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Experts et expertise judiciaire

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Frédéric Chauvaud
, 
Laurence Dumoulin

Deuxième partie. La crue des expertises

Chapitre IV. L’essor des spécialités

Frédéric Chauvaud

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1Pendant longtemps la justice a distingué les « hommes » et les « choses ».

  • 1 Frédéric Chauvaud, avec la collaboration de Jean-Jacques Yvorel, Le juge l (...)
  • 2 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises, en matières (...)

2Une telle dichotomie, qui s’applique aux juges et aux juridictions, est au cœur du grand débat judiciaire de 1790 qui fonde, dans ses grands principes, le « système des tribunaux » de la France contemporaine1. En revanche, l’expertise et les experts ne sont pas l’objet de débats passionnés. Et bien souvent experts et expertises se confondent. Oscar Dejean, qui fut magistrat, se contente, dans son Manuel des experts, d’une définition volontairement vague : « On entend par expertise (du latin experiti, éprouver, expérimenter) l’opération à laquelle se livre un ou plusieurs experts2. » L’expert est donc celui qui fait une expertise. De surcroît, il peut y avoir autant d’opérations que d’experts, autant de spécialités que d’individus. Autrement dit, le domaine d’investigation des experts ne connaît en principe aucune limite. Nullement borné, il devient pourtant, pour chaque spécialiste auquel la justice a recours, de plus en plus étroit, car les savoirs, comme les exigences en matière de « compétences professionnelles », s’accroissent irrésistiblement. De toutes parts des voix s’élèvent pour annoncer la fin de la polyvalence.

  • 3 Voir chapitres I et II du présent ouvrage.
  • 4 Recueil périodique et critique Dalloz, 1935, 4, 22 (...)
  • 5 Recueil périodique et critique Dalloz, 1915, 1, 1, (...)

3Le territoire qui est ainsi dévolu à l’expertise ressemble à une terre dont on ne connaîtrait ni les dimensions, ni les contours, ni le relief. Aussi plutôt que de définir les champs possibles, le législateur a-t-il préféré s’attacher aux experts. La règle qui prévaut dans les années trente veut qu’il y ait liberté presque absolue du choix des experts3. Toutefois, comme le précise le décret-loi du 8 août 1935, la cour d’appel, réunie en assemblée générale et en chambre du conseil, une fois le procureur général entendu, peut fixer aux tribunaux et aux juges d’instruction, « près les tribunaux de son ressort », toutes les mesures qu’elle juge utiles à la bonne administration de la justice4. Autrement dit, elle peut définir des règles relatives au recrutement et à la désignation des experts. Il existe certes, depuis 1893, des listes d’experts assermentés près les tribunaux, mais elles ne concernent pas toutes les spécialités et surtout elles n’ont pas la même place au pénal et au civil. En effet, la désignation des médecins-experts est, en matière pénale, limitée à ceux dont les noms sont portés sur une liste établie annuellement par les cours d’appel. Dans les instances civiles, au contraire, il appartient au juge de choisir pour les expertises médico-légales, des médecins non inscrits sur les listes5. Ces dernières qui s’imposent très tardivement, malgré les recommandations précoces et réitérées de la Chancellerie, en 1812 ou en 1826 par exemple, reflètent pourtant toute l’importance prise par l’expertise judiciaire. Reste que les spécialités ne peuvent exister qu’à partir du moment où elles sont identifiées puis reconnues comme telles par la société globale et la justice.

Comment recenser et classer les experts ?

4Si l’esprit humain est bien une sorte de théâtre où les perceptions apparaissent et s’assemblent selon un nombre de combinaisons presque infinies, il en est de même de la scène de l’expertise. En effet, c’est parce qu’un juge ne peut pas tout connaître qu’il fait appel à un spécialiste. L’expertise est donc bien, dans l’acception la plus couramment admise, une mesure d’instruction qui consiste à charger des personnes compétentes, appelées experts, à réaliser telle ou telle opération. Toutefois plusieurs problèmes se posent avec acuité pendant la plus grande partie du xixe siècle : comment désigner un expert ? à partir de quels critères ? en un mot, de quelle façon peut-on le choisir s’il n’existe aucune liste, aucun annuaire ?

Le temps des personnalités

5En 1863, Charles Beudant propose en quelques lignes incisives un sombre portrait de la pratique de la « médecine légale judiciaire ». Il n’existe qu’incertitude et arbitraire dans les procédés et « défaut absolu de garanties soit pour la justice, soit pour les parties ». Finalement, seuls quelques textes épars prescrivent, sans plus de détails, d’avoir recours aux lumières des « hommes de l’art ». La législation offre tout au plus quelques fragments de circulaires ministérielles et quelques lambeaux de décrets. Aussi en France, affirme Charles Beudant :

  • 6 Charles Beudant, Médecine légale et expertises, Paris, (...)

