Un siècle de leçons d'histoire
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1« Apprends ta leçon d’histoire, récite-la », combien de fois, mère d’élève, avons-nous proféré ces paroles alors que, dans le même temps, toute notre pratique d’enseignante visait à évacuer l’idée même de leçon et les images qui, pour les élèves, y sont attachées, celles du monologue magistral, du cours ininterrompu et de la fastidieuse prise de notes. En effet, des candidats aux concours de recrutement qui « font une leçon » devant le jury aux élèves qui se plaignent d’être saisis en cours de la crampe de l’écrivain, la discipline semble condamnée à rester, du moins dans les représentations, le domaine de la parole et de la trace écrite. Dans le vocabulaire de l’institution scolaire, le terme de leçon, explicitement, s’oppose à celui d’exercices et son usage pour caractériser l’enseignement de l’histoire distingue la discipline d’autres matières, où la leçon n’est pas une fin en elle-même mais l’étape préalable à la réalisation d’un travail. Au demeurant, ce déséquilibre n’a pas mis en péril l’existence de l’histoire scolaire. L’opinion publique, à la fin des années 1970, a été plus ébranlée par l’absence de leçons que par leur excès.
2Partant de l’hypothèse que le relatif piétinement de la didactique de l’histoire tient en partie au fait qu’elle postule, tant de la part des enseignants que des élèves, une démarche en rupture totale avec les formes rémanentes de la leçon, nous nous sommes demandé quelles réalités de l’histoire enseignée la notion de leçon recouvre et avons cherché, dans l’historique de l’enseignement de l’histoire, pourquoi la discipline est encore aujourd’hui associée à ce modèle pédagogique. L’histoire des disciplines est, en effet, une des facettes de la réflexion didactique qui cherche à élucider les processus par lesquels un savoir catégorisé par la spécificité de son domaine de référence devient objet de connaissance scolaire. Corrélativement, une partie des concepts et des outils d’analyse de la didactique peut s’appliquer à l’étude historique des savoirs scolaires et aider, avec toute la vigilance méthodologique qui s’impose en raison de la transposition dans le passé, à décrypter les situations d’enseignement.
- 1 Compère (M.-M.), L’histoire de l’éducation en Europe, INRP – Peter Lang, 1990.
- 2 Ibid., p. 252.
- 3 Colloque national sur l’histoire et son enseignement, 19, 20-21 janvier 1984, Montpellier, Paris, (...)
3Pourtant, bien qu’elle ait été enrichie par les apports de la didactique, l’histoire des disciplines représente encore un champ d’inquisition relativement récent et neuf au sein de l’histoire de l’enseignement, celle-ci s’étant longtemps davantage portée sur l’étude institutionnelle et sociologique de l’école que sur la définition et les modalités de constitution et de transmission des savoirs scolaires. Faut-il y voir, comme le proposait Marie-Madeleine Compère1, une des formes du discrédit de la pédagogie, que nous aurons nous-même l’occasion de traiter, voire du relatif mépris qu’éprouvent les historiens pour une sous-histoire de l’éducation qui « enferme le chercheur dans les murs de l’école2 », comme s’il était possible d’écrire l’histoire d’une matière au programme des études secondaires sans l’appréhender dans ses relations avec l’ensemble du système d’instruction dans lequel elle s’inscrit et, ce faisant, sans la saisir dans la société qui lui est contemporaine ? Quand, en 1984, clôturant le colloque de Montpellier relatif à l’enseignement de l’histoire, le ministre de l’Éducation Alain Savary s’écrie : « Il nous faut donc à nouveau poser la question : quels grands objectifs donner en 1980 à la leçon d’histoire ? »3, il soulève le problème de la culture scolaire qu’une société choisit de transmettre à ses jeunes. En même temps, le fait qu’il tienne ce propos et reprenne le terme de leçon – aurait-il parlé de la même manière des mathématiques ? – indique qu’une partie des représentations que laisse le savoir enseigné relève du message et des formes qui y sont associés.
