Introduction
p. 201-205
Texte intégral
1« Qu’on ne cherche pas dans ce livre cette exactitude géographique qui n’est jamais qu’un leurre : le Guatemala par exemple, n’existe pas. Je le sais, j’y ai vécu. » Cette affirmation qui débute le Salaire de la Peur, roman écrit par Georges Arnaud en 1950, illustre le fait que si les espaces tels qu’ils sont pratiqués diffèrent de ceux produits par les récits et les images, les représentations conditionnent néanmoins ces mêmes pratiques. Ici, le Guatemala tel que l’auteur semble l’avoir vécu diffère de celui qu’il se représentait. Et pourtant quelque chose s’appelant « Guatemala » existe bien. Il est tout simplement pluriel. Le premier demeurera dans l’esprit de ceux qui le rêvent, le désirent comme une exactitude géographique correspondant à toutes les choses positives ou négatives dont ils l’ont chargé. En cela, il sera toujours un ailleurs. Le second est que si une fois pratiqué, le Guatémala vécu est sensiblement différent de celui espéré, il existera pour autant, comme un « autre », combinaison de pratiques et de représentations. Enfin, il sera possible de conclure que le Guatemala, chargé d’affects, d’espérances, de désirs, existe bien mais nulle part. C’est de cette réalité troublante dont il est question dans ce chapitre. Les deux textes traitent de la « rêverie humaine » associée à des espaces où l’homme se représente et présente symboliquement, par l’imaginaire, ses sentiments, ses rêves et désirs. Ces deux contributions analysent d’abord l’impact que les représentations de l’Espace dans les Amériques peuvent avoir sur les pratiques ultérieures de ces mêmes espaces désirés et, par la suite, de quelles manières ces représentations se nourrissent en retour des pratiques pour exister.
2Chloé Delaporte convoque un genre cinématographique, le western, qui « est le cinéma américain par excellence », comme l’écrivait le critique et théoricien André Bazin. Construction historique qui, pour constituer ses propres racines, a pris sa source dans un nouveau mythe des origines, le western demeure un genre qui marque autant profondément l’imaginaire collectif à propos des États-Unis que l’histoire même de l’Amérique et ce jusque dans sa construction mythologique. « Il s’agit, en effet, de la mise en valeur d’origines imaginaires aux dépens d’origines historiques, celles de l’ancien monde et celle des autochtones, balayées par la conquête. D’où la dimension mythique du western né de nulle part – sinon du fait même de la conquête – puisque fondée sur cette double occultation. » Les deux films ici choisis, The River of no return et The Big Country, conjuguent à merveille le hiéroglyphe le plus ancestral, la luminosité la plus vive et la superficialité la plus totale d’un espace mirifique. Ce texte illustre le fait que cet espace se trouve dépositaire de tous les événements géologiques et anthropologiques des États-Unis et que c’est précisément cette accumulation qui lui donne cette scénographie exceptionnelle. L’auteure nous montre que le western, en synthétisant les modalités constitutives de l’identité collective américaine, devient conjointement un sésame pour les cinéastes européens désireux d’être reconnus par la profession et que la réalisation d’un film de ce genre leur permet de s’inscrire dans l’historiographie du rêve Américain.
3Le second texte s’appuie en partie sur l’analyse des témoignages épistolaires contenant les représentations du territoire américain qu’avaient et véhiculaient les immigrés Italiens. Marie-Christine Michaud nous invite donc à interroger les visions du « rêve américain » telles qu’elles furent produites par une population voyant en l’espace un El Dorado. Ces ruraux du sud de l’Italie, majoritairement peu qualifiés, vivant dans la misère, subissant l’oppression des propriétaires terriens et la toute-puissance des régions du Nord, virent en ce départ, fortement appuyé par les témoignages des premiers Americani, (les immigrés sont appelés ainsi par les Italiens restés aux pays), une promesse de meilleures conditions de vie. Ainsi, traversant l’Atlantique devenue une sorte de Léthé, une partie d’entre eux s’établit dans les grandes villes industrielles de Detroit, Chicago, New York ou Philadelphie et connut des fortunes diverses. D’autres, qui recherchaient un climat et un milieu rappelant quelque peu le sud de l’Italie ou ne pouvant supporter la brutalité de l’Amérique industrielle (Street Corner Society, William Foote Wighte, 1943), s’installèrent dans les régions de l’Ouest américain. Au fil de son analyse, l’auteure tente de décrypter le contenu du rêve Américain et de quelles manières les représentations élogieuses de l’Amérique ont participé, auprès des 4,5 millions d’Italiens qui, entre 1870 et 1920, s’établirent aux États-Unis, à l’édification d’une Amérique garante et cadre d’une réussite promise et ce quelles qu’en soient les embûches.
4En dépit d’objets et de méthodes différents, ces deux contributions partagent quelques points communs. Tout d’abord, elles s’intéressent à un regard porté par un individu ou un groupe sur un espace « extérieur ». Puis, elles montrent que l’espace dans les Amériques est aussi un espace « intérieur », propre à chacun. Ensuite, ces représentations se fixent sur des images, des discours, des récits qui évoquent un espace dont les formes ne sont que d’imparfaites matérialisations des idées qui y étaient associées. Enfin, toutes deux illustrent le fait que les représentations remplissent des fonctions essentielles à l’homme : rêver, repérer, symboliser, voyager, espérer.
