Pierre et Samuel Aba, le soulèvement de Vata

1Le roi Pierre, monté sur le trône en 1038, se révéla être un souverain entreprenant en politique intérieure et extérieure. Menant une politique antigermanique, il envahit le territoire de l’Autriche d’où il ramena des prisonniers. Il aida ensuite le duc de Bohême Bretislav contre le souverain germanique Henri III, successeur de Conrad II. Il apporta son soutien au mouvement que son parent Pierre Deljan lança de Hongrie pour libérer la Bulgarie de l’emprise de Constantinople. En Hongrie, il institua des impôts, édicta des lois, délivra des chartes, battit monnaie et mena une économie avisée. Il contribua de manière importante à l’expansion de l’Église : il fonda le chapitre collégial de Buda (Óbuda), et l’édification de la cathédrale de Pécs est également liée à son nom. Dans tous les domaines, le roi Pierre marcha sur les brisées de son grand prédécesseur, le roi Étienne I^er, et il poursuivit sa politique de constitution de l’État. Cependant, certaines sources permettent aussi de penser qu’il a voulu avancer trop vite, avec impatience et sans compromis sur le chemin tracé par Étienne. C’était d’autant plus dangereux qu’il devait composer avec la cour héritée d’Étienne I^er où se trouvaient aussi bien des partisans inconditionnels de la nouvelle religion et du nouvel État que des nostalgiques du passé, de l’époque païenne. Pierre destitua deux évêques, chassa de sa cour des aristocrates laïques de tendance païenne et les remplaça par des étrangers, surtout des Allemands et des Italiens, qui approuvaient sans réserve sa politique. Il fit preuve d’hostilité envers la veuve d’Étienne. Il la priva d’une partie de ses biens et de sa fortune et restreignit sa liberté de mouvement : Gizella fut contrainte de vivre à l’écart dans une ville, probablement à Veszprém.

2Les dirigeants de la société hongroise qui avaient été évincés ne purent supporter leur disgrâce et ourdirent une conjuration contre Pierre. En septembre 1041, ils élurent roi l’un d’entre eux, Samuel Aba, beau-frère ­d’Étienne I^er. Pierre dut prendre la fuite. Il n’avait guère le choix : les fils de Vazul vivaient avec leur suite en Russie et en Pologne, et la Bohême, pays ami, venait de faire allégeance à Henri III à l’automne 1041. Pierre traversa donc le territoire du margrave d’Autriche, Adalbert Babenberg, son beau-frère, pour aller en Germanie se placer sous la protection d’Henri III, son adversaire de la veille. Samuel Aba inaugura son règne en 1041 par un acte de vengeance : ses partisans tuèrent les fidèles de Pierre, et il abrogea les lois et les impôts que celui-ci avait institués. Sachant qu’Henri III voulait replacer Pierre sur le trône de Hongrie, il attaqua le margraviat d’Autriche au début de 1042. À l’automne de la même année, Henri avança en terre hongroise jusqu’au Garam. Un an plus tard, en automne 1043, le souverain germanique pénétra de nouveau dans le pays, et, cette fois, Samuel dut signer la paix à des conditions humiliantes. Il renonça aux territoires conquis lors de la guerre germano-hongroise de 1030 et s’engagea même à verser un tribut. Mais, lorsqu’il n’eut plus à redouter d’agression de la part des Allemands, il donna libre cours à sa vraie nature : il pensait que « tout est commun aux maîtres et aux serviteurs », méprisait les nobles, préférant la compagnie de vulgaires paysans avec qui il chevauchait et festoyait. On pourrait expliquer ce comportement en alléguant que Samuel Aba, sur le conseil de ses évêques, voulait rétablir les principes des chrétiens primitifs, mais force est de constater qu’il cédait du terrain aux tendances païennes, et que l’hérésie bogomile, issue des Balkans, se renforçait dans son entourage. C’est certainement à Samuel Aba que fit allusion l’évêque Gérard dans son vaste ouvrage théologique (Deliberatio…) en accusant un souverain hongrois dont il ne cite pas le nom, d’avoir laissé l’Église chrétienne s’affaiblir sous son règne, d’avoir évincé des évêques et muselé les prêtres.

3Samuel Aba fit sans aucun doute reculer l’influence allemande et italienne qui s’était pleinement exercée sur le pays sous le règne de Pierre, et ses principes encouragèrent aussi des éléments (païens et hérétiques) qui visaient à abolir l’Église et l’État, et leurs institutions. Pour cette raison, le nombre de ses partisans diminua peu à peu, et les nobles montèrent une conspiration contre lui. C’est alors qu’il fit exécuter cinquante aristocrates rebelles au printemps 1044 à Csanád. La coupe était pleine. Les opposants à Samuel Aba s’adressèrent au souverain germanique en lui demandant de mettre un terme aux exactions du roi de Hongrie. Comme par ailleurs Samuel Aba n’avait pas respecté certaines clauses de l’accord de paix signé l’année précédente, Henri III était disposé à marcher contre lui. Des Hongrois aidèrent l’armée germanique à franchir les obstacles de la zone frontalière et, le 5 juillet 1044, une bataille fut livrée à Ménfὄ (près de Gyὄr), où le souverain germanique remporta la victoire en grande partie parce que des Hongrois restés fidèles à Pierre quittèrent les rangs de l’armée de Samuel Aba. Parmi les prises de guerre se trouvaient la lance dorée et la couronne de Samuel Aba qu’Henri III envoya rapidement à Rome. Samuel Aba parvint à s’enfuir sain et sauf du champ de bataille mais il fut capturé et exécuté sur la condamnation conjointe des Allemands et des Hongrois fidèles à Pierre. Sa dépouille fut exhumée quelques années plus tard et trouva une sépulture définitive au monastère d’Abasár qu’il avait fondé.

