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Experts et expertise judiciaire

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Frédéric Chauvaud
, 
Laurence Dumoulin

Deuxième partie. La crue des expertises

Chapitre VI. Le rythme des nombres

Frédéric Chauvaud

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 André Dehesdin, De l’expertise en matière criminelle, Paris, Arthur Ro (...)

1L’expertise criminelle, affirme en 1901 André Dehesdin, avocat à la cour d’appel de Paris, ne « diffère pas, quant à son objet, de l’expertise civile ; Toutes deux ont le même but, qui est d’éclairer pour le juge des points qui lui resteraient obscurs, s’il n’avait pour les examiner des yeux plus clairvoyants que les siens1 ». Or l’éclairage apporté quotidiennement par les experts, prend une forme tangible : il s’agit des rapports d’expertises, parfois conservés, parfois enregistrés, parfois comptabilisés. Malheureusement, la plupart du temps, les rapports ne subsistent que sous la forme de « traces » ou « d’indices », parfois difficilement accessibles et se réduisent souvent à un signe mathématique sur un registre quand celui-ci a été préservé.

  • 2 Sur cette approche, voir Frédéric Chauvaud, Le corps, l’âme et la preuve, (...)

2Ce sont pourtant des fenêtres ouvertes sur la justice et les justiciables. Ils autorisent des approches multiples, allant d’une histoire anthropologique2 à une histoire sérielle. Ils renseignent aussi, bien sûr, sur l’activité journalière des experts.

  • 3 Labatut, « Les faux en écriture et la photographie », Archives d’anthr (...)

3Il importe donc de suivre le « rythme des nombres » de la justice expertale. C’est lui qui, loin des propos grandiloquents, informe sur la place matérielle que prend l’expertise et le rôle concret que jouent les experts. Par son entremise, il devient possible de jauger de quelle façon se traduit le processus de spécialisation et le mouvement de professionnalisation traités dans les précédents chapitres. C’est lui encore qui permet de prendre toute la mesure de la crue des expertises. Pour cela, il convient d’abord de porter un regard panoramique, à partir de la source la plus générale, puis de s’approcher au plus près de l’objet d’étude, un peu à la manière de l’expert qui a recours à la photographie par transparence avec grossissement au moyen d’un objectif à très court foyer afin de mettre en évidence les différences d’épaisseurs de la couche d’encre sur les faux en écriture3.

Diorama

  • 4 Louis Jacques Mandé Daguerre, Le Daguerréotype et le Diorama…, Stuttgart, (...)
  • 5 Voir Dolf Sterberger, Panoramas du xixe siècle, (...)
  • 6 Voir Association française pour l’histoire de la justice (éd.), L’épur (...)

4Inventé en 1839 par Louis Jacques Mandé Daguerre, le diorama était une « peinture étalée sur les deux côtés d’un écran tendu verticalement et grâce aux différentes directions et modifications de la lumière réfléchie4 ». Il donnait le sentiment d’une vaste étendue5 que l’on ne pouvait embrasser d’un seul regard. Le diorama le plus célèbre, véritable tableau circulaire et vivant représentant la bataille de Sedan, fut inauguré à Berlin en 1883, ce qui en France correspond à la plus grande épuration judiciaire de la magistrature6. Le diorama, c’est donc un peu plus que ce que le regard humain est capable d’embrasser en une seule fois. Malheureusement, il n’est guère possible de créer un tableau circulaire d’ensemble qui engloberait la totalité de la justice civile et de la justice pénale. La vision donnée par les rapports d’experts tels qu’ils sont entendus par le Code de procédure civile sera donc ici privilégiée.

Les images statistiques : le Compte général de la justice civile

  • 7 Sur la justice criminelle, voir une fois de plus Bruno Aubusson de Cav (...)
  • 8 Par exemple, pour l’année 1851, le total des rapports d’experts est de (...)
  • 9 Le Compte criminel ne lui consacre aucun tableau et l’ignore totalemen (...)
  • 10 Rappelons que l’article 302 ouvre le titre quatorzième qui s’intitule (...)

5Le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale est une source majeure, mais, contrairement à son homologue de la justice criminelle7, il reste délaissé par la recherche. Même s’il est incomplet, imparfait – différents tableaux comportent quelques erreurs matérielles manifestes8 – il reste pourtant un instrument de travail indispensable, car il est le seul à proposer un regard panoramique sur l’expertise9. Il contient un état, par ressort de cour d’appel, des jugements préparatoires ou interlocutoires et des jugements sur demandes incidentes, classés suivant la nature des avant-faire droit ordonnés. De sorte que figurent les rapports d’experts relevant de l’article 302 et suivants10.

  • 11 Frédéric Chauvaud, « Du bon usage du “cahier” et du “cahier jaune” : d (...)

6La première livraison date de 1831, mais le volume, aux rubriques et tableaux encore tâtonnants, ne comporte pas de colonne relative aux rapports d’experts. De même, à la fin de notre période, la qualité des informations données par le Compte s’avère extrêmement décevante. D’une part, parce que le Compte criminel et le Compte civil sont regroupés et fondus en un seul volume qui marque la fin du « cahier bleu » et du « cahier jaune11 ».

  • 12 L’activité expertale évolue à un rythme lent et il n’est guère besoin (...)

7D’autre part, parce que la confection du document comptable de la justice a pris du retard, les données de l’année 1936 sont imprimées et disponibles en 1942 ; celles de 1940 en 1945. D’une certaine façon, l’activité de la justice sous le Front populaire est visée par Vichy, celle de l’État français par le Gouvernement provisoire. Toujours est-il que dès les années trente les Comptes sont pratiquement inutilisables, la plupart des informations chiffrées et des indicateurs ont disparu au sein de rubriques synthétiques vagues, parcellaires et lacunaires. Nous avons donc retenu un siècle d’observation – commençant en 1841 et s’achevant en 1931 – et une année tous les 10 ans12.

  • 13 Malgré tout il n’existe pas de correspondances mécaniques entre les gr (...)

8L’allure générale est celle d’une cloche inversée. Sous la monarchie de Juillet, 10 726 rapports d’experts sont enregistrés ; en 1871, sur fond de guerre civile, un peu moins de 6 00013 ; en 1931 – au moment où se tient à Vincennes l’Exposition coloniale et où la population française atteint la barre des 41 600 000 habitants – les rapports d’experts au nombre de 12 715 connaissent une véritable flambée, la plus importante du siècle.

Les rapports d’experts des tribunaux de première instance par ressort des cours d’appel (1841- 1931). Comptes généraux de l’administration de la Justice civile et commerciale.

