Vers une approche environnementale de l’Ouest nord-américain : l’apport de John Wesley Powell
p. 131-145
Texte intégral
1Lorsqu’ils accédèrent à l’indépendance, les États-Unis n’étaient pas encore véritablement ce qu’il convient d’appeler une nation ; leur première tâche était précisément de se constituer en peuple. L’expansion continentale, c’est-à-dire le processus de conquête et d’occupation des immenses territoires séparant les treize anciennes colonies britanniques des rives du Pacifique, fut une façon assez paradoxale et très chaotique de constituer cette nation puisque dans un premier temps elle allait avoir l’effet inverse en précipitant la guerre de Sécession. La célèbre Destinée Manifeste est ainsi souvent présentée comme l’idéologie qui domina la première moitié du xixe siècle et fournit l’habillage rhétorique d’un nationalisme particulier fondé sur l’Ouest1. Mais si le développement de la nation américaine passa par la fameuse et mythique « conquête de l’Ouest », les véritables enjeux posés par cet immense territoire virent le jour après la guerre de Sécession (1861-1865), quand vint le temps de la colonisation et de l’aménagement.
2Analyser les défis posés par l’Ouest américain dans la seconde moitié du xixe siècle suppose d’abord de s’interroger sur une possible définition de cette région et de ses bornes. L’Ouest n’est en effet pas un objet facile à cerner : en tant que territoire, il échappe largement à la définition usuelle d’un espace géographique. L’Ouest n’a jamais été une région stable : s’il est aisé de tracer les limites de toutes les autres grandes régions américaines – Nouvelle-Angleterre, Sud, même l’ancienne Louisiane –, celles de l’Ouest sont, elles, insaisissables : le mot ouest ne définit pas un espace absolu. L’ouest n’est ouest qu’en tant qu’il existe un est auquel il s’oppose. L’Ouest est relatif ; il est, dans sa définition même, un point de vue.
3Edward Said, cherchant à cerner cette autre vue de l’esprit qu’est l’Orient, s’est heurté à des difficultés très similaires à celles qui attendent celui qui se penche sur l’Ouest américain : de même que l’Orient fut « orientalisé » – de même qu’en tant qu’objet historique il fut avant tout un discours – de même l’Ouest, à la même époque et aux antipodes, a été « occidentalisé », fait Ouest, posé comme tel. Les représentations du Sahara ou des médinas marocaines ont fourni un imaginaire culturel (on pense à Delacroix) à la politique impérialiste du Second Empire, tout comme les tableaux d’Albert Bierstadt, Thomas Moran, ou d’Emmanuel Leutze ont encadré et accompagné la « conquête de l’Ouest ». L’Ouest est un lieu, mais il est aussi, et peut-être surtout, un mythe, une construction culturelle. Si l’Ouest (comme l’Orient) a une existence physique distincte de l’« occidentalisme », c’est-à-dire du discours sur l’Ouest, cette existence nous est difficilement accessible parce qu’elle a été historiquement négligée, ignorée, mal interprétée, ou même franchement niée. Parler de l’Ouest, écrire sur l’Ouest, penser l’Ouest, c’est d’abord se confronter au mythe2.
4Son territoire est par conséquent soumis à de grandes variations : si, comme l’écrit l’historien Clyde A. Milner, « l’Ouest américain est une idée qui devint un lieu » alors c’est cette idée qu’il faut d’abord décrire pour débusquer l’Ouest3. La difficulté vient du fait qu’à la différence d’un lieu, une idée fluctue avec les époques. L’Ouest est donc au moins autant un produit du temps que de l’espace. Si les Américains de 1829 pensaient élire un homme de l’Ouest à la tête de l’État fédéral en votant pour Andrew Jackson, originaire du Tennessee, trente ans plus tard Andrew Johnson, vice-président d’Abraham Lincoln et natif du même État, était un sudiste : en 1864, le Tennessee avait quitté l’Ouest pour gagner le Sud…
5C’est ainsi qu’il faut interpréter les questions radicales de Richard White, qui, dans le propos liminaire à son étude sur l’Ouest américain, demande : « Où est l’Ouest ? » et « Quand l’Ouest a-t-il commencé4 ? » Avant d’y répondre, il faut définir la période pour laquelle on propose une réponse, puisque l’Ouest se conçoit tant sur le plan temporel que sur le plan spatial : du Grand Désert américain au Western wonderland des parcs nationaux en passant par l’idéal agraire des Grandes Plaines fertiles, c’est tout un parcours dans l’imaginaire collectif américain qu’il faut retracer. Ce reflux progressif d’un Ouest mythique talonné par l’Est, reculant toujours plus loin vers les Rocheuses et le Pacifique, découvrit un territoire bigarré : ce qui était jadis noyé sous une appellation vague et englobante – the Great West – émergeait sous la forme d’un maillage serré de contradictions et de rivalités.
6Cet article analyse l’apport de John Wesley Powell, figure assez mal connue du xixe siècle américain, à la révolution intellectuelle discrète mais majeure qui parvint, dans les années 1870, à imposer progressivement une lecture scientifique crédible de ce vaste territoire jusqu’alors très mal compris face aux idéologies désastreuses issues de la vision romantique traditionnelle. Après avoir été le réceptacle d’idéologies plus ou moins clairement définies et directement en prise avec le mythe, l’Ouest se transforma en effet progressivement en laboratoire où une réflexion environnementale, « pré-écologique » et totalement novatrice, put se développer.
7Si un consensus national sur la nature essentiellement désertique de l’Ouest s’imposa rapidement et pour longtemps5, aucun consensus en revanche ne put jamais voir le jour sur les conclusions à tirer de cette identité désertique en termes d’aménagement. La fameuse « conquête de l’Ouest » avait été menée sans qu’aucun débat national n’en précise les objectifs et, une fois achevée avec l’achat Gadsden (Gadsden Purchase) en 1853, le pays dut affronter la question délicate du peuplement de cet immense territoire sans disposer des éléments qui auraient permis de définir une politique cohérente.
