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Histoire de la Hongrie médiévale. Tome I

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Gyula Kristó

Chapitre IV. Luttes pour le trône et conflits de partis au xiie siècle

Texte intégral

Coloman

1Nous ne savons pas dans quelles circonstances Coloman a accédé au trône. Comme il n’a pas a été couronné en 1095, mais seulement l’année suivante, (étant membre du clergé, il ne pouvait l’être qu’« avec l’autorisation du pape »), on peut affirmer que son accession à la dignité royale ne s’est certainement pas effectuée sans difficultés. Álmos et lui se sont certainement livré une lutte pour le pouvoir et il n’a sans doute obtenu la couronne qu’au prix d’un compromis. Il céda le duché (le tiers du pays) à Álmos qui du même coup renonça à la couronne de Croatie. Leur antagonisme s’alignait sur les rapports de forces de la politique internationale : Coloman était partisan du pape, tandis qu’Álmos suivait la ligne de l’empereur. Le jeune souverain connut sa première épreuve de politique extérieure lorsque les armées de Croisés traversèrent la Hongrie. À la fin de novembre 1095, le pape Urbain II avait appelé à la guerre sainte pour reconquérir les lieux bibliques occupés par les musulmans. Au cours de l’année 1096, les armées de Croisés parvinrent aux frontières de la Hongrie en plusieurs vagues. Certaines, comme celle du chevalier français Gautier Sans-Avoir, traversèrent le pays sans causer trop de problèmes. L’armée germano-française de Pierre d’Amiens s’empara de la forteresse de Zimony dans le sud du pays et, de là, multiplia les razzias dans la région pour se procurer des vivres. Coloman rassembla une armée dans la région de la rivière Temes pour chasser ces envahisseurs mais il n’y eut pas d’affrontement armé car ceux-ci quittèrent le pays avec des présents et des vivres que Coloman leur remit. Les soldats du prêtre germain Gottschalk pénétrèrent par Moson et pillèrent la région frontalière occidentale, mais Coloman les battit près de Pannonhalma et les chassa du pays. Son royaume fut sérieusement menacé par une autre armée germano-française, celle de Guillaume le Charpentier et d’Emich von Leiningen. Échaudé par les expériences précédentes, il ne voulut pas les laisser entrer dans le pays, mais ils pénétrèrent de force, s’emparèrent de la forteresse de Moson, et ne furent expulsés du royaume qu’au prix de grandes difficultés. L’armée de Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, traversa le pays sans incident à l’automne 1096.

2Après le départ d’Álmos, la domination hongroise en Croatie fut ébranlée. Le roi Pierre, descendant d’une famille croate de la région, qui régnait dans sa capitale de Nin, reprit le pouvoir. Mais Coloman le destitua sans doute au plus tard au début de 1097, puis il se rendit sur la côte adriatique et passa le printemps 1097 à Tengerfehérvár pour accueillir sa future épouse venue d’Italie, la fille de Roger, comte normand de Sicile. Comme Roger comptait parmi les plus fidèles partisans du pape, ce mariage renforça encore les liens qui unissaient la Hongrie et le Saint-Siège. Cependant, l’intervention offensive de Coloman dans la région adriatique en 1096-1097 provoqua un réflexe de défense de la part d’Alexis Ier, l’empereur d’Orient, qui craignait que les Hongrois ne s’emparent des riches cités dalmates, en principe placées sous son obédience. Il en confia la défense, ainsi que celle des îles de la région, au doge de Venise, vassal formel et dignitaire de l’Empire byzantin. Coloman renonça provisoirement à poursuivre ses conquêtes dans la région adriatique. Les premiers signes de tension entre Coloman et Álmos se manifestèrent dès 1098. Ils levèrent chacun une armée et firent mouvement l’un contre l’autre. Ils se rencontrèrent près de Várkony au bord de la Tisza mais il n’y eut par d’affrontement armé. En 1099, Coloman conclut une alliance avec Bretislav, duc de Bohême. La même année, à la demande du grand-prince de Kiev, Svjatopolk, il mena une campagne en Russie pour lui apporter son soutien contre les princes de Przemysl et de Terebovl désireux de s’affranchir de l’autorité de Kiev. Mais l’armée russe soutenue par les Coumans lui infligea une sévère défaite devant la forteresse de Przemysl.

3Au début du xiie siècle, Coloman était particulièrement isolé sur le plan international. La question dalmate l’opposait à Constantinople et à Venise, son conflit avec Álmos à Henri IV et à son allié, Borzivoj, le nouveau duc de Bohême. Álmos épousa en 1104 Predslava, la fille de Svjatopolk, grand-prince de Kiev, si bien que le souverain de Russie ainsi que Boleslas III (Bouche-Torse), prince de Pologne, qui lui était apparenté, se trouvèrent dans son camp. En 1102, Coloman se proclama roi de Croatie à Tengerfehérvár. En 1103, les provinces dalmates ne furent plus contrôlées par Venise, mais revinrent sous l’autorité directe de Constantinople. En 1105, Coloman intervint sans résultat notable dans la situation intérieure de la Bohême.

4La même année, il entreprit de s’emparer de la région côtière de Dalmatie, ce qui lui permit de prendre le titre de roi de Croatie et de Dalmatie. Il plaça à la tête des territoires soumis un gouverneur royal qui fut appelé ban, à l’instar du chef du gouvernement séparé que les Avars avaient institué dans l’État croate. En raison de la menace des Normands, Constantinople ne pouvait ignorer l’occupation hongroise en Dalmatie. Afin d’éviter une coalition hungaro-normande, l’empereur Alexis Ier demanda même pour son fils, le coempereur Jean, la main de Piroska, fille du roi Ladislas, qui devint par la suite l’impératrice Irène (Eiréné). Le mariage célébré en hiver 1105-1106 servait à la fois les intérêts de l’Empire byzantin qui recherchait des alliances, car il redoutait une attaque des Normands, et ceux de la Hongrie, qui souhaitait sortir de son isolement. Elle rompait du même coup l’alliance que le mariage de Coloman avait scellée avec les Normands, et qui d’ailleurs ne fonctionnait pas. Afin que le pape reconnaisse sa souveraineté sur le littoral adriatique, le roi de Hongrie lui fit une généreuse concession en renonçant à son droit d’investiture. La situation des cités dalmates fut bien meilleure sous la domination hongroise qu’elle ne l’était sous le protectorat vénitien car, contrairement à Venise, la Hongrie ne leur faisait aucune concurrence dans le domaine du commerce. Coloman s’efforça de gagner ces cités à sa cause en leur accordant des privilèges. En 1111, en entrant dans Zára (Zadar), il fit aussi serment de conserver à la Dalmatie ses privilèges ancestraux.

5En faisant couronner en 1105 Étienne, âgé de quatre ans, le fils que lui avait donné son épouse normande, Coloman suscita le mécontentement d’Álmos, qui demanda l’aide d’Henri IV en hiver 1105-1106. Il avait mal choisi le moment car le souverain germanique était absorbé par le soulèvement de son propre fils, qui finit par l’obliger à abdiquer et prit le pouvoir en 1106 sous le nom d’Henri V. Dans ces conditions, les Allemands n’étaient pas en mesure d’apporter leur soutien militaire à Álmos. Celui-ci ne perdit pas courage et, en 1106, il sollicita l’aide de son beau-frère polonais Boleslas. Il eut plus de succès cette fois-ci car il revint en compagnie de troupes polonaises et s’empara d’Újvár. Afin de conjurer le danger qui menaçait le royaume au nord, Coloman conclut la paix avec Boleslas, le prince de Pologne dont il devint même l’allié. En 1107, il lui envoya des renforts pour l’aider à juguler la rébellion de son frère Zbigniew. Le fait que Coloman et Boleslas étaient tous deux opposés à l’Empire germanique garantit la solidité et la longévité de leur amitié. Comme cette nouvelle tentative pour renverser Coloman avait encore échoué, Álmos fut contraint de se soumettre. Le pèlerinage qu’il accomplit à Jérusalem en 1107 est un signe de son apparente conversion.