  • 14 En effet, si on procède autrement, en retenant le nombre moyen de rapp (...)

9À partir de 1841, on assiste donc à une lente érosion, puis à un regain d’activité en 1881, et enfin, à partir de 1891, à une tranquille, mais inexorable montée en puissance du nombre de rapports, malgré, ici ou là, comme en 1921, l’existence d’un repli éphémère de l’activité expertale. Le phénomène qui n’avait jamais été étudié apparaît évident et force les réserves des observateurs les plus réticents, quelque soit par ailleurs le mode de calcul et de visualisation adopté14.

10À ce stade, il convient de donner quelques précisions sur le contexte dans lequel s’inscrivent les rapports d’experts. Ils figurent, nous l’avons déjà mentionné, au sein de la rubrique jugements préparatoires et interlocutoires, dont ils représentent en 1904, 29,1 % de l’ensemble. Ils ne doivent être confondus ni avec les enquêtes ni avec les descentes sur les lieux. Toutefois, en l’absence de travaux d’ensemble sur la justice civile, il serait prématuré de proposer des hypothèses interprétatives. Le retournement s’avère net dans les premières années de la IIIe République et vers 1930, au moment des années charnières de l’« expérience Tardieu », l’expertise judiciaire est de nouveau l’objet de vives polémiques, dont la presse se fera l’écho et parfois l’instrument. Mais les critiques, aux allures de pugilats verbaux, se concentrent sur les expertises pénales. Ce qui apparaît certain, c’est l’existence d’un « flux d’ensemble » qui n’affecte pas de la même manière tous les tribunaux de première instance regroupés par ressort géographique des cours d’appel. Paris, au sein de ces dernières, occupe une place à part : 14,1 % en 1841 ; 9,6 % en 1851 ; 16,7 % en 1861 ; 9 % en 1871 ; 12,5 % en 1891 ; 17,5 % en 1901 ; 19 % en 1921 ; 19,3 % en 1921 ; 18,7 % en 1931. Une telle évolution est intéressante, car si elle enregistre, depuis 1871, une progression constante, elle marque aussi, très nettement, le tassement qui intervient en 1931. Ce qui veut dire que l’essor des rapports enregistrés au cours de cette dernière année est dû davantage aux cours provinciales qu’à la cour parisienne. Aix représente l’exemple le plus spectaculaire. Par rapport à 1921, elle a multiplié par 2 les opérations d’expertise comptabilisées.

La diversité des modèles

11Le diorama n’a de sens qu’à la condition de porter attention aux éléments de détail qui le composent et sans lesquels on ne peut comprendre l’architecture générale et les évolutions internes. Il serait toutefois fastidieux de suivre cour par cour tous les éléments singuliers de l’assemblage général, aussi est-il préférable de retenir quelques exemples de progression.

12Chacun représentant un modèle ou un type permettant d’affiner l’approche « macro-judiciaire ».

Le modèle aixois

13Les rapports d’experts, en données brutes, passent de 270 en 1841 à 1 322 en 1931.

14Pendant le xixe siècle, il n’y a ni véritable baisse ni véritable hausse ni pour autant stagnation, mais une sorte d’équilibre. Et s’il fallait, comme les économistes, faire figurer d’un trait le « trend », celui-ci serait pratiquement horizontal. En revanche, le recours aux experts s’affermit à partir de 1901 et se dessine une tendance à la hausse continue. Le mouvement semble irrésistible et hisse la capitale du Midi méditerranéen au rang de premier chef-lieu judiciaire dans le domaine de l’expertise civile. Dans une certaine mesure, les cours de Douai et de Rennes sont les plus proches du type aixois.

Les rapports d’experts (Aix).

Le modèle grenoblois

15Il semble prendre le contre-pied du modèle précédent dont il offre presque l’image inversée.

Les rapports d’experts (Grenoble).

  • 15 Adolphe d’Angeville, Essais statistique sur la population fran (...)

16L’année 1841 est une année faste pour le travail des experts. Le Dauphiné, dans la première moitié du xixe siècle est pourtant perçu comme une région engourdie et Grenoble comme une cité assoupie. Le manque de dynamisme démographique en serait le meilleur indicateur. Néanmoins les arrondissements formant le ressort comportent une forte proportion de commerçants et d’artisans, prompts, disent les édiles, à discuter. L’esprit de chicane et la difficulté de trouver des arrangements à l’amiable pourraient être responsables du volume considérable de rapports, mais il ne faut pas trop forcer le trait. Adolphe d’Angeville écrivait dans son essai statistique de la population française que pour « une affaire inscrite devant les tribunaux de première instance, on compte 157 habitants ; le département moyen en compte 261. Soixante et quinze départements ont un esprit de chicane moins développé15 ». Reste un fait massif, jamais par la suite la cour grenobloise ne retrouvera le niveau atteint sous la monarchie de Juillet. Le déclin expertal semble irréversible, les 549 rapports enregistrés au début de la période étudiée ont fondu depuis longtemps et les 249 rapports de 1931 apparaissent en regard, dérisoires. D’autres cours, comme Nîmes et surtout Caen, Limoges, Pau, Riom et Rouen sont très proches du modèle grenoblois, dont elles donnent cependant des variantes sensibles.

Le modèle montpelliérain

17La quantité des rapports recensés connaît une marche saccadée jusqu’en 1881, année qui représente un véritable pic, un peu à la manière d’un pain de sucre.

Les rapports d’experts (Montpellier).

18Dix ans plus tard, l’élan s’est brisé et si le nombre de rapports reste élevé dans la France judiciaire, l’évolution qui se précise est davantage chaotique que linéaire, renouant ainsi avec la situation du premier xixe siècle. A priori, rien ne permet de saisir la logique d’une telle activité, soudaine et brève. Demeure néanmoins un modèle de progression qui souligne que la France des juridictions est diverse et qu’elle ne se laisse pas enfermer dans quelques cadres trop étroits. À l’exception de l’année 1931, Toulouse épouse l’allure du type montpelliérain. D’autres cours lui ressemblent dans la mesure où elles ont connu une année particulière même s’il ne s’agit pas de la même.

19Pour Nancy, 1911 remplace 1881.

Le modèle poitevin

20La cour d’appel de Poitiers est relativement vaste, puisqu’elle comprend quatre départements et dix-huit tribunaux de première instance et pourtant, pendant un siècle, les rapports d’experts homologués dans chaque tribunal et comptabilisés au niveau de la cour sont peu nombreux.

Les rapports d’experts (Poitiers).

