Conclusion générale. Matérialiser le principe d’espérance entre perditions et renouvellements perpétuels
p. 289-296
Texte intégral
1En introduction de cet ouvrage, nous caractérisions l’espace comme concret, relationnel, actant et construit. Cette posture nous a permis, grâce aux textes ici rassemblés, d’en apprendre tout autant sur l’espace que sur les Amériques, sur l’homme autant que sur les manières dont il pratique l’espace, le pense, le structure mentalement et concrètement. En choisissant de ne pas aborder de manière frontale deux objets de recherches, l’espace et l’espace dans les Amériques, notre démarche se voulait prudente et porteuse d’émulation. D’une part, nous souhaitions nous prémunir de l’impasse que l’incomplétude due au contexte de notre projet nous aurait conduite à aboutir. D’autre part, nous trouvions plus stimulant de laisser au lecteur – et à nous-même – suffisamment de latitude pour aborder cet ouvrage à la fois comme un recueil de cas d’études singuliers et comme une réflexion sur la notion même d’espace dans un cadre tout aussi singulier, celui des Amériques. Les contributions, d’une grande diversité, ont abordé l’espace par une de ses caractéristiques ou par le croisement de plusieurs d’entre elles. Certains auteurs ont postulé l’espace comme un ensemble composé d’objets en portant leurs analyses sur ces objets, définissables par les relations qu’ils entretiennent entre eux et non exclusivement par leurs seules positions relatives. D’autres ont opté pour l’espace comme actant dans la mesure où il pouvait faire agir en conditionnant ou incitant les pratiques. Enfin, d’autres l’ont abordé par sa dimension de construit, avançant le fait que l’espace n’est que la représentation que chacun s’en fait, en fonction de ce que chacun perçoit, connaît et attend de lui.
Un espace nommé conquête
2Le principal enseignement à tirer des réflexions menées dans les contributions est que l’espace dans les Amériques renvoie dans un premier temps à la conquête, prise tout d’abord comme idée, puis comme acte et enfin comme forme d’appropriation. Cette manière d’habiter l’espace se poursuit d’ailleurs aux États-Unis. Dans cet ouvrage, le lien entre « espace » et « conquérir » apparaît lorsque l’on se réfère aux différents sens de ce verbe. Tout d’abord, conquérir revient à prendre par les armes ou la force : c’est soumettre quelqu’un ou quelque chose à sa domination mais aussi se soumettre à un ensemble de codes, règles et actes qui portent cette conquête. Dans une seconde acception, conquérir revient à gagner, parvenir à quelque chose en luttant : c’est acquérir. Enfin, conquérir est aussi gagner le cœur et l’âme de quelqu’un : c’est envoûter. Ainsi, soumettre des peuples autochtones ou des individus ; acquérir des terres, des droits, une représentation, une identité et envoûter les esprits par des mythes ou des promesses illusoires sont des thèmes analysés ici. Mais plus qu’une simple évocation de la conquête, les contributions rassemblées dans cet ouvrage nous en livrent un portrait assez complet. Tout d’abord elles permettent d’identifier un certain nombre de caractéristiques la qualifiant. Puis, elles en montrent les « frottements », les phénomènes qui, ayant trait au rapport à soi, à l’autre, à l’espace et à l’idée même de conquête même, la remettent en question.