« […] le personnel médico-légal n’existe pas ; les éléments qui seraient nécessaires pour le constituer ne sont pas même préparés. Le juge qui a besoin du secours de la science appelle, à sa fantaisie, un ou plusieurs médecins qu’il désigne pour faire une expertise ou un rapport […]. À Paris et dans quelques grands centres, on a cherché à diminuer les inconvénients que présente cette absence d’un personnel constitué, en désignant à l’avance une certain nombre de médecins parmi lesquels doivent être pris les experts, une sorte de tableau de médecins légistes assermentés. Mais cette désignation préalable n’est nullement obligatoire6. »

  • 7 Voir par exemple Henry Coutagne (dir), Manuel des expertises médic (...)
  • 8 Voir en particulier Ernest Durand-Morimbeau, Manuel des (...)
  • 9 Alphonse Bloch, Fodéré, médecin légiste, discours de rentrée à l’a (...)
  • 10 Voir notamment Lucien Bellier, Un des promoteurs (...)

6Quand on sait que la situation des médecins était la plus favorable parmi celles dévolues aux spécialistes auxquels la justice avait recours7, une telle démonstration permet d’avoir une idée de ce qui se passait dans les autres branches de l’expertise judiciaire, au civil comme au pénal8. Si un médecin légiste comme François-Emmanuel Fodéré est loué par la magistrature9 et presque révéré par ses pairs10, il n’en est pas de même de la « corporation » dans son ensemble.

7Tout se passe donc comme si le temps des expertises n’avait commencé qu’en 1893, année de singulières conjonctions – qui résument les préoccupations de la justice – puisque tandis que Durkheim publie De la division du travail social, se tient le premier salon de l’automobile. La justice doit se transformer, du moins partiellement, en sociologue ; il lui appartient d’avoir une connaissance fine des professions et des métiers ; il lui faut aussi composer avec la modernité qui semble faire craquer de toutes parts l’ancienne société française à un moment où les journaux vantent le triomphe de la science et s’emplissent d’articles évoquant les rayons cathodiques et les rayons X, présentent les portraits de Becquerel, de Curie, de Rutherford ou de Mendéléief.

  • 11 Gazette des tribunaux, 26 mars 1862.
  • 12 Pierre Lenoël et Yves Lemoine, Les Avenues de la République. Souvenirs de F.-V. Raspail, (...)

8Ce temps de l’expertise a été, d’une certaine façon, précédé par le temps des experts. En effet, quelques experts renommés ont pendant longtemps eu les honneurs de la presse judiciaire. C’est ainsi que la Gazette des tribunaux, organisa une réclame à peine tapageuse : « M. le professeur Ambroise Tardieu commencera le cours de médecine légale à la Faculté de médecine le lundi 7 avril 1862 à 4 heures et le continuera les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine, à la même heure11. » L’expertise se trouve dans la même situation que l’histoire événementielle qui met au cœur de sa démarche le récit de vies exemplaires. L’histoire, selon la conception que l’on s’en faisait, ne devait pas être autre chose que la relation des faits et gestes des grands hommes. Elle semblait alors se réduire tout entière à un assemblage de biographies. La situation faite à l’expertise est presque identique. La société judiciaire et le grand public ne connaissent que quelques experts à la stature nationale et parfois au rayonnement international. C’est donc aux plus « médiatiques » d’entre eux que l’on fait appel. Sous la monarchie de Juillet, l’affrontement entre Raspail et Orfila à propos de l’arsenic, est resté dans les annales judiciaires12.

9Moins connue, et à ce titre plus pertinente, l’affaire Langlois du Roulle illustre la manière dont les périodiques, au-delà de la personnalité de l’accusé et du caractère exceptionnel ou mystérieux du crime, mettent en relief tel ou tel spécialiste. Sous le Second Empire, Langlois du Roulle a été jugé une première fois par la cour d’assises de l’Eure, condamné à la peine des travaux forcés à perpétuité. La « fille Neveu », sa complice, à 20 ans. Un arrêt de la Cour de cassation renvoie les accusés devant la cour d’assises de la Seine-Inférieure et les soumet « à l’épreuve d’un second débat ». La Gazette des tribunaux indique que :

  • 13 Gazette des tribunaux , lundi 19 et mardi 20 mars, (...)

« […] la position sociale de l’accusé et les circonstances mystérieuses du crime avaient à l’origine suffit pour appeler l’attention sur ce procès. On se rappelle, en effet, que Langlois du Roulle, licencié en droit et propriétaire dans les environs de Vernon, aurait, d’après l’accusation, pendu sa jeune femme de complicité avec une servante dont il avait fait sa concubine. Il se défend en alléguant le suicide de sa femme. Depuis l’arrêt de condamnation, M. Devergie, agrégé à la Faculté de Médecine de Paris et l’auteur du Traité de médecine légale, a, sur le vu du rapport dressé par le médecin d’Evreux, délibéré une consultation dans laquelle, écartant d’une manière formelle la possibilité de l’assassinat, il conclut positivement au suicide. On dit que M. Devergie a été cité comme témoin par la défense, et que, de son côté, le ministère public a fait assigner M. Ambroise Tardieu, aussi agrégé de la Faculté de médecine de Paris, et qui est ordinairement appelé devant la Cour d’assises de la Seine quand il se présente des questions de médecine légale13. »

  • 14 Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes dans la (...)