21Poitiers fait presque systématiquement partie des tribunaux qui connaissent une faible ou une très faible activité expertale, du moins en données brutes, à l’exception de quelques timides soubresauts et d’un véritablement effondrement en 1851, année du coup d’État bonapartiste. Cette fois, l’allure générale est celle d’une ligne atone, sans accélération ni brisure : 219 rapports en 1841, 212 en 1921, 212 encore en 1931. Les cours d’Amiens et d’Orléans, du moins pour cette dernière jusqu’en 1921, peuvent lui être apparentées.

22D’autres « profils chronologiques » peuvent être proposés, mais ceux retenus ci-dessus présentent les traits saillants de la diversité du cheminement expertal au cours d’un siècle.

Les représentations géographiques

23Les représentations spatiales du Compte général n’offrent pas de transformations trépidantes, et ne bouleversent pas les hiérarchies établies entre les cours. La géographie judiciaire évolue selon un insensible tempo ; mais contrairement à certaines affirmations péremptoires, elle n’est ni répétitive ni immobile.

La carte expertale

24Chaque carte, parmi la dizaine présentée, est différente et il n’existe pas quelques grands ensembles : ni France de l’Ouest, ni France de l’Est, ni France du littoral, mais un territoire morcelé aux allures de patchwork. En 1841, la carte judiciaire est divisée en 27 cours d’appel. En données brutes, les tribunaux composant la cour de Bastia n’ont homologué que 28 rapports d’experts, alors que la cour de Paris en a inscrit 1515. L’énorme différence constatée ne doit pas pour autant surprendre, elle correspond à l’écart considérable des affaires traitées par les deux juridictions et alimente les velléités de réforme des territoires judiciaires qui, telle une psalmodie monotone et permanente, constituent un trait permanent de l’histoire de la justice.

  • 16 Il existe plusieurs méthodes, nous avons retenu une détermination (...)

25Chaque cour se présente sous la forme d’une pièce dont la teinte ne correspond pas à celle de ses voisines. En données relatives, on peut, par commodité, distinguer cinq classes16. La première regroupe, toujours en 1841, la cour de Bastia et celles de Colmar, d’Orléans, de Metz, d’Angers et de Poitiers. La seconde, les cours d’Aix, d’Agen, d’Amiens, de Bordeaux, de Bourges, de Dijon et de Douai. La troisième : Besançon, Limoges, Nancy, Pau, Rennes et Toulouse. La quatrième : Grenoble, Lyon, Montpellier, Nîmes, Riom et Rouen. La cinquième : Caen et Paris. La place de chacun n’est pas intangible.

La géographie des rapports d’experts (1841)

La géographie des rapports d’experts (1841)

Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC.

26La géographie des rapports d’experts (1881)

Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC pour l’année 1881.

La géographie des rapports d’experts (1921)

La géographie des rapports d’experts (1921)

Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC pour l’année 1921.

  • 17 Voir en particulier Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Les économi (...)

27Quarante ans plus tard, en 1881, se dessine une autre répartition. Toujours en données relatives et toujours selon un découpage en cinq classes. Dans la première, Bastia côtoie Chambéry, la Savoie étant entrée dans le giron de la France dans le sillage des guerres d’Italie où Napoléon III avait joué un rôle actif. Dans la deuxième : Aix, Amiens, Angers, Bourges, Caen, Douai, Grenoble, Pau, Poitiers et Rouen. La cour de Colmar a disparu avec l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Dans la troisième : Agen, Bordeaux, Dijon et Orléans. Dans la quatrième : Besançon, Limoges, Nancy, Nîmes, Rennes et Riom. Dans la cinquième enfin : Lyon, Montpellier, Paris, Toulouse. La comparaison entre les deux cartes montre que de nombreux mouvements se produisent dans la hiérarchie des cours : Caen représente le changement le plus brutal : 708 rapports d’experts avaient été enregistrés en 1841, ils ne sont plus que 231 en 1881, ce qui explique le passage de la classe V où la cour normande voisinait avec la cour parisienne à la classe II. Si on poursuit dans le temps ce tour d’horizon géographique et que l’on se retrouve de nouveau 40 ans plus tard, une nouvelle gradation des cours se fige en 1921. Dans la première classe : Angers, Bastia, Bourges, Caen – qui poursuit sa trajectoire descendante – Chambéry et Limoges. Dans la deuxième : Agen, Besançon, Dijon, Grenoble, Nîmes, Orléans, Pau et Poitiers. Dans la troisième : Amiens, Bordeaux, Douai, Riom et Rouen. Dans la quatrième : Montpellier, Nancy, Rennes et Toulouse. Dans la dernière : Aix, Lyon et Paris. L’échelle des positions se trouve à nouveau modifiée, des cours perdent leur rang, d’autres gagnent une place. Ces classes sont des « constructions », des « représentations statistiques » que nous avons élaborées afin d’interpréter la compilation des cours d’appels. Toutefois l’« échelle de grandeur17 » proposée ici se réduit en quelque sorte à une simple taxinomie numérique sans codage social ou économique. Le principal objet d’une telle classification est de présenter le monde de l’expertise tel qu’il s’étage et se distribue dans l’espace. Mais plutôt que de proposer une géographie détaillée qui, pour intéressante qu’elle soit, reste descriptive, il convient sans doute de s’attacher aux cours qui ont glissé d’au moins deux classes, passant par exemple de la première à la troisième. Un tel éclairage renseigne davantage sur les permanences et les mutations.

Permanences et mutations

28Une cour sur trois possède un taux d’activité à peu près stable, ne connaissant au cours du siècle que deux classes, passant de la classe II à la classe III ou de la classe I à la classe II ; toutes les autres ont connu trois, quatre, voire cinq classes, à l’instar des cours d’appel de Caen et de Nancy.

29Le tableau ci-dessous montre aussi qu’elles ont enregistré, à des moments très différents, leur plus intense activité. En 1871 pour Aix, en 1911 pour Nancy, en 1871 pour Rennes. Parfois, le rang occupé est éphémère, d’autres fois s’établit une grande régularité. Besançon, Montpellier et Riom occupent ainsi pendant quarante ou soixante ans d’affilée la même position.

L’activité expertale des cours d’appel selon les classes.