4La bataille de Ménfὄ permit le retour de Pierre. Les Hongrois firent alors massivement allégeance à Henri III, puis ils se rendirent à Székesfehérvár, où le souverain germanique plaça lui-même Pierre sur le trône et autorisa l’usage du droit allemand en Hongrie. Pierre était donc formellement vassal d’Henri III dès 1044, mais il le devint officiellement en 1045. Le souverain germanique passa la Pentecôte de 1045 en Hongrie et, à cette occasion, Pierre lui remit la lance dorée symbolisant le pays. Cependant, même s’il était devenu le vassal du souverain germanique, il considérait la consolidation de l’État comme sa principale tâche. La loi bavaroise introduite en Hongrie protégeait la fortune et le pouvoir des aristocrates plus efficacement que les lois d’Étienne I^er. Il est pratiquement certain que Pierre rétablit les impôts supprimés par Samuel Aba. Mais le mécontentement contre son nouveau pouvoir se fit sentir parmi divers groupes dirigeants de la société. L’une de ces conspirations est liée aux noms de Viske, un des nobles de Samuel Aba, de Bolya et Bonya, les fils de Gyula-Prokuj de Transylvanie, qui, peut-être en raison de leurs tendances païennes, avaient dû quitter la cour de Pierre. Leur complot fut éventé. Pierre châtia impitoyablement les meneurs comme les participants. La deuxième conspiration partit de Csanád, ce qui implique que l’évêque Gérard se trouvait certainement à sa tête. Il était opposé à Pierre par des querelles familiales concernant Venise et ses compagnons furent amenés à entrer dans la conjuration par « les maux qui accablaient leurs gens ». Les conjurés envoyèrent des messagers en Russie à Levente et à André, les fils de Vazul, qui avaient été bannis près de quinze ans auparavant, pour leur proposer le trône de Hongrie. C’est sur cette conjuration des prélats et des aristocrates que déboucha le mouvement de rébellion mené par Vata.

5Vata était le seigneur du château de Békés, probablement le chef d’une des tribus magyares établies dans la région des Körös. Il s’était converti au christianisme par calcul politique sous le règne d’Étienne I^er. Son soulèvement, qui s’appuyait sur les masses des Hongrois libres, a probablement été provoqué par un acte de violence de Pierre, en l’occurrence, la tentative de s’emparer du château de Békés et de l’en chasser. Le paganisme se présenta comme l’idéologie naturelle du mouvement de Vata. À son instigation, le peuple tout entier reprit le culte des dieux païens. Le mouvement fut rejoint par des hérétiques dont l’hostilité à l’Église et à l’État recoupait les idées des insurgés. Le soulèvement de Vata gagna bientôt une grande partie de la Hongrie orientale. Quand Levente, encore païen, et André, déjà baptisé, revinrent de Russie à l’appel des conjurés menés par Gérard, les partisans de Vata allèrent à leur rencontre à Abaújvár et leur demandèrent de rétablir le paganisme. Les fils de Vazul savaient qu’ils devraient encore affronter Pierre pour conquérir le pouvoir, ils avaient donc intérêt à ne pas négliger l’appui considérable de la puissante masse de païens qu’ils avaient en face d’eux. Ils accédèrent donc à la requête des insurgés païens et approuvèrent leur programme. Ceux-ci ne tardèrent pas à entrer en action : « ils tuèrent les religieux et les laïcs au service de la foi catholique, et détruisirent de nombreuses églises du Seigneur. Puis ils se soulevèrent contre le roi Pierre et tuèrent odieusement tous les Allemands et les Italiens qui occupaient diverses charges dans toute la Hongrie. »

6Pierre, qui se trouvait alors en Haute-Hongrie occidentale, se hâta de regagner Székesfehérvár mais les portes de la ville lui restèrent fermées. Cependant, les évêques et les dignitaires laïques avaient quitté Székesfehérvár pour aller accueillir les ducs revenant de Russie, mais les insurgés les assaillirent au passage du Danube à Buda. Gérard fut tué, ainsi que plusieurs évêques et chrétiens laïques. Pierre voulut se réfugier en Autriche, mais les Hongrois avaient déjà fermé les issues du pays. André le rappela en lui faisant croire qu’il voulait conclure la paix. Pierre revint sur ses pas, et, quand l’émissaire d’André voulut s’emparer de lui dans le village de Zámoly proche de Székesfehérvár, il se battit trois jours durant avant d’être capturé. Une source rapporte que les païens lui crevèrent les yeux. Pierre fut destitué, mais on ne sait pas exactement s’il mourut à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, il fut inhumé dans l’église de Pécs qu’il avait fondée. Levente, qui avait conservé la foi païenne, était probablement l’aîné des fils de Vazul, c’est donc à lui que revenait la couronne. Mais il mourut à ce moment-là, si bien que le trône d’Étienne ne courut plus le danger d’être occupé par un païen.