6Coloman mit à profit l’absence d’Álmos pour lui reprendre le duché, suivant en cela l’exemple de Boleslas, qui avait vaincu Zbigniew avec son soutien et lui avait repris sa province. La liquidation du duché en 1107 mit fin à la répartition du pays telle qu’elle avait été fixée vers 1048. Cette ­liquidation était certes étroitement liée à la lutte pour le pouvoir qui opposait Álmos et Coloman. Cependant le duché avait jusque-là rempli l’une de ses vocations historiques : l’ambition des ducs avait fait considérablement progresser l’organisation de l’Église et de l’État dans les territoires de Bihar et de Nitra. Álmos avait fondé l’abbaye de Meszes en Hongrie orientale, et c’est lui qui, mandaté par le roi Ladislas Ier, entretenait l’église de la Sainte-Dextre. Le premier voïvode de Transylvanie figure en 1111 dans les documents écrits, où il est encore désigné par le nom latin de princeps. Coloman recueillit les fruits de l’activité ducale dans le nord-ouest de la Hongrie : la fondation de l’évêché de Nitra fut achevée en son nom. L’autre « vocation » du duché, celle qui consistait à servir de cadre institutionnel aux partisans de la division, fut délibérément abolie par Coloman, qui renforça ainsi le pouvoir royal et l’intégrité territoriale du pays. À son retour de Jérusalem, Álmos ne se résigna pas à cette considérable restriction de son pouvoir. En hiver 1107-1108, il projeta de commettre un attentat contre le roi lors de la consécration de la prévôté de Dömös qu’il avait fondée. Mais son plan fut découvert. Coloman lui pardonna mais, désormais vigilant, il le fit surveiller. Álmos ne tarda pas à se rendre à la cour du nouvel empereur germanique et sollicita son aide à Pâques 1108. En septembre de la même année, Henri V fit marcher ses armées contre la Hongrie mais sa campagne s’arrêta à Pozsony et resta infructueuse. Au même moment, son allié tchèque, le prince Svatopluk, dévastait la vallée de la Vág. Mais comme Boleslas, l’allié polonais de Coloman, avait pénétré en Bohême, Svatopluk ne remporta pas non plus de grands succès en Hongrie. Vers la fin de l’année, une armée hongroise pénétra même en Moravie et, à titre de représailles, des troupes tchèques pillèrent l’ouest de la Haute-Hongrie jusqu’à Nitra. Cette fois encore, Álmos ne put mener ses projets à bien.

7Remplissant la promesse qu’il avait faite à Constantinople après avoir soumis la Dalmatie, Coloman se joignit à Venise en 1108 pour apporter son soutien à l’Empire d’Orient en Italie du sud contre les Normands. Cependant Venise, qui n’admettait pas d’avoir perdu la Dalmatie, se prépara à entrer en guerre contre la Hongrie mais ne parvint pas à gagner Constantinople à sa cause. Coloman, devenu veuf, épousa en 1112 Euphémie, la fille de Vladimir Monomaque, prince de Perejaslav et de Souzdal. Cette union fut de courte durée car Coloman convainquit son épouse d’adultère et la renvoya en Russie où son père Vladimir était entre temps devenu grand-prince de Kiev en 1113. À Kiev, Euphémie donna le jour à un enfant, Boris, censé être le fils de Coloman. Et, pour mettre un comble à ces soucis familiaux, Álmos, qui n’avait pas renoncé à s’emparer du pouvoir en dépit de ses échecs répétés, reprit ses agissements vers 1115. Mais Coloman fut informé du complot qui se tramait, et châtia impitoyablement les conjurés. Il fit crever les yeux à Álmos et à son tout jeune fils, Béla, ainsi qu’à plusieurs dignitaires qui l’avaient suivi dans la conjuration. À la même époque, Coloman fut de nouveau absorbé par la Dalmatie. Le doge de Venise en avait repris une partie en 1115 et, l’année suivante, il s’apprêtait, avec l’aide des empereurs Henri V et Alexis Ier, à s’emparer du littoral qui était encore aux mains des Hongrois.

8Malgré ses difficultés de politique étrangère et les querelles qui l’opposèrent pendant près de dix ans à Álmos, Coloman se préoccupa de la situation intérieure du pays et apporta une grande vigilance à la consolidation de l’État. Les cinq ouvrages juridiques rédigés pendant les vingt années de son règne, témoins de son intense activité de législateur, donnent une idée des efforts qu’il accomplit dans ce domaine. Deux d’entre eux, que nous appellerons livres I et II de Coloman, sont de caractère laïque, tandis que les trois autres, qui reprennent divers canons conciliaires, sont de caractère religieux. Le livre I composé de 84 articles a dû être établi vers 1100. Nous savons par son auteur même, Albéric, qu’il contient les décisions de l’assemblée de Tarcal, dans le comitat de Zemplén. Ce recueil de lois réglemente largement la vie de l’Église et de l’État. Par son contenu, il montre que les vols ne représentaient plus un problème fondamental de la société. Le fait qu’il n’y ait plus de peines distinctes pour les serfs et les libres indique la totale déchéance des hommes libres appauvris. Tandis que sous Ladislas Ier le vol d’une poule ou de la valeur de dix deniers entraînait la peine de mort, la loi de Coloman condamne comme voleur celui qui a dérobé une bête à quatre pattes ou un objet d’une valeur estimée à vingt deniers. Coloman éleva à quinze ans l’âge des enfants réduits en servitude si leur père était condamné pour vol. Désormais, le fait d’accuser un innocent de vol est pratiquement aussi grave que le délit lui-même. De lourdes peines étaient infligées à ceux qui portaient de fausses accusations. En revanche, le vagabondage et les migrations reviennent avec la même importance dans le livre I de Coloman. Par ailleurs, il contient de nombreux articles concernant le renforcement du pouvoir royal et les populations dépendant du roi. Il restreint la transmission par héritage des biens octroyés par les descendants du roi saint Étienne. Il sécularise dans une faible mesure les biens de l’Église. Avant que ces lois ne fussent promulguées, Coloman avait vainement tenté de soumettre tous les hommes libres à l’impôt (et non plus seulement les populations des domaines royaux). Cet échec fut compensé dans le code par l’obligation faite aux propriétaires disposant d’une fortune déterminée de fournir des soldats et, à ceux qui disposaient de revenus plus importants, d’équiper des chevaliers en armure. L’image d’un système juridique très évolué et fortement organisé se dégage du livre I de Coloman. Il distinguait trois formes de commerce : la vente des produits par le producteur, par un marchand local ou par des marchands venus de plus loin. Coloman interdit formellement que des serfs hongrois ou nés en terre hongroise soient vendus à l’étranger, de même qu’il proscrit l’exportation de tout animal vivant (à l’exception des taureaux). Cette restriction par rapport aux lois de Ladislas est liée au développement de l’agriculture et de la technique militaire des Hongrois, qui requérait davantage de moyens en hommes et en bêtes. Le livre I de Coloman contient également un grand nombre d’articles concernant l’Église. Les prêtres mariés une deuxième fois, ou les ecclésiastiques ayant épousé une veuve ou une femme répudiée, étaient obligés de rompre leur mariage. Les personnes appartenant à un ordre religieux n’avaient pas le droit de revêtir des vêtements civils. Après Ladislas, Coloman veilla également à ce que « les lieux de sépulture des chrétiens ne soient situés que dans l’espace entourant une église ». Effectivement, au cours du xiie siècle, les cimetières « populaires » disparurent au profit des enclos paroissiaux. Un article souvent cité du livre I de Coloman concerne les sorcières : « Au sujet des sorcières (striga), puisqu’elles n’existent pas, qu’il ne soit procédé à aucune enquête. » Celles-ci correspondaient sans doute dans l’esprit de Coloman aux stryges, vampires assoiffés de sang, car ce même code prescrit encore des mesures à l’encontre de ceux qui pratiquent la sorcellerie et la magie. En ce qui concerne les musulmans et les juifs, Coloman suit le livre I de Ladislas Ier : il vise l’intégration totale des musulmans à la population du pays tandis que la même politique d’exclusion est poursuivie à l’égard des juifs. Le livre II de Coloman, composé de sept lois, est exclusivement consacré aux juifs. En effet, selon la conception juridique du Moyen Âge, ceux-ci relevaient directement du roi (ils étaient pratiquement considérés comme sa propriété). Ce code réglemente en détail le commerce entre juifs et chrétiens et ordonne de noter par écrit toute transaction effectuée.

