La conquête

1La conquête hongroise a été préparée par des événements survenus en Europe orientale et dans la péninsule des Balkans. Les Ouzes (Torques) et les Khazars attaquèrent les Petchénègues, les contraignant à partir vers l’ouest. Ceux-ci parvinrent probablement en 895 aux frontières orientales du pays d’Etelköz habité par les Magyars et entreprirent de les en chasser. À l’automne de 894, une guerre éclata dans les Balkans entre la Bulgarie et l’Empire byzantin. Au début, les Bulgares furent victorieux, et Constantinople dut se mettre en quête d’alliés. À la fin de 894 ou au début de 895, l’empereur d’Orient, Léon VI le Sage, dépêcha une ambassade auprès des Magyars pour leur demander leur appui. Les négociations se déroulèrent au bord du Danube, les Magyars y étaient représentés par leurs « chefs », Árpád et Kusál. Un accord fut conclu ; les Magyars reçurent des présents en échange de leur alliance et remirent à Constantinople des otages en garantie de leur loyauté.

2Tandis que l’ambassadeur impérial s’entretenait avec les Magyars, l’empereur Léon VI, afin de stopper l’offensive du souverain bulgare et de mettre son armée en déroute, offrit, dans une intention perfide, la paix à Siméon, roi de Bulgarie, mais celui-ci jeta l’émissaire de l’empereur en prison, signalant clairement par ce geste qu’il ne voulait pas la paix, mais la guerre. À ce moment, probablement au printemps 895, les Magyars firent mouvement contre les Bulgares à la demande de l’empereur : une flotte byzantine les transporta de la rive gauche (valaque) du Danube jusqu’en Bulgarie. Ce que les Bulgares avaient redouté se produisit, ils furent contraints de mener une guerre sur deux fronts. Siméon était retenu par l’armée byzantine qui attaquait par le sud, tandis que les Magyars arrivaient dans le nord du pays où ils remportèrent rapidement la victoire. Alors Siméon cessa les combats au sud, se hâta de gagner le nord, où il livra plusieurs batailles contre les Magyars. La première eut lieu autour de Silistra au bord du Danube, Siméon fut vaincu et fit retraite vers l’intérieur du pays. Les Magyars le pourchassèrent jusqu’à l’actuelle province de Šumen, où ils remportèrent une nouvelle victoire dans la région de Preslav. Ils considérèrent alors que leur contribution à la campagne de Bulgarie était terminée, et demandèrent que l’empereur rachète leurs prisonniers bulgares. Quand cela fut fait, ils quittèrent la Bulgarie et regagnèrent leur territoire sur la rive gauche du Danube. En même temps, Siméon prenait l’initiative d’offrir la paix au commandant de la flotte byzantine stationnée sur le Danube, il voulait en fait s’assurer que Constantinople n’interviendrait pas au cas où il lancerait une action militaire contre les Magyars. Son plan réussit. L’Empire retira ses troupes du sud de la Bulgarie, mais la paix ne fut pas signée. Le souverain bulgare entreprit aussitôt les préparatifs d’une campagne de représailles contre les Magyars. C’est à cette occasion qu’il établit une liaison avec les Petchénègues qui avançaient vers l’ouest.

3Les Magyars se trouvèrent alors pris entre deux feux. Le corps principal de leur armée affronta les Bulgares qui attaquaient leurs territoires situés sur la rive gauche du cours inférieur du Danube, qui deviendraient plus tard la Valachie. Cette âpre bataille qui coûta de nombreuses vies humaines s’acheva par la victoire des Bulgares. Au même moment, les Petchénègues envahissaient le pays d’Etelköz par l’est. Les garde-frontières des Magyars et les troupes du prince sacral, sans doute Álmos, stationnées au centre d’Etelköz, tentèrent vainement de résister, au prix de lourdes pertes qui ne furent toutefois pas catastrophiques. En Etelköz, ce furent surtout des femmes, des enfants et des vieillards qui périrent. En revanche, en Valachie, ce furent des hommes armés. Un autre élément permet aussi d’affirmer que l’armée magyare n’a pas été totalement anéantie : des survivants de la campagne de Bulgarie sont revenus en Etelköz. Mais ils n’y trouvèrent plus de population magyare, car les Petchénègues avaient dévasté leur habitat. Dans ces conditions, ils n’eurent pas d’autre choix que de poursuivre leur chemin vers l’ouest. Les Petchénègues exerçaient une pression par l’est, les Bulgares hostiles leur barraient la route au sud, et, au nord, diverses tribus slaves (Poljanes, Doulèbes, Croates blancs) occupaient leur territoire. Il ne leur restait donc plus qu’une voie libre, vers l’ouest, et ils n’avaient pas d’autre possibilité que de pénétrer dans le bassin des Carpates, dont on peut supposer que la moitié orientale suscitait leur intérêt depuis quelques années déjà.

4Les Magyars en fuite utilisèrent d’abord les cols du nord-est des Carpates pour pénétrer dans le bassin. Leur cheptel avait diminué : ils avaient perdu une partie de leur bétail et de leurs chevaux, pertes qui peuvent être imputées autant à leur défaite militaire qu’à leur retraite précipitée, ou au pénible cheminement, des mois durant, dans les hautes montagnes. Malgré tout, ils possédaient de considérables troupeaux quand ils parvinrent en Transylvanie où ils restèrent un certain temps pour reconstituer leurs forces. C’est là qu’ils tuèrent leur chef, Álmos. Celui-ci, en tant que künde, prince sacral de la fédération des tribus magyares, fut soumis à une mise à mort rituelle en réparation des défaites subies. Son successeur fut son fils Árpád, dont le nom a été donné à la période de l’histoire hongroise qui s’étend de la conquête à l’an 1301. En 895-896, les Magyars prirent possession non seulement de la moitié orientale du bassin des Carpates, mais aussi du territoire situé à l’est de la ligne Danube-Garam. Dès 895, l’empereur Arnulf craignait que les Magyars n’attaquent la Pannonie, située à l’ouest du Danube. C’est pourquoi il en confia la défense à Braslav, son vassal slave, en lui remettant la forteresse de Mosaburg (par la suite Zalavár). Cependant, après 895, les Magyars furent absorbés par leurs propres problèmes, et ils n’entreprirent pas de nouvelles campagnes : dans un premier temps, ils ne prirent même pas part aux combats qui avaient repris entre les Francs orientaux et les Moraves dans le voisinage immédiat de leur territoire. Mais entre 895 et 899, ils anéantirent la Grande Moravie (Megale Moravia) située dans le sud du bassin des Carpates et brisèrent la domination bulgare sur l’Alföld (la Grande Plaine).