La pluie, la charrue et l’idéologie des républicains
8L’Ouest ne prit vraiment son essor politique que pendant et après la guerre de Sécession (1861-1865), à la faveur d’un changement d’idéologie lié au changement de situation politique : les républicains, héros de la guerre, avaient à la fois la ferme volonté et les moyens politiques et idéologiques d’imposer leur point de vue sur la question. Plusieurs lois remirent l’Ouest au centre des préoccupations nationales ; la plus emblématique étant le Homestead Act (1862), première grande avancée législative en matière d’aménagement du territoire depuis l’époque révolutionnaire des années 1780. Cette loi, directement inspirée de l’idéologie du free soil alors dominante au sein du Parti républicain, permettait à un fermier de recevoir 160 acres (environ 64 hectares) pris sur le domaine public s’il s’engageait à devenir citoyen américain et à occuper et cultiver ces terres pendant au moins cinq ans. D’autres lois adoptées la même année, comme le Pacific Railroad Act et le Morrill Act, contribuaient à définir et mettre en œuvre une politique globale et cohérente de colonisation des vastes territoires transmississippéens. Grâce à elles, l’Ouest des années 1860 cessait d’être un espace en creux et devenait une partie intégrante du grand projet de renaissance américaine qui s’imposa après la guerre. Tout comme le « nouveau » Sud post-esclavagiste, l’Ouest devait se développer en adoptant les valeurs et les modes de vie du Nord.
9Au premier chef de ces nouvelles valeurs se trouvait l’idéal agraire d’une société de fermiers indépendants : le renouveau de l’Ouest devait se faire par l’agriculture et le front des exploitations agricoles devait avancer régulièrement du Mississippi jusqu’aux Rocheuses et propager ainsi une civilisation d’hommes libres ayant pour unité de base le nouveau homestead. Cet Ouest allait devenir la véritable Amérique, un pays où rien n’était inaccessible à qui voulait se donner la peine d’atteindre son but. Le citoyen américain, obéissant à l’injonction de la déclaration d’Indépendance de 1776, allait pouvoir y « rechercher son bonheur » avec la certitude de le trouver. Cette image fut très largement véhiculée par la propagande républicaine pendant les années de guerre, aux États-Unis bien entendu mais aussi en Europe. Ainsi peut-on lire dans un livre étonnant de John Bigelow, consul des États-Unis à Paris en 1863, une description invraisemblablement optimisme des conditions de vie dans l’Ouest :
« Ces concessions [les homesteads] sont situées de telle sorte que l’émigrant peut choisir la température qui lui convient le mieux, depuis celle de Saint-Pétersbourg jusqu’à celle de Canton. Il aura, à son gré, un climat froid, chaud ou tempéré […]. Il pourra produire indifféremment du froment, du seigle, du maïs, de l’avoine, du riz, de l’indigo, du coton, du tabac, du sucre de canne, d’érable ou de sorgho, et des mélasses, de la laine, des pois, des fèves, des pommes de terre irlandaises ou douces, de l’orge, du sarrasin, du vin, du beurre, du fromage, du foin, du trèfle, toutes espèces d’herbes, du lin, du chanvre, de la graine de lin, du houblon, de la soie, de la cire, du miel, des volailles, et de tout cela en quantités incommensurables. S’il préfère élever du bétail, il aura des chevaux, des ânes, des mules, des chameaux, des vaches laitières, des bœufs de labour, des chèvres, des moutons et des porcs. […] Il choisira pour voisins des Hollandais ou des Allemands, des Écossais, des Anglais ou des Gallois, des Français, des Suisses, des Norvégiens ou des Américains6. »
10Si cette vision d’un Ouest abondant jusqu’à la caricature, où il suffisait de « choisir », de « préférer » quelque chose pour l’obtenir « à son gré » n’était pas en soi radicalement nouvelle – l’Ouest a toujours été riche de ses tall tales, ses vantardises – c’est la récupération de cette rhétorique, et du message qu’elle habille, par un homme représentant le pouvoir fédéral qui révèle une évolution significative du discours sur l’Ouest pendant et après la guerre de Sécession. Dans les années 1860, le front de peuplement avait déjà dépassé les vallées fertiles du Mississippi et de ses affluents et faisait précisément face à ce qui était jusqu’alors le Great American Desert de Stephen H. Long. C’est là toute l’originalité du discours : que le gouvernement vante la fertilité de la vallée du Mississippi dans la première moitié du xixe siècle était une chose ; c’en était une autre qu’il planifie une société agraire là où seulement quelques années auparavant le discours officiel décrivait des plaines arides et désolées. Les espoirs fondés sur le nouvel Ouest vinrent donc buter après la guerre sur un paradoxe cruel : alors même que la résolution des vieilles tensions nationales entre Nord et Sud semblait libérer l’Ouest et rendre enfin possible la réalisation de son destin agraire, celui-ci devait se dérouler dans des conditions naturelles particulièrement adverses… En quelque sorte, le désert de l’Ouest succédait à l’esclavage du Sud pour barrer l’horizon des ambitions réformatrices des républicains.