30Les classes permettent de revenir à la géographie. Si on dilue la classe intermédiaire et que l’on regroupe de part et d’autre les classes restantes, on obtient une bipolarité de l’espace. Prenons deux années : 1861 d’une part et 1931 d’autre part. D’une époque à l’autre, d’une carte à la suivante, on observe certes des nuances, mais surtout un trait commun dominant : celui de la stabilité des grandes zones. Sans y déchiffrer d’invisibles structures anthropologiques qui, comme la ligne Saint-Malo-Genève, diviseraient plus sûrement la France que d’autres barrières culturelles et économiques, il importe de souligner que le territoire des cours d’appel reflète l’activité des experts et présente de très fortes constantes. D’un côté Rennes, Paris, Lyon, Aix, Montpellier, Toulouse ; de l’autre : Rouen, Caen, Colmar, Chambéry, Grenoble, Bastia, Riom, Limoges, Pau, Bordeaux, Poitiers, Bourges, Orléans et Angers. Le nombre de cours qui passent du premier au second groupe est en réalité fort restreint.

La bipolarité expertale (1861)

La bipolarité expertale (1861)

31Reste une dernière représentation de l’espace national judiciaire à prendre en considération, celle qui consiste à établir un taux d’activité expertale calqué sur la population du ressort de chaque cour d’appel. De la sorte, une autre géographie prend forme et dévoile un paysage judiciaire renouvelé. L’étagement obtenu par exemple pour 1881 offre d’incontestables surprises. Seules les cours d’appel de Lyon, Nîmes et Toulouse conservent leurs positions dominantes. Mais les cours d’appel d’Aix, de Rennes et surtout de Paris perdent leur place, détrônées par Limoges, Agen et Riom.

  • 18 Voir Frédéric Chauvaud, Le juge, le tribun et le comptable, op. cit., et Jacques Commaille, Territ (...)

32Toutefois, pour les pouvoirs publics et les autorités judiciaires, seule l’activité réelle importe, comme l’ont montré, à un autre niveau, toutes les vaines tentatives de transformation de la carte judiciaire et les polémiques sur les « tribunaux les moins chargés » et les « tribunaux engorgés18 ».

Les rapports d’experts (1881)

Les rapports d’experts (1881)

Taux de « rapport d’experts » par rapport à la population du ressort de chaque cour d’appel (1881).

Vues rapprochées

33Les effets de lumière projetés par le Compte général de l’administration de la justice civile autorisent une géographie quantitative indispensable, mais insuffisante. Aussi convient-il de se rapprocher davantage et de scruter tout d’abord le département de la Seine qui ne comporte qu’un unique tribunal, alors que le ressort de la cour d’appel de Paris, compte 31 tribunaux d’instance. Entre les années 1880 et les années 1930, le poids relatif du tribunal de la Seine ne cesse de s’accroître.

Les rapports d’experts du tribunal de la Seine par rapport aux autres tribunaux du ressort de la cour d’appel de Paris (en %).

Le greffe du tribunal civil de la Seine

  • 19 Archives de Paris, D1U5/1211 ; D1U5/1212 ; D1U5/1213 ; (...)

34Les opérations d’expertise retenues sont les rapports d’experts effectivement déposés au greffe civil du tribunal de première instance du département de la Seine. Malgré cela, il s’avère extrêmement difficile de proposer une « pesée globale » des opérations d’expertise. La plupart des documents comptables ou qualitatifs que l’on pourrait transformer en séries ont disparu. Au pénal, il n’en existe aucun ; au civil, ceux qui nous sont parvenus sont lacunaires et sont constitués de registres à l’état brut. Il faut donc fabriquer ses propres statistiques à partir du matériau disponible19.

  • 20 Gazette des tribunaux, 8 juin 1877 (...)

35Aussi les résultats obtenus, s’ils donnent plus qu’un ordre de grandeur, ne peuvent prétendre à la précision relative du Compte général. D’autre part, les données consignées se répartissent parfois selon l’année civile, puis ensuite selon les années judiciaires. Quand un rapport est déposé, il faut au civil le faire connaître aux parties et le soumettre au juge. Soulignons que lorsque le tribunal homologue un rapport, il ne s’approprie pas les conclusions des experts, il se contente de constater la régularité des opérations20.

  • 21 Seules deux lettres figurent, le plus souvent c’est un R (...)

36Le « Répertoire d’experts » du tribunal civil de la Seine – autre nom donné au registre – contient en fait les dates des dépôts, la « nature » du document – malheureusement cette rubrique n’apporte aucun renseignement supplémentaire21 – le nom des avoués ou parties, les honoraires des experts, des observations et quelques autres informations. Le premier registre commence en novembre 1829 et le dernier s’achève en juin 1857.

Les rapports d’expertise déposés au greffe civil du tribunal de première instance du département de la Seine (1830-1843).

Les rapports d’expertise déposés au greffe civil du tribunal de première instance du département de la Seine (1844-1856).

37Chaque année mêle à la fois les expertises et les arbitrages. Les proportions de ces derniers varient dans le temps. Ils représentent 18 % des opérations en 1837, 27,3 % en 1839, mais seulement 6,6 % en 1853, puis disparaissent du registre l’année suivante. Or les arbitrages, parfois qualifiés d’expertises à l’amiable, font toujours partie du paysage judiciaire. C’est la tenue des livres qu’il faut incriminer, mais aussi sans doute une prise de conscience générale sur l’importance des différences qui existent véritablement entre les uns et les autres et l’impérieuse nécessité d’établir une distinction rigoureuse.

  • 22 Sur les deux schémas lorsque nous notons 1830 par commodité, il s’ (...)

38Si on s’attache maintenant, de 1830 à 1856, toujours en années judiciaires22, au nombre de rapports d’expertise, en délaissant les actes d’arbitrage, on s’aperçoit qu’il ne se manifeste guère de régularité, certaines années moins de 500 rapports sont déposés, d’autres fois, comme en 1836, les mêmes opérations sont deux fois plus nombreuses à être enregistrées par le greffe civil, soit plus de 1 000 rapports. On peut également constater que l’activité des experts se montre sensible à la conjoncture économique. À partir de la terrible crise économique du milieu du xixe siècle qui s’impose aux contemporains en 1846 jusqu’en 1852. Toutefois, toute interprétation qui irait au-delà du constat pénétrerait sur les territoires du songe et de la fantaisie. Le même regard sur l’évolution d’ensemble, mais cette fois à partir des années civiles, montre bien l’existence d’un « décrochement » à partir de 1848 et une reprise de l’activité expertale à partir de 1853.

39Pour suivre au plus près le rythme des jours, ou plutôt des saisons, on peut se demander si le temps de l’expertise connaît une dénivellation saisonnière. Pour cela, sans doute convient-il de compter, mois par mois, pour la période étudiée, soit presque trente ans, le nombre de rapports déposés. Les résultats montrent des différences significatives, pouvant aller du simple au double. C’est pendant les mois de septembre que le travail des experts se ralentit très nettement, du moins déposent-ils très peu de rapports. À l’opposé, les mois de juin et d’août – le mois de juillet les talonne cependant – connaissent une intense activité : les rapports sont finis d’être rédigés et sont enregistrés. Pendant trois décennies le mois de mars correspond également à une période laborieuse.