André I^er et Béla I^er

7Après la mort de Levente, André, le deuxième fils de Vazul, monta sur le trône de Hongrie en 1046. Trois évêques rescapés du soulèvement de Vata se tenaient à ses côtés lors de son couronnement à Székesfehérvár. Étant chrétien, André I^er n’avait pas besoin de l’appui des païens et des hérétiques pour exercer le pouvoir. Il ordonna donc au peuple d’abandonner les coutumes païennes et de vivre selon la loi d’Étienne I^er. Redoutant la vengeance de l’empereur Henri III, il voulut s’assurer ses bonnes grâces, même au prix de sacrifices. Il lui fit savoir par des émissaires qu’il n’était pour rien dans le sort que Pierre avait subi. Mais Henri III n’était pas disposé à la conciliation. Il n’attendait que le moment favorable pour entrer en guerre contre la Hongrie. Entre temps, André se préparait aussi à l’affronter. C’est peut-être la raison pour laquelle il fit venir de Pologne son frère Béla, à qui il confia le gouvernement des régions de Nitra et de Bihar, qui représentaient un tiers du pays. On pourrait penser que ce partage rétablissait une ancienne institution suivant le modèle turc de domination sur les peuples auxiliaires militaires, un domaine territorial ayant perdu ses bases ethniques, qui revenait au prince héritier, mais il semble plus juste d’y voir une pratique courante dans l’histoire des peuples du haut Moyen Âge, dans la période qui suivait immédiatement l’instauration d’un état basé sur les liens de vassalité. Quoi qu’il en soit, le duché (ducatus) ainsi créé revenait à une ancienne forme de subdivision, cependant il joua également un rôle important dans l’organisation et la consolidation de l’Église et de l’État dans les régions sur lesquelles il s’étendait.

8Des incidents survinrent en 1050 à la frontière avec la Germanie et, en 1051, une puissante armée allemande commandée par l’empereur Henri III se mit en marche contre la Hongrie, par voie terrestre et fluviale. André I^er et Béla, agissant en commun, car leur entente ne s’était pas encore altérée, mirent en œuvre la tactique de la terre brûlée. Ils détruisirent toutes les réserves sur le chemin de l’armée ennemie et, usant de ruse, ils renvoyèrent la flotte germanique qui acheminait ravitaillement et renforts à la demande de l’empereur. L’armée, qui avait pratiquement avancé jusqu’à Székesfehérvár, dut faire demi-tour sans avoir rien obtenu, et faire face de surcroît à une sévère offensive des Hongrois. Craignant une nouvelle action militaire, André I^er offrit à Henri III de lui verser un tribut afin qu’il dépose les armes, mais l’empereur, brûlant encore de venger l’injustice commise envers Pierre, persista dans son intention d’assujettir la Hongrie. En 1052, il remonta le Danube et assiégea la citadelle de Pozsony depuis le fleuve. Malgré huit semaines de siège, il ne parvint pas à s’emparer de la puissante forteresse qui gardait la frontière, et, de plus, un preux hongrois, Zotmund, anéantit sa flotte. Une fois encore, la Hongrie était parvenue à repousser une forte offensive germanique. Des combats de moindre importance se produisirent encore pendant plusieurs années dans les régions frontalières mais, durant le reste du règne d’André I^er, il n’y eut plus d’invasion germanique sous le commandement de l’empereur. Les négociations de paix traînèrent en longueur. Henri III mourut en 1056 avant qu’elles n’aboutissent. André I^er désirait consolider la paix à venir par un mariage entre les deux familles régnantes. C’est dans ce but qu’il fit couronner en 1057 son fils Salomon, encore enfant. Mais cela déplut à Béla qui, briguant le pouvoir, revendiqua l’ensemble du pays au cas où André mourrait, ce qui mit fin à la bonne entente entre les deux frères. La paix germano-hongroise fut signée en 1058 au Marchfeld et le mariage dynastique de Salomon et de Judith, sœur du nouveau souverain germanique Henri IV, fut conclu.

9André I^er était parfaitement conscient que son fils ne pourrait pas accéder au trône contre l’avis de Béla. Il devait donc obtenir l’adhésion de ce dernier. C’est ce qu’il tenta à Várkony sur la Tisza, probablement en 1059, en lui faisant une proposition alléchante. Il lui offrit le choix entre une couronne et une épée, qui symbolisaient respectivement le pays et le duché. En fait, Béla ne pouvait que choisir l’épée. C’est d’ailleurs ce qu’il fit car, s’il avait tendu la main vers la couronne, les hommes d’André I^er l’auraient mis à mort. La rupture était consommée. Béla obtint l’appui de la Pologne, André celui de l’Empire germanique. Ils s’affrontèrent dans le duché de Béla, à l’est de la Tisza. Comme la majorité des Hongrois était dans le camp de Béla, c’est lui qui fut victorieux. Il pourchassa l’armée vaincue qui faisait retraite vers l’ouest. Les chefs de l’armée impériale furent capturés devant Moson dont les portes restèrent fermées. Le roi André I^er tomba aussi aux mains de son adversaire et mourut en captivité au manoir de Zirc. Il fut inhumé dans l’abbaye de Tihany qu’il avait fondée, et Béla fut couronné à la fin de 1060.

10Afin de faire reconnaître la légitimité de son pouvoir, Béla I^er convoqua à Székesfehérvár deux anciens de chaque village. En faisant cela, il ressuscitait l’assemblée populaire de l’ancien temps. À cette assemblée de Székesfehérvár affluèrent, surtout de Transdanubie, un grand nombre d’hommes déjà tombés en servitude, des représentants de la classe moyenne prêts de l’être, et des paysans appauvris. Ils réclamèrent le rétablissement du paganisme. Le roi leur demanda trois jours de réflexion. Il voulait en fait prendre les mesures nécessaires pour réprimer un mouvement de masse. Au bout de trois jours, des hommes en armes étouffèrent dans le sang cette rébellion de caractère païen, où se manifestait aussi une protestation contre les charges et les corvées. Rien ne prouve que l’instigateur de ce mouvement ait été Janus, le fils de Vata qui avait dirigé le soulèvement de 1046. Janus avait effectivement conservé la foi païenne de son père, s’était entouré de chamans et de magiciens, et Béla I^er fit même arrêter une de ses prêtresses, mais il ne prit la tête d’aucun mouvement populaire. Le soulèvement de 1061 représente la dernière tentative que fit le peuple, en s’appuyant sur l’idéologie païenne, pour s’opposer à l’expansion de l’Église et de l’État.