11Pour autant, de même qu’ils avaient eu raison de l’archaïsme de la société du Sud, les républicains allaient s’attaquer au singularisme de l’Ouest et prétendre transformer l’image des Grandes Plaines pour faire du désert un jardin. Dans un contexte très fortement marqué par l’invention enthousiaste d’une nation de petits fermiers indépendants, le caractère désertique de l’Ouest était évidemment un obstacle insupportable et les républicains, vainqueurs de la guerre, voulaient que l’unité nationale chèrement préservée ne fût pas seulement politique, mais également géographique. L’impératif sous-jacent était la recherche d’une uniformité nationale qui pût gommer les différences culturelles et écarter le spectre d’un nouveau conflit. Ainsi, selon David M. Emmons, « le nationalisme américain exigeait une homogénéité qui fût à la fois institutionnelle, géographique, et raciale7 ». Si l’esclavage avait été « l’institution particulière » qu’il n’était plus possible de tolérer, le désert allait, lui, devenir une anomalie dans la géographie américaine. L’impératif – qui devint rapidement une obsession – était de mettre l’Ouest en conformité avec le credo républicain et de redresser les erreurs d’une nature capricieuse qui ne saurait faire obstacle au nouveau grand dessein national. La réalité du désert ne pouvait survivre à une telle ambition : là où l’on avait décrit un désert inhabitable, les républicains au pouvoir allaient peindre de vastes pâturages fertiles et le berceau d’une nouvelle civilisation. En ce sens, l’aménagement de l’Ouest fut une extension parallèle à la guerre de Sécession : il s’agissait dans les deux cas de soumettre à la volonté des élites politiques et intellectuelles du Nord des modes de vie et des identités régionales hétéroclites. La chute du désert suivit donc de près et inévitablement la reddition de la Confédération : l’Ouest fut un tribut de la guerre et consacra tout autant que la victoire sur le Sud le triomphe de l’Américain blanc et libre – le Yankee8.
12Pour toutes ces raisons, le Great American Desert devait disparaître. L’idéologie républicaine allait s’appuyer sur des théories plus ou moins scientifiques pour mettre en place une propagande qui allait « réinventer » un Ouest fondamentalement différent de celui de l’Amérique d’avant-guerre. La croyance souvent aveugle dans le progrès technique allait aussi entretenir l’illusion, que l’on peut croire sincère, que le désert allait être soumis comme tous les autres obstacles qui barraient l’avancée du peuple américain. Si la nature sauvage, la célèbre wilderness américaine, avait été domptée à l’Est grâce à des travaux d’aménagement sans cesse plus ambitieux, pourquoi ne le serait-elle pas à l’Ouest ? Si l’on pouvait dorénavant traverser le continent en une semaine à bord de trains toujours plus rapides et confortables, pourquoi ne pourrait-on pas sensiblement améliorer les conditions naturelles et faire fleurir le désert ? En un mot, pourquoi les Américains ne pourraient-ils pas mettre fin à ce qui n’était, finalement, qu’une grotesque et navrante excentricité du climat ?
13C’est en effet autour de cette question que le débat vint se concentrer. La confiance en la capacité de la civilisation américaine à créer les conditions de sa propre expansion amena très logiquement à envisager un changement climatique radical. Puisque l’aridité des Plaines n’était qu’une anomalie, la pluviosité allait nécessairement augmenter peu à peu afin de permettre à l’agriculture de se développer dans des espaces jusqu’alors stériles. Cette idée se trouvait déjà formulée avant la guerre par quelques habitants de l’Ouest, tels Josiah Gregg, qui avait arpenté la piste de Santa Fé dans les années 18409, mais cette croyance dans une influence de la civilisation sur le climat n’existait avant la guerre qu’à l’état de superstition populaire et n’avait aucun crédit dans les milieux scientifiques et politiques de la côte est. À partir de 1865, pourtant, cette idée fut relayée dans les cercles scientifiques du pays et finit par s’imposer. Comme le remarque Henry Nash Smith, une des causes de cette reconsidération put être l’augmentation effective de la pluviosité dans la deuxième moitié des années 1860. Cependant, les cycles climatiques étaient déjà bien connus et il faut sans doute voir davantage ce retournement de situation comme le résultat des pressions sociales considérables qui étaient exercées sur les « experts » ou observateurs divers. La foi dans le progrès de la nation américaine était telle qu’elle s’imposa et domina la vision de l’Ouest jusqu’à la fin des années 1880. Les chroniqueurs, journalistes et écrivains comme Albert Dean Richardson, Samuel Bowles, Horace Greeley furent à bien des égards les pionniers de ce vaste effort d’éradication du désert. Les gazettes, guides, récits de voyages et articles multiples dont la publication abondait après la guerre rassemblaient une quantité de faits, de chiffres, confirmaient des dires plus ou moins avérés et au final contribuèrent tous à la construction du mythe. Ces vecteurs infatigables de l’optimisme ambiant parvinrent à venir à bout de l’image du Great American Desert et à unifier la géographie de l’Amérique mieux que des géographes ou des explorateurs :
« Leurs motivations n’étaient ni scientifiques ni désintéressées […]. Ils n’avaient aucune compétence scientifique, mais n’avaient pas non plus l’humilité de reconnaître que de telles compétences pouvaient être utiles. Ils apportaient, en revanche, un enthousiasme communicatif et un désir profond de promouvoir les idéaux et les vues du républicanisme du Nord10. »
14Ferdinand V. Hayden, directeur du United States Geological and Geographical Survey of the Territories jusqu’en 1879, et qui joua un rôle majeur dans la fondation du Parc national de Yellowstone, fut celui qui appliqua un vernis scientifique à cette croyance, qu’il éleva ainsi au rang de théorie. S’il avait reconnu comme ses confrères l’aridité implacable des Plaines avant la guerre, il avança à partir de 1867 l’idée selon laquelle un programme de plantations massives d’arbres, commençant par la frange orientale des Plaines et progressant peu à peu en direction des Rocheuses, pourrait modifier le taux d’humidité de l’air et favoriser l’augmentation des pluies. Si Hayden parvint à ce que cette théorie lui restât associée, il n’en était pourtant pas l’auteur. Les thèses qu’il développa s’inspiraient très largement de l’ouvrage révolutionnaire de George Perkins Marsh, Man and Nature, paru en 1864 et dans lequel l’influence humaine sur le milieu naturel était mise en évidence pour la première fois de façon systématique. Cependant, la théorie de Hayden révèle une lecture largement erronée de l’ouvrage de Marsh : pour ce dernier, les influences de l’homme sur la nature étaient néfastes et destructrices. Jamais il n’avança l’idée que l’homme puisse, par ses actions, favoriser l’augmentation de la pluviosité ; il se montrait au contraire nettement sceptique à cet égard11. Hayden à l’évidence ne se soucia guère de ces nuances et c’est son postulat, et non celui de Marsh, qui emporta l’adhésion à la fois du public et des autorités fédérales.
