît pas moins redoutable, qui consiste à confondre l’important et le récent. Il est naturel qu’au moins dans le second cycle, l’enseignement historique soit dirigé principalement vers l’explication du présent par le passé. Mais l’action d’un fait sur notre monde contemporain ne se mesure pas forcément à la distance qui nous sépare de lui. Des faits comme la Réforme ou comme certains aspects traditionnels de la civilisation japonaise, par exemple, importent beaucoup plus à la juste compréhension de l’heure actuelle qu’une connaissance détaillée des sénatus-consultes qui ont, dit-on, transformé le Second Empire « autoritaire » en Empire « libéral » (et pourtant l’expérience universelle des examinateurs au baccalauréat est que ce dernier ordre de faits est à l’ordinaire sensiblement moins mal connu que bien d’autres traits de civilisation singulièrement plus profonds). Pour cette même raison – et aussi parce que des phénomènes économiques ou idéologiques capitaux, comme la révolution des moyens de transport ou les débuts du mouvement socialiste datent véritablement de la première moitié du xixe siècle – nous n’avons pas craint, dans le projet qu’on lira plus loin, de faire partir de 1815 (et non, comme aujourd’hui de 1848) l’étude des civilisations contemporaines. À condition qu’on n’encombre pas la description de détails oiseux, qu’on ne recule pas, en un mot, devant le choix le plus légitime, qu’on procède aussi aux regroupements nécessaires. Il sera, croyons-nous, parfaitement possible au professeur de donner en un an, dans ce cadre, une idée exacte et intéressante d’une évolution sociale et culturelle, qui a tout pour passionner de jeunes esprits.
42Histoire des Civilisations, disions-nous plus haut. Par quoi nous nous refusons à entendre seulement les civilisations occidentales. Un des plus funestes effets du parti pris purement politique qui jusqu’ici a trop exclusivement dominé l’enseignement, aura été d’amener à n’envisager les sociétés extérieures à l’Europe ou à ses prolongements d’outre-mer, que sous l’aspect tantôt de la colonisation, tantôt de la diplomatie. À la « Question d’Extrême-Orient », sœur déplorable de cette « Question d’Orient » sur laquelle ont bâillé tant de générations d’élèves, substituons résolument quelques leçons sur les civilisations de l’Inde, de la Chine, du Japon. Les bons livres ne manquent pas aujourd’hui pour les nourrir. Qui n’accepterait volontiers que les élèves, en sortant des classes de philosophie ou de mathématiques, ignorent les détails de la Guerre de l’Opium ou de la Guerre des Boers, s’ils possèdent enfin quelques notions sur le rôle, dans le monde, du bouddhisme ou du shinto ? Ainsi, par l’étude de ces sociétés exotiques, complèteront-ils leur notion du « différent », et sauront-ils aussi qu’il est, dans la vie courante, pour le citoyen, des faits plus graves peut-être, malgré la distance, que les vicissitudes ministérielles de l’Occident.
43Source : Bloch (M.), BSPHG, n° 96, juin 1938, p. 348-351.
Texte 5
Une réforme de l’enseignement historique : pourquoi ? (1947)
44À quel niveau vont-elles s’établir, ces civilisations de mélange et de contamination ? Combien d’éléments de nos civilisations à nous subsisteront intacts dans ces mixtures ? Quelle sera la tonalité, la couleur, la vertu, le dynamisme et la vitalité de ces assemblages composites ? Les voilà, les questions. Les vraies. Les décisives. Et ce n’est pas nous qui les posons. C’est la vie. Telle que nous la faisons du reste. Ce qui veut dire, finalement, que c’est nous qui nous les posons à nous-mêmes…
45Et bien, je dis : le rôle de l’histoire, c’est de résoudre ces questions. Et j’ajoute : le rôle de l’enseignement c’est de les préparer à y faire face. De l’enseignement qui, d’enfants sortant d’un milieu familial clos, plus ou moins replié sur lui-même, où hier porte son ombre obstinément sur aujourd’hui – doit faire des hommes. D’aujourd’hui, non d’hier. D’aujourd’hui sinon de demain.