5Ces cinq fonctions renvoient dans les textes à l’objet d’une quête intérieure, d’une renaissance. C’est l’espoir d’être adoubé par le tout-Hollywood qui pousse des cinéastes européens à tourner des westerns. C’est l’espérance en des lendemains meilleurs qui encourage les Italiens à quitter leur pays et à perpétuellement tenter de conquérir le rêve Américain. Cette promesse d’un ailleurs devient un acte de foi pour des personnages persuadés d’avoir ainsi un destin à accomplir : devenir un grand cinéaste mondialement reconnu dans la contribution de Chloé Delaporte ; réussir socialement en Amérique, dans l’analyse de Marie-Christine Michaud. Ces deux destins passent par des expériences nécessaires à leur accomplissement et celles-ci s’appuient sur un espace précis et unique : celui du western comme rite initiatique de la reconnaissance cinématographique ; les territoires nord-américains comme porteurs des germes de la réussite individuelle et cadres de son expression. Toutes ces expériences illustrent une réalité humaine : L’homme est un être du désir et non pas du besoin. Dès lors, dans l’espérance de vivre dans « le meilleur des mondes », l’homme est perpétuellement en quête de ce « bon lieu ». Ainsi, l’utopie, telle que l’a définie Thomas More en 1516, est donc sa destination naturelle. Elle est le bon lieu et le meilleur des mondes car elle s’appuie sur une croyance en l’image de la réalité qu’elle promet et non en la réalité que l’image est censée représenter. Alors, le Far West du western et l’Amérique des immigrés italiens sont tous deux des illustrations de ce « bon lieu », tous deux des promesses, concrètes ou métaphoriques, sur lesquels les individus engagent leurs avenirs pour atteindre le meilleur des mondes. Ces espaces ont ainsi « la forme de l’aube et le parfum d’ailleurs » comme l’écrit T. Paquot. Si l’apprentissage et le cheminement sont rudes, si le prix à payer pour atteindre cette félicité est élevé, ces conquêtes illustrent tout de même le fait que l’utopie, comme les espaces où elle est appelée à se déployer, symbolisent et représentent quatre aspirations de l’homme compris comme être pensant : nourrir le rêve d’une société meilleure car différente ; alimenter l’espoir rétrospectif d’une transformation volontaire du monde réel ; favoriser la prise de distance critique à l’égard des institutions qui gouvernent l’individu ; inviter à ne pas se résigner au malheur de vivre. En cela l’espace est un « principe d’espérance » et les espaces abordés dans ces contributions semblent concrétiser toutes les perspectives de renouveau individuel et collectif. Par exemple, en ce qui concerne les représentations chez les immigrés italiens, Marie-Christine Michaud analyse bien ce principe d’espérance et cette capacité à croire en son destin. Les Petites Italies (Little Italy) dans les centres industriels de l’Est, regroupements communautaires qui correspondaient aux premières destinations des transalpins, véhiculaient une représentation « idéalisée, romantique » alors qu’elles ne furent généralement qu’insalubrité, exploitation et criminalité. Dès que l’expérience de ces tristes caractéristiques fut faite, que la désillusion s’empara des migrants, le rêve américain s’incarna alors dans des territoires autres, ceux de l’Ouest et du Sud. En effet, les représentations qui y furent associées étaient positives comme celles évoquant « le climat, le relief naturel », ou encore définissant des « espaces perçus comme plus sains ». L’auteure montre même que « l’installation dans les espaces ruraux semble procurer une forme de protection pour leur patrimoine et à leur identité ». La force de la croyance envers ce destin à accomplir et à l’encontre des valeurs que portent ces espaces fait du western et de ceux de l’accomplissement du rêve américain, bien plus que des utopies.