15Cette théorie, que Charles Dana Wilber résuma de manière percutante – rain follows the plow, la pluie suit la charrue –, parvint à donner une impulsion déterminante à la colonisation des Plaines en niant l’évidence de conditions naturelles hostiles. C’était à l’environnement naturel de se plier à la volonté de l’homme, à l’avancée inexorable de la civilisation, et non à l’homme de prendre en compte les spécificités naturelles d’un milieu donné. Le changement climatique, dont l’imminence n’était jamais mise en doute, était à la fois, dans un même mouvement, l’effet et la cause de l’avancée de la civilisation. La charrue qui, mieux que tout autre symbole, représentait l’essence de l’œuvre civilisatrice américaine, ne faisait pas que dompter le continent, elle le remodelait à l’usage des générations futures. Il y avait en effet une dimension prospective, corollaire de la conquête territoriale : l’Ouest allait être aménagé pour accueillir les futurs descendants de la nouvelle nation sortie rénovée, purifiée et rajeunie de la guerre de Sécession. Les ambitions nationales devaient donc nécessairement subjuguer les conditions naturelles pour permettre au pays de déployer son destin. L’acharnement à voir un jardin en lieu et place du désert peut donc se comprendre comme une tentative, certes insensée mais déterminée, à façonner l’Amérique à l’image des États-Unis. Le progrès de la mission civilisatrice américaine se faisait donc tantôt en abattant les forêts, tantôt en les plantant – il s’agissait en fait d’un seul et même mouvement de soumission de la nature. L’intérêt particulier de la théorie rain follows the plow est de révéler la transposition dans les questions environnementales de l’expansionnisme et de la Destinée Manifeste. La nature devait être complice du destin glorieux de la république américaine sur « son » continent ; l’adaptation du milieu à ses besoins était la récompense de ses efforts, sinon le signe tangible de l’approbation divine.
D’un désert à une « région aride »
16L’Ouest changea peu à peu de visage durant les années 1870 : les rares régions encore inexplorées prenaient leur place sur la carte tandis que les Grandes Plaines, jadis un vaste territoire unifié et sans entrave, se fragmentaient en enclaves fermées depuis le brevetage du fil de fer barbelé en 1874. L’Ouest cessait progressivement d’être un mystère et il était par conséquent de plus en plus difficile de le réduire à son rôle symbolique pour la nation américaine. C’est dans ce contexte que le major John Wesley Powell parvint lentement à s’imposer en faisant entendre une voix atypique. Il fut en effet le premier à permettre le passage d’une lecture strictement idéologique de l’Ouest à une lecture que l’on peut déjà qualifier d’environnementale dans la mesure où elle reposait sur une analyse rigoureuse et scientifique de données recueillies sur le terrain et sur une compréhension remarquablement fine de l’Ouest comme habitat naturel. Atypique, Powell l’était sur tous les plans : personnalité complète (il fut tour à tour écrivain, géologue, ethnologue, philosophe, militaire, et fonctionnaire) et complexe, souvent au cœur de polémiques sur la compréhension de l’Ouest, il est aujourd’hui à la fois admiré pour sa compréhension précoce de la spécificité environnementale de l’Ouest et critiqué pour avoir été à l’origine de la surexploitation de ses ressources hydriques. C’est peut-être en raison de cette grande complexité que son rôle dans l’histoire de l’Ouest a longtemps été négligé et mal compris. Ainsi Bernard DeVoto écrivait-il encore en 1954 : « Pendant longtemps les historiens n’ont pas compris le personnage de John Wesley Powell et ont par conséquent lamentablement échoué à saisir le sens fondamental qu’a eu l’Ouest dans l’histoire des États-Unis12. » Powell, comme le montrent notamment les travaux de Wallace Stegner et William H. Goetzmann, fut en effet central dans l’histoire de l’Ouest pendant et après la période de la Reconstruction (1865-1877).