3Avec le verbe « conquérir », revient régulièrement, et quoi de plus logique, celui d’« espérer ». Le « principe d’espérance » (A. Eche), celui d’un espoir individuel ou collectif perpétuellement renouvelé, prévaut à cet espace de la conquête. Espérer trouver l’Eldorado et être couvert de richesse (J.-P. Sanchez), mettre son espoir en Dieu et ainsi coloniser une contrée hostile avec comme principe « la pluie suivra la charrue » (Y. Figueiredo), croire en son ultime espoir de réussite en traversant l’Atlantique (M.-C. Michaud) sont quelques-unes des illustrations de ce principe d’espérance que rien ne paraît ébranler. Ainsi, l’Espace dans les Amériques et, par analogie, l’espace en général, seraient tout d’abord un espoir, puis une désillusion – lorsque l’espoir est déçu – et enfin un nouvel élan, car l’espoir est souvent plus fort que la désillusion. L’espérance et la conquête marchent donc « main dans la main » et rien ne semble pouvoir empêcher la concrétisation de cette espérance. En Amérique, pour les Européens et leurs descendants, cette matérialisation de l’espérance se fit sous différentes formes. Tout d’abord, ce fut celle d’une idée, pour être plus exact d’une prophétie auto-réalisatrice, c’est-à-dire l’entrée au Paradis et l’appropriation de ses richesses que Christophe Colomb lança en 1492 et que les Conquistadores, les Pilgrim Fathers du Mayflower et les missionnaires Jésuites, entre autres, poursuivirent de manière plus ou moins sanglante. Cette perspective visait à échapper à l’histoire, à ne plus subir deux mille ans d’histoire européenne. Puis, cette conquête consista à occuper un espace physique s’étendant des terres enneigées de l’Arctique à celles plus tempétueuses mais tout aussi enneigées de la Terre de Feu. Cette vaste entreprise inachevée à bien des égards, pousse à constater que cet espace, censé être un paradis, a une présence si forte qu’il devient la pensée même, s’imposant au schéma de pensée européenne, plus historique que spatiale.
4La conquête se réalisa et se réalise encore au détriment de populations autochtones qui, dans cette promesse de concrétisation immédiate de toutes les perspectives de salut, ne pouvaient qu’être de trop, considérées persona non grata. Assimilés à un des éléments de ce paradis à conquérir (V. Durey), les autochtones furent les victimes de génocides et aujourd’hui, leurs descendants sont dépossédés de tout, isolés, parqués. Vivants ou morts, ils se trouvent parés du statut peu enviable de garants mystérieux des mécanismes primitifs précédant la conquête et donnant sa spécificité et son caractère édéniques à ce continent. À bien des égards, la colonisation fut et demeure d’une rare sauvagerie. Tout d’abord dans le sens où les actes commis par les colons espagnols ou portugais au Sud, de presque tous les peuples européens au Nord furent violents, barbares mais aussi parce que, dans son acception de « stade qui précède la civilisation », le déracinement des colons leur apporta de facto une vitalité première. Enfin, cette même sauvagerie est aussi mobilisée tout d’abord comme « mythe de la conquête » puis comme sanctuaire une fois celle-ci achevée (M.-C. Strigler). Conquête première, primaire en quelque sorte, l’espace dans les Amériques fait aussi écho à la puissance.
5Cette puissance n’est pas qu’une caractéristique physique, matérielle, c’est surtout un des traits significatifs de ce qui relève de l’immatériel et du symbolique. Les mythes associés à l’Espace dans les Amériques, que cela soit celui de l’Eldorado, de la Frontier, de la Wilderness ou encore ceux liés à la Patagonie, jouissent tous d’une force sans équivoque en tant que promesse mais sont eux-mêmes les terreaux d’imaginaires féconds (G. Acosta). Cette énergie est visible dans le développement du capitalisme, devenu lui-même sauvage (Wildcat capitalism – C. Chambost), comme outil et caractéristique de la conquête, des terres, des esprits, des idées. Parmi les textes réunis, cette puissance opère une sorte de distinguo entre le Nord et le Sud. En forçant le trait, on pourrait formuler l’hypothèse que le Nord a fait le choix d’une civilisation expansionniste, fondée certes sur ce mythe du Paradis mais surtout sur la rationalité scientifique (Y. Figueiredo) et l’efficacité combinées du protestantisme et du capitalisme, ce qui le distinguerait du Sud. Mais cela ne paraît pas pleinement satisfaisant car certains états du Sud ont connu des phases expansionnistes dont certaines furent portées par des conflits ouverts ou larvés (guerre de la Triple Alliance, conduite de 1865 à 1870 par le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine contre le Paraguay ; guerre du Pacifique de 1879 à 1884 entre le Chili et le Pérou, etc.). Alors d’où provient cette puissance ? Plutôt que de se hasarder à mettre en avant une différence culturelle héritée d’une influence plus latine au Sud et anglo-saxonne au Nord, il convient de faire une remarque à propos des contributions. En effet, celles portant sur le Nord couvrent la période de 1492 à nos jours, alors que celles sur le(s) Sud(s) (à l’exception de celle de J.