9Le renforcement de la discipline ecclésiastique et l’assainissement de l’Église par l’éviction de ceux qui entachaient sa réputation, constituèrent une tâche importante sous le règne de Coloman. Ce sont les conciles qui statuèrent sur ces questions. Un recueil de 72 articles est issu du premier concile de l’époque de Coloman qui siégea à Esztergom. On y lit que si un évêque était marié, il ne pouvait occuper sa charge qu’avec l’assentiment de son épouse. Le concile considérait comme souhaitable qu’un évêque enrichisse l’Église plutôt que ses fils. L’épouse d’un évêque ne pouvait résider dans une propriété de l’évêché. Les prêtres mariés pouvaient conserver leur épouse mais les religieux réguliers et séculiers qui étaient célibataires au moment de leur consécration devaient conserver leur célibat. Les membres du clergé mariés en deuxièmes noces ou ayant épousé une veuve ou une femme répudiée étaient révoqués. Les prêtres mariés en deuxièmes noces pouvaient, avec l’accord de leur épouse, entrer de nouveau dans les ordres. Le concile condamna les prêtres qui buvaient, vivaient en concubinage ou commettaient des vols. Il plaça les abbés sous l’autorité des évêques, leur imposa de gérer eux-mêmes les biens de leur abbaye et d’y être effectivement présents. Il décréta que les hommes d’Église relevaient de la loi ecclésiastique et ne pouvaient donc pas s’adresser à un juge laïque. Il leur interdit de porter témoignage. Il interdit aux membres du clergé de percevoir de l’argent pour un baptême ou un enterrement, ou d’exercer la profession d’aubergiste ou d’usurier. Un serf ne pouvait devenir prêtre que si son maître l’avait affranchi. Le concile condamna aussi ceux qui avaient conservé les coutumes païennes et dédaignaient les fêtes religieuses. Parmi les seize lois du deuxième concile, on trouve l’obligation de prier chaque jour dans les églises pour le roi et pour le pays. Ceux qui conspireraient contre la personne du roi ou contre le royaume étaient passibles d’excommunication. Le concile fixa le rituel du mariage et en décréta l’indissolubilité. Dans les villages qui disposaient d’une église, si la population s’en était éloignée, elle était contrainte à revenir. Nous possédons encore un fragment qui ne contient que deux canons d’un autre concile de cette époque. Coloman mourut au début de février 1116 et fut inhumé à Székesfehérvár.

Étienne II et Béla II

10Son fils, Étienne II lui succéda quelques jours plus tard. Comme en 1116, Venise préparait une nouvelle campagne en Dalmatie Le roi de Hongrie, afin de rompre son isolement politique, voulut apaiser la tension qui régnait entre son pays et les Tchèques depuis que ceux-ci avaient dévasté la Haute-Hongrie occidentale en 1108-1109. Mais, en fait de paix, c’est la guerre qui éclata. Une bataille eut lieu au bord de l’Olšava et les Tchèques vainquirent l’armée hongroise, composée en majeure partie de cavaliers petchénègues et sicules à l’armement léger. Entre temps, Venise avait engagé une action militaire sur la côte dalmate. Le doge, ayant mis en déroute l’armée du ban, gouverneur de Dalmatie et de Croatie, les cités et les îles dalmates tombèrent les unes après les autres aux mains de Venise. Étienne II intervint rapidement pour tenter de chasser les Vénitiens. Le doge périt même au cours du siège de Zára en 1118 mais ses actions restèrent sans effet. Un armistice de cinq ans fut signé aux termes duquel la moyenne Dalmatie et les îles restaient aux mains de Venise. La même année, les Hongrois envahirent l’Autriche et, à titre de représailles, le margrave d’Autriche et le prince de Bohême dévastèrent la région frontalière de Hongrie. Jaroslav, fils de Svjatopolk, l’ancien allié de Coloman et adversaire du grand-prince de Kiev Vladimir Monomaque, se réfugia en Hongrie et tenta en 1123 de reconquérir la principauté de Vladimir (Lodomérie), proche de la Hongrie, qu’il avait perdue. Étienne II se trouvait à ses côtés en compagnie de Polonais. Mais Jaroslav fut tué dès le début de la campagne et les Hongrois, qui avaient pris les armes pour lui, refusèrent l’obéissance à leur souverain. Celui-ci fut contraint de rentrer en Hongrie sans résultat. Quand la trêve de cinq ans avec Venise expira en 1124, Étienne marcha sur la Dalmatie et reconquit toutes les îles et les cités à l’exception de Zára mais la flotte vénitienne revenue d’Orient lui reprit toutes ces conquêtes.

11Au milieu des années 1120, la Hongrie d’Étienne II était tombée dans un isolement politique presque total. Le roi suivait la politique de son père favorable au Saint-Siège. Son beau-père, Robert, duc normand de Capoue, avait également pris parti pour le pape contre l’empereur. Cependant, il n’y eut jamais entre la Hongrie et les Normands d’Italie du sud, d’alliance solide qui aurait apporté à Étienne II un soutien efficace dans les combats qu’il livrait contre Venise en Dalmatie. Dans la première moitié des années 1120, en offrant l’asile à des aristocrates de Bohême, Étienne II détériora encore les rapports entre leurs deux pays. Vers 1126, il dévasta la région frontalière de la Pologne, ce qui jeta un froid dans les relations hungaro-polonaises. Le nouveau grand-prince de Kiev, Mstislav, fils de Vladimir Monomaque, était l’oncle de Boris, le fils présumé de Coloman ; et précisément, dans ces années-là, Boris se trouvait certainement à Kiev. La Hongrie était opposée à Venise à cause de la Dalmatie. C’est sans doute encouragés par ces graves problèmes extérieurs et par des tensions à l’intérieur du pays, qu’en 1125, Álmos, aveugle, résidant à la collégiale de Dömös, lança avec ses partisans un soulèvement contre Étienne II. Mais le roi les prit de court. Álmos se réfugia à Constantinople avec ses partisans et son fils Béla vécut caché pendant des années au monastère de Pécsvárad. L’exil des hommes d’Álmos à Constantinople fut la cause de tensions entre la Hongrie et de l’Empire byzantin. Il devenait vital pour Étienne II de rompre son isolement politique. Il tenta donc une ouverture vers la Bohême où son gendre, Sobeslav Ier, régnait depuis le printemps 1125. Les deux souverains se rencontrèrent à l’automne 1126 et conclurent une alliance. Afin d’assurer sa position en politique intérieure, Étienne II accueillit en Hongrie les chefs et les survivants de l’armée principalement composée de Petchénègues. Celle-ci avait été sévèrement battue par les troupes byzantines en 1122. Comme il n’avait pas d’héritier, il désigna son neveu Saul, fils de sa sœur Sophie, comme successeur. Par cette décision, il écartait du trône Álmos et son fils Béla, ainsi que Boris.