5Quand ils eurent repris des forces et compensé leurs lourdes pertes dans leur nouveau pays, les Magyars commencèrent à inquiéter la Pannonie qui, à cette époque, était sous domination franque. Arnulf tenta de conjurer le danger qu’ils représentaient en concluant un accord avec eux ; il acheta la paix en Pannonie contre de l’argent, et c’est sans aucun doute lui qui attira l’attention des Magyars vers l’Italie, le pays de Bérenger, son ennemi. Ainsi, au début du printemps 899, les Magyars firent-ils la guerre au loin, en Italie, au lieu d’attaquer la Pannonie voisine. Ils y passèrent une année, tentèrent vainement de s’emparer entre autres de Venise et de Milan, mais saccagèrent Modène. Le 24 septembre 899, ils remportèrent sur les bords de la Brenta une victoire éclatante contre les armées de Bérenger I^er, roi d’Italie. Ces incursions en Italie n’ont pas été menées par la totalité de l’armée magyare, mais probablement par la petite avant-garde qui s’était déjà distinguée en 892 en soumettant la partie orientale du bassin des Carpates. Après avoir passé l’hiver en Italie, les Magyars prirent le chemin du retour au printemps 900. Leur départ a pu être motivé par deux circonstances. D’une part, à la fin de l’année 899, ils apprirent la mort de l’empereur Arnulf, leur mandant, et entrevirent alors la possibilité de s’emparer de la Pannonie limitrophe de leur territoire. D’autre part, le roi Bérenger, soucieux de se débarrasser d’eux, les encouragea aussi à partir en leur offrant argent et présents. De plus, en les envoyant contre la Pannonie, il voulait tirer vengeance des Francs. À leur retour, les Magyars dévastèrent la Pannonie, en particulier la région méridionale, proche de leur route, mais ils ne s’en emparèrent pas. Dans leur stratégie, cette tactique de razzia précédait toujours la prise de possession effective d’un territoire sur lequel ils avaient jeté leur dévolu.

6Dès qu’ils eurent regagné leurs territoires à l’est du Danube, les Magyars envoyèrent des émissaires aux Bavarois pour leur promettre leur appui contre les Moraves. En réalité, ils cherchaient un prétexte pour aller reconnaître la Pannonie. Ils dirigèrent leur offensive contre la Moravie, s’y livrèrent à de graves déprédations, et s’emparèrent d’une partie du pays. Cette campagne endormit encore plus la vigilance des Bavarois, et, lorsque les Magyars firent irruption en Bavière, ils purent s’avancer loin dans le pays des Francs orientaux, jusqu’à l’Enns. Mais, quand les Bavarois furent enfin prêts à affronter les Magyars, ceux-ci retournèrent en Pannonie qui leur appartenait désormais, et où ils s’étaient fermement établis pendant la campagne en Bavière orientale. Certes Liutpold, l’un des préfets militaires des Francs orientaux, surprit l’armée magyare qui avançait sur la rive nord du Danube, et la contraignit à reculer jusqu’à Pozsony (Bratislava), mais cela n’empêcha pas qu’en 900, la moitié occidentale du bassin des Carpates, le territoire situé à l’ouest de la ligne Danube Garam, tombât aux mains d’un peuple magyar à l’effectif incertain (peut-être autour de 100 000), ce qui mit fin à l’enchaînement des opérations militaires de la conquête.

7Les Bavarois et les Moraves furent les perdants de cette nouvelle conquête. Les Moraves perdirent les territoires délimités par les montagnes, et les Bavarois la Transdanubie et la région comprise entre la Drave et la Save. Les Moraves ne furent plus jamais en mesure de rendre coup pour coup aux Magyars. Au contraire : en 902, ce sont les Magyars qui lancèrent une opération contre la région de Moravie située au-delà des Carpates, ce qui entraîna la décomposition de l’État morave déjà bien affaibli, et eut pour résultat l’extension du territoire hongrois vers le nord-ouest jusqu’en Moravie. La situation des Francs orientaux (des Bavarois) était différente. Les affrontements avec les Magyars se succédèrent au cours des années qui suivirent la conquête de la Pannonie. En 901, les Magyars attaquèrent la Carinthie, mais ils furent vaincus. En 903, une nouvelle guerre éclata entre les Magyars et les Bavarois. Une autre bataille les opposa en 904. La même année, pour des raisons inexpliquées, les Bavarois attirèrent les Magyars dans un piège en les invitant à un festin (probablement au bord de la Fischa) au cours duquel ils assassinèrent l’un de leurs chefs, Kusál (vraisemblablement investi du titre de gyula, chef suprême de l’armée, qui vient après celui de künde), et sa suite. C’est peut-être ce succès qui encouragea les Bavarois à lancer en 907 une campagne contre les Magyars avec la participation de Louis l’Enfant, le roi de Germanie lui-même, dans le but de les chasser de Bavière. Ils firent mouvement vers l’est avec une forte armée, sur les deux rives du Danube et sur le fleuve même. La bataille décisive fut livrée du 4 au 6 juillet 907 à Brezalauspurc (Braslavespurch). Il s’agit selon toute vraisemblance de Pozsony, mais certains penchent pour Mosaburg, la forteresse de Braslav. La bataille s’acheva sur la défaite totale des Bavarois, la plus grande partie de leur armée et la plupart de leurs dirigeants y périrent. Les Magyars les pourchassèrent, ce qui leur permit d’imposer leur domination jusqu’à l’Enns. Cette victoire hongroise de l’an 907 sanctionna les acquis de la conquête.

8La conquête est un événement capital dans la vie du peuple hongrois : le territoire dont il a pris possession entre 850 et 900 est celui où il vit encore aujourd’hui et dont une partie constitue son pays. Au moment de la conquête, le peuple hongrois s’est retrouvé sous l’influence de nouveaux facteurs géopolitiques : il était désormais au voisinage de peuples vivant dans un cadre étatique, tandis que se relâchaient ses relations avec le monde de la steppe, dont il faisait partie avant la conquête. Les Hongrois établis dans le bassin des Carpates ne tardèrent pas à oublier que la conquête avait été une solution d’urgence à laquelle ils avaient été contraints par des défaites militaires, et, dans les siècles qui suivirent, les circonstances réelles de la conquête furent réinterprétées, modifiées. Anonymus, un chroniqueur du xiii^e siècle, y contribua le plus largement en brossant de la conquête hongroise un tableau fictif, forgé de toutes pièces.