-P. Sanchez qui est transversale) ne traitent que de la période contemporaine. Le débat reste entier et ouvert. Une autre illustration de ce mélange entre « principe d’espérance » et « expansionnisme » est celle que si cette puissance a traversé l’Atlantique de nouveau, son efficacité n’a jamais atteint en Europe les sommets qu’elle connut et connaît encore en Amérique du Nord. Il semblerait que la sédimentation historique de l’Europe, comme le chemin pris dans le Sud de l’Amérique, ne s’accommode guère de ce qui fut, au Nord, un processus continuel, perpétuellement modifié par pragmatisme pour être plus efficace. La conquête est marquée par une liberté toute aussi forte que l’est la puissance qui la caractérise. En passant aux Amériques, les Européens sont devenus des individus doués d’une faculté d’agir selon leur volonté en fonction des moyens dont ils disposent sans être, de quelque manière, entravés par le pouvoir d’autrui. Ainsi, autonomie, volontarisme et spontanéité sont autant de qualificatifs de la conquête que porte le principe d’espérance. Cette liberté, en quelque sorte auto-proclamée, non formelle, non codifiée comme elle pouvait l’être en Europe, se définit encore aujourd’hui par trois caractéristiques majeures : la flexibilité (elle varie au gré des intérêts), la mobilité (elle se fonde sur une liberté absolue d’aller et venir où bon semble à chacun), la spatialité (elle fait de l’espace et de sa conquête un principe fondamental). Elle se fonde sur la conjonction de deux faits : une traversée de l’Atlantique (devenue Léthée), qui fit oublier tout l’héritage accumulé par l’individu et conditionnant son comportement ; un décentrement originel vers des terres vierges où le « Vieux Monde » n’existe plus. Certes, d’autres exemples viennent à l’esprit et illustreraient un manque de liberté : réserves indiennes, cas des borderliners entre USA et Mexique, manque de représentativité des minorités culturelles, oppressions, place des femmes, augmentation des populations pauvres et délaissées. Toutefois, il s’agit d’une privation de liberté par rapport à un fait : l’établissement d’une frontière entre les USA et le Mexique entre 1821 et 1853, les traités de paix avec les différentes tribus autochtones, des référendums, des politiques, des lois, des actes, en un mot des faits datés, donc historiques. Il ne s’agit que d’une sédimentation de plus, certes opposée mais ce n’est tout de même qu’une étape supplémentaire dans une filiation d’événements. L’espace dans les Amériques est, pour les Européens et leurs descendants, un espace de « liberté première », s’affranchissant de l’histoire. L’espace est alors a-historique car il est en rupture par rapport au déroulement de l’histoire. La découverte de Christophe Colomb comme les traversées de l’Atlantique par les différentes populations opèrent toutes une rupture dans le temps. Pour ceux qui s’installent de l’autre côté de l’Atlantique, une nouvelle chronologie commence. Ils partagent tous, ouvertement ou non, la même volonté qui est d’écrire une autre histoire, de s’émanciper de la lente stratification et de la codification des sociétés européennes. Il en fut de même par la suite pour ceux qui administrèrent les territoires conquis et qui souhaitaient, eux aussi, « ne pas subir mais écrire l’histoire, donc conquérir le futur » comme Denis Martouzet l’écrivait en introduction. Ils firent donc perdurer les mythes sur une base qui, si elle peut paraître historique car marquée par la fin d’un événement antérieur (la fin de la Frontière, la traversée de l’Atlantique au Pacifique), n’en demeure pas moins la perpétuation de l’idée première en une découverte perpétuelle, une fin toujours recommencée. On peut retrouver ce trait caractéristique d’une liberté mobile, flexible et donc spatiale au travers de l’installation temporaire (forme de nomadisme) des familles nord-américaines (G.