11Pendant à peine trois ans de règne, Béla I^er fit preuve de ses qualités de souverain. Il prit d’importantes mesures économiques : il fixa les prix et allégea les charges qui pesaient sur les Hongrois en supprimant certains impôts et en remettant les dettes anciennes. Il ordonna que les marchés, qui avaient lieu le dimanche, se tiennent désormais le samedi, afin de ne plus faire concurrence à la messe. Il fonda un monastère à Szekszárd. On peut mesurer l’extension de la vie spirituelle au fait que l’abbaye bénédictine de Zselicszentjakab fut fondée en 1061 par un dignitaire laïque, en l’occurrence Otton, ispán de Somogy, aristocrate d’origine germanique. Béla I^er ne rétablit pas l’institution du duché, bien qu’il eût été à sa tête pendant plus d’une décennie. Le fait que Salomon vivait en Germanie, et, d’une manière plus générale, un nouveau conflit entre la Hongrie et l’Empire germanique, laissèrent leur empreinte sur le règne relativement bref de Béla I^er. En vain Béla I^er libéra-t-il les aristocrates allemands capturés lors de la guerre contre André, en vain dépêcha-t-il une ambassade en Germanie en été 1063 pour protester de son innocence dans l’éviction de Salomon, en vain promit-il de lui restituer la couronne et de ne garder pour lui que le duché, l’empereur Henri IV était déterminé à entrer en guerre contre la Hongrie et son armée se mit en marche en septembre 1063. Entre temps, Béla I^er fut victime d’un accident dans son manoir de Dömös où il fut grièvement blessé par l’effondrement d’un trône. On le transporta à l’agonie à la rencontre des assaillants allemands. Cependant il mourut brusquement en apprenant leur victoire et fut inhumé à Szekszárd. Ses trois fils, Géza, Ladislas et Lampert, voyant qu’ils ne pouvaient s’opposer efficacement au retour de Salomon soutenu par les Allemands, s’enfuirent en Pologne. Le jeune Salomon avança sans rencontrer de résistance jusqu’à Székesfehérvár où il fut couronné roi de Hongrie.

Salomon et Géza I^er

12Salomon ne fit pas allégeance à l’Empire germanique, mais il n’en manifesta pas moins de la reconnaissance à Henri IV pour l’aide qu’il lui avait apportée. Les chevaliers allemands qui l’avaient accompagné en Hongrie furent aussi largement récompensés. Sous son règne, les descendants des Allemands venus autrefois en Hongrie jouèrent un grand rôle dans la politique intérieure du pays. Le principal conseiller de Salomon semble avoir été Vid, issu d’une famille souabe, qui devait être à l’origine du clan hongrois des Gutkeled. À la tête de l’armée se trouvait Opos le Vaillant, descendant du clan de Vecelin, le chef de guerre qui avait vaincu Koppány. Lorsque Henri IV eut quitté la Hongrie, les fils de Béla revinrent, avec l’appui de troupes polonaises. Salomon se retira alors vers la frontière occidentale et l’affrontement fut évité grâce à la médiation des évêques. Salomon et Géza se réconcilièrent en janvier 1064 à Gyὄr. Puis, à Pâques de la même année, Géza reconnut le pouvoir de Salomon en le couronnant de ses mains à Pécs. Pour sa part, il se contenta du duché qui représentait le tiers du pays. La paix régna pendant sept ans entre le roi et le duc. Leur collaboration fut couronnée de nombreux succès. En 1066, Zvoïnimir, ban de Croatie et beau-frère de Géza, reçut leur appui contre la Carinthie. En 1067, ils combattirent les Tchèques qui dévastaient la région frontalière, et, en 1068, grâce à l’intervention de Ladislas, ils battirent à Kerlés, dans le nord de la Transylvanie, les Petchénègues qui ravageaient la partie orientale du pays.

13La rupture entre le roi et le duc est liée à des événements survenus en 1071. Les Petchénègues attaquèrent de nouveau, cette fois par le sud, et comme Salomon et Géza soupçonnaient que la garnison grecque de Nándorfehérvár (Belgrade) n’était pas étrangère à cette offensive, ils assaillirent la forteresse située au confluent de Danube et de la Save. Ils s’en emparèrent après un long siège qui dura deux mois. Une dispute éclata entre eux lors du partage. Géza voulant conserver pour lui seul les Grecs qui s’étaient rendus ainsi que leurs biens. Salomon lui accorda une part inférieure au tiers qui lui revenait. Géza se comporta en souverain lors de la signature de la paix. Alors Salomon, surtout poussé par Vid, son conseiller assoiffé de pouvoir, s’efforça de le spolier du duché. En 1072, L’Empire byzantin reprit Nándorfehérvár (Belgrade), mais grâce à une opération militaire menée conjointement par Géza et Salomon, la forteresse retomba aux mains des Hongrois, qui avancèrent alors en territoire byzantin jusqu’à Nis. Ladislas, frère de Géza, ne prit pas part aux combats afin d’exercer d’éventuelles représailles s’il arrivait quelque chose à Géza. Cependant, bien qu’ils fussent intervenus en commun, l’opposition entre le roi et le duc était telle que leurs partisans firent des préparatifs en vue d’un affrontement armé. Ladislas demanda l’appui de la Russie. N’ayant rien obtenu, il se tourna vers les Tchèques. Lampert, autre frère de Géza, sollicita l’aide de la Pologne, tandis que Salomon bénéficiait du soutien des Allemands. Bien que la trêve eût dû durer jusqu’au printemps de 1074, Salomon marcha dès le mois de février contre Géza. Comme les renforts tchèques de Géza n’étaient pas encore arrivés, et que de plus, ses dignitaires étaient passés dans le camp de Salomon, celui-ci remporta la bataille de Kemej, au nord-est de Szolnok. Un nouvel affrontement eut lieu à l’arrivée des renforts tchèques sollicités par Ladislas. Le 14 mars 1074, Géza et Ladislas remportèrent la victoire à Mogyoród non loin de Pest. L’armée de Salomon subit de lourdes pertes. Le roi s’enfuit à Moson où il put conserver le pouvoir sur un territoire restreint avec l’aide des Allemands mais il perdit le contrôle du pays.