12Redoutant Álmos et ses partisans, il redoubla de vigilance envers Constantinople à partir de 1125. L’empereur Jean II avait réservé un bon accueil à Álmos et commençait à envisager de contraindre Étienne II à devenir son vassal. Outre des conflits économiques opposant la Hongrie et l’Empire, la cause immédiate de la guerre fut le fait que l’empereur d’Orient refusa l’extradition d’Álmos qu’Étienne II avait réclamée. En été 1127, Étienne II traversa le Danube et avança jusqu’à Plovdiv (Philippopolis), s’emparant de toutes les villes qui se trouvaient sur son chemin. La mort d’Álmos survenue en 1127 n’arrêta aucunement les opérations militaires. L’année suivante, l’empereur Jean II passa à l’offensive : il battit l’armée hongroise sur la rive gauche du Danube, captura des aristocrates et pilla la Sirmie avant de quitter la Hongrie. Les victoires byzantines continuèrent de désagréger le camp d’Étienne II, déjà bien divisé. Quelques seigneurs qui s’étaient autrefois rangés aux côtés de Coloman, déçus par le fait ­qu’Étienne II s’appuie sur les Petchénègues et accumule les échecs en politique étrangère, élurent rois l’ispán Bors (Boris ?) et Ivan. Étienne II étant tombé malade, ils pensaient que sa maladie jouerait en leur faveur mais il se rétablit et châtia les insurgés : il fit décapiter Ivan et exila l’ispán Bors à Constantinople. Afin de consolider son pouvoir ébranlé, il renforça ses liens avec les Petchénègues. Cependant, après la mort d’Álmos, il fut contraint de s’ouvrir à une force politique jusque-là adverse, le « parti » d’Álmos. Il se peut que des membres de ce parti, présents à sa cour même, lui firent savoir que Béla que l’on croyait mort, était en fait vivant, encore qu’aveugle. Étienne II prit alors son malheureux neveu sous sa protection. Ayant quelque peu renforcé son pouvoir, il attaqua de nouveau l’Empire byzantin en 1129 avec l’appui de ses alliés tchèques. Une opposition commune contre l’Empire byzantin créa l’occasion d’une alliance avec les Serbes : Béla épousa Hélène, fille d’Uroš Ier, grand-joupan de Serbie. La guerre entre la Hongrie et l’Empire byzantin fut interrompue dans sa troisième année par un traité de paix qui rétablit la situation antérieure. À la fin des années 1120, l’empereur Jean II accueillit Boris à Constantinople : Celui-ci épousa une parente de l’empereur, la princesse Anna Doukaina, et prit le nom grec de Kalamanos par lequel il se désignait comme le fils de Coloman. Mais il ne reçut aucun soutien de l’Empire pour ses projets concernant la Hongrie. C’est pourquoi il partit vers 1131 pour la Pologne où régnait encore Boleslas III, l’ancien allié de Coloman. Le duc Béla et Hélène eurent trois fils : Géza, né en 1131, puis Ladislas et Étienne, peu de temps l’un après l’autre. Étienne II tomba de nouveau malade au début de 1131 et mourut le 1er mars. Il fut inhumé à Nagyvárad, près du roi Ladislas Ier, ou peut-être dans le prieuré prémontré de Váradhegyfok qu’il avait fondé.

13Béla II fut couronné le 28 avril 1131. Au cours des deux mois qui suivirent la mort d’Étienne II, il dut faire face à l’opposition de Saul, le successeur désigné, et de ses partisans. À l’instigation de la reine Hélène, l’assemblée siégeant à Arad en 1131 régla le sort de ceux qui avaient participé au supplice du roi : soixante-huit dignitaires laïques furent exécutés et leurs terres confisquées. Le roi en employa une partie pour fonder et doter le chapitre collégial d’Arad. Un autre groupe d’adversaires du roi envoya des émissaires en Pologne pour offrir le trône de Hongrie à Boris. Celui-ci, qui bénéficiait du soutien personnel de Boleslas III, pénétra en Hongrie avec l’appui de troupes polonaises et russes. Béla II, dont la sœur avait épousé le fils du margrave Léopold III, reçut l’aide de l’Autriche. Ses partisans tentèrent de circonvenir les chefs d’armée russes et polonais afin qu’ils abandonnent le camp de Boris. Les Russes furent ébranlés mais les Polonais lui restèrent fidèles. La bataille décisive eut lieu le 22 juillet 1132 au bord de la rivière Sajó et fut remportée par Béla II et ses alliés autrichiens. Après cette défaite, Boris regagna la Pologne mais il ne pouvait plus en attendre d’aide.

14Béla II avait ainsi renforcé son pouvoir dans le pays. En 1134, il conclut une alliance avec Lothaire III, souverain du Saint-Empire romain germanique. En 1136, il reprit à Venise la ville de Spalato (Split) et sa région puis, en 1137, il soumit la province de Rama, représentant une partie de la Bosnie, et le pays tout entier lui fit volontairement allégeance. C’est vraisemblablement Béla II qui joignit le titre de roi de Rama à ses titres royaux et il confia le gouvernement de la Bosnie à son deuxième fils, Ladislas, sous la forme d’un duché. En 1138, Béla II et Hélène ajoutèrent de nouvelles donations à celles qu’Álmos avait faites à Dömös. Béla II reconnut comme chef de l’Église Innocent II, et non le pape que soutenaient les Normands. Dans le conflit qui s’envenima entre Innocent II et l’empereur Henri V après la signature du concordat de Worms en 1122, il prit le parti de l’empereur. En 1139, il fiança sa fille Sophie à Henri, fils de Conrad III, le premier souverain de la maison Hohenstaufen. En 1138, il intervint dans la situation intérieure de Russie en apportant son soutien à Jaropolk, grand-prince de Kiev, un frère de l’épouse répudiée par Coloman, et par conséquent l’oncle de Boris. Béla II mourut le 13 février 1141, et fut inhumé à Székesfehérvár auprès de son père Álmos, dont le corps avait été rapatrié de Constantinople en 1137.

Géza II

15Trois jours plus tard, le 16 février 1141, son fils aîné, encore enfant, fut couronné sous le nom de Géza II. Peu de temps après, Beloš, frère du grand-joupan de Serbie Uroš II et d’Hélène, la reine veuve, vint en Hongrie. En sa qualité de duc, de palatin et de ban, il devint le tuteur du jeune roi et joua longtemps un rôle important dans la direction des affaires du pays. En 1144, il se rendit en Russie à la tête d’une armée de Hongrois pour venir en aide à Vladimirko, prince de Galicie. Dans la première moitié des années 1140, les relations germano-hongroises plus précisément, tchéco-hongroises, se dégradèrent. Le mariage d’Henri et de la princesse Sophie n’eut pas lieu. Après la mort de Sobeslav Ier, qui avait entretenu d’étroites relations avec Béla II, Vladislav II, le représentant de la branche dynastique rivale, accéda au pouvoir en Bohême. C’est précisément dans ces circonstances défavorables à la Hongrie que Boris se manifesta de nouveau en demandant en 1145 à Vladislav II de l’aider à conquérir le pouvoir. Le prince de Bohême dirigea le prétendant au trône vers Conrad. Le souverain allemand, tout comme Henri II (Jasomirgott) Babenberg, duc de Bavière et margrave d’Autriche, permirent à Boris de recruter des mercenaires dans leurs provinces. En avril 1146, les hommes de Boris occupèrent inopinément Pozsony mais Géza II racheta la citadelle. Il se rapprocha alors du duc Welf VI, l’adversaire du roi de Germanie et du margrave d’Autriche, et lui offrit une aide matérielle pour mener à bien ses plans concernant la Germanie, c’est-à-dire s’emparer de la Bavière. En septembre 1146, une bataille eut lieu entre l’armée du duc Henri et les forces hongroises au bord de la Leitha. Les Petchénègues et les Sicules à l’armement léger, qui constituaient l’avant-garde, prirent la fuite devant les cavaliers allemands équipés d’armures, mais les troupes menées par Géza et Belosˇ vainquirent finalement Henri et pourchassèrent ses hommes jusqu’aux rives de la Fischa. Boris ne parvint donc pas à pénétrer dans le pays avec l’aide des Allemands, comme il l’avait escompté. La IIe croisade, partie au printemps de 1147, lui offrit bientôt l’occasion de faire une nouvelle tentative, à laquelle, d’ailleurs, ses partisans de Hongrie l’encouragèrent. Boris voulut d’abord entrer dans le pays sous la protection de Conrad mais c’est finalement avec les Croisés du roi de France, Louis VII, qu’il pénétra en Hongrie. En raison des relations tendues avec l’Allemagne, le passage de troupes germaniques à travers la Hongrie aurait sans doute été considéré comme une opération militaire ennemie. En revanche, Géza II avait entretenu jusque-là de très bons rapports avec Louis VII. Boris, forcé de constater que le camp de ses anciens partisans s’était restreint, quitta le pays en même temps que Louis VII et se rendit à Constantinople.