-H. Laffont) et dans les différentes hétérotopies qui sont bien des victoires ou espérances contre un temps traditionnel. En cela l’espace dans les Amériques est hyper-réel. Il n’est ni un rêve ni une réalité mais bel et bien une hyper-réalité parce qu’il est une utopie qui a été vécue, et ce dès le commencement, comme réalisée. L’espérance ne pouvant être déçue, il n’y avait plus qu’à « entrer dans le Paradis » et si jamais la désillusion arrivait, ce qui fut le cas pour beaucoup, la conquête se réinventa selon d’autres modalités, en d’autres lieux inconnus de ce Paradis. Le principe d’espérance porte à l’hyper réalité de l’espace qu’il pousse à conquérir. Enfin, la dernière caractéristique majeure de cette conquête est qu’elle s’appuie sur un fait crucial : la dichotomie et l’opposition entre le réel et l’imaginaire prirent fin ici, ouvrant ainsi, comme nous venons de l’évoquer, tous les espaces des Amériques et l’Espace dans les Amériques lui-même à l’hyper réalité (J. Nègre). La découverte, le voyage et la conquête devenant tous trois infinis, procurent à l’espace son « ex-centrement ». Privé de centre de gravité, l’espace est lui-même infini, devient ainsi une fiction. Cette conquête du Paradis nécessita de préserver l’utopie en tant que ciment des actes individuels et collectifs et requit aussi l’invention de nouveaux espaces à conquérir (le western, C. Delaporte), une fois l’espace physique presque entièrement arpenté, répertorié, découpé, quadrillé, bref, « civilisé » (J.-M. Serme). Il fallait que l’utopie puisse se déployer dans quelque dimension que cela soit et quel qu’en soit le prix à payer. Dès lors, il est bien question de pousser vers l’ouest, de toujours avancer parce que l’on n’a pas trouvé la formule pour s’arrêter. Toutefois, les soubresauts sont de plus en plus violents et cette utopie, auto-réalisée, réinventée jour après jour, semble connaître une véritable crise tant dans sa durée que dans sa permanence, comme si l’histoire, à tout moment, risquait, au final, de la rattraper.
6Les textes ici réunis ont montré que survivre et protéger sont les maîtres mots de cette conquête. Tout d’abord il fallut occuper physiquement et ou remplir idéalement les espaces qui se sont succédé dans le temps pour survivre. Puis le souci se porta sur la protection de ces mêmes espaces, à présent conquis. Par la suite, la nécessité de renouvellement du mythe et par conséquent du comblement du vide laissé par la conquête parut vitale. Il s’agissait alors d’assurer la survie individuelle et collective. Enfin il fut et demeure toujours capital de protéger l’utopie contre toute remise en question ou contre tout épuisement. À l’énoncé de ces quelques principes, l’héroïsation de la conquête perpétuelle peut être discutée. Premièrement cette conquête du Paradis a connu et connaît de nombreux « dommages collatéraux » allant des plus sombres et inhumains qui soient aux exclusions ad vitam aeternam de populations écartelées entre deux mondes. Deuxièmement, on observe une crise profonde de cette foi en l’utopie, ou, en tout cas, un profond questionnement interne. Les descendants des conquistadores et ceux des pionniers paraissent vivre dans la désincarnation, l’exacerbation et l’actualisation perpétuelles de leurs modes de vie. C’est bien d’une crise de l’utopie dont il s’agit, car, étant réalisée, l’assimilation territoriale quasi achevée, maintenue par une quête du dedans, prolongée par une quête de l’« hyper », l’utopie se trouve confrontée à sa durée et à sa permanence. Quant à ses protagonistes, ils paraissent se questionner eux-mêmes et se demander jusqu’où il est possible d’aller, s’il existe un point de non-retour et si cette utopie auto-réalisée peut se poursuivre et ce jusqu’à l’épuisement même du sens qu’elle porte.
7À l’examen des modalités de cette conquête à laquelle nous convoquent les textes réunis, force est de constater que nous nous trouvons devant un étrange paradoxe. En effet, derrière le vernis du lustre, de la vigueur et de l’irrésistible séduction qu’opère sur nous ce principe d’espérance, se trouve une réalité bien moins reluisante : celle d’un affranchissement et d’une ouverture sans borne associés à un idéal renfermé sur lui-même. « Ouverture » et « fermeture » semblent entrer dans une dialectique complexe, au gré des aléas, des aspirations individuelles et communautaires. Quant à l’« exclusion » et à l’« inclusion », elles opèrent de la même manière lorsqu’il s’agit de savoir qui peut et qui ne peut pas s’inscrire dans cette conquête perpétuellement renouvelée.