14Géza prit le pouvoir à sa place. Son autorité ne s’étendait pas à l’ensemble de la Hongrie puisque la région de Moson et Pozsony était aux mains de Salomon. Ni l’empereur, ni le pape dans un premier temps, ne le reconnurent comme roi. C’est sans doute dans cette période transitoire que Géza reçut sa couronne de l’empereur d’Orient, Michel VII Doukas. Cette couronne subsiste de nos jours, elle constitue la partie inférieure de la Sainte Couronne de Hongrie. On peut y voir les portraits de l’empereur d’Orient et de son fils, le coempereur, ainsi que celui de Géza et l’inscription suivante (en grec) : « Géza [Geovitas], roi fidèle de Turquie. » Non seulement cette inscription désigne Géza comme roi, mais son portrait le représente également comme tel, couronné, tenant la double croix dans la main droite, la main gauche posée sur une épée. La raison pour laquelle Constantinople lui a octroyé cette couronne n’a pas été totalement élucidée. Synadéné, l’épouse de Géza I^er (selon certains, il s’agirait de sa deuxième femme), était une princesse byzantine. Cependant cela ne constitue pas une justification suffisante, à moins qu’il ne s’agisse d’une couronne que Synadéné aurait elle-même reçue de l’empereur d’Orient. Le terme pistos figurant dans l’inscription en grec semble indiquer qu’on n’a pas voulu faire allusion ici au caractère de fidèle chrétien (« croyant ») de Géza, mais à sa loyauté (« fidèle ») envers l’Empire byzantin. En lui remettant cette couronne, l’empereur reconnaissait la légitimité de Géza et l’assurait qu’en tant qu’allié et partisan de l’Empire d’Orient il pourrait toujours compter sur son soutien.

15La position du pape et celle de l’empereur germanique étaient bien plus importantes pour Géza I^er. En ce qui concerne Henri IV, il n’y avait aucune ambiguïté. En mai 1074, après la défaite de Mogyoród, Salomon sollicita son aide militaire, et, bien que fort préoccupé par la situation intérieure et extérieure de l’Empire, Henri IV se montra disposé à entrer en guerre dans l’intérêt de Salomon contre la Hongrie dirigée par Géza I^er. Celui-ci pensait repousser les offensives de Salomon avec l’aide des Petchénègues établis sur la frontière occidentale, mais son attente fut déçue, car, dès le premier affrontement, les Petchénègues prirent la fuite devant l’armée de Salomon. L’armée impériale pénétra en Hongrie à la fin de l’été 1074 et avança jusqu’à Vác. Géza I^er mit en œuvre avec succès la tactique de la terre brûlée, puis il parvint à circonvenir un des conseillers de l’empereur, le patriarche d’Aquilée, ainsi que plusieurs autres chefs d’armée de l’empereur afin qu’ils préconisent la retraite, à laquelle Henri IV se voyait d’ailleurs contraint par la faim qui tenaillait ses troupes. L’offensive germanique n’atteignit donc pas son but. Salomon ne revint pas à la tête du royaume. Il dut rester dans la région de Pozsony et de Moson, où il vécut jusqu’en 1081 en se considérant toujours comme le roi. Après avoir repoussé l’attaque germanique, Géza confia le duché à Ladislas. Le pape Grégoire VII se montra longtemps réticent à reconnaître la légitimité de Géza. Il le fit cependant au cours de l’année 1075. Un conflit opposait en effet le pape et le souverain germanique à propos de la nomination des évêques (la Querelle des Investitures), question qui revenait en fait à celle de l’autorité spirituelle et politique sur le monde chrétien, si bien que la position de la Hongrie n’était indifférente à aucun d’entre eux. Le fait que Géza remplace Salomon, l’allié de l’Empire germanique, sur le trône en 1074, eut pour effet que dans ce conflit intéressant la moitié de l’Europe, la Hongrie trouva dans un premier temps sa place aux côtés du pape. En fondant l’abbaye bénédictine de Garamszentbenedek en 1075, Géza I^er employa dans la charte de fondation, outre son nom de Géza, le nom chrétien de Magnus qu’il avait sans doute adopté après avoir obtenu la couronne (et dont une variante figure également sur ses monnaies), et lui qui avait été duc de Hongrie eut l’audace de se qualifier de « roi consacré par la grâce de Dieu ». Le duc Ladislas et le roi Géza voulurent régulariser leurs relations avec Salomon, chacun à sa manière. Dans le but de le chasser du pays, Ladislas tint devant Pozsony un siège qui dura longtemps mais resta sans résultat. De son côté, à Noël 1076, Géza I^er déclara à ses évêques qu’il était disposé à restituer les deux tiers du pays à Salomon et qu’il ne conserverait pour sa part que le troisième tiers, le duché. Un échange d’ambassades commença alors entre Géza et Salomon mais la mort de Géza, survenue à la fin du mois d’avril 1077, mit un terme à ces négociations, au demeurant très difficiles. Le roi fut inhumé à Vác.