46Car enfin : « Nous avons bien le temps, direz-vous. Rien ne presse. Vos vastes perspectives, nous avons tout loisir de les contempler. Attendons. Ne devançons pas le cours des événements ». Devancer, en êtes-vous sûr ? Je ne vous dirai point : « Après tout, mieux vaut devancer que retarder ». Car il ne faut ni devancer ni retarder ; il faut être à l’heure juste. Mais j’observe ceci, à quoi l’on dirait que nous ne pensons jamais :
47À la rentrée prochaine, vous allez prendre en charge des enfants de douze ans, de treize ans, de quatorze ans, selon vos enseignements. Comptez pour eux, au minimum, sept ans du lycée. Nous voici en 1955. Ajoutez un minimum de formation technique, au sortir du lycée, de 3 à 5 ans passés dans des écoles ou des facultés – (et je dis bien au minimum : s’il s’agit d’un médecin, par exemple, nous sommes loin de compte !). Nous voici en tout cas en 1960, toutes choses mises au point. VOULEZ-VOUS PENSER QUE VOUS DEVEZ COMMENCER À FORMER EN 1947 DES HOMMES QUI PUISSENT ÊTRE EFFICACES EN 1969 ? Mais, 1947-1960 : au rythme du mouvement qui nous emporte, où serons-nous ?
48Autre objection : « Mais enfin les Nations ? les histoires nationales ? les originalités nationales ? Vous allez donc jeter tout cela par-dessus bord ? Il faudrait, à vous croire, cesser d’enseigner aux jeunes enfants comment s’est faite leur patrie. Comment, au milieu de quelles épreuves, elle s’est dégagée progressivement des autres patries. Quel rôle elle a joué dans l’histoire humaine, quelle partie elle a tenu dans le concert des nations ? Tout cela, vous nous dites : n’en parlons plus ! ».
49Quelle idée ! Je ne dis rien de tel. D’abord, parce que, je le sais bien : quand nous disons « former l’homme d’aujourd’hui », nous partons sur un malentendu. L’homme d’aujourd’hui, disons pour simplifier, qu’il est double. Au moins double. Il y a en lui, il y a dans l’homme qui a de 20 à 30 ans en 1947, tout l’ensemble des traits par quoi il se distingue de l’homme qui eut 20 ou 30 ans entre 1900 et 1910. Mais il y a autre chose : la masse, la formidable masse des traits hérités par lui de ses parents, et de ses grands-parents. Il y a dans l’homme d’aujourd’hui, l’homme d’hier. Et hier occupe au moins les deux tiers de sa personnalité…
50Mais non ! Je ne suis ni chimérique ni insensé. Je ne demande pas (ce qui, chez un historien, serait une idée de fou), je ne demande pas qu’on supprime d’un trait de plume tout ce qui fut l’histoire d’hier, l’histoire des nations, l’histoire des groupements de nations, l’histoire des rivalités de nations. Je demande simplement que, cette histoire, on l’enseigne dans un autre esprit qu’on ne l’a enseignée jusqu’à présent. Je demande qu’on ne continue pas à faire comme si les nations saisies de leurs plus extrêmes susceptibilités étaient à tout jamais des fins en soi. Je demande surtout qu’on ne continue pas à réduire cette histoire aux petites proportions d’une histoire journalistique…
51Et oui, je dis bien. Une histoire qui continue à enseigner aux enfants, comme s’il n’y avait rien de mieux, de plus important, de plus nourrissant à leur enseigner, ce que le journal (qui ne prétend pas faire de l’histoire) jette chaque matin en pâture à la curiosité désabusée. La nouvelle qu’un Tel est mort qui fut trois fois ministre. La nouvelle que la princesse X, fille du roi Y, a épousé le prince Z ; celle que le premier ministre d’Utopie a pris l’avion pour Moscou ou bien pour New-York ; qu’une réunion de cabinet s’est tenue ici ou là ; qu’une usine considérable s’est mise en grève, etc. Or, faites-y attention : Qu’apprenons-nous aux enfants sur la France au temps de François Ier, de Louis XIV ou de Charles X, sinon cela et rien que cela, fondamentalement.