16Le fait qu’à partir de 1148, en près d’une décennie, la Hongrie se risque à entreprendre des démarches de politique extérieure de grande envergure, dépassant presque ses possibilités, témoigne de l’accroissement de ses forces et de l’unité des aristocrates aux côtés de Géza II. L’une des lignes de cette politique étrangère est liée au mariage du roi : en 1146, il épousa Euphrosine, dont le frère Izjaslav, petit-fils de Vladimir Monomaque, devint à cette époque grand-prince de Kiev. Par ce mariage, Géza II fut impliqué dans les querelles qui divisaient les princes de Russie au sujet du trône de Kiev. L’autre ligne de politique extérieure hongroise rejoignait le système d’alliances qui s’était constitué en Europe dans les années 1140, et relevait en fait de la menace que le royaume normand d’Italie du sud représentait pour l’Empire byzantin. Dans le camp de Constantinople se trouvaient le Saint-Empire romain germanique (« alliance des deux empereurs »), Venise, les princes Youri Dolgorouki de Souzdal et Vladimirko de Galicie et, du côté des Normands, le duc Welf VI, le roi de France Louis VII, le pape, le grand-joupan de Serbie Uros II, Izjaslav, ainsi que Géza II. Entre 1148 et 1155, les Hongrois menèrent en peu de temps six campagnes successives en Russie et affrontèrent presque autant de fois les forces armées de l’Empire byzantin.

17La première campagne en Russie fut lancée au printemps de 1148 pour assister Izjaslav. Cependant, Youri Dolgorouki l’emporta en été 1149, et chassa de Kiev Izjaslav, qui demanda de nouveau l’aide de Géza II. Mais à cette époque, les Hongrois apportaient leur soutien armé aux Serbes en rébellion contre Constantinople qui attaquait les Normands, si bien que le roi de Hongrie ne put fournir un appui efficace à Izjaslav que vers la fin de l’année. La deuxième campagne de Russie se termina sans résultat en hiver 1149-1150, les Hongrois rentrèrent sans avoir combattu, mais la troisième campagne démarra cette fois, sous le commandement de Géza II en personne dès le début de l’automne 1150 pour soutenir Izjaslav qui avait entre temps reperdu Kiev. Vladimirko corrompit plusieurs aristocrates et prélats qui persuadèrent le roi de repartir, sans avoir notablement contribué à améliorer la situation d’Izjaslav. En même temps, à la fin de l’été 1150, l’empereur Manuel Ier Comnène marcha contre les Serbes pour réprimer leur soulèvement. Les Hongrois envoyèrent de nouveau des troupes pour soutenir les Serbes. Une bataille fut livrée au bord de la Tara et s’acheva par la victoire de l’Empire byzantin. En conséquence, Urosˇ II fit allégeance à Manuel Ier et, à la fin de 1150 ou au début de 1151, alors que Géza II était encore sur le chemin du retour de Russie, l’empereur fit aussitôt mouvement contre la Hongrie en représailles de son intervention contre lui. Il dévasta Zimony en Sirmie, tandis qu’une autre partie de l’armée byzantine commandée par Boris pillait les rives de la Temes. Ce fut la dernière opération militaire de Boris qui mourut peu après. La campagne de représailles de l’Empire d’Orient en Hongrie durait encore quand Izjaslav sollicita de nouveau l’aide de Géza II. En 1151, les Hongrois reprirent pour la quatrième fois en quelques années le chemin de la Russie. Ils eurent cette fois davantage de succès et aidèrent le beau-frère de Géza II à reconquérir le trône de Kiev. Ils entrèrent même avec Izjaslav dans Kiev où ils étonnèrent la population par leurs joutes équestres (de course et de saut). Mais Izjaslav ne se sentait pas en sécurité sur le trône. À peine les Hongrois furent-ils repartis, qu’il sollicita de nouveau leur aide au printemps de 1151. Reprenant le chemin de Kiev (pour la cinquième campagne de Russie), l’armée hongroise fut surprise en route par Vladimirko, prince de Galicie, et un grand nombre de Hongrois, qui s’étaient enivrés, furent massacrés. La sixième campagne démarra en 1152 sous le commandement de Géza II en personne. Les troupes russo-hongroises battirent Vladimirko sur les bords de la San non loin de Przemysl mais, comme celui-ci parvint une fois de plus à circonvenir des dignitaires ecclésiastiques et laïques, la victoire de Géza II ne devint pas véritablement un succès politique. En 1153, l’Empire byzantin signa une paix humiliante pour Géza II. Celui-ci soutint alors Andronikos, neveu de l’empereur Manuel Ier, qui voulait s’emparer de la couronne impériale. À la fin de 1154, Géza II mena une campagne victorieuse en terre byzantine. Au printemps de 1155, ayant été informé des préparatifs militaires de l’empereur Manuel Ier, il offrit de faire la paix. Aux termes du traité, aucune des parties contractantes n’obtint d’extension territoriale.

18La Hongrie était épuisée par ces guerres à répétition et sa situation de politique extérieure s’était encore dégradée. L’alliance avec les Normands s’était révélée sans effet. Dès 1152, l’empereur germanique Frédéric Ier (Barberousse) avait envisagé de soumettre la Hongrie par les armes. Les relations avec le Saint-Siège s’étaient elles aussi dégradées et le pape Adrien IV soutenait Venise contre la Hongrie dans la question dalmate. L’unité de l’élite au pouvoir se brisa et des factions se constituèrent. À la tête des aristocrates mécontents se trouvait le duc Étienne, le plus jeune frère de Géza II, probablement parce qu’il se sentait lui aussi lésé. Tout comme son frère aîné, Ladislas, il bénéficiait d’un revenu ducal, mais pas d’un duché indépendant qui aurait représenté un pouvoir territorial. En hiver 1156-1157, Étienne se prépara à s’emparer du pouvoir et projeta d’assassiner Géza II. Il se savait soutenu par l’influent Beloš. Mais le roi surprit les conjurés. Étienne, qui avait sollicité l’aide de Frédéric Barberousse pour réaliser son projet, fut banni ; Beloš disparut également de la cour de Hongrie. Géza II accepta que l’empereur germanique arbitre la question du trône de Hongrie et promit de lui envoyer des renforts dans sa campagne d’Italie. À la diète de Ratisbonne de janvier 1158, Frédéric Barberousse différa la décision concernant le trône de Hongrie, ce qui impliquait qu’il se désolidarisait d’Étienne. Celui-ci quitta alors sa cour et trouva un autre appui auprès de Manuel Ier, son adversaire. L’empereur d’Orient le reçut personnellement et lui accorda la main de sa nièce Marie. Géza II tint sa promesse et, au début de l’automne de 1158, il envoya une unité de près de cinq cents musulmans à Frédéric Barberousse qui se battait dans la région de Milan, le conflit s’étant ravivé entre lui et le Saint-Siège. Le pape Adrien IV mourut à l’automne de 1159. Les cardinaux placèrent sur le trône de saint Pierre Alexandre III qui poursuivit la politique de son prédécesseur. Frédéric Barberousse désigna un antipape en la personne de Victor IV. Au concile de Pavie de février 1160, auquel participèrent également des envoyés de Géza II, les partisans de l’empereur confirmèrent Victor IV et destituèrent Alexandre III. Comprenant alors que l’empereur Frédéric, et donc Victor IV, n’étaient soutenus que par le groupe restreint des vassaux fidèles de l’Empire germanique, tandis qu’Alexandre III bénéficiait de l’appui d’un large front européen englobant aussi bien les Normands d’Italie du sud, Venise, Constantinople, que l’Angleterre et la France, Géza II abandonna le parti de l’empereur germanique. À la fin de 1160, Étienne sollicita de nouveau l’appui de Frédéric Barberousse, mais sans succès, si bien qu’il se vit contraint de regagner Constantinople où le rejoignit bientôt son frère Ladislas. Mais celui-ci, malgré la proposition que lui en fit Manuel Ier, refusa d’entrer par un mariage dans la famille de l’empereur.