Les incursions

9Les incursions des Magyars n’ont pas commencé après la conquête. Depuis que les sources écrites nous fournissent des informations sûres à leur sujet à partir de la troisième décennie du ix^e siècle, ils y figurent comme un peuple pillard. La conquête n’a pas mis de terme aux incursions, puisqu’en 899 et les années suivantes, les Hongrois menèrent déjà plusieurs campagnes contre des territoires voisins (Italie, Carinthie, Moravie). En 904, ils entamèrent une expédition de pillage en Italie, qui se poursuivit en 905. À la même époque, ils intervinrent en tant qu’alliés de Bérenger, leur ennemi de la veille, dans les combats qui opposaient celui-ci à l’empereur Louis III pour la possession du nord de l’Italie. En 906, ils envahirent une première fois la Saxe (Saxonia), à l’appel des Dalamantses slaves qui avaient engagé une troupe de mercenaires hongrois contre l’armée d’Henri, duc de Saxe.

10Après avoir défendu leur territoire contre les Bavarois et l’avoir étendu en 907 jusqu’à l’Enns, les Hongrois attaquèrent de nouveau la Saxe, puis la Thuringe en 908. Ils remportèrent une victoire près d’Eisenach. En 909, ce fut le tour de la Souabe (Alamannia). Ils en repartirent en emportant un riche butin, mais, sur le chemin du retour, ils furent vaincus à Rott par le duc de Bavière. En 910, le roi Louis en personne affronta les Hongrois alors qu’ils traversaient la Bavière. Ceux-ci remportèrent la première bataille au Lechfeld, près d’Augsbourg, en recourant à leur tactique habituelle qui consistait à attaquer, puis, feignant de prendre la fuite, à faire demi-tour en encerclant l’ennemi qu’ils décimaient. Ensuite, ils livrèrent bataille contre les Francs, qu’ils vainquirent également. Au cours de leur retraite, ils furent battus près de Neuching par les Bavarois. En 911, ils dévastèrent la Souabe et la Franconie, puis traversèrent le Rhin et envahirent la Bourgogne. En 912, ils marchèrent contre la Franconie, province du roi Conrad I^er, successeur de Louis l’Enfant, manifestement dans le but de lui réclamer un tribut. Rencontrant peu de résistance en Franconie, ils y remportèrent plusieurs victoires, ainsi qu’en Thuringe. En 913, les Hongrois traversèrent de nouveau le Rhin et pénétrèrent en Bourgogne. Au retour, ils dévastèrent la Souabe puis la Bavière, mais l’armée des Souabes et des Bavarois les battit au bord de l’Inn. La tradition veut qu’Arnulf, le duc de Bavière, employât si habilement la tactique des Hongrois, consistant à feindre la déroute et à attaquer par revers, qu’il parvint à les vaincre. Mais l’année suivante, la chance tourna : le duc Arnulf entré en conflit avec Conrad I^er se réfugia en Hongrie avec sa famille, probablement dans le but de solliciter l’appui armé des Hongrois pour reprendre le duché de Bavière qu’il avait perdu. En 915, les Hongrois ravagèrent des territoires germaniques relativement éloignés les uns des autres, la Souabe, la Thuringe et la Saxe, et continuant vers le nord, ils parvinrent jusqu’à la frontière danoise. La défaite de Fulda mit un point final à leur campagne : ils y furent repoussés sous la conduite du prieur de l’abbaye qu’ils avaient assiégée. Il n’est pas exclu qu’au cours de la campagne de 916 qui le mena jusqu’à Ratisbonne, Arnulf ait encore bénéficié de l’aide des Hongrois.

11À partir de la seconde moitié des années 910, les Hongrois multiplièrent les expéditions vers des régions éloignées (dont plusieurs eurent lieu dans diverses directions au cours d’une même année). Au cours de l’expédition de 917, ils dévastèrent d’abord la ville de Bâle, puis, passant par la Souabe, ils envahirent l’Alsace et la Lorraine. Cette même année, des Hongrois combattaient dans les rangs des Bulgares en guerre contre l’Empire d’Orient. Après la mort du roi Conrad en 918, Henri I^er l’Oiseleur, duc de Saxe, lui succéda sur le trône de Germanie, et afin de contraindre le nouveau souverain à leur payer un tribut, les Hongrois marchèrent contre la Saxe qu’ils pillèrent et où ils amassèrent un riche butin. Nous disposons de données attestant également une action menée la même année contre la Lorraine. Une armée de Hongrois, peut-être celle-ci ou bien une autre, marcha dès 919 vers l’Italie, mais il se peut aussi que cette incursion en Italie n’ait eu lieu qu’au début de 920. Quoi qu’il en soit, les Hongrois pillèrent de nouveau l’Italie après une trêve d’une quinzaine d’années. En 920- 921 une autre action fut dirigée contre des territoires de Francie occidentale, et, cette fois, les Hongrois incendièrent la ville de Verdun. L’invasion suivante de l’Italie a dû se produire en 921-922. L’armée hongroise, qui passait l’hiver en Italie sous le commandement de Dursac et de Bugat, combattit à la demande du roi Bérenger les unités italiennes qui s’opposaient à lui, et fut victorieuse. Au début de 922, elle dévasta la péninsule des Apennins jusqu’en Apulie. Deux ans plus tard, en 924, nous retrouvons les Hongrois en Italie. Ils y arrivèrent sous la conduite de Szalárd (Salardus), réduisirent en cendres la ville de Pavie, puis marchèrent sur la Gaule en traversant les Alpes. Mais leurs adversaires francs les enfermèrent dans les défilés des montagnes, et poursuivirent ceux qui purent s’échapper sur la côte méditerranéenne, où une épidémie finit par décimer les Hongrois. La même année, en 924, une autre troupe hongroise dévasta la Saxe. Les Saxons s’étant emparés d’un de leurs chefs, les Hongrois leur offrirent en échange une grande quantité d’or et d’argent, mais le roi Henri I^er insista pour conclure la paix. Il parvint à s’assurer une trêve de neuf ans contre le paiement d’un tribut annuel.