17Dans les États-Unis de la seconde moitié du xixe siècle, c’était aux explorateurs que revenait la responsabilité fondamentale de comprendre le terrain de façon à pouvoir formuler des perspectives d’aménagement : c’est, à sa façon, ce que fit Ferdinand Hayden mais c’était aussi le rôle de Powell ou d’autres comme Clarence King ou George M. Wheeler. Tous furent directement confrontés à la nécessité de repenser l’Ouest, à commencer par ses ressources en eau. L’historien Richard White insiste sur la dimension éminemment politique du travail scientifique des explorateurs :
« Powell, King et Hayden devinrent des scientifiques dont le travail consistait à indiquer aux colons les conditions qu’ils allaient rencontrer et les ressources qu’ils allaient pouvoir exploiter. Une telle tâche induisait une certaine vision de l’Ouest, et la création de cette vision induisait des choix politiques et économiques. […] Ils ne se contentaient pas de fournir des informations ; ils essayaient de peser sur la façon dont les gens allaient utiliser cette information et ils essayaient de donner forme, même grossièrement, à la société qui allait être créée13. »
18De tous ces « penseurs de l’Ouest », Powell fut celui qui se consacra le plus à la réforme du système de distribution des terres publiques tel qu’il avait été défini quelques années plus tôt lors de l’adoption par le Congrès des lois fondamentales de 1862 (voir supra). Powell proposa une remise à plat complète de la législation et des principes de base d’accession à la terre dans les régions situées à l’ouest du 100e méridien, c’est-à-dire les zones les plus arides du pays. Il s’agissait, au moins en intention, de donner à l’Ouest les bases d’un nouveau départ fondé sur une approche non plus idéologique ou pittoresque, mais scientifique et rationnelle, procédant de l’analyse d’un terrain repéré et connu. À la différence de ses contemporains, Powell proposait une approche darwinienne qui faisait de l’adaptation au milieu la clé de la survie dans un environnement ouvertement décrit comme hostile14. Ses deux explorations de la région du Colorado en 1867 et 1869 lui donnèrent l’occasion d’une rigoureuse description scientifique des terrains qu’il avait explorés. Cette approche était en rupture totale avec le travail de ses collègues, dont les rapports étaient le plus souvent émaillés de remarques sur le pittoresque et la beauté des sites rencontrés15. Si Powell portait sur l’Ouest un regard qui n’était certes pas exempt de toute idéologie, il évitait au moins de céder au romantisme plus ou moins lyrique de ses collègues. Des explorateurs comme Clarence King ou même Josiah Dwight Whitney pouvaient émailler leurs observations scientifiques de descriptions pittoresques mais Powell, lui, n’évoluait pas dans des paysages mais sur un terrain qu’il voulait comprendre, analyser, et décrire précisément. L’Ouest de Powell était avant tout une entité géographique cohérente et distincte du reste du pays, et sa caractéristique principale et unificatrice était l’aridité.
19En posant cette base à sa réflexion, il se distinguait nettement des autres grandes figures de l’Ouest, tels Hayden ou Samuel Bowles, pour qui, comme nous l’avons vu, l’aridité de l’Ouest n’était qu’une circonstance fâcheuse qui ne saurait entraver le progrès de la nation américaine et sa conquête du continent. Wallace Stegner souligna cette différence fondamentale entre Powell et ses contemporains en commençant sa biographie Beyond the Hundredth Meridian par une comparaison entre Powell et William Gilpin, gouverneur du Territoire du Colorado16. Gilpin, qui était le type même du républicain résolument adossé à l’idéologie de son temps, confiant dans la destinée de son pays et de ses valeurs au point d’être aveugle aux réalités les plus évidentes, ne pouvait concevoir que l’Ouest pût constituer un obstacle majeur à l’expansion du peuple américain. Les positions de Powell offraient un contraste saisissant avec ce type de raisonnement et il était donc souvent en conflit ouvert avec ses collègues (les autres explorateurs comme Ferdinand Hayden) ou les optimistes comme Gilpin. Si tout le monde s’accordait sur les difficultés réelles rencontrées par les fermiers des Plaines, les divergences portaient sur les solutions à apporter. En 1873, le Timber Culture Act fut adopté dans le but de boiser les Plaines, en application de la théorie rain follows the plow. La loi octroyait un quart de section (64 hectares) à tout individu s’engageant à y planter des arbres sur 40 acres (16 hectares). L’échec fut total et après avoir limité la surface à boiser à 10 acres (4 hectares) en 1878, la loi fut finalement abrogée en 1891. Si cette loi révélait une tendance à légiférer sur le mythe de l’Ouest plus que sur sa réalité physique, à assujettir la nature à l’idéologie et à escompter une adaptation du milieu pour satisfaire aux besoins des hommes, Powell, lui, entendait prendre en compte les spécificités naturelles de l’Ouest et y adapter les institutions du pays – ce qui revenait à adopter un cheminement intellectuel exactement inverse. Ainsi, lorsque Samuel G. Aughey, professeur de sciences naturelles à l’université du Nebraska, proche de Hayden et propagateur de la thèse rain follows the plow, écrivait, à propos des terres décrites par Powell comme irrémédiablement arides, qu’elles étaient « de vastes étendues fertiles qui sont assurément en train de changer leur caractère aride pour répondre aux divers besoins et exigences du fermier17 » Powell, lui, se contentait de démontrer, simplement mais avec toute la force scientifique de relevés pluviométriques qu’il avait lui-même établis, que les précipitations dans l’Ouest n’augmentaient pas de façon notoire sur le long terme18.
20Powell comme ses concurrents s’accordaient sur la nécessité absolue d’agir sur les conditions naturelles de l’Ouest pour éradiquer le désert. Toutefois, là où les uns décrivaient l’avènement prochain et nécessaire d’un Éden abondant et fertile, Powell, lui, continuait à décrire une « Région Aride ». Le choix de cette expression, qu’il préféra à celle, courante, de « désert américain » n’est pas anodin. Le glissement de sens d’une expression à l’autre est en effet significatif de son approche : le mot « désert » renvoyait inéluctablement à un substrat culturel ancien et à cette wilderness américaine riche de symboles mais qui n’évoquait qu’une étendue vague et mal définie. Si le « désert » disparaissait donc bien sous la plume de Powell, c’était à la faveur d’une appellation géographique caractérisant le climat et renvoyant à des données chiffrées sur la pluviosité de la région. L’expression qu’il avait choisie lui était utile pour asseoir sa démonstration et ne laissait pas le moindre doute sur la nature de l’environnement qu’elle décrivait. L’Ouest de Powell était un territoire positif, un objet d’étude clairement reconnu et, dès lors, analysable. S’il revint à Frederick Jackson Turner de formuler, un peu plus de vingt ans après les explorations de Powell, les conséquences que ce changement de statut impliquait pour la culture américaine19, Powell, lui, en comprit les conséquences en termes de ressources. L’Amérique était devenue un territoire fini, dont la période d’expansion était révolue : il ne serait plus possible d’aller chercher toujours plus loin, dans une fuite en avant qui durait depuis deux siècles, les solutions aux différentes crises traversées par le pays. Les nouveaux immigrants, qui continuaient à arriver massivement, devaient être accueillis non plus par la promesse de terres vierges abondantes et fertiles, mais par une politique efficace d’accès et de mise en valeur d’une terre ingrate ne permettant qu’un peuplement d’une ampleur limitée. Il fut le premier à voir, à comprendre et à dire que les sacro-saintes lois adoptées en 1862 n’étaient pas adaptées à l’Ouest et que l’idéologie ne pouvait prendre le pas sur la réalité physique de l’Ouest, sauf à condamner ceux qui s’y installaient. Il inventa ainsi une vision environnementale qui dépassait la vision romantique et idéologique largement dominante, et qui pour la première fois posait la question de la conservation des ressources.