Entre repli excluant et ouverture inclusive
8Les textes portant sur le « reste de l’Amérique » (comme on dit au Québec : « le reste du Canada » pour évoquer les autres provinces), soit le Brésil, la Colombie, la Martinique et le Québec, s’inscrivent dans un tout autre espace discursif. Dans cet espace postcolonial contemporain, les individus et les groupes élaborent des stratégies, plus ou moins explicites, plus ou moins formulées, mais qui partagent toutes le fait qu’elles doivent « faire avec » l’espace, à la fois comme construit (le principe d’espérance matérialisé) et comme actant. La distinction et la transformation en sont les thèmes principaux. La différenciation, comme marqueur d’identité individuelle et collective, peut prendre la forme de l’enfermement idéalisé, à la fois symbolique et matériel d’un retranchement derrière des murs (F. Vuaillat). Il s’agit ici de se démarquer d’autres individus, d’autres groupes et d’afficher cette différenciation par la croyance en un mode d’habiter qui opérationnalise un rêve hédonique et une certaine exclusivité d’usages. L’isolement et l’enfermement deviennent alors les conditions comme les expressions d’une conquête du Paradis qui prend les allures d’un Éden panoptique. À cette forme quelque peu carcérale de la distinction, une plus douce, plus subtile y répond. Moins schizophrénique que la première, cette forme de démarcation joue habilement de l’ouverture et de la fermeture afin de représenter sa distinction sociale (D. Martouzet). Là aussi il est question de se démarquer des autres, d’afficher son inscription dans le Paradis, mais il est aussi question de scinder ce qui relève du « dedans » de ce qui relève du « dehors » sans pour autant ériger des barrières infranchissables entre eux deux car c’est par l’articulation du dehors et du dedans, dans de non moins subtils rapports et interactions, que les hommes habitent l’espace. Enfin, cette même distinction perdure dans le poids des déchirements identitaires hérités des épisodes coloniaux qui sont des modalités concurrentes de l’appropriation de l’Amérique (S. Breux et H. Loiseau). Malgré des intérêts et objectifs communs, les communautés ne s’unissent pas dans la quête d’une représentativité commune et par conséquent spatiale, prenant compte de leurs particularismes respectifs. Ce qui pourrait être une nouvelle distinction, née de l’affranchissement de celles héritées des colonisations, tend à révéler des clivages qu’il semble presque impossible de dépasser. Ainsi, s’affranchir à nouveau de l’histoire, réaliser une nouvelle utopie semble délicat. En effet, que cela soit dans l’imaginaire à proprement parler comme dans la mobilisation de celui-ci, les héritages et les replis communautaires paraissent encore lourds
9La transformation, acquise par des avancées antérieures ou désirées par des individus, prend elle aussi plusieurs formes. Elle peut se révéler conduire à un écartèlement individuel et collectif qui s’apparente soit à un échec dramatique, soit, au contraire à un affranchissement des chaînes de l’histoire conduisant à la réalisation d’une nouvelle utopie. Enfin, elle peut être ce principe d’espérance renouvelé, souhaité, espéré ou en voie d’accomplissement, mais dont le résultat demeure incertain. L’écartèlement caractérise les populations autochtones qui se questionnent sur leur propre existence. Confinées dans leurs réserves, elles habitent un espace relevant de l’hyper réalité où elles se trouvent perpétuellement tiraillées entre deux mondes (B. Capitaine). Le gain d’une représentativité politique donne à la réserve un double statut : celui de lieu d’expression de cette représentativité dans un mouvement allant de la communauté (dedans) aux autres (dehors) mais aussi de lieu du questionnement de soi par la reconnaissance des autres. Ainsi, cette conquête « réactive la souffrance et le sentiment de vivre sur un territoire en dehors du monde ». Dans ce cas, cette transformation qui pourtant portait l’espérance d’une reconnaissance et donc l’inscription dans l’espace de l’utopie première, renforce en réalité l’exclusion symbolique et physique dans laquelle ces peuples furent, dès l’origine des Amériques, condamnés