Répartition mensuelle des rapports d’expertise (en %).

40Globalement, il est possible de distinguer trois grands moments dans l’année : une saison creuse (septembre-octobre), une saison de forte activité (juin à août) et une saison intermédiaire qui elle-même pourrait être subdivisée en trois sous-saisons.

  • 23 Archives de Paris, D1U5/1215-1860.
  • 24 Ces registres mentionnent : « Ouvertures d’enquêtes » (325) ; « Ou (...)

41D’autres registres permettent de se placer du côté du greffe, car il enregistre la quantité des différents actes menés sous le Second Empire23, mais s’il traite bien de l’enquête, il ignore superbement l’arbitrage et l’expertise24. Il ne reste plus alors que les précédents documents. En les étudiant dans une perspective décalée, ils nous donnent toutefois d’autres informations. En effet, si on prend une séquence, à l’intérieur de la période étudiée, et que l’on retienne un trimestre, on peut alors se rendre compte du nombre de missions effectuées par chaque spécialiste diligenté par le tribunal. Seuls 30 % des experts, sur un total de 154, ont fait enregistrer au greffe plus d’un rapport. Aussi l’activité quotidienne tourne-t-elle autour d’un nombre relativement faible de personnes.

Les rapports d’expertise déposés par chaque expert.

  • 25 Rappelons que les experts dressent un seul rapport : « Ils ne (...)
  • 26 L’étude d’autres trimestres, choisis une année par semestre, une a (...)

42Le graphique en nuage ci-dessus montre bien que seuls trois experts ont rédigé plus de 20 rapports25. Ainsi au civil, de la monarchie de Juillet au Second Empire26, entre ceux qui sont sollicités à une seule occasion, en moyenne trimestrielle, et la poignée de spécialistes auxquels on demande un travail très important, existe toute une gamme de situations intermédiaires.

43L’approche financière apporte également des informations non négligeables, tout d’abord parce qu’elle est, à partir des années 1840, dans l’air du temps. Les « frais de justice » font partie de l’antienne des pouvoirs pour qui le budget de la justice relève d’une gestion dispendieuse. Ils font partie aussi des revendications des justiciables qui souhaitent une justice gratuite et demandent une justice moins onéreuse. Le « salaire des experts », selon l’expression usitée dans les palais de Justice au xixe siècle, autorise une « étude de terrain ». Le prix moyen des honoraires perçus par un expert pour une mission d’expertise est au civil, dans le tribunal de la Seine au xixe siècle, de l’ordre de 280 francs. Mais il ne s’agit bien sûr que d’une moyenne. Il serait sans doute plus exact de retrancher chaque année une ou deux expertises parmi les plus onéreuses, elles distordent en effet les réalités plus quotidiennes, et donnent l’impression d’être élevées. Dans cette perspective, l’expertise moyenne est ramenée à 242 francs. À un niveau plus global, en fonction du mode de calcul adopté, chaque mois la justice effectue une ponction financière comprise entre 16 063,25 francs et 18 563,37 francs, ce qui en dépenses annuelles donnent entre 192 759 francs et 222 760,05. D’une année sur l’autre, elles n’évoluent guère et sont un peu à l’image du budget de la justice qui reste relativement stable au xixe siècle, malgré les demandes incessantes de faire des économies.

44Toutefois, il convient de proposer une approche plus fine des dépenses afférentes aux honoraires des experts.

Le paiement des expertises civiles au xixe siècle : l’exemple du tribunal de la Seine (en francs).

45Sans doute, convient-il maintenant de procéder à un autre calcul – à partir d’un échantillon plus limité – et de retrancher toutes les expertises de plus de 500 francs, qui correspondent à 10,3 % de l’ensemble des expertises réalisées. Ces dernières, à elles seules, représentent 63,4 % de la totalité des honoraires alloués aux experts, ce qui est considérable. Inversement, 89,7 % des experts se partagent 36,62 % des sommes affectées aux expertises. Sous la monarchie de Juillet, l’écart entre l’opération d’expertise la moins bien rémunérée et l’acte le plus dispendieux dépasse les 400 points. De la sorte, si on laisse toujours de côté les expertises supérieures à 500 francs ; les honoraires moyens des experts chutent alors considérablement et cette fois l’expertise moyenne se fixe à un niveau beaucoup plus modeste : 111 francs. Malheureusement, rappelons-le, les registres n’indiquent jamais la nature de l’expertise, si ce n’est à quelques reprises lorsqu’il s’agit de « fortifications » et parfois la plume du greffier note « fortifications Saint-Denis ».

  • 27 Selon plusieurs observateurs de la fin du xixe siècle, les expertises en (...)
  • 28 En dehors des différents articles du Code civil et du Code de proc (...)
  • 29 Cass., 15 novembre 1886.

46Il arrive que l’expertise soit faite par un seul expert en matière de partage, de vente de biens de mineurs, de constatation relative à des travaux de drainage et en référé27. Ces situations ne sont pas les seules, puisqu’elles englobent aussi les expertises que les juges ordonnent d’office afin d’obtenir des renseignements dont ils ont besoin28. L’expertise, d’autre part, ne doit pas être faite par plus de trois experts, quel que soit par ailleurs le nombre des parties29. Or il faut bien convenir que les expertises collectives sont plutôt rares. Lorsqu’elles existent, elles se font dans plus de 95 % des cas à trois, dans 5 % à deux. Ces expertises plurielles ne représentent, d’après notre estimation, que 8,7 % de l’ensemble des expertises sur une période de trente ans, ce qui est effectivement modeste. Reste toutefois à évaluer ce qu’elles représentent sur le plan financier, au seul niveau des honoraires versés. En moyenne mensuelle, le volume des expertises collectives atteint 34 % de la totalité des honoraires. Pour autant, la perception du coût de l’expertise par les contemporains ne prend pas en compte cet aspect. Aucune étude en ce sens n’avait été diligentée et les discours sur l’expertise ne s’appuyaient que sur des mots et un ensemble de représentations qui avait pour eux et leurs utilisateurs la force de l’évidence.

Les travaux de la justice poitevine

  • 30 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises, (...)

47Oscar Dejean, indiquait que, au civil, la connaissance intime d’une « contrée, et des usages locaux sont des atouts et qu’il convient de nommer lorsque cela est possible des personnes qui résident dans le voisinage du lieu où doit se faire l’opération » ; toutefois, poursuivait-il « il faut aussi, dans les campagnes surtout, éviter la pression des influences locales, il est bon de prendre un des experts et quelquefois deux en dehors de la localité30 ».