52« Le président Louis-Napoléon confisque les biens des princes d’Orléans. Il donne aux préfets le droit de fermer à volonté les débits de boissons. Il s’installe aux Tuileries. Il entreprend une tournée à travers la France ; on le reçoit aux cris de vive l’Empereur ! À son retour à Paris, il passe sous un arc de triomphe portant l’inscription : À Napoléon III, sauveur de la civilisation moderne, etc. » – Ne croyez pas que je sache tout cela « par cœur » comme disent les écoliers. Je prends ma science dans un manuel que je choisis, naturellement, parmi ceux qui ne sont plus en service aujourd’hui couramment dans nos lycées. Mais il est signé d’un nom important. Et même de deux noms. D’hommes morts tous les deux, mais qui considéraient que, l’histoire, c’était cela. Cette collection de petits cailloux, par eux appelés « faits » et dont il fallait absolument, paraît-il, que se chargent les poches – les poches cérébrales – tous les jeunes Français, candidats au baccalauréat de philosophie […]
53Eh bien, je dis non : Non aux « trois fils mâles de Philippe le Bel », comme disait un vieux professeur d’histoire au temps de ma jeunesse. Non, aux clauses subtiles des trois traités de Vienne du xviiie siècle (mais y en eut-il bien trois ?). Je dis non. N’encombrons pas plus longtemps l’esprit de nos enfants d’un pareil fatras. Laissons Louis-Napoléon fermer à sa guise les débits de boisson. Enseignons l’histoire des nations dans le cadre, dans la perspective de cette histoire de l’humanité qui s’élabore révolutionnairement sous nos yeux. Reléguons le pharmacien Pritchard dans son officine. Sacrifions-le (avec tristesse peut-être, mais enfin sans remords) à ces grands mouvements d’avance et de repli des civilisations, que nous ne mettons pas assez, que nous ne mettrons jamais trop en valeur […]
54Ce grand recul de la civilisation occidentale devant la civilisation orientale en Afrique du Nord ; cette grande trahison du Maghreb, de la terre qui portait, cependant, avec tant d’allégresse sa belle part de civilisation romaine ; de la terre qui donna à la Rome impériale un Septime Sévère, à la Rome chrétienne un Saint-Augustin ; ce démantèlement du monde méditerranéen par l’installation de l’Islam sur la rive sud de la mer intérieure : voilà un fait capital. On n’en déduira jamais assez les conséquences. D’autrefois et d’aujourd’hui ; car enfin… À écouter tant de braves gens discourir, au Café du Commerce et même en des lieux beaucoup plus réputés, on s’aperçoit qu’ils croient en toute candeur que cette terre « d’Afrique » fut de toute éternité le siège d’une civilisation arabe, le bien propre de l’Islam, l’une de ses possessions immémoriales. Divorce de l’histoire et de la vie. Bien plus, de la politique et de la vie. Nostra culpa. Battons notre coulpe, mes chers collègues d’histoire.
55Ce grand recul, mais ces grandes extensions ? Ce mouvement simultané mais divergent de la civilisation européenne, la nôtre – d’une part, à l’ouest, au-delà de l’océan, à travers tout le continent nord-américain – et d’autre part, à l’est, par delà l’Oural, dans le Nord et le centre de l’Eurasie. Cette grande colonisation, de l’Orient sibérien par le colon russe. Le porteur d’un christianisme, non point romain, mais orthodoxe. Le slave. Mais enfin, nous n’allons pas, épousant les haines germaniques, bannir de l’histoire européenne, ces slaves qui bordaient l’Elbe au temps où la France se dégageait péniblement des Gaules. Nous n’allons pas les bannir de notre Europe, j’imagine – eux et leur langue, indo-européenne comme la nôtre ; eux et leur religion de filiation grecque ; eux et les chocs meurtriers qu’ils soutiennent pour faire de leur corps, à nos contrées du centre et de l’ouest, un rempart efficace contre tant de hordes cavalières d’Asie […]
56Et vous me direz : mais tout cela nous l’enseignons ! Bien sûr. Dans le cadre de l’histoire politico-nationale. C’est un paragraphe (un petit paragraphe) de notre histoire des États-Unis. C’est un petit paragraphe de notre étude de la Russie. Vivement Raspoutine ! Voilà un homme. Vivement le Président Jackson, qui fut élu par 178 voix contre 82. Exactement comme je vous le dis. Aussi, le jour où il entra à la Maison Blanche, une foule curieuse se précipita-t-elle à sa suite pour lui serrer les mains. Je suis toujours savant avec mon manuel…
57Voyez-vous : Marc Bloch, mobilisé en Alsace pendant les tristes loisirs de la « drôle de guerre », entreprit d’écrire une « Histoire du peuple français dans le cadre de la civilisation européenne ». S’il était encore parmi nous, ce qu’il écrirait aujourd’hui, j’imagine, c’est une « Histoire du peuple français dans le cadre des civilisations du monde ». Et bien, cette histoire qu’il n’écrira jamais – à chacun de nous de la composer dans notre enseignement, pour notre enseignement, dans le cadre des programmes quels qu’ils soient.
58Source : Febvre (L.), « Une réforme de l’enseignement historique : pourquoi ? », L’Éducation nationale, n° 36, 25 sept. 1947, p. 35-36
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