4Sans doute aborde-t-on, avec la question des pratiques réelles de l’enseignement, la raison essentielle pour laquelle l’histoire des disciplines ne s’élabore que lentement. Car le chercheur rencontre beaucoup d’obstacles. Si les textes réglementaires définissant les cadres de la matière sont facilement accessibles, ce type de sources ne nous renseigne pas sur les situations d’enseignement. La difficulté consiste donc à réunir des traces manuscrites de l’activité du professeur et des élèves, alors qu’il n’y a pas eu de véritable politique de conservation des archives scolaires jusqu’à ces dernières années. Par exemple, ni le musée de l’Éducation des Côtes-d’Armor, ni les archives des départements constituant l’ancienne académie de Rennes ne détiennent des copies ou cahiers. Les documents que conserve le musée national de l’Éducation n’ont donc pas d’équivalent ailleurs, même s’ils ne représentent cependant qu’une source lacunaire, du fait qu’ils ne résultent pas d’une politique systématique basée sur la pratique des échantillonnages. Les notes de cours, comme les copies, constituent des exemplaires isolés, confiés au musée par des donateurs qui manifestent ainsi un souci de sauvegarde assez rare pour ce genre d’objet. Surtout, ce type de sources nous livre un acte d’enseigner nécessairement mutilé puisque tout ce par quoi l’enseignant donne vie aux programmes, les gestes et le regard, les inflexions de voix et la chaleur de la parole, sont perdus. Ainsi la plus grande partie d’une mémoire scolaire déjà pauvre a-t-elle échappé définitivement à l’histoire. On peut espérer que l’usage du caméscope offre aux générations futures des ressources nouvelles.
5Les sources imprimées sont beaucoup plus nombreuses et plus riches. Elles apportent d’abord des compléments aux textes officiels, contribuant aux débats dont font l’objet leur élaboration et leur application. Ensuite, certaines, comme les revues pédagogiques, relatent des expériences. Mais leur vocation étant de vulgariser les actions innovantes, elles requièrent du chercheur une grande vigilance méthodologique. Couvrant la totalité du champ éducatif et ouvrant leurs colonnes aux professeurs d’histoire, elles intègrent des réflexions ou des expériences hardies qui, par exemple, ne trouvent guère de place que dans la correspondance ou les propos libres de la revue des spécialistes de la discipline. Leurs signataires appartenant à une minorité de personnalités actives, le plus souvent à l’avant-garde du corps des enseignants, se pose, là aussi, la question de la représentativité de leurs propos.
6Enfin, afin d’établir le plus grand équilibre possible avec les sources à caractère normatif, avons-nous, pour suppléer à la carence d’archives relatives à l’histoire enseignée, fait appel à l’étude des dossiers des professeurs d’histoire et sollicité le témoignage d’anciens élèves et enseignants.
7En ce qui concerne le premier cas, le système de classement de la Série T des Archives ne permet pas de distinguer les professeurs d’histoire de ceux des autres disciplines. Pour tourner cette difficulté, nous nous sommes résolue à consulter exclusivement les dossiers des professeurs de l’enseignement secondaire ayant exercé dans l’académie de Rennes. À cette échelle, le tri devenait possible. De fait, ces dossiers se sont avérés une source précieuse. La notice personnelle du professeur porte année par année les notes manuscrites du chef d’établissement, de l’inspecteur et du recteur d’Académie, assorties du rapport d’inspection où le scénario de la leçon est souvent décrit. Mais cette ordonnance générale souffre bien des exceptions. L’inspection notamment des professeurs de collège n’est pas toujours faite par l’inspecteur général à qui il est plus facile de se rendre au chef-lieu du département que dans les gros bourgs excentrés. Or, l’inspecteur d’académie n’a pas de compétence strictement disciplinaire pour évaluer la prestation du professeur. En outre, les notices sont souvent rédigées de façon très incomplète. Sont omises des indications qui permettraient de cerner le plus exactement possible les conditions d’enseignement, comme le nombre d’élèves de la classe ou la trajectoire de l’enseignant. Les dossiers gardés aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine ne concernent en effet que les années où les professeurs y ont exercé. Enfin, la leçon d’histoire y est appréhendée à travers le prisme de l’institution.