16Au cours des quarante années qui s’écoulèrent entre la mort d’Étienne I^er et celle de Géza I^er, de grands efforts ont été déployés pour résoudre la crise dont les premiers signes étaient apparus les dernières années du règne ­d’Étienne I^er. Cette crise s’intensifia après la disparition du roi. Le pays parvint à conjurer le danger d’une restauration païenne liée d’une part aux révoltes séparatistes des tribus, d’autre part aux mouvements lancés par des éléments déchus de la société. De nouveaux comitats furent créés et l’organisation de l’Église progressa dans le pays. Le jeune État résista aux épreuves que lui imposèrent des facteurs intérieurs et extérieurs. La Hongrie ne devint pas une province vassale du Saint-Empire romain germanique. Son roi ne devint pas, pour reprendre les termes de Grégoire VII, un « roitelet » soumis au souverain germanique, et les invasions de peuples nomades venus de l’est et du sud n’aboutirent pas à son assujettissement. L’anarchie, la décomposition interne profondément enracinée dans le haut Moyen Âge, délibérément entretenue par une aristocratie qui par ailleurs se renforçait progressivement, ne s’empara pas non plus du pays. Le jeune État s’était révélé viable, le nouveau roi, Ladislas I^er, n’avait plus qu’à le consolider.

(Saint) Ladislas I^er

17Ladislas, frère cadet de Géza I^er, monta sur le trône au printemps 1077. Ses lois contribuèrent à maîtriser la crise durable qui avait suivi la mort ­d’Étienne, et à consolider l’État. La tradition nous a transmis trois recueils de lois portant son nom, dont la numérotation (I, II et III) est en raison inverse de l’ordre chronologique, c’est-à-dire que le livre III est le plus ancien, et le livre I le plus récent. Ils contiennent des textes de lois promulguées en quatre ou cinq sessions, ce qui indique en fait qu’à cette époque un profond intérêt social présida aux promulgations de lois qui se succédèrent presque sans interruption.

18Le livre III contient 29 articles. Certains chercheurs ont émis l’hypothèse qu’il avait été entièrement rédigé avant le règne de Ladislas (sous Salomon ou Géza). Mais, s’il est effectivement contemporain de Ladislas I^er, il doit dater d’environ 1077. Il a été axé autour des vols et de l’émigration répandus dans l’ensemble du pays. La loi protégeait la propriété privée avec une extrême sévérité : par exemple, si un homme libre dérobait la valeur de dix deniers, il était condamné à mort et tous ses biens étaient saisis. Si son vol était de moindre valeur, on lui crevait un œil. À l’époque de Ladislas I^er, l’émigration était devenue un phénomène de masse : des hommes tombés en servitude partaient pour trouver un sort meilleur, d’autres, encore libres, pour éviter l’asservissement. Les uns comme les autres migraient vers les provinces périphériques où l’appareil d’État n’était pas encore totalement édifié. La loi apporta un grand soin à réglementer le fonctionnement de la justice.

19Le livre II de Ladislas, ou plus exactement une partie du décret composé de deux parties, fut compilé à Pannonhalma en l’absence du roi par « l’ensemble des dignitaires de Hongrie ». Il est également axé autour de la répression du vol qui fait expressément l’objet de la moitié de ses 18 articles. Les sanctions prévues sont tout aussi sévères que dans le recueil précédent. Si le vol était commis par un serf, celui-ci était selon le cas mis à mort ou avait le nez coupé ou les yeux crevés. Les peines infligées aux hommes libres étaient encore plus cruelles et revenaient toutes pratiquement à la peine de mort qui était prononcée pour tout vol d’une valeur supérieure à une poule (ou dix deniers). Cette extrême rigueur fut sans doute motivée par le fait que les vols avaient pris davantage d’ampleur parmi les hommes libres appauvris. À partir de 10 ans, les enfants d’un libre coupable de vol étaient condamnés à la servitude. Il arrivait même que des membres du clergé se livrent au vol de poules, de fruits ou autres. Le fait qu’un juge ait intérêt à pendre un innocent plutôt que de laisser courir un voleur indique bien à quel point ces lois étaient sévères. Les neuf autres articles du livre II concernent d’autres sujets mais plusieurs évoquent encore le vol. Afin d’empêcher le commerce d’objets volés, la loi stipulait qu’on ne pouvait faire de commerce qu’au marché, et que toute transaction devait faire l’objet d’un contrat. Enfin, dans le cas d’un meurtre ou d’un abus de pouvoir, le code prescrivait que, si la fortune du coupable n’atteignait pas une importance donnée, il devait être réduit à la servitude. La situation juridique était donc fonction de la fortune.

20Le livre I contenait les décisions du concile tenu à Szabolcs en 1092, sous la présidence de Ladislas I^er, auquel assistaient des évêques, des abbés et des aristocrates, en présence de l’ensemble des prêtres et des habitants du château. La totalité des 42 articles rassemblés concerne la religion et l’Église. À propos du célibat des prêtres, Ladislas I^er adopta une position de tolérance : il permettait temporairement aux prêtres mariés en premières noces de conserver leur épouse, mais les prêtres et diacres mariés une deuxième fois étaient contraints de rompre leur mariage. De nombreux articles protégeaient les biens de l’Église et prescrivaient l’obligation et le mode de paiement de la dîme par les libres. Un des articles interdisait aux musulmans convertis, marchands pour la plupart, de ne pas revenir à leur ancienne religion. Cette loi a donc joué en faveur de leur assimilation, tandis qu’elle maintenait la discrimination à l’égard des juifs, qui devaient se séparer de leur épouse ou de leurs gens, s’il s’agissait de chrétiens. Plusieurs articles concernaient la situation des abbés et des moines : les abbés étaient naturellement placés sous l’autorité juridique des évêques. Ladislas I^er dut encore apporter un grand soin à renforcer la pratique religieuse. Il ne reste plus qu’un article concernant « ceux qui font des sacrifices auprès des puits, ou déposent des offrandes auprès des arbres, des sources et des rochers » : ils doivent racheter leurs péchés au prix d’un bœuf. En revanche l’assiduité des gens du peuple à l’église posait bien plus de problèmes. Parmi les ­habitants des villages situés loin des lieux de culte, une seule personne était tenue d’assister aux services religieux. Mais celui qui s’en abstenait « sans motif valable » était ramené à la raison à coups de bâton. Ceux qui allaient à la chasse ou au marché pendant les cérémonies religieuses voyaient leurs chevaux confisqués. Si des villageois abandonnaient leur église en émigrant, la loi stipulait qu’on « les contraigne, par le droit épiscopal et sur l’ordre du roi, à retourner là d’où ils étaient partis ».