48Les experts poitevins appartiennent au monde des petites villes et comme nombre de leurs homologues, ils n’offrent pas, dans leurs écrits officiels, de couleurs immatérielles ou d’effets en demi-teinte. Pourtant, la banalité des travaux d’expertise métamorphose les rapports en documents irremplaçables. Mais ils sont peu nombreux. Leur lecture répétée permet toutefois d’esquisser une approche quantitative non sérielle. À ce titre, ils sont un faisceau de lumière sur un espace très resserré.

49Le tribunal de première instance de Parthenay sera ici privilégié. Il fait partie du département des Deux-Sèvres et il est, avec les tribunaux de Jonzac, de La Rochelle et de Saintes, celui qui connaît la plus intense activité.

50La « qualité » des experts, telle qu’elle est mentionnée, n’est pas toujours d’une grande précision. Rappelons que c’est au juge seul qu’il incombe de nommer les experts. La nomination doit être faite par un jugement, tel que le spécifie le fameux article 302 du Code de procédure civil. En principe, les experts doivent être désignés aussi précisément que possible. Si l’omission du nom des experts peut entraîner la nullité, il faut bien convenir qu’aucun texte, du moins jusqu’en 1946, n’attache expressément la nullité aux mentions inexactes relatives aux noms et professions des experts désignés.

51En fait, c’est au tribunal d’apprécier la situation et un jugement postérieur a toujours la possibilité de réparer les erreurs précédemment constatées. Plus concrètement les choses se déroulaient plus simplement. On s’aperçoit que 8 % des rapports ne comportent aucune mention de la qualité de l’expert, ils sont pourtant pris en considération car les experts nommés à plusieurs reprises sont ceux qui oublient de noter leur qualité. Avec le siècle de telles lacunes ont toutefois tendance à être comblées.

52Certains experts, qui sont avisés par lettre de leur nomination par un greffier, mettent uniquement en avant, au moment de rendre leur rapport, leur statut de propriétaire, comme si, à elle seule, la propriété était gage de compétence et d’expérience. Les propriétaires représentent la majorité des experts désignés par les parties ou nommés d’office par le tribunal.

L’activité expertale dans le ressort de la cour d’appel de Poitiers en 1841.

  • 31 Voir Bernard Schnapper, « Le jury français aux xixe et xxe (...)
  • 32 Archives départementales des Deux-Sèvres, 3U4. Rapports d’experts, (...)
  • 33 Frédéric Peuillet, L’expertise judiciaire à Parthenay de 1841 (...)

53Quelques-uns, il est vrai, ajoutent une précision. Environ 30 % sont « propriétaires- agriculteurs », près de 20 % sont des « propriétaires-cultivateurs », presque autant sont des « propriétaires-maires » et 10 % des « propriétaires-meuniers ». Au civil, les experts ressemblent, dans leur composition, aux listes des jurés31. Comme ces derniers ce sont avant tout des notables (76 % habitent la campagne). Bien sûr l’exemple des Deux-Sèvres ne peut pas être généralisé sans précaution. Dans le département voisin de la Vienne, on rencontre par exemple des « propriétaires-vignerons » et des « propriétaires fermiers ». Mais ces éléments apportent des précisions, nuancent le tableau d’ensemble, sans pour autant le bouleverser. Toujours est-il que les « experts-propriétaires » représentent près de 50 % du total des experts et des rapports remis. D’autres s’attachent à indiquer une profession ou une activité et la palette est relativement étendue. Aussi toute tentative de hiérarchisation serait arbitraire. Notons la présence d’agents-voyers, d’architectes, de conducteurs de ponts et chaussées, d’entrepreneurs en bâtiment, de médecins, de vétérinaires, sans oublier les membres de la « société judiciaire », puisque l’on rencontre des notaires, des avocats, des juges aussi, comme Claude Napoléon Guérin, juge de paix du canton de Secondigny. Ce qui constitue une situation particulière, même si on reconnaît que dans certaines circonstances « un juge de paix chargé par un tribunal de visiter les lieux contentieux n’a pas le caractère d’expert, et les dispositions des lois qui règlent la matière de l’expertise ne lui sont pas applicables ». Un autre juge de paix, celui de Moncoutant, remet bien un rapport qu’il signe comme expert afin de vérifier « si les travaux par nous prescrits par notre jugement ont été effectués32 ». Frédéric Peuillet a suivi un juge du tribunal civil de Parthenay, Octave Rivasseau, qui n’intervient pas comme magistrat, mais comme expert civil. La mission qui lui est confiée consiste en l’étude de comptes. Il agit « en vertu d’une procuration spéciale ». Son rapport, qui ne se trouve pas frappé de nullité, est donc pris en considération comme les autres rapports33.

  • 34 Ce qui représente 52 % des rapports qu’il signe.

54Si les possibilités d’expertise sont presque infinies, les experts-propriétaires se voient malgré tout confier des missions balisées dans une sphère bien identifiée. Dans la très grande majorité des cas – près de 70 % – on leur demande de s’attacher aux successions ou à l’examen des comptes d’une exploitation agricole, ferme ou métairie. Nombre d’experts ne sont appelés qu’à titre occasionnel. Si l’on s’attache au seul tribunal de Parthenay, 70 % des experts-propriétaires ne remettent qu’un seul rapport. À l’opposé, un propriétaire a presque le monopole des expertises civiles. À lui seul, de 1840 à 1870, il signe, la plupart du temps seul, de rares fois avec la collaboration d’autres experts, 33 % de l’ensemble des rapports d’expertise enregistrés par le tribunal. Jean-René Ganne n’habite pourtant pas Parthenay, la capitale de la Gâtine poitevine, mais Mongazon, un village situé à quelques « portées de fusil » de l’ancienne cité médiévale. Comme pour la plupart des experts, ses « investigations » concernent d’abord les successions : étude des immeubles et estimation de la valeur des biens34, puis l’étude des relations entre propriétaires et métayers. Mais il lui arrive aussi d’examiner un mur, d’estimer les revenus annuels et les dettes d’une personne, d’évaluer un droit de passage, d’observer des réparations effectuées.

55Une telle présence peut s’expliquer de diverses manières. Comme pour les expertises médico-légales, les magistrats font appel à ceux qu’ils connaissent et qui leur ont donné, lors de leur première expertise, toute satisfaction.

  • 35 Il en est ainsi de celui que signe François Charlot, propriétaire (...)