12En 926, au cours de la campagne suivante, les Hongrois firent un grand détour pour éviter la Saxe. Les seuls territoires germaniques qu’ils dévastèrent furent ceux du sud, la Bavière et la Souabe, qui se trouvaient sur leur route. Ils s’emparèrent de l’abbaye de Saint-Gall et, poursuivant leur chemin, ils attaquèrent des espaces lointains, l’Alsace, la Lorraine et la Francie occidentale. Au nord, leurs incursions s’étendirent aux actuels pays de Belgique et du Luxembourg, tandis que, vers l’ouest, ils parvinrent aux côtes de l’Atlantique. Ils ne rencontrèrent guère de résistance puisque l’armée des Francs s’était retirée en Aquitaine. En 927, le frère du pape Jean X appela les Hongrois en Italie où ils dévastèrent la Toscane à sa demande, et ravagèrent la péninsule jusqu’en Apulie. De 927 à 933, l’histoire des incursions postérieures à la conquête connut pour la première fois une trêve de six ans. Selon certaines sources, il semble que les Hongrois aient de nouveau attaqué l’Italie en 933. La même année, ils menèrent une autre campagne contre la Saxe, dont la cause immédiate fut qu’en 922 le roi Henri I^er n’avait pas versé son tribut annuel. Ayant convenablement renforcé son armée au cours de presque dix années de paix, il pouvait en effet compter sur une victoire quand les Hongrois l’attaqueraient pour n’avoir pas payé son tribut. Ils ne tardèrent pas à le faire, dès les premiers mois de 933. L’armée hongroise devait se scinder en deux pour encercler la Saxe, mais ce plan ne put être mené à bien. Les troupes attaquant par l’ouest et le sud furent dispersées, et celles qui venaient de l’est rencontrèrent l’armée du roi Henri à Riade (près de Mersebourg). La bataille du 15 mars 933 s’acheva par la victoire des Saxons. Les Hongrois prirent la fuite et ne parvinrent plus à contraindre Henri à verser de nouveau le tribut annuel.

13La défaite de Riade (la plus grave de l’histoire des incursions) n’affecta cependant pas outre mesure l’esprit entreprenant des Hongrois. En 934, une de leurs armées avança vers l’ouest jusqu’à Metz, une autre, avec le soutien des Petchénègues, traversa la Bulgarie jusqu’aux murs de Constantinople où ils établirent leur camp et, pendant 40 jours, ils pillèrent les alentours de la ville impériale. En 935, les Hongrois saccagèrent la Bourgogne et l’Aquitaine et, sur le chemin du retour, ils sévirent en Italie, en particulier dans la région de Brescia. La campagne de 937 est peut-être l’entreprise militaire la plus vaste de l’histoire des incursions hongroises. Son origine est liée au fait que le roi Henri I^er, le vainqueur de Riade, disparut en 936, et que son fils, Otton I^er, lui succéda. Les Hongrois, voulant contraindre ce dernier à payer un tribut, envisagèrent d’abord de diriger leur attaque contre son duché, la Saxe. Ils voulaient le surprendre en arrivant par l’ouest, mais, en route, ils se livrèrent à des razzias en Franconie et en Souabe. De son côté, Otton I^er n’attendit pas l’assaut des Hongrois, mais il se précipita au-devant d’eux et les pourchassa jusqu’à Metz. Les Hongrois dévastèrent la Lorraine et pillèrent les régions de Reims et de Sens. En Aquitaine, ils affrontèrent les Francs qui ne purent les retenir, et, cette fois encore, ils parvinrent aux rivages de l’Atlantique. Sur le chemin du retour, ils ravagèrent la Bourgogne, puis pénétrèrent en Italie où ils pillèrent Capoue et menacèrent Naples. Mais, sur le chemin du retour, alors qu’ils n’avaient pas encore quitté l’Italie, les Hongrois tombèrent dans une embuscade, perdirent de nombreux hommes et une grande partie de leur butin. En 938, ils attaquèrent de nouveau la Saxe sur deux fronts. L’armée attaquant au sud fut battue à Stedterbourg, celle du nord à Drömling. Un des commandants hongrois fut même capturé et ne put être libéré que contre une forte rançon. Ce fut la dernière action des Hongrois contre la Saxe. En 940, ils marchèrent de nouveau contre l’Italie, mais furent vaincus lors de combats livrés près de Rome. Vers 941, ils voulurent effectuer une incursion dans les Balkans (contre l’Empire d’Orient) mais ils ne parvinrent pas à traverser le Danube, et la plupart d’entre eux périrent dans le fleuve.

14Au cours des années 940 les Hongrois entreprirent encore une ou deux expéditions de grande envergure, mais déjà se manifestaient des signes évidents de crise. Hugues d’Arles, roi d’Italie, acheta la paix aux Hongrois qui avaient attaqué son pays en 942 et, leur ayant donné un guide, les envoya contre l’Espagne. Ils gagnèrent la péninsule ibérique en traversant le sud de la France. Ils y assiégèrent Lérida et assaillirent des forteresses arabes, mais le manque de vivres les contraignit ensuite à se retirer. Alors ils furent vaincus par les Francs. En 943, des Hongrois pénétrèrent dans l’Empire byzantin, et l’empereur d’Orient leur acheta la paix. En même temps, dès le milieu des années 940, il était prévisible que les routes qui traversaient le royaume de Germanie seraient de moins en moins accessibles aux Hongrois. La même année 943, ils repartirent vers l’ouest, mais n’allèrent pas bien loin. Ils avaient à peine dépassé l’Enns, la limite occidentale de leur territoire, de 30 à 40 kilomètres, quand le nouveau duc de Bavière, Berthold, frère cadet d’Arnulf qui avait séjourné en Hongrie, les arrêta et les battit près de la ville de Wels. En 947, ils attaquèrent l’Italie sous le commandement de Taksony, et dévastèrent le Sud de la péninsule jusqu’en Apulie, à la suite de quoi le nouveau roi d’Italie, Bérenger II, leur acheta la paix. Dès 948, après la mort du duc Berthold survenue en 947, les Hongrois se préparèrent à combattre son successeur, Henri, frère du roi Otton, pour s’assurer la possibilité de traverser la Bavière. La bataille livrée sur la rive nord du Danube, non loin du territoire hongrois, s’acheva par la victoire des Bavarois. En 949-950, les affrontements entre Hongrois et Bavarois se poursuivirent le long de la frontière, toutefois sans que les Hongrois parviennent à franchir ou à abattre la « muraille » que les Germains avaient dressée sur le chemin de leurs expéditions de pillage vers l’ouest. En 950, le duc Henri lança même une opération contre le territoire hongrois et repartit avec un considérable butin et de nombreux prisonniers.