21Par son activité, Ladislas I^er a lui aussi contribué à consolider et à étendre l’organisation de l’Église en Hongrie. C’est lui qui a fondé l’évêché de Zagreb à une date qui n’a pas été déterminée (vers 1091), et il a probablement jeté les bases de celui de Nitra. Il a transféré le centre épiscopal de Kalocsa (fondé par Étienne I^er) dans la ville de Bács située plus au sud, et celui de Bihar à Nagyvárad, davantage fréquentée. Il a beaucoup fait pour étendre l’organisation des chapitres. Des chapitres cathédraux furent créés pour assister les évêchés. Leurs membres, les chanoines, accomplissaient ensemble les services religieux, prenaient leurs repas en commun, dormaient dans des dortoirs, et restaient célibataires. Les premiers évêques de Hongrie étaient des moines bénédictins, et leurs assistants étaient soumis à une stricte discipline. Ces moines furent bientôt remplacés auprès des évêques par des prêtres séculiers mais, jusqu’à la fin du xii^e siècle, les membres des chapitres cathédraux conservèrent leur mode de vie ascétique. La fondation du chapitre collégial de Titel est liée à Ladislas I^er et à Lampert, le duc de l’époque. Ladislas I^er favorisa le développement de l’administration de l’Église au niveau intermédiaire. Déjà, sous le règne d’Étienne I^er, un prêtre (presbiter) figurait aux côtés de l’ispán, sous Ladislas I^er un archiprêtre (archipresbiter), et à l’époque de Coloman apparut le nom d’archidiacre (archidiaconus), ce qui indique l’existence de l’institution correspondante de l’archidiaconat. Les abbayes royales ainsi que la plupart des monastères fondés à la fin du xi^e siècle furent généreusement dotés par Ladislas I^er. En 1091, il fonda l’abbaye bénédictine de Somogyvár, qui devint ensuite propriété de l’abbaye de Saint-Gilles en France. Dans le comitat de Bihar, à l’endroit où fut retrouvée la main droite du roi saint Étienne disparue après la canonisation, Ladislas I^er fit construire un couvent qui reçut le nom de Szentjobb (« Sainte Dextre »*). Une tradition ultérieure lui attribue la fondation du monastère de Kolozs en Transylvanie et de l’abbaye de Báta en Transdanubie. Les canonisations furent un élément capital de sa politique ecclésiastique. C’est lui qui en prit l’initiative et le pape Grégoire VII les confirma. La première canonisation fut celle de l’évêque Gérard, dont les restes furent exhumés à Csanád en juillet 1083, puis, le mois suivant, Ladislas I^er convoqua l’assemblée à Székesfehérvár afin de canoniser Étienne I^er. En novembre, ce fut le tour d’Imre, fils d’Étienne, et il est tout à fait possible que la canonisation d’André-Zoerard et de Benoît, les deux moines de Zobor révérés en Haute-Hongrie occidentale, ait eu lieu également en 1083. Le pays avait désormais ses propres saints, l’État et l’Église de Hongrie avaient créé leur propre culte d’ancêtres et de héros.

22Au cours de la majeure partie de son règne, Ladislas I^er a mené une politique favorable au pape et par conséquent opposée à l’empereur germanique. Comme Salomon, après avoir été destitué, bénéficiait du soutien d’Henri IV, Ladislas I^er dut faire alliance avec la partie adverse, l’anti-roi Rodolphe dont il épousa même la fille, Adélaïde, en 1079. Au début de la même année, Ladislas I^er avait mené une opération militaire dans la frange occidentale du pays et était parvenu à reprendre Moson à Salomon dont le pouvoir ne s’étendit plus qu’à la citadelle de Pozsony et à ses environs. À titre de représailles, Henri IV pénétra en Hongrie au printemps de 1079, mais il ne parvint pas à restaurer le pouvoir de Salomon. Celui-ci fut contraint de se soumettre à Ladislas I^er en 1080-1081 En effet, le margrave d’Autriche s’était de nouveau opposé à Henri IV, si bien que le « royaume » de Salomon se trouva encerclé à l’est et à l’ouest par deux forces ennemies. Des évêques s’efforcèrent de le réconcilier avec Ladislas I^er, comme ils étaient déjà intervenus quelques années auparavant pour aplanir les difficultés entre Géza et Salomon. Ce dernier abandonna Pozsony. Ladislas I^er lui assura un revenu suffisant pour mener un train de vie de souverain, mais les dignitaires du pays ne permirent pas qu’ils se partagent le pays. Par ailleurs, Lampert collaborait en tout avec Ladislas I^er, et le fait qu’il fût à la tête du duché n’impliquait pas que les forces du pays fussent divisées.