8Aussi avons-nous souhaité recueillir la parole des anciens élèves et enseignants. Pour ce faire, nous avons utilisé nos relations professionnelles et personnelles, grâce auxquelles nous avons pu contacter les adhérents de l’association des anciens élèves d’un des lycées de garçons de l’académie, appartenant aux générations qui s’y sont succédées de 1910 à la fin des années 1950. Mais ces prospections ont vite trouvé des limites. D’une part, il a été difficile de trouver, surtout pour les années précédant la seconde guerre mondiale, les personnes correspondant aux critères que nous avions définis – élève de sexe masculin de l’enseignement public secondaire long –. D’autre part, le questionnaire adressé aux professeurs a connu un impact dérisoire. Seuls maîtres à bord dans leurs classes, ceux-ci n’ont pas l’habitude d’y dévoiler ce qui s’y passe et le regard extérieur d’un confrère est immédiatement suspect. Cette réaction première a été sans doute accentuée par le registre lexical du questionnaire. Les termes de pédagogie, compétences, pratiques, l’ont classé dans la rubrique « didactique » et l’ont disqualifié. Est-ce pour la même raison que nous n’avons pas obtenu le relais des instances nationales de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement secondaire public, bien que notre demande ait été recommandée par un de leurs membres ? Enfin, malgré toute la complaisance du Service des pensions de l’Éducation nationale, il nous a fallu renoncer à exploiter son fichier, les professeurs retraités n’étant pas classés selon leur appartenance disciplinaire.
9Les problèmes documentaires se sont accrus du fait que nous avons étroitement circonscrit notre domaine de recherche à l’histoire enseignée après 1870, dans les classes des lycées et collèges communaux classiques de l’enseignement public masculin. En effet, ces établissements nous paraissent incarner la forme la plus complète de l’enseignement secondaire à l’heure où, consécutivement à la défaite, l’instruction publique fait, en France, l’objet d’une profonde remise en cause et où sont particulièrement stigmatisées les ignorances en histoire et géographie. En même temps, malgré les modifications intervenues ultérieurement, notamment lors de la réforme de 1902, les lycées et collèges revêtent une stabilité suffisante pour surmonter les crises et représenter, avec leurs sept années d’études générales, une des institutions-clés de la méritocratie républicaine et de la culture française. C’est pourquoi, en premier lieu, nous avons choisi de nous limiter à l’enseignement public, choix que notre problématique justifiait par ailleurs, puisque nous sommes partie d’une interrogation sur l’histoire enseignée aujourd’hui, au sein d’une institution à laquelle nous appartenons. Ceci étant, ce travail demanderait à être mis en perspective avec l’étude de l’histoire dans l’enseignement privé.
- 4 Mayeur (F.), L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Pres (...)
- 5 Annuaire statistique de la France, Paris, INSEE, résumé rétrospectif de 1966.
- 6 Prost (A.), « L’école et la famille dans une société en mutation », t. 4, in PARIAS (dir.), Histoi (...)
10En second lieu, nous n’avons retenu que les établissements masculins du fait que, comme l’a établi Madame Françoise Mayeur4, la scolarisation des filles dans l’enseignement secondaire a été plus tardive que celle des garçons, et parce que le droit au savoir des jeunes filles a été conquis par l’identification de leurs études à celles des jeunes gens. Le corollaire en était que de facto, notre étude butait chronologiquement sur les années où s’est généralisée la mixité des élèves des établissements secondaires. Alors qu’en 1958, le nombre de lycées et de collèges masculins est encore supérieur à celui des établissements mixtes, le rapport s’inverse en 19605 et, à partir de 1959, les nouveaux lycées créés sont systématiquement des lycées mixtes6. Or cette borne chronologique marque parallèlement la période où le statut des lycées et collèges subit une mutation fondamentale au regard de la définition de notre sujet. À partir de la mise en application de la réforme de 1963, le collège ne désigne plus qu’un établissement du premier cycle de l’enseignement secondaire et l’appellation lycée est réservée aux établissements du second cycle – certains toutefois, ont, dans un premier temps, gardé leur premier cycle –. Dès lors, l’enseignement général long, classique, puis classique et moderne à partir de la réforme de 1902, qui, après 1963, ne correspond plus qu’à une des trois filières mises en place dans les collèges (voie I), est éclaté sur deux structures. Il nous a semblé qu’une autre page de l’histoire de la discipline s’ouvrait là avec cette réorganisation profonde de l’enseignement secondaire et, plus largement, du système éducatif, cible de la contestation culturelle à la fin des années 1960. Ainsi, en fixant comme limite temporelle terminale l’année 1970, nous a-t-il paru que l’étude historique de la discipline venait se loger heureusement dans l’unité de temps.
- 7 Lavisse (E.), « Discussion d’une leçon d’histoire », Questions d’enseignement national, Paris, A. (...)
- 8 Rubrique « Les livres », ouvrages généraux, Historiens-Géographes, n° 324, août-sept. 1989, p. 335 (...)