15Après la fermeture de la route de l’ouest à travers la Saxe et la Bavière, les Hongrois ne pouvaient plus passer que par l’Italie du nord, encore cela ne dura-t-il pas longtemps. En 951, ils purent encore se rendre en Aquitaine en passant par l’Italie, mais la même année, la situation en Italie connut d’importants changements : le roi Otton étendit sa domination sur l’Italie du nord, et céda une partie du pouvoir à son frère cadet Henri, duc de Bavière. Il est probable que les troupes hongroises revenant de France en passant par l’Italie furent sévèrement battues en automne 951 par les Bavarois du duc Henri. Ainsi les Hongrois virent-ils se fermer devant eux toutes les routes qu’ils avaient coutume de suivre dans leurs campagnes d’incursion vers l’ouest. Toutefois, en 954, ils trouvèrent une brèche dans la « muraille » élevée près de leur frontière occidentale, grâce à une révolte menée contre le roi Otton par son fils Liudolf, et par son gendre, Conrad le Rouge, duc de Lorraine. Les ducs rebelles appelèrent les Hongrois en Germanie pour combattre Otton, et ceux-ci entrèrent en guerre sous le commandement de Bulcsú. Ils traversèrent la Carinthie pour pénétrer en Bavière qu’ils ravagèrent. Puis le théâtre des opérations passa en Franconie. Ayant appris l’offensive des Hongrois, le roi Otton s’était préparé à les combattre, mais les ducs insurgés, au lieu de mener les Hongrois contre le souverain, les envoyèrent de l’autre côté du Rhin, évitant ainsi le combat. Les Hongrois suivirent le Rhin vers le nord, accompagnés un moment par le duc Conrad le Rouge. Ils dévastèrent d’abord le territoire de l’actuelle Belgique, puis assiégèrent Cambrai, où Bulcsú perdit un proche parent. Ils repartirent alors vers le sud, dévastèrent les alentours de Reims et de Metz, et se répandirent dans toute la France où ils se livrèrent à de graves déprédations. Ils traversèrent enfin la Bourgogne, puis rentrèrent chez eux par l’Italie.

16L’année suivante, en 955, les Hongrois s’efforcèrent d’abord d’obtenir des informations sur la situation intérieure germanique et envoyèrent dans ce but des émissaires auprès du roi Otton. La position du souverain germanique s’était considérablement renforcée par rapport à l’année précédente. Son fils et son gendre s’étaient soumis, si bien qu’Otton était parvenu à juguler la révolte. Malgré cela, les Hongrois encouragés par leurs victoires de l’année précédente repartirent en guerre. Ils ravagèrent d’abord la Bavière, puis la Souabe. Pendant qu’ils assiégeaient Augsbourg, les armées d’Otton et des ducs arrivèrent devant la ville. Les Hongrois levèrent le siège et engagèrent le combat sur le Lechfeld proche de la ville où ils avaient été vainqueurs près d’un demi-siècle auparavant. La chance les abandonna dès le début et ils furent battus. Les Germains les pourchassèrent, capturèrent leurs chefs, Bulcsú, Lél et Súr, et les exécutèrent au gibet de Ratisbonne. Cette défaite mit un point final aux incursions des Hongrois vers l’ouest.

17Leurs expéditions vers le sud se poursuivirent encore pendant une quinzaine d’années après la défaite du Lechfeld. En 959, ils parvinrent jusqu’à Constantinople et rapportèrent d’abondantes prises de guerre, butin et prisonniers. En 961, ayant pénétré en Thrace, ils subirent une douloureuse défaite de la part des Grecs. Il n’est pas exclu que des troupes de Hongrois aient de nouveau traversé le Danube en 967 et dévasté des territoires dans les Balkans. En 968, deux armées hongroises ont livré bataille avec plus ou moins de succès, l’une près de Thessalonique, l’autre non loin de Constantinople. La dernière incursion des Hongrois dans les Balkans eut lieu en 970. À cette époque, une armée comprenant des cavaliers russes, bulgares, petchénègues et hongrois, attaqua l’Empire byzantin et dévasta toute la Thrace avant d’être vaincue près d’Arkadiupolis (aujourd’hui Lüle Burgas) par l’armée byzantine.

18En 71 ans (entre 899 et 970), les Hongrois ont effectué depuis leur territoire du bassin des Carpates 47 incursions attestées par les sources écrites, 38 vers l’ouest, 9 vers le sud. D’autres expéditions, moins importantes, ont pu avoir lieu, mais les chroniques n’en font pas état. Des informations peu claires mentionnent des actions militaires sporadiques que les Hongrois auraient aussi menées vers le nord contre les Croates blancs. Une source incertaine signale également une opération contre des Croates vivant sur la côte adriatique. Les campagnes hongroises durent en grande partie leur succès au fait que dans la première moitié du x^e siècle l’Europe occidentale se disloquait en principautés rivales, tandis que l’Empire byzantin était en proie à une crise intérieure. Ces campagnes étaient avant tout destinées à piller et à faire des prisonniers. Le butin était constitué d’objets que la société des Hongrois était incapable de produire ou ne pouvait produire en quantité suffisante. C’est pourquoi ils dirigeaient leurs raids surtout vers des territoires promettant un riche butin (l’Europe occidentale et l’Empire byzantin). Ils tuaient une partie de leurs prisonniers, en revendaient d’autres sur le lieu même de leur capture, mais il n’était pas rare qu’ils les vendent aussi comme esclaves. On peut supposer qu’ils réduisaient une partie de leurs prisonniers à l’état de domestiques, ou en emmenaient d’autres à la guerre.

19Les incursions magyares du ix^e siècle s’étaient certainement déroulées dans le cadre d’une organisation dominée par le prince, mais, au x^e siècle, cet aspect, ainsi que le pouvoir centralisé, perdit de son importance. À partir de cette époque, un certain nombre de raids ne furent plus organisés par un prince, mais par une tribu, ou quelques tribus alliées temporairement. La meilleure preuve en est que plusieurs opérations étaient effectuées dans différentes directions au cours d’une même année. Ce n’étaient pas les mêmes tribus qui menaient des actions vers le nord ou vers le sud. Il est significatif que les campagnes vers le sud et l’ouest se soient terminées à des dates différentes. Les aristocrates et les membres des escortes armées qui s’étaient peu à peu constituées autour d’eux prenaient part aux incursions, de même que de nombreux hommes libres jouissant du droit et de la capacité de porter des armes.