56Même s’il n’existe pas encore de liste officielle, le tribunal a tendance à désigner toujours les mêmes experts, de la sorte ceux-ci bénéficient d’une grande autorité auprès des parties. En effet, il lui appartient de « choisir des experts capables et d’expérience ». Certains rapports, affublés du titre de « Procès-verbal d’expertise », couvrent jusqu’à 27 pages d’une écriture rectiligne et tassée35.

  • 36 Mais l’éventail va jusqu’aux vétérinaires qui examinent une jument (...)

57Quant aux représentants de la société judiciaire nommés comme experts, les plus importants numériquement, sont les notaires36. Les missions qui leur sont confiées ne différent guère parfois de celles qui sont remplies par les « propriétaires-experts ». Cependant, il leur est dévolu un secteur d’activité : l’examen des comptes. Il faut cependant noter qu’après 1865, leur rang se raréfie au point que les tribunaux ne font pratiquement plus appel à leurs compétences. Mais il ne s’agit d’une situation qu’il n’est peut-être pas possible de généraliser. Les notaires choisis par la justice examinent tantôt des registres de succession, tantôt des paiements en fournitures, tantôt encore des comptes entre un boulanger et un meunier…

ƒ

58Au civil, la crue des expertises, telle qu’on peut la percevoir à travers le prisme du Compte général, est à relativiser. Manifestement, il n’y a pas eu de croissance linéaire sur un temps long ; il n’y a pas eu davantage de marche alerte et altière vers la « massification » des rapports d’experts. En revanche, si on se situe dans un temps plus court, de 1891 aux années 1930, l’essor des expertises, à l’échelle nationale, est manifeste. Mais de même qu’il existe une géographie de la litigiosité, une géographie des contentieux, une géographie des affaires traitées, il existe une géographie de l’expertise. Toutefois, la France judiciaire tout entière ne participe pas à ce développement, plusieurs cours enregistrent un véritable recul. Si l’« explosion des spécialités » concerne d’abord le tribunal de la Seine, la poussée des rapports homologués permet d’en mieux comprendre les logiques puisqu’il se place en tête de toutes les juridictions.

  • 37 Le coût des expertises judiciaires au début du xixe siècle en Fran (...)

59Au pénal, les données font défaut. Pourtant, entre schématiquement les années 1899 – date de la proposition de loi Cruppi adoptée le 30 juin par la Chambre des députés et transmise au Sénat le 3 juillet – et les années 1910, les expertises font l’objet d’une évaluation d’ensemble. Les spécialistes les plus en vue, en particulier Lacassagne et Brouardel, montent au créneau et demandent que dans les affaires les plus graves, trois experts soient désignés, ce qui dans leur esprit, serait la « sauvegarde de la vérité », le contrepoids des « tendances de l’accusation » et surtout une conception moins inhumaine de la justice. Les services de la Chancellerie ne sont pas insensibles à l’argumentation, mais s’ils veulent bien consentir à une réforme, ils entendent que celle-ci n’ait aucune incidence sur le budget de la justice. Or d’année en année, du moins depuis 1902, date à laquelle des données chiffrées à peu près fiables sont disponibles, les frais d’expertise pénale s’accroissent, donnant le sentiment que c’est l’ensemble du domaine de l’expertise qui semble pris, sans contrôle, dans une sorte de tourmente inflationniste. Pour les uns, il s’agit d’une progression indéniable, qu’il faut sans doute maîtriser davantage, mais si la société française souhaite se doter d’une justice qui fonctionne bien, cela a un coût, et il faut donc accepter une augmentation des dépenses. Pour les autres, la montée des frais d’expertise est considérable et inquiétante. Elle risque d’entraîner la justice pénale au bord de la faillite37. Elle risque surtout, analysent les plus désabusés, d’ajourner toute réforme. Mais surtout, dénoncent quelques personnalités, elle souligne l’importance prise par l’expertise et l’ambiguïté de son statut. C’est celui-ci qu’il convient maintenant de suivre.

Rapports d’experts et jugements civils en 1881.

Notes

1 André Dehesdin, De l’expertise en matière criminelle, Paris, Arthur Rousseau, 1901, p. 6.

2 Sur cette approche, voir Frédéric Chauvaud, Le corps, l’âme et la preuve, op. cit., 2e partie.

3 Labatut, « Les faux en écriture et la photographie », Archives d’anthropologie criminelle, VIII, 1898, p. 31-39.

4 Louis Jacques Mandé Daguerre, Le Daguerréotype et le Diorama…, Stuttgart, Libr. Metzler, 1839.

5 Voir Dolf Sterberger, Panoramas du xixe siècle, Paris, Gallimard/Le Promeneur, 1996.

6 Voir Association française pour l’histoire de la justice (éd.), L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Loysel, 1993, 168 p. ; voir aussi Frédéric Chauvaud, avec la coll. de Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le comptable, op. cit., chap. 9 : « De la tourmente à l’apaisement », p. 279-314.

7 Sur la justice criminelle, voir une fois de plus Bruno Aubusson de Cavarlay, « Justice de masse : le nombre et le quantitatif dans la production judiciaire », Frédéric Chauvaud et Jacques-Guy Petit (dir.), L’histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires (1800-1939), Paris, Honoré Champion, 1998, p. 169-179.

8 Par exemple, pour l’année 1851, le total des rapports d’experts est de 6577, or si on auditionne l’ensemble des renseignements numériques, on obtient en fait 8175, soit une marge d’erreur de 20 % qui est la plus importante que nous ayons trouvée ; pour l’année 1904, le tableau donne un résultat de 8 934 alors que la somme est de 8 397 ; pour l’année 1930 le total figuré est cette fois de 12 950 alors qu’en fait il est un peu moins important : 12 715. Ces aspects soulignent que les séries du Compte doivent être lues comme marquant une tendance, dessinant à gros traits les évolutions lourdes.

9 Le Compte criminel ne lui consacre aucun tableau et l’ignore totalement.

10 Rappelons que l’article 302 ouvre le titre quatorzième qui s’intitule Des rapports d’experts. L’art. 302 est concis et ramassé : « Lorsqu’il y aura lieu à un rapport d’experts, il sera ordonné par un jugement, lequel énoncera clairement les objets de l’expertise. »

11 Frédéric Chauvaud, « Du bon usage du “cahier” et du “cahier jaune” : de la statistique morale à la statistique instrumentale. Jalons d’une réflexion critique sur les usages de la statistique judiciaire », Déviance et Société, 1998, vol. 22, n° 2, p. 181-200.

12 L’activité expertale évolue à un rythme lent et il n’est guère besoin de la suivre année par année.

13 Malgré tout il n’existe pas de correspondances mécaniques entre les grands événements parisiens et le fonctionnement de la justice quotidienne. Même les totaux de 1851 sont supérieurs à ceux de 1861.