23Quand la situation internationale devint favorable à Salomon, c’est-à-dire quand Henri IV prit les armes en 1081 contre le margrave Luitpold qui s’était soulevé contre lui, Salomon décida d’entreprendre une action contre Ladislas I^er, mais celui-ci « ayant éventé la perfidie de Salomon, le captura et le jeta en prison à Visegrád ». Salomon fut libéré en août 1083 à l’occasion de la canonisation du roi Étienne. Il resta quelques jours à la cour de Ladislas I^er, mais sa nature impétueuse lui fit quitter le pays et il ne tarda pas à rejoindre les Petchénègues. Il proposa à leur chef Kutesk de lui donner la Transylvanie et d’épouser sa fille (bien que son épouse Judith, sœur d’Henri IV, fût encore en vie), si les Petchénègues lui apportaient leur soutien contre Ladislas. Les Petchénègues pénétrèrent en Hongrie en 1085. Ils avaient atteint les comitats de Ung et de Borsova quand Ladislas contre-attaqua et les chassa du pays. Salomon a vraisemblablement péri en 1087 lors de combats contre l’Empire byzantin, où il était l’allié des Petchénègues.

24Après sa mort, l’antagonisme entre Ladislas I^er et l’empereur germanique n’avait plus aucune raison d’être. Cependant, dans un premier temps, Ladislas I^er continua de se considérer comme un partisan du pape, et, après la mort de Grégoire VII, il fit preuve de loyauté envers son successeur Victor III. En août 1087, des ambassadeurs du roi se présentèrent à la diète impériale de Spire et assurèrent le nouveau souverain pontife de son appui contre l’antipape Clément III et contre Henri IV. Avec la mort de son épouse Adélaïde survenue en 1090, un autre lien fut rompu entre Ladislas I^er et les adversaires de l’empereur germanique. Mais la rupture effective avec le pape fut scellée par une action militaire que Ladislas I^er mena en 1091 en Croatie. Le roi Zvoïnimir mourut en 1087. Il avait reçu sa couronne en 1075 des mains de Grégoire VII, si bien que la Croatie comptait parmi les vassaux du Saint-Siège. Après la mort du roi, le pays se trouva dans un état de confusion qui ne manqua pas d’attirer les puissances désireuses de l’assujettir. Le territoire appartenait en principe à la sphère d’influence de Constantinople, mais l’Empire d’Orient connaissait alors de sérieuses difficultés, et n’était donc pas en mesure d’intervenir dans les conflits internes de Croatie. En revanche, celle-ci était sérieusement menacée par les Normands, et, en premier lieu, par les tentatives que faisait Venise, dépendant officiellement de l’Empire byzantin, pour s’emparer du pays. Le roi de Hongrie fut le plus rapide : intervenant à la demande de sa sœur, la veuve de Zvoïnimir, il occupa la Croatie en 1091 et parvint jusqu’à la côte adriatique à Tengerfehérvár (Biograd na moru). Il désigna Álmos, le plus jeune fils de son frère Géza, comme roi de Croatie. Mais sa campagne fut interrompue par l’irruption des Coumans en Hongrie. Leur armée conduite par Kapolcs ravagea pratiquement tout l’est du pays avant que Ladislas ne revînt de Croatie. Il les battit au bord de la rivière Pogáncs entre le Maros et le Danube inférieur et vainquit également l’armée coumane commandée par Ákos qui était venu venger les siens.

25La soumission de la Croatie provoqua le mécontentement du pape Urbain II. Un territoire vassal du Saint-Siège était passé sous domination hongroise sans que Ladislas I^er eût averti le pape de ce changement. De plus, Álmos, le nouveau roi de Croatie, n’était pas disposé à jurer fidélité au pape. Dans ces conditions, Ladislas I^er abandonna sa politique orientée vers le Saint-Siège et passa dans le camp d’Henri IV. Celui-ci envoya des ambassadeurs à la cour de Hongrie dès la fin de 1092. Les dernières années de sa vie, Ladislas I^er fut régulièrement en guerre contre les pays voisins. En 1092, il prit les armes contre le prince russe Vasilko parce que, l’année précédente, celui-ci avait conseillé aux Coumans d’envahir la Hongrie. En 1093 ou 1094, il assiégea Cracovie qui avait trahi le prince de Pologne. En 1095, il voulut intervenir dans des conflits internes en Bohême, mais la maladie l’empêcha de mener à bien cette campagne.

26Ladislas I^er consacra les derniers mois de sa vie à régler la succession au trône. Comme il n’avait pas d’héritier mâle, les deux fils de Géza, Coloman, l’aîné, et Álmos, pouvaient prétendre au trône. Ladislas I^er aurait donné la préférence à Álmos qui, par sa bravoure et sa jeunesse, personnifiait mieux l’idéal de roi preux dont lui-même, avec sa haute taille et sa réputation de vaillant guerrier, était un représentant. De plus, étant partisan de l’empereur, Álmos correspondait parfaitement à la ligne politique que Ladislas I^er avait suivie depuis 1091. C’est probablement pour écarter Coloman de la succession qu’il le fit entrer dans les ordres, comme c’était généralement le sort, dans l’Europe médiévale, des enfants « excédentaires » du point de vue de la succession. Coloman devint ainsi évêque d’Eger ou de Nagyvárad, selon les sources, mais peu de temps avant la mort de Ladislas I^er, il se ­réfugia en Pologne avec ses partisans, dans l’intention probable de revendiquer le trône avec l’appui des Polonais. Quand Ladislas I^er mourut, le 29 juillet 1095, la succession au trône de Hongrie n’était pas encore réglée. Le roi fut enterré à Somogyvár, dans l’abbaye qu’il avait fondée ; ses restes furent transférés par la suite à Nagyvárad, où son tombeau, un des hauts lieux de l’État hongrois du Moyen Âge, devint lieu de pèlerinage.