20Des cas analogues en Europe (chez les Germains, les Slaves, les Vikings) démontrent que la « militarisation » de la société caractérise une période précédant immédiatement un changement de l’état. La surproduction de sociétés étrangères aisées excitait la convoitise des sociétés plus pauvres, en proie à une faim que leurs conditions de vie et leur situation n’étaient pas en mesure d’assouvir. Les armées de pillards étaient lancées par une société hiérarchisée où se détachait une classe dirigeante, tandis que s’aggravait l’appauvrissement des hommes libres. Cette stratification favorisa l’apparition d’escortes militaires, groupes intermédiaires s’intercalant entre les deux pôles, recrutés dans les couches inférieures, mais défendant les intérêts de la classe supérieure. Chez les Hongrois, comme partout ailleurs, les campagnes d’incursion eurent des effets divergents sur l’évolution de la société. D’une part, elles contribuèrent à l’organisation en classes, à l’augmentation des inégalités sociales (puisque leurs bénéfices étaient en premier lieu réservés aux dirigeants), mais, par ailleurs, elles ralentirent l’évolution dynamique de la société, le rythme de l’organisation en classes sociales (puisqu’elles offraient aux hommes libres appauvris la possibilité de prendre part aux actions militaires, donc de différer leur total appauvrissement et leur assujettissement sur le plan juridique). Les campagnes d’incursion rendirent définitive la décomposition de l’ancien système de cohabitation et d’appartenance au clan basée sur les liens du sang, et favorisèrent l’évolution de l’escorte armée en une autorité indépendante s’élevant au-dessus de la population ; mais, en fin de compte, d’une manière certes contradictoire, elles contribuèrent aussi à aggraver les inégalités sociales.

La situation intérieure au x^e siècle

21Les incursions prouvent que les Hongrois de la première moitié du x^e siècle étaient des cavaliers nomades. Toutes les informations fournies par les sources écrites de l’époque en témoignent sans ambiguïté. Léon le Sage, empereur d’Orient, écrit que les Hongrois mènent « une vie nomade ». Une source arabe ultérieure nous apprend à propos de la campagne de 942 en Espagne que l’habitat des Hongrois se trouve « au bord du Danube, mais [que] ceux-ci sont des nomades, comme les Bédouins. Ils n’ont ni villes, ni maisons, mais vivent sous des tentes de feutre, dans des campements dispersés. » La phase essentielle de l’élevage nomade consistait à abreuver et à mener paître les bêtes, ainsi les nomades se déplaçaient-ils constamment. La tente de feutre fabriquée avec la laine des moutons, facile à monter et à démonter en peu de temps, convenait parfaitement à ce mode de vie. Les déplacements des nomades ne manquaient ni de régularité ni de périodicité, puisque, l’été, ils menaient leurs bêtes sur de riches pâturages à l’herbe drue, et, en hiver, ils devaient rechercher des points d’eau susceptibles de les abreuver. Toutefois, dans la première moitié du x^e siècle, les habitats d’hiver et d’été n’étaient pas fixes, c’est-à-dire que les bêtes se nourrissaient ou s’abreuvaient là où c’était nécessaire. Mais, en comparaison d’Etelköz (le précédent territoire des Magyars), le bassin des Carpates offrait de nombreux pâturages, plus petits et disséminés. Le nomadisme étant pratiqué à l’intérieur des frontières du territoire des tribus, l’espace disponible ne permettait pas de vastes migrations. Un changement important du mode de vie s’amorça dans la seconde moitié du x^e siècle comme le montrent la sédentarisation, l’apparition d’habitats fixes, ainsi que l’extension de l’agriculture en des lieux bien établis.

22Les nomades élevaient généralement des chevaux et des moutons. En ce qui concerne les Hongrois, les sources évoquent surtout les chevaux. Ils les utilisaient de diverses manières : c’était leur monture traditionnelle, ils effectuaient leurs raids à cheval ; ils se nourrissaient de leur viande et buvaient du lait de jument fermenté. L’importance du cheval est montrée par le fait qu’une grande partie des Magyars païens étaient inhumés avec leurs chevaux. Les restes d’animaux trouvés dans les tombes datant des premières décennies du x^e siècle sont surtout des os de chevaux. Les fouilles concernant le x^e siècle ont mis au jour (entre autres) des étrilles et des ciseaux à tondre. On a aussi trouvé dans les tombes de cette époque des ossements de veaux, de moutons et de chèvres. En ce qui concerne l’agriculture chez les Hongrois de la conquête, il n’y a pratiquement pas de données. Le travail de la terre chez les peuples nomades étant réservé aux étrangers (prisonniers, esclaves). Rien ne nous interdit de penser que c’était également le cas chez les Magyars. Bien qu’une agriculture rudimentaire ne fût pas étrangère aux nomades (ils devaient surtout cultiver le millet dont la croissance est rapide), elle ne suffisait pas à couvrir leurs besoins. C’est pourquoi les Magyars recevaient des tributs en nature de leurs sujets slaves et se procuraient des vivres au cours de leurs razzias. Il est resté très peu d’outils agricoles (faucilles, faux, houes) de la première moitié du x^e siècle. Nous devons donc considérer que l’agriculture n’a commencé à s’étendre dans de plus grandes proportions qu’à partir de la seconde moitié, voire de la fin, du x^e siècle. Certains sites postérieurs au x^e siècle témoignent de la culture du blé, du seigle, de l’orge, du millet, du lin et du chanvre. De même, on y a mis au jour davantage d’outils et de pierres à meule.

23L’économie des Hongrois de la conquête était basée sur l’autarcie (économie naturelle). Ils fabriquaient la majeure partie de leurs objets usuels. Cependant, dès cette époque, on observe une certaine « spécialisation » de leurs activités. Conformément à la pratique générale des nomades, l’artisanat était surtout le fait d’étrangers (prisonniers ou autochtones soumis). Les orfèvres travaillaient dans le style musulman ou byzantin. Des forgerons hongrois et slaves assuraient une production suffisante pour couvrir les énormes besoins en objets de fer. Beaucoup fabriquaient de la poterie, d’autres travaillaient la peau et les os. Il n’existait pas encore à proprement parler de commerce intérieur. Du fait que les campagnes d’incursions présentaient parfois aussi l’occasion de faire du commerce, les échanges étaient surtout extérieurs. Au cours de la campagne de 934 contre l’Empire byzantin, les Hongrois échangèrent les femmes et les enfants qu’ils avaient capturés contre des vêtements de toile, de brocart et de soie. Les pièces d’argent (dirhams) retrouvées dans le bassin des Carpates témoignent d’un commerce entretenu dans la première moitié du x^e siècle avec l’émirat Samanide. Après la fin des incursions, les Hongrois intensifièrent leur commerce extérieur. En 965, des marchands hongrois, juifs et musulmans venus de Hongrie, achetèrent à la foire de Prague des esclaves, du plomb et des fourrures contre de l’or byzantin. En 969, des Hongrois vendirent des objets d’argent et des chevaux dans la ville de Perejaslavec, alors résidence du grand-prince de Kiev. Les relations commerciales avec l’Orient apportèrent dans le bassin des Carpates de nombreux objets de céramique. Le commerce avec les pays d’Europe occidentale, bien plus modeste à l’époque, n’a pratiquement apporté aux Hongrois que des armes, des épées et des casques.