11Si l’on considère ce siècle, 1870-1970, le vocable de leçon revient fréquemment sous la plume des contemporains pour rendre compte de l’histoire enseignée. Évoquant un mode oral de transmission du savoir, inscrit dans la tradition de la lecture à haute voix des textes (lectio), le terme désigne en même temps le contenu qui fait l’objet de cette transmission. Par exemple, Lavisse, commentant une leçon d’histoire devant les étudiants de la Faculté de Paris7, mêle étroitement la critique du fond et de la forme. Il s’agissait donc, en s’interrogeant sur les méthodes par lesquelles les programmes avaient été mis en œuvre, non pas d’opposer les unes aux autres mais, au contraire, en dépassant le cadre sec des textes réglementaires, d’aboutir à une approche plus complète de l’histoire enseignée. Le compte rendu que Jean Peyrot avait publié du Dictionnaire des sciences historiques, réalisé sous la direction d’André Burguière, nous avait alertée. Il écrivait sur un sujet auquel il était, en tant que président de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public, particulièrement sensible : « Les articles sur l’enseignement de l’histoire m’ont laissé sur ma faim… L’enseignement de l’histoire, c’est un contenu assurément, mais pas forcément de l’histoire, et ce contenu est mis en scène par un professeur ou un instituteur et reçu par des élèves en groupe mais qui ont chacun leur individualité8 ». De fait, si d’importants travaux avaient été consacrés à l’enseignement de l’histoire dans les écoles primaires de la République, l’équivalent n’existait pas pour les lycées et collèges.
12Décider de se situer sur ce versant méconnu de l’enseignement revenait à suivre jusqu’au bout de la chaîne les réorganisations que subit l’histoire élaborée scientifiquement pour devenir une matière enseignée. S’en trouvaient délimités deux axes essentiels de recherche.
- 9 Chervel (A.), « L’histoire des disciplines scolaires : réflexions sur un domaine de recherches », (...)
- 10 Poutrin (J.) dir., Le xixe siècle, Science politique et tradition, Paris, Berger-Levrault, 1995.
13Le premier nous orientait vers la définition des usages que les pouvoirs publics ont assignés à l’enseignement de l’histoire, en corrélation avec les fonctions de l’enseignement secondaire dans la société française du dernier siècle. Dans le prolongement des travaux antérieurs consacrés à d’autres disciplines, notamment par André Chervel9, il nous paraissait intéressant de nous demander dans quelle mesure les objectifs d’instruction que le corps social a délégués à une institution chargée de draîner l’élite nationale ont conféré à l’histoire enseignée sa configuration, au risque de remettre en cause les fondements épistémologiques de la connaissance historique. Or, la question de l’identité de la science et du savoir scolaire, autour de laquelle gravite aujourd’hui l’histoire des disciplines, prend une dimension particulière dans le cas de l’histoire. Parce qu’elle appartient aux constructions par lesquelles les hommes « pensent la société10 », voire leur propre existence, si ce n’est leur devenir, l’histoire est en effet au centre des pressions sociales. En tant que savoir scolaire, elle est donc particulièrement exposée aux recompositions idéologiques.
14Le second axe s’est inscrit également dans la continuité des recherches récentes de l’histoire de l’éducation. Pour prétendre constituer l’histoire de la discipline, il nous fallait apprécier l’écart entre les contenus prescrits et les contenus réellement enseignés, c’est-à-dire ceux qu’ont rendus possibles les situations didactiques les plus diverses, des conditions d’enseignement aux pratiques mêmes des enseignants, bien qu’existent des textes officiels pour régir ces dernières. Mais le problème se situe justement là. Pourquoi une partie de l’enseignement se déroule-t-elle différemment de ce qu’avait prévu le système qui l’organise, donnant une forme et une image qui ne sont pas nécessairement conformes à la nature du savoir de référence ? Mis en perspective avec notre problématique initiale, ce questionnement peut se traduire ainsi : comment expliquer qu’une discipline, dont le pouvoir républicain et laïque dans le dernier quart du xixe siècle a soutenu l’essor au nom des progrès de l’esprit humain, ait pu être identifiée à un stérile enseignement de mémoire ?