19La prise de position de la Hongrie en faveur du pape est principalement l’œuvre de Lucas, archevêque d’Esztergom, qui était dès le début partisan d’Alexandre III. Dans la convention qu’il signa avec le Saint-Siège, en conséquence de la nouvelle situation, Géza II adopta la position du pape sur la question fondamentale des investitures (il renonça à destituer ou à muter les évêques sans l’autorisation du pape). Tirant profit de la situation réelle du Saint-Siège, il obtint que le souverain de Hongrie ait désormais le droit d’intervenir en de nombreux points dans les affaires ecclésiastiques du royaume. À la fin de sa vie, Géza II fut de nouveau absorbé par la Dalmatie et l’Empire byzantin. Les habitants de Zára, mécontents de la suzeraineté de Venise, se placèrent en 1159 sous l’autorité de la Hongrie mais la flotte vénitienne reconquit la ville la même année. En 1161, Géza II obtint la prorogation de la paix signée avec Constantinople, où résidaient à présent ses deux frères. Afin de prévenir des conflits internes, il confia le gouvernement de la Dalmatie et de la Croatie sous la forme d’un duché royal à Béla, son plus jeune fils. Géza II mourut le 31 mai 1162 et, selon sa volonté initiale, c’est son fils aîné, Étienne III, qui lui succéda.

Étienne III et ses rivaux

20Dans un premier temps, Étienne III ne régna que six semaines. L’empereur Manuel Ier pensa mettre à profit la situation créée par la disparition de Géza II pour pousser en avant Étienne, le prétendant au trône qu’il protégeait, afin de devenir le suzerain de la Hongrie et s’emparer des riches provinces du Sud. Il marcha vers la frontière et envoya une unité directement dans le pays. Les Byzantins corrompirent des seigneurs hongrois, leur promirent monts et merveilles en échange de l’élection d’Étienne. Ils n’arrivèrent cependant pas à leurs fins. Toutefois, dans la crainte d’une agression, les Hongrois furent contraints de conclure un compromis avec l’Empire d’Orient. Ils ne voulaient évidemment pas d’Étienne pour souverain mais ils acceptèrent Ladislas dont les liens avec Constantinople étaient moins étroits. Comme l’archevêque Lucas s’y refusa, c’est l’archevêque de Kalocsa qui couronna Ladislas à la mi-juillet 1162. Le fils de Géza, Étienne III, dut livrer bataille à ses adversaires à Kapuvár puis il partit pour l’Autriche mais en revint rapidement et se retira au fort de Pozsony. L’archevêque Lucas, partisan inconditionnel du Saint-Siège, prononça l’excommunication de Ladislas II, qui fit aussitôt incarcérer le prélat. Lucas fut libéré sur l’intercession du pape Alexandre III mais, comme il persistait à ne pas reconnaître la légitimité de Ladislas, celui-ci le fit de nouveau jeter en prison. Ladislas II rétablit le duché s’étendant sur un tiers du pays, duché que le roi Coloman avait supprimé plus d’un demi-siècle auparavant. Il proclama duc son frère Étienne qu’il considérait aussi comme prétendant officiel au trône. Ladislas II mourut en janvier 1163 au bout d’à peine six mois de règne.

21Son frère, Étienne IV, lui succéda. Il fut couronné à la fin de janvier 1163 par l’archevêque de Kalocsa, Lucas n’étant pas disposé à le sacrer roi, lui non plus. Ses quelques partisans étaient en premier lieu des évêques et des ispáns des régions méridionales du pays. Ils furent rejoints par Belosˇ qui, abandonnant sa dignité de grand-joupan de Serbie, avait reparu en Hongrie. Étienne IV n’était pas aimé dans le pays et un mouvement se forma en vue de le faire abdiquer. Sa politique fut caractérisée par une loyauté inconditionnelle envers Constantinople. Sa monnaie suivait l’exemple byzantin : outre les pièces d’argent traditionnelles, il fit aussi frapper des pièces de cuivre et d’or. À l’ouest, on craignait sérieusement que sous l’influence grecque, l’Église de Hongrie ne veuille se séparer de Rome. Étienne IV rompit effectivement toute relation avec le Saint-Siège. Il était contraire aux intérêts de Frédéric Barberousse qu’un pays situé le long des frontières orientales de l’Empire germanique soit pratiquement le vassal de l’Empire d’Orient, c’est pourquoi en mai 1163, il reprit son projet de campagne contre la Hongrie. Pendant ce temps, Étienne III fit tout son possible pour rassembler une armée conséquente contre son oncle. Il s’assura le soutien de Frédéric Barberousse, car il était essentiel pour lui que l’empereur ne tire pas vengeance de la défection de son père, Géza II. Il recruta en Autriche des mercenaires dont un grand nombre s’établit ensuite définitivement en Hongrie. Il avait aussi à sa disposition les soldats des places fortes de l’ouest du pays. Étienne III ouvrit les hostilités contre son oncle : la bataille livrée le 19 juin 1163 dans les environs de Székesfehérvár s’acheva par la défaite d’Étienne IV, ce qui mit fin à son règne d’à peine cinq mois. Étienne III put reprendre le trône, mais son pouvoir était loin d’être consolidé.

22Étienne IV se réfugia en territoire byzantin et demanda aussitôt l’aide de l’empereur Manuel Ier pour reprendre le pouvoir. Mais celui-ci jugea sans doute qu’il n’avait aucune chance et refusa de soutenir sa cause. En revanche, il eut l’habileté d’offrir la main de sa fille Maria à Béla, le frère cadet d’Étienne III, et réclama à cette occasion le territoire que Béla gouvernait depuis 1161 en qualité de duc, c’est-à-dire la Dalmatie et la Croatie. En échange, il s’engagea à ne pas soutenir Étienne IV dans la lutte qu’il menait pour reconquérir le trône de Hongrie. C’est ainsi que Béla arriva à Constantinople à la fin de 1163, adopta les coutumes de l’Église byzantine, prit le nom d’Alexis et épousa Maria, et Manuel Ier lui conféra le haut rang de despotes. Cet accord fut de courte durée. Dès l’hiver 1163-1164, le ban Ampod fit mouvement en Dalmatie avec une puissante armée afin d’empêcher que le pays ne tombe aux mains de l’Empire byzantin. Cette opération militaire est liée à des événements concernant la cité de Zára : celle-ci s’était affranchie de l’autorité vénitienne et s’était alliée à la Hongrie. Le doge avait vainement tenté de la reprendre. Étienne IV n’avait pas renoncé à reconquérir la couronne de Hongrie. Il sollicita de nouveau le soutien de Frédéric Barberousse mais, cette fois encore, l’empereur refusa et Étienne IV lança une nouvelle offensive contre la Hongrie sous l’aile protectrice de l’Empire byzantin. Malgré sa promesse, l’empereur Manuel Ier se précipita au secours de son protégé, accompagné de Béla-Alexis. Étienne III, bénéficiant de l’appui de la Bohême, de la Galicie et de l’Autriche, fit mouvement contre Manuel Ier qui était entré en Hongrie. L’empereur avança dans la région de Bács, mais il ne livra pas de combats si loin à l’intérieur d’un pays hostile. Il demanda que le roi de Bohême Vladislav II soit l’arbitre de la paix. Aux termes du traité, Étienne III renonça à la Dalmatie, à la Croatie, et même à la Sirmie, et Manuel Ier réitéra en échange sa promesse de ne plus soutenir Étienne IV.