21Dans son rapport publié en 1878, Powell proposait une description systématique et une définition de la zone analysée. Le premier chapitre, « Caractéristiques physiques de la Région Aride », s’ouvre sur un portrait des conditions naturelles de l’Ouest, et notamment sur ses climats et son relief. Le premier paragraphe adopte une posture résolument régionaliste et pose l’idée d’une distinction fondamentale, mais terriblement provocatrice pour l’époque, entre Est et Ouest :
« L’Est des États-Unis dispose pour l’agriculture d’une pluviosité abondante fournie par l’évaporation de l’océan Atlantique et du golfe du Mexique ; mais plus à l’ouest, la quantité de précipitations diminue de façon générale jusqu’à une région où le climat est si aride que l’agriculture ne peut y prospérer sans irrigation. Cette Région Aride commence à peu près au milieu des Grandes Plaines et s’étend, par-delà les Rocheuses, jusqu’à l’océan Pacifique20. »
22Il n’est pas difficile de voir à quel point cette remarque, fort simple en apparence, était en fait profondément iconoclaste à cette époque : Powell affirmait enfin que la grande République américaine, du point de vue de ses conditions naturelles, n’était pas une mais profondément scindée en deux espaces, l’un fertile et abondamment arrosé par des précipitations généreuses, l’autre aride et par conséquent impropre à l’agriculture traditionnelle. Powell en tirait la conclusion qu’une seule politique n’était pas possible pour l’ensemble du pays : pour assurer le succès des exploitations à l’Ouest du centième méridien, il fallait adapter la législation et renoncer au fameux et emblématique Homestead Act.
23L’arsenal législatif adopté en 1862 présentait en effet un bilan mitigé : si le Homestead Act permit certes la création entre 1862 et 1890 de 372 659 fermes dans lesquelles vivaient deux millions de personnes, ce succès est à rapporter à l’échelle du dynamisme de la démographie américaine puisque la population s’accrut dans la même période de 32 millions d’habitants. Le demi-échec du Homestead Act dans l’Ouest était en très grande partie dû aux conditions naturelles de la région : là où le développement de l’agriculture n’exigeait pas la mise en place d’infrastructures particulières, comme dans les Dakota, la taille modeste des parcelles prévues par le Homestead Act pouvait convenir21. En revanche, dans les régions plus arides, la mise en culture des terres supposait leur irrigation pendant les longs mois de sécheresse (d’avril à octobre) où les précipitations naturelles ne suffisaient pas aux cultures. Ainsi en Californie, là où 50 000 homesteads étaient disponibles, seuls 7 000 furent fondés tandis qu’une centaine d’exploitations avoisinait les 30 000 hectares22.
24La vision jeffersonienne d’une société agraire, telle qu’elle était mise en œuvre par le Homestead Act, se heurta donc à la réalité d’un terrain qui ne se prêtait pas à l’idéologie pastoraliste américaine. Les résultats décevants mirent en évidence l’impréparation de législateurs confrontés à une réalité physique d’un Ouest qu’ils méconnaissaient largement. Les lois n’étaient pas adaptées à un environnement radicalement différent de celui où elles avaient été conçues : l’aridité des Plaines, tout comme les vastes forêts de la côte pacifique, rendaient le système du homestead inapplicable. Ces lois étaient les produits d’un Est fertile et dont la société était traditionnellement divisée entre citadins et fermiers. Le fameux idéal du yeoman farmer, petit fermier indépendant censé être à la base du projet politique américain, qui sous-tendait l’ensemble de la politique de distribution des terres publiques, devint donc la cause de la condamnation de ceux-là même qu’il s’agissait de faire prospérer23.