24Pendant tout le x^e siècle, les Hongrois ont vécu dans une organisation dirigée par un prince. La principauté était constituée de tribus nomades et, au ix^e siècle, quand les Magyars vivaient encore au pays d’Etelköz, elle fonctionnait sur le modèle khazar (c’est-à-dire nomade), imité de celui des Turcs. C’est pourquoi nous pouvons parler d’un état nomade. La principauté était effectivement constituée de tribus, dont l’indépendance politique était toutefois entravée par l’immense suprématie des dirigeants princiers. Ce n’est pas par hasard que Léon le Sage, empereur d’Orient, écrivit au sujet des Hongrois conquérants qu’ils se trouvaient sous la domination d’un chef unique. Les noms des sept tribus hongroises, Nyék, Megyer, Kürtgyarmat, Tarján, Jen, Kér, Keszi, nous ont été transmis par l’ouvrage de l’empereur Constantin Porphyrogénète. Ces noms se retrouvent dans près de 300 toponymes du bassin des Carpates selon une distribution inégale. Ils sont d’origine finno-ougrienne et turque, ce qui constitue également une indication des ethnies qui constituaient ces tribus. Les Kavars, annexés aux Magyars, ne comptaient pas parmi les peuples des six tribus, mais ils remplissaient une fonction particulière d’auxiliaires militaires. Ils avaient pour mission de protéger les frontières, et, au cours des campagnes, ils formaient l’avant-garde et l’arrière-garde de l’armée. À l’origine, les Kavars représentaient trois tribus qui furent réunies en une seule lors de leur rattachement aux Magyars. Une grande diversité ethnique les caractérisait. La majorité d’entre eux était des Khazars, des Bulgares et des Sicules de langue turque. Les autres étaient des Kalizes et des Alains de langue iranienne. Leur cohabitation avec les Magyars fut si étroite qu’au milieu du x^e siècle ils étaient tous bilingues, c’est-à-dire qu’ils avaient appris le hongrois en plus de leur langue maternelle. Les Hongrois conquérants s’établirent par tribus dans le bassin des Carpates mais on n’est pas parvenu à déterminer avec précision le territoire de chaque tribu. Des analogies avec d’autres peuples nomades permettent de supposer que la tribu du prince, celle d’Árpád, occupait une position centrale (au début du x^e siècle, il s’agissait de l’espace compris entre le Danube et la Tisza, et c’est probablement dans la seconde moitié du x^e siècle que le centre s’est déplacé dans le nord-est de la Transdanubie). Les autres tribus s’établirent en cercles concentriques autour de la tribu du prince, le dernier cercle étant constitué par les Kavars chargés de protéger les frontières. Le territoire des Hongrois était encerclé de toutes parts d’un no man’s land de prairies inhabitées (gyũrũ, « anneau » en hongrois) s’étendant sur une distance de quelques jours de marche. Les tribus étaient constituées de clans, eux-mêmes formés de plusieurs générations de grandes familles*, obéissant au principe de parenté basée sur les liens du sang. Ces grandes familles avaient un rôle primordial chez les peuples nomades car l’élevage requérait un travail collectif et un haut degré d’organisation. Le clan et la grande famille vivaient ensemble, conduisaient ensemble les troupeaux mais les pâturages étaient répartis par tribus. C’est la tribu qui assurait la sécurité des plus petites communautés.

25Les tribus avaient donc une importance non négligeable dans le système de la principauté mais elles n’avaient pratiquement aucun rôle politique. Ce domaine relevait des dirigeants de la principauté, eux-mêmes chefs de certaines tribus. À leur tête se trouvait le prince, dont la charge, issue de la dignité de prince sacral du ix^e siècle, évolua de telle façon que la sacralité du souverain (le mythe de l’origine divine de son pouvoir) disparut dans la première moitié du x^e siècle. Pendant tout le x^e siècle, la dignité de prince fut revêtue héréditairement par les descendants d’Árpád. Un demi-siècle après Árpád, qui régnait à l’époque de la conquête, nous ne connaissons plus aucun nom de prince, ce qui montre que l’importance de cette dignité avait décliné. Vers 950, on apprend que les tribus ne reconnaissaient pas l’autorité des dirigeants de la principauté, ce qui indique un état avancé de décomposition du régime princier, c’est-à-dire l’affaiblissement du pouvoir central et le renforcement du séparatisme des tribus. Outre le prince (qu’on appelle aussi parfois grand-prince), la principauté avait deux autres dirigeants : le gyula* et le horka qui remplissaient des fonctions juridiques. Jusqu’à présent, les archéologues n’ont pas trouvé de sépultures de princes, ni de chefs de tribu. Mais les trois quarts des sépultures de quelques douzaines de chefs de clan ont été exploités à ce jour. La richesse des objets, les insignes de rang qu’elles contiennent, indiquent la haute position sociale des personnages qui y sont inhumés. Les chefs de clans et de tribus occupaient une situation élevée dans les domaines économique et politique, mais leur position ne leur conférait pas plus de droits qu’aux autres hommes libres de la société.

26La société hongroise du x^e siècle était en grande majorité constituée d’hommes libres. Ils jouissaient sans aucune limitation d’une totale ­indépendance économique et de libertés individuelles (droit de se marier, de participer à la vie publique, de porter des armes, de se déplacer librement). Mais ils n’étaient pas indépendants du prince ou des dirigeants de la principauté : lorsque ceux-ci décidaient d’entreprendre des opérations extérieures, les hommes libres de la société étaient obligés d’y prendre part. Ils n’étaient pas soumis à l’impôt mais étaient redevables au pouvoir princier d’un service militaire, dont ils étaient également bénéficiaires, puisque le caractère obligatoire en était compensé par le butin qu’ils pouvaient rapporter de campagnes victorieuses. En même temps, au-delà de l’égalité des libertés individuelles se dessinaient de profondes différences économiques. De l’ensemble des hommes libres se dégagea peu à peu une classe qui, rendant généralement de grands services aux dirigeants militaires (chefs de tribu ou de clan), se distingua au cours des campagnes par sa loyauté et son dévouement. De cette classe émergea une suite armée formée d’hommes au service du seigneur, mais qui recevaient en échange une plus grande part de butin. Tant que durèrent les razzias, les prises de guerre, butin et prisonniers, étaient destinées à l’entretien du chef et de son escorte, mais aussi de l’ensemble de l’armée qui avait participé à la campagne, et en fin de compte, de la société tout entière. Les problèmes apparurent lorsque cessèrent les actions militaires dans les pays étrangers. Les fouilles effectuées dans les sépultures révèlent clairement quelles inégalités matérielles survinrent dans la population. On distingue deux sortes de cimetière : d’une part des cimetières dits « de grande famille » de 20 à 50 tombes contenant généralement des sabres, où ont dû être inhumés les membres des escortes militaires et leurs familles ; d’autre part, il existe une grande quantité de cimetières aux nombreuses tombes, où on n’a pas trouvé d’armes. Une partie d’entre eux contient certainement les restes des autochtones soumis par les Hongrois, mais, surtout dans la seconde moitié du x^e siècle, des Hongrois y ont été aussi de plus en plus souvent inhumés. Par ailleurs, entre les cimetières « de grandes familles » au petit nombre de tombes et les cimetières « populaires » aux nombreuses tombes contenant peu ou pas du tout d’objets, on observe de fréquentes interconnexions. Au x^e siècle, de nombreux esclaves vivaient également dans le bassin des Carpates. La majorité était des étrangers, de trois sortes : d’une part des populations déjà au service des Hongrois conquérants arrivées en même temps qu’eux dans le bassin des Carpates ; ensuite les populations autochtones, elles-mêmes composées de différentes ethnies, qu’ils asservirent en conquérant leur nouveau pays ; enfin des prisonniers capturés lors des campagnes en Europe occidentale et dans les Balkans (quand ils n’avaient pas été vendus à des marchands d’esclaves orientaux).