23Toutefois, Étienne III considéra qu’il n’était pas tenu de respecter les termes de l’accord signé en 1164. Au printemps de 1165, il reprit la majeure partie de la Sirmie et tenta de s’emparer de Zimony. Alors, Manuel Ier, violant à son tour le traité, décida d’essayer de replacer Étienne IV sur le trône de Hongrie. Mais, entre temps, Étienne III avait circonvenu quelques Hongrois partisans d’Étienne IV qui résidaient à Zimony et, à la mi-avril, l’un d’eux empoisonna le prétendant au trône. Zimony tomba. La Sirmie revint sous l’autorité hongroise. Manuel Ier ne parvint à reprendre Zimony qu’après plusieurs tentatives. En même temps, l’Empire byzantin reprit la Dalmatie et la Bosnie avec l’aide de Venise, qui replaça Zára sous sa domination. Étienne III demanda la paix et promit de remettre la Sirmie et la Dalmatie à l’Empire. Mais l’empereur ne put réaliser son projet initial de soumettre la Hongrie. Au cours des années suivantes, plusieurs guerres entre la Hongrie et l’Empire d’Orient se succédèrent rapidement. Elles ne menacèrent pas l’indépendance de la Hongrie. Au printemps de 1166, l’armée d’Étienne III reprit l’ensemble de la Sirmie à l’exception de Zimony. Manuel Ier ne participa pas personnellement aux combats mais il envoya trois armées, dont l’une commandée par Béla, en représailles contre la Hongrie. Un armistice fut conclu grâce à l’intervention d’Henri Jasomirgott, duc d’Autriche, dont Étienne III venait d’épouser la fille. Aux termes du traité, la Sirmie revenait à l’Empire byzantin. À la fin de 1166, une armée hongroise commandée par le ban Ampod attaqua la Dalmatie, et reprit quelques cités. Tandis que les émissaires d’Étienne III négociaient avec Manuel Ier au printemps de 1167, les Hongrois entreprirent de reconquérir la Sirmie. Cette fois encore, l’empereur ne prit pas part à la guerre, mais il y envoya un de ses parents à la tête d’une puissante armée. L’affrontement eut lieu le 8 juillet 1167 au bord de la Save non loin de Zimony, et les Byzantins furent vainqueurs. Mais l’empereur d’Orient n’exploita pas les possibilités que lui offrait cette victoire.

24Constantinople, ainsi que Béla qui y résidait, représentaient un danger potentiel pour Étienne III, même après 1167. La situation de Béla changea progressivement. En 1169, Manuel Ier eut un fils qu’il déclara en 1171 héritier de son empire, au détriment de Béla. Il annula les fiançailles de Maria et de Béla, donna à celui-ci la main de sa belle-sœur Agnès de Châtillon, originaire d’Antioche, et l’investit du titre de kaisar, inférieur à celui de despotes. En conséquence, Béla s’intéressa de nouveau à la Hongrie. C’est pourquoi Étienne III fit preuve d’une prudence particulière dans les affaires concernant l’Empire byzantin. Il ne tenta plus de reprendre la Dalmatie ni la Sirmie, et cessa de soutenir les Serbes contre l’Empire. Il noua des liens familiaux avec ses voisins occidentaux, le roi de Bohême Vladislav II et le duc d’Autriche Henri Jasomirgott. Un mariage dynastique conclu en 1167 amena la paix entre la Hongrie et Venise qui éprouvait de la rancœur à l’égard de l’Empire byzantin. Zára mit rapidement à profit le conflit entre Venise et Constantinople pour se libérer de nouveau même pour une brève période, en 1171-1172, du joug vénitien.

25Au cours des années de guerre contre l’Empire byzantin (1162-1167), la Hongrie et le Saint-Siège appartenaient à des systèmes d’alliance opposés. Le pape Alexandre III reprochait à Étienne III d’exercer le droit d’investiture, d’avoir confisqué des biens de l’Église et ne de pas les avoir utilisés à des fins religieuses. L’archevêque Lucas joua après 1167 un grand rôle dans l’amélioration des rapports avec le pape. En 1169, la Hongrie et le Saint-Siège signèrent un nouvel accord qui confirmait en plusieurs points (comme par exemple le droit d’investiture) celui de 1161, et dans d’autres cas, allait même au-delà : Étienne III renonça par exemple à nommer les prévôts et abbés royaux. Au cours de son règne qui dura à peine dix ans, non seulement Étienne III écarta le danger que l’Empire byzantin représentait pour l’indépendance de la Hongrie mais, surtout après 1167, il fit aussi beaucoup pour consolider le pays. Par sa politique modérée, en évitant les affrontements, il améliora la situation internationale du pays. Le jeune souverain mourut brutalement le 4 mars 1172 et fut inhumé à Esztergom. Comme il ne laissait pas d’enfant, les deux prétendants au trône étaient ses frères, Béla, qui vivait à Constantinople, et Géza, qui se trouvait en Hongrie.

Béla III

26Nous n’avons aucune information concernant ce que Géza a entrepris pour accéder au pouvoir, nous savons en revanche que les partisans de Béla agirent rapidement. Ils dépêchèrent des ambassadeurs auprès de Manuel Ier, qui se trouvait alors à Sofia, pour lui demander d’envoyer Béla en Hongrie. L’empereur d’Orient fit aussitôt prêter serment à Béla, qu’il considérait déjà comme roi de Hongrie, d’agir en toute chose dans l’intérêt de l’Empire, et le laissa partir avec son épouse. Pour faire plus grande impression, il lui donna une armée pour escorte. Manuel Ier n’épargna pas la dépense pour circonvenir des seigneurs hongrois. La majeure partie de ceux qui avaient été aux côtés d’Étienne III pendant près d’une décennie se rallia à Béla, les autres, moins nombreux, à Géza. Afin d’obtenir que le Saint-Siège soutienne son pouvoir, Béla se tourna vers Alexandre III, abandonnant l’antipape protégé par Frédéric Barberousse, et renforça par serment le concordat de 1169. Mais l’archevêque Lucas, malgré l’ordre d’Alexandre III, refusa de couronner Béla, craignant que la religion chrétienne d’Orient ne se propage en Hongrie. Le pape mandata donc l’archevêque de Kalocsa qui couronna Béla le 13 janvier 1173. Cependant, Géza et son petit groupe de partisans s’activaient contre lui. Le roi découvrit leur conspiration et fit emprisonner son frère Géza. Celui-ci parvint à s’évader et se réfugia avec ses partisans en Autriche où ils furent bien accueillis par Henri Jasomirgott. C’est pourquoi Béla III attaqua l’Autriche en 1175. Après la mort d’Henri II, Géza voulut rejoindre l’empereur Frédéric Barberousse, mais le prince Sobeslav II de Bohême le livra à Béla III en 1177. Celui-ci jeta en prison son frère et leur mère, Euphrosine, qui avait sans doute participé à la conjuration. Il fit énucléer un de leurs partisans. Au cours des premières années de son règne, Béla III poursuivit une politique favorable au pape, et entretint également de bons rapports avec Constantinople. En 1176, à la demande de Manuel Ier, des troupes auxiliaires hongroises prirent part à la guerre infructueuse que l’Empire d’Orient menait en Asie mineure contre les Seldjoukides.

27Béla III ayant pratiquement achevé de consolider son pouvoir à l’intérieur du pays à la fin des années 1170, la politique étrangère de la Hongrie se réactiva et changea d’orientation après la mort de l’empereur Manuel Ier en 1180. À la fin de 1180 ou au début de 1181, Béla III reprit la Dalmatie et peut-être aussi la Sirmie à l’Empire byzantin. Zára mit à profit le rétablissement de la suprématie hongroise en Dalmatie centrale pour se soustraire de nouveau à l’autorité de Venise et se rallier à la Hongrie. Lorsque la veuve de Manuel Ier demanda en 1182 à Béla III d’intervenir dans la situation intérieure de l’Empire, celui-ci s’empara de Barancs et de Nándorfehérvár. En s’alliant aux Serbes en rébellion contre la domination de l’Empire byzantin, il avança en 1183 jusqu’à Nisˇ et Sofia et, s’il fut contraint de restituer ces territoires en 1184, ces deux villes furent reconquises par les Hongrois en 1185. En même temps, les Normands menaçaient sérieusement l’Empire d’Orient. Le nouvel empereur, Isaac II Ange, les repoussa et conclut un accord avec les Hongrois. Il épousa Marguerite, la fille de Béla III qui lui apporta en dot les territoires récemment conquis par les Hongrois dans le nord des Balkans. Mais les Bulgares ne tardèrent pas à se soulever à leur tour contre l’empereur. Après plus d’un siècle et demi de domination byzantine, la Serbie et la Bulgarie redevinrent des États indépendants.