15La question prend un relief particulier lorsqu’on s’attache uniquement au cadre des établissements secondaires. Orientées vers la promotion d’une élite appelée dès les classes élémentaires à accéder à un niveau d’instruction supérieur, les études secondaires sont conçues comme des études de culture générale, visant à former l’esprit par la connaissance. Ce sont des études intellectuelles qu’on peut opposer aux apprentissages élémentaires de l’école primaire et qui, parce qu’elles sont de surcroît longues et payantes, ne concernent d’emblée qu’une minorité d’une classe d’âge au début de la période où nous situons notre recherche. La différence entre les deux ordres, le secondaire et le primaire, se manifeste également dans les caractéristiques respectives des deux corps enseignants. Les professeurs des lycées et des collèges sont titulaires du baccalauréat. Les premiers ont pu concourir à l’agrégation que les meilleurs ont préparée à l’École normale supérieure, seule institution habilitée officiellement, jusqu’en 1881, à préparer des candidats. Même si l’enseignement de l’histoire est dispensé par un personnel rarement spécialisé, en l’absence d’organisation d’un véritable enseignement universitaire et d’une délimitation nette des savoirs, – l’histoire ancienne est enseignée par le professeur de grammaire – les enseignants maîtrisent toutefois au moins les humanités et les compétences qu’elles ont développées, notamment dans l’ordre du maniement du discours.
16L’enseignement secondaire est donc le lieu d’ambitions élevées, pour les familles qui y placent leurs enfants, pour l’État qui y forme ses élites et cette valorisation des études secondaires rejaillit de facto sur les maîtres qui y enseignent. Quels que soient la modernisation du système que la Troisième République entreprenne et les motifs qui la dictent, la définition des savoirs disciplinaires ne peut faire abstraction de ces données. Pour l’enseignement de l’histoire, sachant que les élèves qui abordent les lycées et collèges ont en théorie acquis, dans les classes élémentaires, les bases de la connaissance historique de leur pays natal, cela signifie que dans la continuité des plans d’étude précédents, et notamment celui de Duruy, l’enseignement de l’histoire doit élargir cette connaissance au passé de l’humanité.
17Cependant, la réorganisation de l’institution universitaire dans le dernier quart du xixe siècle donne à ce programme un contenu nouveau. La remise en cause de l’hégémonie des langues anciennes et l’unification progressive des différents types d’enseignement secondaire rendent possible en effet la promotion de disciplines qui, pour les réformateurs, incarnent la modernité, dans la mesure où elles permettent d’accompagner les transformations de la société dont ils sont témoins et contribuent ainsi à affranchir l’esprit des superstitions que l’enseignement catholique a entretenues. L’histoire que la définition d’une méthode rigoureuse de critique des sources élève au rang des savoirs scientifiques devient un outil de compréhension du présent, voire d’action sur le monde. En conséquence, les contenus scolaires doivent être recomposés en fonction de ces objectifs, mais plus encore la pédagogie. Une pédagogie laïque est à instituer pour conduire les élèves à l’intelligence des faits.
18La réforme de 1902 des programmes d’histoire et les instructions ministérielles de 1908, complétant celles de 1890, fixent ces nouvelles lignes. Représentant la synthèse des finalités multiples assignées à la discipline et à l’enseignement des lycées et collèges, elles marquent l’aboutissement des réformes engagées depuis les années 1870 et semblent ouvrir pour les savoirs scolaires, une période nouvelle puisqu’ils sont redéfinis les uns par rapport aux autres et en eux-mêmes.
19Une grande partie de notre interrogation se nouait là, autour de cette période de réformes. D’une part, étant donné les forces antagonistes qu’elles ont mises en jeu, les constructions élaborées par le pouvoir républicain ont-elles duré ? D’autre part, dans quelle mesure ont été pris en compte les progrès du système de connaissances de l’élève et le renouvellement conceptuel des travaux historiques qui, amorcés au tournant du siècle, font intervenir, dans un mouvement continu, de nouvelles données dans la définition de l’histoire scolaire ?
- 11 Par l’arrêté du 15 mai 1818, l’histoire fait partie des matières obligatoires dans les collèges ro (...)
20La principale question portait cependant sur l’exécution qu’ont connue les nouveaux règlements. Il fallait, pour y répondre, aller de l’analyse des documents officiels et de la littérature qui permet de connaître le contexte et les délibérations qui ont présidé à leur élaboration à celle des traces de l’histoire enseignée. Notre but était d’établir le réseau de contraintes dans lequel a été inséré l’acte d’enseigner au quotidien et parmi celles-ci, les habitudes de l’enseignement historique, constitué depuis plus d’un demi-siècle lorsque le pouvoir de la Troisième République, avec la caution des historiens, entreprend de le façonner11. Car, de la plus ou moins grande dichotomie entre les intentions officielles et les situations didactiques, dépendent les résultats de l’enseignement de l’histoire et, corollairement, les images attachées à la discipline. Aussi était-il nécessaire de s’interroger sur la conscience que les contemporains ont eue de ces décalages et, quelle qu’elle ait été, des forces profondes qui ont pu éventuellement rendre les ajustements difficiles.