14 En effet, si on procède autrement, en retenant le nombre moyen de rapports d’experts par an, divisé par le nombre de cours d’appel (qui varie au cours de la période étudiée de 26 à 28), on obtient les résultats suivants :

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15 Adolphe d’Angeville, Essais statistique sur la population française, Bourg, Impr. de Fré. Dufour, 1836, p. 208.

16 Il existe plusieurs méthodes, nous avons retenu une détermination des classes selon la variance optimale un peu à la manière de la discrétisation de Jencks.

17 Voir en particulier Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, CEE/PUF, Paris, Cahiers du CEE, série Protée, 1987 et Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.

18 Voir Frédéric Chauvaud, Le juge, le tribun et le comptable, op. cit., et Jacques Commaille, Territoires de justice, Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, PUF, coll. « Droit et justice », 2000.

19 Archives de Paris, D1U5/1211 ; D1U5/1212 ; D1U5/1213 ; D1U5/1214.

20 Gazette des tribunaux, 8 juin 1877 (Cassation, 6 juin 1877).

21 Seules deux lettres figurent, le plus souvent c’est un R qui signifie rapport d’expert, et un a qui correspond à un jugement arbitral.

22 Sur les deux schémas lorsque nous notons 1830 par commodité, il s’agit de l’année judiciaire qui a commencé en novembre 1829 et qui s’achève en octobre 1830.

23 Archives de Paris, D1U5/1215-1860.

24 Ces registres mentionnent : « Ouvertures d’enquêtes » (325) ; « Ouvertures de contre-enquêtes » (135) ; « Clôtures d’enquêtes » (255) ; « Clôtures de contre-enquêtes » (3) ; « Ajournement d’enquête » (1)… Voir sur l’enquête, Charles Bioche, Dictionnaire de procédure civile, 5e éd., t. 3, n° 483, et Rousseau et Laisney, Dictionnaire théorique et pratique de procédure civile, Paris, p. 123.

25 Rappelons que les experts dressent un seul rapport : « Ils ne forment qu’un seul avis à la pluralité des voix. Ils indiquent néanmoins, en cas d’avis différents, les motifs des divers avis, sans faire connaître quel a été l’avis personnel de chacun d’eux. » (Eugène Raviart, Traité formulaire de procédure générale, Libr. des Juris-Classeurs, Éd. Godde, 1933, tome premier, généralités, p. 359).

26 L’étude d’autres trimestres, choisis une année par semestre, une année sur deux, donne des résultats similaires.

27 Selon plusieurs observateurs de la fin du xixe siècle, les expertises en référé représenteraient le tiers de l’ensemble des expertises.

28 En dehors des différents articles du Code civil et du Code de procédure civile, signalons qu’en matière de référé la décision fut plus tardive (Cass., 28 août 1877).

29 Cass., 15 novembre 1886.

30 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises, en matières civiles, administratives et commerciales, Manuel des experts, 1881 (2e éd.), Paris, A. Marescq aîné, p. 15.

31 Voir Bernard Schnapper, « Le jury français aux xixe et xxe siècles », p. 165-239 ; du même auteur : « Le jury criminel, un mythe démocratique (1791-1980) », Histoire de la Justice, n° 1, 1988, p. 9- 17 ; Louis Gruel, Pardons et châtiments. Les jurés français face aux violences criminelles, Paris, Nathan, 1991, 142 p. Renée Martinage et Jean-Pierre Royer, Les destinées du jury criminel, Lille, L’Espace juridique, Hellemmes, Ester, 1990, et Frédéric Chauvaud, Les criminels du Poitou au xixe siècle. Les Monstres, les Désespérés et les Voleurs, La Crèche, Geste éditions, p. 30-36 et p. 330.

32 Archives départementales des Deux-Sèvres, 3U4. Rapports d’experts, 1845-1870.

33 Frédéric Peuillet, L’expertise judiciaire à Parthenay de 1841 à 1870. Tribunal de première instance jugeant en matière civile et commerciale, Poitiers, Mm, 1998.

34 Ce qui représente 52 % des rapports qu’il signe.

35 Il en est ainsi de celui que signe François Charlot, propriétaire agriculteur demeurant à la Salle- Guibert est chargé d’estimer des immeubles afin de savoir s’ils « peuvent être commodément partagés, suivant les droits des parties, sans en diminuer sensiblement la valeur et procéder, s’il y a lieu, à la formation des lots… ».

36 Mais l’éventail va jusqu’aux vétérinaires qui examinent une jument et dont les conclusions sont radicalement opposées : le premier affirme que l’animal, blessé à la suite d’un accident, n’a pas d’emphysème, le second prétend le contraire.

37 Le coût des expertises judiciaires au début du xixe siècle en France (en francs).

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Table des illustrations

Légende Les rapports d’experts des tribunaux de première instance par ressort des cours d’appel (1841- 1931). Comptes généraux de l’administration de la Justice civile et commerciale.
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Légende Les rapports d’experts (Aix).
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Légende Les rapports d’experts (Grenoble).
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Légende Les rapports d’experts (Montpellier).
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Légende Les rapports d’experts (Poitiers).
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Titre La géographie des rapports d’experts (1841)
Légende Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC.
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Légende Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC pour l’année 1881.
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Titre La géographie des rapports d’experts (1921)
Légende Pourcentage de rapports d’experts selon le ressort géographique de chaque cour d’appel par rapport au nombre total des rapports. D’après le CGAJCC pour l’année 1921.
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Légende L’activité expertale des cours d’appel selon les classes.
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Titre La bipolarité expertale (1861)
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Titre Les rapports d’experts (1881)
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Légende Taux de « rapport d’experts » par rapport à la population du ressort de chaque cour d’appel (1881).
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Légende Les rapports d’experts du tribunal de la Seine par rapport aux autres tribunaux du ressort de la cour d’appel de Paris (en %).
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Légende Les rapports d’expertise déposés au greffe civil du tribunal de première instance du département de la Seine (1830-1843).
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Légende Les rapports d’expertise déposés au greffe civil du tribunal de première instance du département de la Seine (1844-1856).
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Légende Répartition mensuelle des rapports d’expertise (en %).
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Légende Les rapports d’expertise déposés par chaque expert.
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Légende Le paiement des expertises civiles au xixe siècle : l’exemple du tribunal de la Seine (en francs).
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Légende L’activité expertale dans le ressort de la cour d’appel de Poitiers en 1841.
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Légende Rapports d’experts et jugements civils en 1881.
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