28Vers 1184, mourut Agnès de Châtillon, l’épouse de Béla III ; elle avait donné plusieurs enfants au roi, dont deux fils, Imre et André. Après son veuvage, Béla III envisagea d’abord un mariage byzantin mais ce projet échoua. Il épousa alors en 1186 Marguerite, la fille du roi de France, Louis VII. Ce mariage dynastique avait des raisons politiques car il assurait à Béla III une alliance avec la France dans le dos de Frédéric Barberousse. En 1188, la Hongrie signa une trêve de deux ans avec Venise qui n’avait pas renoncé à s’emparer de Zára. À la même époque, Béla III intervint dans la situation intérieure de la Russie. À la demande de Vladimir, destitué, il envahit la principauté de Galicie en 1188, mais il désigna son propre fils, André, comme prince. Les Galiciens supportèrent mal les exactions des Hongrois et les lourds impôts levés par André. Quand Vladimir s’évada de la prison où il avait été jeté en Hongrie, il parvint rapidement, avec l’aide de Casimir de Pologne, à le chasser de Galicie.

29La politique étrangère de la Hongrie se réactiva à la suite d’une offensive des musulmans en Terre sainte en 1187, qui fit tomber Jérusalem aux mains du sultan d’Égypte. La IIIe croisade partit en 1189. La majorité des Croisés choisirent la route maritime mais Frédéric Barberousse passa par la Hongrie. Il intervint pour que Béla III libère son frère Géza et celui-ci quitta définitivement son pays à la tête d’une troupe chargée d’assurer la voie libre à l’empereur germanique. Géza ne revint jamais, il se maria en terre grecque où naquirent ses enfants, et prit le nom de Jean. Béla III joua un rôle important dans la signature de la paix d’Adrianopolis par les deux empereurs en février 1190. Ce traité écarta le danger immédiat qui menaçait l’Empire byzantin. Les Croisés de Frédéric Barberousse purent poursuivre leur route vers la Terre sainte.

30Dans la péninsule des Balkans où les Serbes et les Bulgares parfois alliés se battaient contre l’Empire byzantin, où ils étendaient leurs territoires à ses dépens, Béla III intervint en conquérant. La trêve conclue avec Venise expirant en 1190 fut prorogée, ainsi n’eut-il plus d’inquiétudes du côté de l’Adriatique. En 1192-1193, il s’empara au détriment de la Serbie de territoires qu’Isaac II Ange considérait comme siens. La Serbie s’étant alliée à l’empereur, Béla III fut contraint d’abandonner ses conquêtes, d’autant plus que le nouveau doge de Venise violant l’armistice lançait alors une offensive contre la Hongrie sur le littoral adriatique dans le but de reprendre Zára. Il ne put reconquérir que quelques îles. Zára resta sous domination hongroise. Isaac II Ange fut battu en 1194 par les Bulgares et demanda l’aide de son beau-père, Béla III. Celui-ci lui promit son appui, mais en resta là. Dans les dernières années de sa vie, Béla III envisagea d’effectuer sa propre croisade, cependant il ne put réaliser ce projet, qu’il confia à son plus jeune fils, André. Béla III montra aux futurs rois de Hongrie le chemin des conquêtes vers la Galicie et la péninsule des Balkans. Par ses relations étendues, il accrut l’importance internationale de la Hongrie.

31La stabilité de sa politique intérieure constituait la garantie de cette politique expansionniste. Béla III fut impitoyable envers tous ceux qui s’insurgèrent contre son pouvoir de quelque manière de ce soit, sans même faire d’exception pour le clergé. Bien qu’André, archevêque de Kalocsa ne l’eût offensé que verbalement, il le priva cependant, peu de temps avant 1179, de sa dignité archiépiscopale et de ses revenus de prélat. Il destitua également le prévôt de Székesfehérvár qui avait pris parti pour l’archevêque. Malgré ces conflits occasionnels, Béla III mit tout en œuvre pour augmenter le nombre des églises en Hongrie. Vers 1190, il fonda la prévôté de Nagyzeben en Transylvanie, et à Esztergom, la maison des Hospitaliers de Saint-Jean. Son nom est surtout lié à la fondation de monastères cisterciens : c’est lui qui fonda les monastères d’Egres, de Zirc, de Piliszentkereszt, de Saint-Gothard et de Pásztó. Il y établit des moines qu’il fit venir de France. Il fit de généreuses donations aux églises. Il obtint que le diocèse de Bosnie, jusque-là rattaché à Raguse (Dubrovnik) sous domination ­byzantine, revienne désormais à la province de Spalato qui dépendait de la Hongrie. Béla III dissocia la chapelle royale et la chancellerie, qui était autrefois dirigée par l’ispán de la chapelle dépendant de l’archevêque d’Esztergom. La chancellerie royale, qui dépendait désormais directement du souverain, fut ainsi créée dans les années 1180 à l’issue d’un assez long processus. Béla III obtint l’autorisation du pape pour faire canoniser le roi Ladislas Ier en 1192.

32La situation économique de l’état de Béla III a pu être retracée à l’aide d’une liste de revenus. Il n’en reste qu’une copie tardive conservée à Paris, d’où l’on conclut généralement qu’elle avait été dressée vers 1185, au moment où Béla avait épousé Marguerite de France. Pourtant, d’après son contenu, la rédaction devrait plutôt se situer entre 1193 et 1196. L’authenticité de ce registre est encore controversée. Les revenus du roi y paraissent élevés, tandis que ceux des évêchés et des archevêchés semblent bas. C’est pourquoi nous ne pouvons pas considérer comme fiable la somme des revenus monétaires indiquée en marcs. Plus sûr est le plan détaillant les sources des revenus royaux à la fin du xiie siècle. Le revenu annuel de Béla III était composé de sept postes : le change (représentant 36 % de la totalité des revenus en argent), le sel (10 %), les péages, les droits de passage des cours d’eau et les marchés qui appartenaient tous au roi (18 %), la redevance des hospites allemands de Transylvanie (9 %), les deux tiers de leurs revenus que reversaient les ispáns des 72 comitats (15 %), le duché de Slavonie (6 %), et les présents des ispáns de comitats (6 %). La reine et les fils du roi recevaient de l’argenterie, des étoffes de soie et des chevaux, les paysans fournissaient toute la nourriture du roi. Cette liste présente une dichotomie particulière en ce qui concerne les sources de revenus. Une partie non négligeable était en nature (vivres, métaux précieux, etc.). Ces contributions provenaient de populations asservies au roi et étaient considérées comme revenus domaniaux, puisqu’elles émanaient des propriétés privées du roi et lui étaient dues au titre de propriétaire, de maître (dominus) de la terre. Il percevait l’autre partie étonnamment considérable de ses revenus sous forme de monnaie ou d’argent non frappé (lingots). Il s’agissait alors d’un revenu régalien, dû au roi, non en tant que seigneur terrien, mais souverain (rex) du pays. Les revenus domaniaux de Béla III diminuèrent sensiblement au gré des donations qu’il fit au cours de son règne. Il céda aussi des revenus du sel et des octrois, mais dans une faible mesure. Béla III porta une grande attention à la gestion des domaines royaux.

33La stabilité du pays facilita également le règlement de la succession au trône. Dès 1182, il fit couronner son fils aîné, Imre, mais il ne lui donna pas de territoire. Ce n’est qu’entre 1194 et 1196 qu’Imre est cité comme duc de la région côtière. Avant de mourir, Béla III organisa le pays en destinant le royaume à Imre et en donnant à André des châteaux, des terres et une grande quantité d’argent, mais pas de pouvoir territorial. Il voulait ainsi maintenir l’unité et la puissance du pouvoir royal, ce que montre sans ambiguïté le fait que le partage du pays effectué en 1194 entre lui et Imre ne relevait pas de son initiative, mais qu’il y avait été contraint par l’aristocratie. Béla III mourut le 23 avril 1196 et fut inhumé à Székesfehérvár.

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