25Powell s’attaqua de front à cette question et proposa à la place un système de classification des terres : les terres irrigables en plaine, les forêts en altitude et des espaces de pâturage dans la zone intermédiaire24. Cet aspect essentiel contribue à faire des travaux de Powell une des toutes premières analyses environnementales : la terre ne devait pas être utilisée en fonction d’un idéal social et politique, mais en fonction de ce qu’elle pouvait produire. Le rôle du gouvernement fédéral était donc de financer des relevés du terrain afin de répartir les terres selon le type d’exploitation qui y serait viable. Tant que ce relevé et cette classification n’étaient pas faits, Powell préconisait un gel des terres et l’interdiction de toute mise en valeur, a priori vouée à l’échec. Cet impératif de zonage traduisait ce qui était sans doute le principe de base de la vision de Powell : l’institution devait s’inspirer du terrain et non s’imposer au terrain. Les conséquences politiques étaient considérables : le rôle de l’État fédéral ne devait plus être de se contenter de distribuer la terre libéralement, en délégant aux individus le soin de faire les aménagements nécessaires à la bonne marche de leur exploitation. Au contraire, il devait s’impliquer fortement sur le terrain en finançant des relevés afin de classer les terres et surtout en construisant les infrastructures nécessaires au développement d’une agriculture irriguée extensive. Tant l’ampleur des travaux que les capitaux nécessaires dépassaient en effet de très loin ce qu’un fermier seul pouvait réaliser : « De nos jours on utilise une machinerie considérable ; des barrages, des réservoirs, des canaux et bien d’autres équipements hydrauliques de moindre importance sont nécessaires. Tout ceci coûte très cher et de nombreuses personnes sont employées dans la construction et l’entretien25. »
26L’autre grand volet de sa politique d’aménagement était la gestion de l’eau. Powell, tout comme les grands propriétaires qui se constituaient de véritables empires fonciers dans les plaines arides en tirant parti de l’inadaptation de lois déconnectées du terrain, avait parfaitement compris l’enjeu politique et économique que constituait le contrôle de l’eau : « La terre, sans eau, est sans valeur. […] Si un homme détient l’eau, il possède la terre26. » Il suffisait en effet à un individu de s’approprier un terrain lui permettant de contrôler l’eau pour, de fait, contrôler tout le territoire que cette eau pouvait irriguer. De cette façon un homestead bien situé permettait effectivement de s’attribuer jusqu’à plusieurs milliers d’hectares. La description topographique amenait ainsi directement, presque « naturellement », à la réforme institutionnelle et sociale. Powell proposait donc une politique radicalement différente jusque dans sa conception de la démocratie : selon lui, le collectif devait nécessairement prendre le pas sur l’individu dans l’Ouest. Comme le souligne Wallace Stegner, cette analyse contrevenait au mythe individualiste que défendait encore Frederick Jackson Turner dans son essai de 1893. À nouveau, et cette fois-ci davantage encore, ce que Powell proposait était totalement iconoclaste, presque sacrilège : le mythe d’un Ouest fondé sur l’initiative privée et individuelle, la foi dans la capacité du pionnier à construire un modèle de société dans l’indépendance – tout cela s’effondrait devant ses observations précises et les conséquences qu’il en dégageait. On ne saurait trop insister sur ce qu’il y avait là de profondément nouveau et de dérangeant pour les États-Unis de son époque. C’était toute une mythologie nationale qui était mise à mal.
27L’invention de nouvelles institutions déduites de la description topographique et climatique était donc un apport considérable et la grande originalité du travail de Powell. La démarche adoptée dans son rapport était symptomatique de son approche : le premier chapitre est dévolu à la description détaillée du terrain, le second aux institutions convenant à ce terrain. Le lecteur retrouve dans les deux chapitres exactement la même division, suivant la classification qu’il avait adoptée : les chapitres sont tous les deux divisés en trois parties : « terres irrigables », « terres forestières » et « terres de pâturage ». Il n’aurait pas été possible de mieux faire apparaître la nécessaire adaptation des institutions à la description du terrain.
28Le constat fait par Powell selon lequel l’agriculture ne pouvait se développer que grâce aux techniques d’irrigation ne constitue pas en soi son apport le plus original : les Mormons et les Indiens du Sud-Ouest pratiquaient déjà l’irrigation. Powell, cependant, différait de ses contemporains, et surtout de Ferdinand Hayden, en posant comme principe que seule l’irrigation pouvait permettre de cultiver les terres de la « Région Aride ». C’était évidemment une remise en cause directe de la théorie rain follows the plow, encore largement acceptée : les espoirs de changement climatique étaient pour lui totalement vains et il fallait nécessairement se contenter du peu d’eau que l’on pouvait trouver sur place pour poser les bases du développement agricole dans l’Ouest.
29L’eau était donc pour Powell la clé de l’aménagement de l’Ouest. Il fallait l’entreposer dans des réservoirs, la canaliser pour l’amener là où elle serait utilisée, et légiférer pour s’assurer qu’aucun monopole ne se l’approprie au détriment du reste de la population. Tout ceci impliquait, tant par l’ampleur des travaux envisagés que par la réforme de la législation, des moyens financiers et une volonté politique que, concrètement, seul pouvait avoir le gouvernement fédéral. Si Powell n’en appelait pas directement et explicitement à Washington, préférant envisager le développement de communautés locales largement autonomes, il n’en reste pas moins que son projet, s’il avait dû être mis en œuvre tel que Powell lui-même le souhaitait, revenait à mettre le destin de l’Ouest dans les mains du gouvernement central. Cet aspect de son projet lui fut largement reproché par ses nombreux adversaires et retarda considérablement sa mise en œuvre. Il fallut attendre 1902 pour qu’une loi, le Newlands Reclamation Act, transposât dans la législation nationale les principes de base posés par Powell dès la fin des années 187027. Il serait donc excessif de voir Powell comme l’ordonnateur d’une grande révolution : la théorie du changement climatique « opportun », par exemple, se perpétua jusque vers 188528. Il n’en reste pas moins qu’il contribua à refermer la période de la Reconstruction et sa propension à imposer l’idéologie du Nord victorieux sur l’ensemble des autres régions du pays, aussi bien le Sud que l’Ouest. Powell posa les bases d’une réflexion, qui, dans la mesure où elle prenait nettement et ouvertement en compte les données naturelles du terrain, s’inscrit incontestablement dans le cadre d’une approche environnementale qui ne faisait que naître. L’apport majeur de Powell à la compréhension de l’Ouest fut son souci d’imposer un regard discriminant, analytique, face à la vision globalisante du homestead. Son projet de classification planifiée des terres de l’Ouest fut sans doute l’élément le plus original de sa pensée puisqu’il s’agissait de faire prévaloir une attitude pragmatique et non idéologique et de différencier l’environnement en fonction de ses différentes caractéristiques naturelles. C’est cela qui permet à William H. Goetzmann d’évoquer l’« approche environnementale » de Powell et d’en faire la base de sa pensée29. Powell s’inscrivait en effet dans une pensée environnementale de l’Ouest qui était totalement inédite ; ses efforts de rationalisation des ressources naturelles marquèrent les premières lueurs d’une conscience écologique encore jeune. Sa reconnaissance de l’aridité comme donnée physique incontournable l’amena à repenser l’Ouest, mais également, au moins en creux, à mettre en garde contre l’extrême fragilité de cet environnement. Son Rapport peut se lire comme un traité d’aménagement du territoire, ce qui en soi était extrêmement novateur, mais c’était aussi et surtout un premier jalon vers une gestion environnementale des espaces naturels.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Sur la constitution du sentiment national américain au début du xixe siècle, voir Marienstras É., Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, François Maspero, 1976 et Rossignol M.-J., Le ferment nationaliste : aux origines de la politique extérieure des États-Unis, 1789-1812, Paris, Belin, 1994. Sur la Destinée Manifeste, voir White R., “It’s Your Misfortune and None of my own,” A New History of the American West, Norman, University of Oklahoma Press, 1991, p. 73-75.