27De profonds changements dans la situation intérieure du peuple hongrois s’amorcèrent dans la seconde moitié du x^e siècle. Sur le plan économique, il s’avéra que les pâturages du bassin des Carpates, aux dimensions réduites et fortement découpés par les eaux, ainsi que les terres de la ­population autochtone estimée à environ 200 000 individus, ne suffiraient pas à subvenir aux besoins de quelque 100 000 nomades et d’au moins un million de chevaux. Comme l’apport massif de butin et de prisonniers avait cessé en même temps que les incursions, un changement du mode de vie s’imposait. L’appauvrissement progressif des nomades et la perte de leurs bêtes les obligèrent à envisager sérieusement le passage à l’agriculture, à laquelle ils vouaient de tout temps un profond mépris. Ceux qui s’y résolurent ne tardèrent pas à perdre leur liberté, puisque la terre qu’ils voulaient cultiver devint très vite propriété privée, tandis qu’ils devenaient eux-mêmes les sujets du propriétaire. Le même sort attendait, mais un peu plus tard, ceux qui cherchèrent à échapper à la déchéance en émigrant vers d’autres parties du pays. Cette migration contribua d’une part au peuplement de régions forestières du bassin des Carpates peu propres à la vie nomade, d’autre part elle affaiblit l’organisation sociale basée sur les liens du sang, enfin elle déclencha un processus qui aboutit dans le bassin des Carpates à un brassage de populations de langues et d’origines ethniques diverses. Sur le plan linguistique, c’est le peuple hongrois qui sortit vainqueur de ce brassage, ce qui s’explique par son effectif de 100 000 individus, et par le fait qu’il détenait le pouvoir central.

28Les changements politiques ne furent pas moins importants. Au milieu du x^e siècle, la principauté hongroise (l’état nomade) avait atteint son apogée et s’acheminait vers son déclin. Sur le plan politique, le rôle des tribus se trouva réévalué. Celles-ci remplissaient auparavant des fonctions non négligeables mais le prince ne leur laissait guère de place en politique. Toutefois les acquis de l’état princier ne furent pas menacés. Ils se déplacèrent en fait à un niveau inférieur. L’état nomade hongrois continua de vivre dans les états tribaux. Après l’éviction du pouvoir central, chaque tribu présenta désormais les principes étatiques (d’organisation sociale, d’administration, de représentation de la force) qui étaient jusque-là le fait de la principauté. Chacune d’elles se comporta donc comme un petit état indépendant. C’est cet aspect que présente dans la seconde moitié du x^e siècle la tribu de Hongrie orientale (de Transylvanie), à la tête de laquelle se trouvait un gyula, et la tribu d’Árpád. En ce qui concerne les gyula deTransylvanie, l’un d’entre eux (qu’à défaut de connaître par son nom, nous appellerons Gyula) se convertit au christianisme à Constantinople au milieu du x^e siècle et ramena avec lui l’évêque apostolique Hierothéos, ce qui signifie que vers 950, son état requérait déjà la présence de l’Église. Gyula libéra les prisonniers byzantins capturés lors des raids, ce qui indique que, dans son état, il existait une servitude limitée aux étrangers. En s’orientant vers Constantinople, il mena une politique autonome, indépendante du prince.

29Au cours des années 940, les Árpád se tournèrent à leur tour vers l’Empire d’Orient, mais il s’avéra bientôt que dans ce domaine, ils ne pouvaient que passer au second plan après Gyula. Comme, à la suite de la défaite d’Augsbourg en 955, ils avaient progressivement étendu leur domination sur les territoires occidentaux du bassin des Carpates, la situation géopolitique les encouragea aussi à se tourner vers l’Occident. Au début des années 960, Taksony, petit-fils d’Árpád, demanda au pape un évêque, qui à son tour ordonna Zacheus prêtre mais Otton I^er, souverain du Saint-Empire romain germanique, empêcha qu’un évêque apostolique de rite romain ne parvienne chez les Hongrois. L’ouverture des Hongrois sur l’Ouest fut en partie motivée par la crainte d’une offensive des Germains. Henri II (le Querelleur), duc de Bavière, fonda en effet à la fin des années 960 les margraviats d’Autriche et de Carinthie, limitrophes du territoire hongrois. Cependant le prince Taksony entretenait aussi des relations avec la steppe. Son épouse était probablement d’origine khazare (éventuellement bulgare de la Volga), et sous son règne, de nombreux nobles bulgares de la Volga vinrent s’établir en Hongrie avec une importante population musulmane (ismaélite). Taksony leur réserva un bon accueil, les dota de terres. C’est également sous son règne que le chef petchénègue Tonuzoba vint en Hongrie. Le mariage de Géza, fils de Taksony, avec Sarolt, la fille de Gyula, le plus puissant chef de tribu de Hongrois orientaux qui avait été baptisé à Constantinople, est également le signe d’une ouverture vers l’Orient. Cependant, sous le règne de Géza, l’intérêt des Hongrois changea d’orientation et se tourna vers l’Occident. Son règne présente de nombreux éléments résultant de ces nouvelles relations, et plusieurs traits d’un nouvel état de caractère européen apparaissent. Mais, en fin de compte, Géza est bien le dernier représentant de l’époque nomade et païenne, et non le premier représentant de l’État chrétien.