- 12 Cointet-Labrousse (M.), « Le gouvernement de Vichy et les réformes de l’enseignement de l’histoire (...)
- 13 Bloch (M.), L’étrange défaite, suivie des Écrits clandestins (1940-1944), Paris, Albin Michel, 195 (...)
21Nous avons posé a priori la période 1870-1940 comme un tout, la réorganisation de l’enseignement de l’histoire étant étroitement liée à la politique de la Troisième République. Les réformes de l’enseignement de l’histoire par le régime de Vichy supposeraient à elles seules une étude qui nous aurait entraînée loin de notre problématique initiale, si l’on en juge d’après la communication que Madame Cointet-Labrousse a faite en 1981 au colloque « Cent ans de l’enseignement de l’histoire12 ». Il nous a semblé, en revanche, que la volonté de faire de l’enseignement historique un enseignement forgeant l’intelligence des situations humaines prenait, en 1944-1945, une acuité telle que les questions débattues durant les décennies précédentes appelaient des réponses urgentes dont Marc Bloch, alors que la guerre n’était pas achevée, dessinait la trame13. En outre, les mutations du monde requéraient une autre lisibilité que celle que l’histoire avait jusque là offerte.
22Dès lors, les années d’après-guerre ont-elles marqué une rupture dans le paysage des leçons d’histoire ? Comment s’est traduit au niveau du savoir scolaire l’ébranlement des bases épistémologiques sur lesquelles il reposait et de l’institution dans laquelle il s’inscrivait ? Plus globalement, derrière ces questions, se profile celle de l’adaptation d’une discipline scolaire, dont les contenus sont objets de vifs enjeux idéologiques et les pratiques traversées d’inerties et de pesanteurs, aux modifications de son environnement historique et social.
- 14 Prost (A.), Douze leçons pour l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996.
- 15 Ibid., p. 160.
23Le terme de leçon suggère une relative immuabilité de l’enseignement au cours du siècle, immuabilité à laquelle nous avions le sentiment de nous être heurtée dans l’expérience de notre métier. Appliqué à une multitude de situations de classe, dans des contextes différents, il conservait pour nous une pertinence. C’est ce que nous nous sommes proposé de vérifier. En ce sens, le travail que nous avons effectué procède de ce va-et-vient entre « une pratique sociale actuelle […] et des pratiques sociales passées14 » par lequel l’histoire est aussi « une aventure personnelle15 ».
Notes
1 Compère (M.-M.), L’histoire de l’éducation en Europe, INRP – Peter Lang, 1990.
2 Ibid., p. 252.
3 Colloque national sur l’histoire et son enseignement, 19, 20-21 janvier 1984, Montpellier, Paris, CNDP, 1984.
4 Mayeur (F.), L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977.
5 Annuaire statistique de la France, Paris, INSEE, résumé rétrospectif de 1966.
6 Prost (A.), « L’école et la famille dans une société en mutation », t. 4, in PARIAS (dir.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981.
7 Lavisse (E.), « Discussion d’une leçon d’histoire », Questions d’enseignement national, Paris, A. Colin, 1985.
8 Rubrique « Les livres », ouvrages généraux, Historiens-Géographes, n° 324, août-sept. 1989, p. 335-337.
9 Chervel (A.), « L’histoire des disciplines scolaires : réflexions sur un domaine de recherches », Histoire de l’éducation, mai 1938, n° 38, p. 59-119.
10 Poutrin (J.) dir., Le xixe siècle, Science politique et tradition, Paris, Berger-Levrault, 1995.
11 Par l’arrêté du 15 mai 1818, l’histoire fait partie des matières obligatoires dans les collèges royaux.
12 Cointet-Labrousse (M.), « Le gouvernement de Vichy et les réformes de l’enseignement de l’histoire (1940-44), Cent ans d’enseignement de l’histoire, RHMC, n° hors-série, 1984, p. 41 à 48.
13 Bloch (M.), L’étrange défaite, suivie des Écrits clandestins (1940-1944), Paris, Albin Michel, 1957.
14 Prost (A.), Douze leçons pour l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996.
15 Ibid., p. 160.
© Presses universitaires de Rennes, 1999