à demeurer. L’espérance fait place à la désillusion illustrant un idéal renfermé sur lui-même. Néanmoins, par moments, ce qui est refusé aux uns est, en quelque sorte, accordé aux autres et la frontière, jusqu’alors synonyme de barrière infranchissable entre deux mondes, devient le terrain propice à l’écriture d’une nouvelle conquête. Ainsi, c’est une identité hybride qui tend à s’affirmer, riche des racines d’une communauté exclue de facto de cet idéal et des potentialités d’ouverture sans bornes que renferme cette situation paradoxale (I. Agostini). De ce fait, cette liberté mobile, flexible, spatiale se retrouve sur un lieu unique et fluctuant, la frontière, et créé une sorte de nouvel ex-centrement à partir duquel une nouvelle histoire peut s’écrire. Enfin, l’injustice d’être exclu d’un Paradis peut se retrouver dans d’autres formes qui caractérisent la manière dont l’homme habite l’espace des Amériques. Ainsi, l’iniquité peut être une question éminemment spatiale, « si on considère que des territoires entiers peuvent se voir refuser l’accès à des services essentiels » (L. Liebler). Par une action politique, la liberté peut être espérée et l’ouverture à l’autre peut s’opérer pour deux populations jusqu’ici séparées. Dans ce cas, il s’agit de faire tomber une frontière, certes moins visible que celle, séparant, par un fleuve ou un mur, deux états, mais qui distinguait les élus des non élus en les enfermant respectivement dans des espaces clos : une frontière relevant tant du symbolique que des pratiques. Enfin, tiraillée entre un ailleurs où elle pourrait se concrétiser et un nulle part où elle ne peut effectivement s’accomplir, la transformation porte néanmoins le principe d’espérance. Pour que l’injustice ne soit plus, il faut que cette souffrance soit comprise. Celle-ci peut par exemple revêtir la forme d’un écartèlement entre deux identités dont l’une est refusée ou enfin donnée au prix d’un long combat mais dont l’autre, celle qui permettait de se situer, est profondément remise en question. Quelle qu’elle soit, cette souffrance d’être chassé du Paradis montre qu’un retournement est possible. Celui-ci, entretenant le principe d’espérance, abonde dans le sens que la conquête est inachevée et que cette volonté de s’affranchir de l’histoire perdure. Cette conquête semble nécessiter des phases d’expansion et de replis et créée des hétérotopies pour que, malgré tout, elle puisse se perpétuer, tant symboliquement que concrètement.
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10Au moment de clore cet ouvrage il est un fait indubitable : le Paradis est bien là. Il est ce qu’il est. Il peut être funèbre, monotone ou encore superficiel, mais une chose demeure certaine : on ne le quitte pas s’il s’agit des États-Unis d’Amérique ou l’on croit toujours en lui lorsque l’on choisit de migrer. L’espace, dans les Amériques ou ailleurs, est la perdition et le renouvellement perpétuels. Alors que, par bien des aspects, il peut paraître fini, l’espace est toujours croissant. L’aborder par les Amériques nous livre une ultime ironie le caractérisant : l’espace se dévoile comme concentrique car s’effondrant sur lui-même. Cela révélera peut-être l’existence d’un point central, faisant ainsi entrer dans l’histoire la conquête de l’Espace dans les Amériques. Que cela soit en raison de la spécificité choisie ici pour aborder l’espace, des textes présentés, des orientations ayant conduit à la structuration de cet ouvrage ou de nos propres intérêts collectifs et individuels, nous n’avons livré qu’une photographie de ce que l’on peut apprendre sur l’espace. C’est donc la poursuite de ce travail que nous appelons ici de nos vœux. Non pas pour épuiser l’objet « l’espace dans les Amériques » et encore moins le concept « d’espace », mais pour creuser certaines pistes, ici ouvertes alors que d’autres ne l’ont pas été. Ainsi, les Amérindiens, les Africains-Américains, les États-Uniens pauvres et plus généralement les peuples oubliés ou en lutte des Amériques n’apparaissent qu’en creux, à la marge. De nouveaux espaces ne demandent qu’à être dépliés et s’ouvrent donc à notre réflexion.
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