2 Sur la constitution du mythe de l’Ouest, voir Slotkin R., The Fatal Environment: The Myth of the Frontier in the Age of Industrialization, 1800-1890, New York, Atheneum, 1985.
3 Milner II C. A., O’Connor C. A. et Sandweiss M. A., The Oxford History of the American West, New York & Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 3. Les citations tirées d’ouvrages publiés en anglais ont été ici traduites par l’auteur.
4 White R., op. cit., p. 4.
5 Le terme classique de Great American Desert a été proposé par l’explorateur Stephen H. Long en 1820, puis largement adopté par la suite.
6 Bigelow J., Les États-Unis d’Amérique en 1863, Paris, Hachette, 1863, p. 389-390. L’auteur y cite un article publié par le Continental Monthly Magazine de novembre 1862 et écrit par Robert J. Walker, ancien ministre des Finances du président Pierce.
7 Emmons D. M., « The Influence of Ideology on Changing Environmental Images. The case of Six Gazetteers », in B. W. Blouet et M. P. Lawson (dir.), Images of the Plains, The Role of Human Nature in Settlement, Lincoln, University of Nebraska Press, 1975, p. 128.
8 Traditionnellement, le terme « Yankee » désigne aux États-Unis les habitants du Nord-Est. Voir Smith H. N., Virgin Land, The American West as Symbol and Myth, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1978 (1980), p. 193-194.
9 Voir Gregg J., Commerce of the Prairies: or the Journal of a Santa Fe Trader, New York, 1844, vol. 2, p. 202-203, cité par Smith H. N., « Rain Follows the Plow: The Notion of Increased Rainfall for the Great Plains, 1844-1880 », The Huntington Library Quarterly, vol. 10, n° 2, février 1947, p. 172.
10 Emmons D. M., op. cit., p. 130.
11 Voir Marsh G. P., Man and Nature: or, Physical Geography as Modified by Human Action, Londres, Sampson Low, Son and Marston, 1864, p. 178. À de nombreuses reprises Marsh nie l’effet des actions humaines sur les précipitations et cite de nombreux auteurs pour contester leurs conclusions.
12 DeVoto B., « Introduction », in W. Stegner, Beyond the Hundredth Meridian: John Wesley Powell and the Second Opening of the West, New York, Penguin Books, 1953, 1992, p. xvii.
13 White R., op. cit., p. 135.
14 Sur ce point, voir Goetzmann W. H., Exploration and Empire: The Explorer and the Scientist in the Winning of the American West, Austin, Texas State Historical Association, 1993 (1966), p. 562.
15 Voir ibid., p. 563.
16 Voir Stegner W., op. cit., p. 1-8.
17 Aughey S. G., Agriculture Beyond the 100th Meridian or A Review of the US Public Land Commission (Lincoln, 1880), p. 6-7 ; cité par Smith H. N., « Rain Follows the Plow: The Notion of Increased Rainfall for the Great Plains, 1844-1880 », op. cit., p. 185. Ce type d’attitude était caractéristique des adversaires de Powell : la nature devait s’adapter et répondre aux besoins d’une population qui pourrait ainsi jouir des bienfaits de la politique menée par le Congrès fédéral.
18 Voir Powell J. W., Report on the Lands of the Arid Region of the United States, with a More Detailed Account of the Lands of Utah, 2e édition, Washington, D.C., Government Printing Office, 1879, p. 66-67, 71-73, 90-91.
19 Voir Turner F. J., « The Significance of the Frontier in American History » (1893), in G. R. Taylor (ed.), The Turner Thesis, Lexington (Mass.), D. C. Heath and Co., 1972.
20 Powell J. W., Report, op. cit., p. 1. Powell précise ensuite que le nord de la côte pacifique jouit de précipitations abondantes qui l’excluent de la zone aride.
21 Voir White R., op. cit., p. 143.
22 Sur la très vaste question des politiques de distribution de la terre, on pourra consulter White R., op. cit., p. 143-154.
23 Voir White R., op. cit., p. 148.
24 Voir Powell J. W., Report, op. cit., p. 6.
25 Powell J. W., « Institutions for the Arid Lands », The Century, vol. 40, n° 1, mai 1890, p. 111.
26 Ibid., p. 112.
27 Une autre loi, le Desert Land Act, avait été adoptée en 1877 mais, si elle reconnaissait l’existence d’un milieu aride et marquait donc une avancée par rapport au Timber Culture Act, elle était inadaptée aux contraintes techniques posées par l’irrigation et fut un échec. Voir White R., op. cit., p. 151-152.
28 Smith H. N., Virgin Land, op. cit., p. 193. Voir aussi Webb W. P., The Great Plains, Lincoln, University of Nebraska Press, 1959 (1931), p. 380-382.
29 Voir Goetzmann W. H., op. cit., p. 567-568.
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