6Ce sont des espaces où celles-ci se concrétisent et « parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies » dit Foucault. Si l’utopie s’adresse à un groupe, l’hétérotopie, elle, semble individuelle. Les hétérotopies opèrent une véritable rupture avec le déroulement du temps. Elles créent un nouveau départ. Puis, elles sont liées à des découpages du temps propres à chaque individu, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par symétrie, des hétérochronies. Ces dernières fonctionnent à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de scission absolue avec leur temps traditionnel. Ces espaces « autres » abordés dans ces deux contributions s’inscrivent bien dans une rupture temporelle dans la trajectoire de vie de ceux qui vont en faire l’expérience. Premièrement parce qu’ils incarnent la promesse d’un avenir radieux, paradoxalement « déjà là », qui ne reste plus qu’à saisir. Deuxièmement, le passé de chacun, aussi chargé et difficile qu’il fut, est promis à l’oubli. Le « pathos » individuel ou collectif semble y être un sac que l’on abandonne sur le bord de la route. Troisièmement, les hétérotopies se caractérisent par un certain nombre de rites de passage auxquels il faut se plier. Ainsi, un cinéaste se revendiquant comme représentant du western se devra de respecter les codes propres au genre et ne pourra jouir du statut de « cinéaste » que s’il s’inscrit dans cette famille de réalisateurs de westerns. Mais un cinéaste européen même animé des meilleures intentions du monde et avec le talent le plus affirmé peut-il filmer le Far West comme l’ont fait les maîtres du genre. Comme le souligne si justement Chloé Delaporte, dans ce cas, l’espace « n’est donc pas un simple déterminant diégétique mais bien un élément fondateur ». En tant que partie d’un tout, l’espace n’a pas à subir l’esthétisation car il demeure neutre. C’est une des raisons, pour ne pas dire la seule, pour laquelle, à chaque visionnage d’un western réalisé par ces mêmes maîtres, on sent la présence d’un continent entier où l’espace y est la pensée même. Or, dans The River of No Return, « l’espace est présenté sous la forme d’un support » et Wyler, déjà bien installé au moment où il réalise The Big Country, réalise de son côté « un film dédié à l’espace ». Preminger faisait-il ses classes ? Wyler se laissait-il aller à la flagornerie ? Sont-ce de véritables réalisateurs de westerns ? Il n’est nullement question ici de répondre ou de disserter sur le sujet. Toutefois, ce questionnement, aux allures de digression, vient mettre en lumière que l’espace n’a pas besoin d’être magnifié dans le western. Par conséquent, un rite de passage peut ne pas être mené d’une manière accomplie. Quatrièmement, la rupture pour l’individu est ou doit être volontaire. Par cette action, l’individu ambitionne alors de s’inscrire dans une filiation qui les dépasse. Enfin, les hétérotopies remplissent une fonction : soit elles créent un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire l’espace réel à l’intérieur duquel la vie est cloisonnée, soit, a contrario, elles génèrent un espace autre, parfait, qui s’oppose au désordre du nôtre. Les hétérotopies du western, ou du rêve américain produisent alors un espace de la compensation. Le principe d’espérance se cristallise donc en un « ailleurs », au sens où chaque espace symbolise un lieu de renaissance et de promesse de réussite. Mais il est aussi un « nulle part », soit parce que les rites n’ont pas été réalisés correctement soit parce que l’espace, n’est justement qu’un principe et non la garantie absolue de la concrétisation de l’espérance.
7Participant à la compréhension de l’Espace dans les Amériques en y convoquant un certain nombre d’éléments de sa mythologie, ces deux contributions permettent d’en explorer une des dimensions les plus emblématiques : celle de la promesse d’un monde meilleur que l’accumulation des représentations semble cristalliser en un ailleurs mais qui, au final, ne se concrétise nulle part. Espace du western et espace de la réalisation du rêve américain illustrent tous deux le perpétuel échange entre des dualités : réel/imaginaire, matériel/idéel, action/représentation, donné/construit… dans lequel nous nous trouvons quotidiennement. Augustin Berque a montré que le dualisme réalité-imaginaire était un produit historique, propre à la civilisation occidentale, qui « a entrepris à un certain moment de démarquer systématiquement le physique du phénoménal, d’objectifier le monde en lui retirant toute subjectivité ». Ce « moment » eut pour conséquence d’asseoir la réalité du côté des faits, des données, du monde physique et a rejeté l’illusion, la subjectivité, les sensations et les sentiments dans l’irréalité. Toutefois, le vécu, individuel et collectif, unifie ce que la raison nous incite à disjoindre et l’expérience et la conscience individuelles instituent les sensations et les sentiments comme des réalités opératoires au sein de la concrétude globale du monde. Cette opposition occidentale entre réalité physique et réalité mentale ne doit pas conduire à les étudier de façon autonome car il n’est pas question de séparer, même s’il faut parfois les désigner sous la forme sous laquelle ils s’opposent, univers pratique et univers symbolique. Il faut chercher les types de relations qui existent entre les différents types de réalités nés des rapports entre représentations et pratiques. En replaçant ces chapitres dans l’ouvrage tout entier, ces deux textes semblent montrer que l’une des fonctions des mythologies est précisément de permettre de penser la réalité comme un tout : la mythologie explique la totalité du réel et justifie ses contradictions. Des mythes comme l’El Dorado, la wilderness, ou encore la Frontier ont participé à l’élaboration de ceux qui viennent d’être évoqués et ont certainement accompagné les cinéastes européens comme les migrants italiens dans leurs quêtes respectives. L’espace dans les Amériques y apparaît comme un champ d’expérience de l’interface entre réalité intérieure (l’imaginaire, les représentations) et la réalité extérieure (le concret, les pratiques). Par leurs travaux, Chloé Delaporte et Marie-Christine Michaud ont tenté de décrypter la complexité des rapports que nous entretenons avec l’espace. D’une part, avec l’espace comme actant, pris au sens d’une des dimensions de la société avec laquelle chaque individu compose et, d’autre part, à « l’Espace dans les Amériques » comme construit, en tant que positionnement spatial d’un phénomène culturel, défini par le processus d’agencement et de structuration passé, présent et à venir de l’ensemble des représentations des différents individus et groupes sociaux.
Bibliographie
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Auteur
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