10Outre diverses questions sur lesquelles nous reviendrons – le spécialiste appelé par la justice est-il entendu comme témoin ou comme expert ? – l’intérêt de cet extrait de la Gazette des tribunaux, qui pourrait être démultiplié, est de montrer que le procès judiciaire est un assemblage. L’éclairage peut porter sur l’affaire elle-même qui relève de l’énigme et du fait-divers14, sur les stratégies des uns et des autres, et surtout sur le savoir dont les experts sont crédités.

  • 15 Alphonse Devergie, Médecine légale théorique et pratique, Paris, 1 (...)
  • 16 Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur les attentats aux mo (...)

11Devergie15 et Tardieu16 deviennent, pour le lectorat et le public des cours d’assises, des personnages de premier plan, aussi importants que tel lanceur de mode, tel brasseur de mots ou telle célébrité. Ce sont presque des héros des temps contemporains. Le moment du procès fait place à une durée neuve : celui des spécialistes qui sortant de l’ombre occupent un espace public.

  • 17 Voici le portrait qu’en fait Bérard des Glajeux : « La mission d’e (...)

12Par la suite, en 1892, en 1893, en 1905… quelques ténors de l’expertise jouiront d’un immense prestige, seront courtisés de diverses manières, tiendront table ouverte, recevront toutes sortes de personnalités et seront même, pour certains d’entre eux, comme Brouardel17, statufiés, en présence de ministres, en 1910. L’inauguration du monument fut en quelque sorte précédée, de son vivant, par une imposante cérémonie :

  • 18 « Le monument Brouardel », Archives d’anthropologie criminelle, XXV, 1910, p. (...)

« Son vieil ami Marey, son collègue Lacassagne, son élève Gilbert, ses collaborateurs de l’Association des médecins de la Seine et de l’Association générale des médecins de France, d’autres encore, le ministre enfin, qui présidait la cérémonie, M. Chaumié, vinrent tour à tour lui dire ce qui était dans le cœur de tous les assistants et quelles raisons nous avions de l’aimer et de l’admirer18. »

  • 19 Voici par exemple ce qu’écrit encore, à propos de Brouardel, l’aut (...)
  • 20 Louis Mallard écrit par exemple que « l’expert est l’homme versé d (...)
  • 21 En particulier Legrand du Saulle qui fut « médecin-expert près le (...)

13Pourtant, les années de la Belle Époque sonnent le glas des personnalités19. Certes, ici ou là, se rencontrent quelques individus flamboyants qui trouvent dans le cadre de manifestations mi-scientifiques et mi-mondaines l’occasion de faire parler de soi. Mais ce qui frappe, c’est la métamorphose presque insensible qui se produit. En effet, tout se passe comme si les individus s’effaçaient progressivement derrière les spécialités20. La toxicologie, la chimie légale, l’expertise psychiatrique ou mentale étant désormais davantage sollicitées que tel ou tel expert. C’est peut-être la revanche du champ des savoirs sur les individus. C’est aussi le nivellement entre la justice pénale et la justice civile qui n’a guère connu d’experts célèbres, sauf sous le Second Empire21. Si, à partir de 1914, quelques experts continuent à bénéficier de l’hospitalité des journaux, ils n’ont pas la notoriété de ceux d’avant-guerre.

Le monument Brouardel.

Le temps des spécialités

14Le passage du temps des experts au temps de l’expertise n’est toutefois ni soudain ni total. Il se réalise selon un rythme décalé que l’on peut schématiser ainsi :

15Justice pénale

  • Le temps des médecins (1880-1914)
  • Le temps des ingénieurs (1880-1940)

16Justice civile

  • Le temps des comptables (1920-1940)
  • Le temps des architectes (1880-1940)

17Un semblable modèle est toutefois caricatural : les experts et les spécialités ne sont pas nécessairement bornés ou circonscrits aux juridictions civiles ou aux juridictions pénales. C’est ainsi que le « temps des chimistes » correspond à une réalité qui ne se laisse pas enfermer dans une séquence chronologique ni dans une juridiction particulière. Pour autant, les experts chimistes sont portés par une véritable dynamique. La fin du xixe siècle n’est plus seulement placée sous l’hégémonie de la grande industrie moderne, elle se mesure à l’aune des innovations et des applications industrielles dans lesquelles la chimie joue un rôle important. Les experts chimistes renforcent ainsi une trajectoire ascensionnelle sans connaître d’inflexion majeure. De la sorte, envisagés dans une perspective d’ensemble, ils apparaissent comme un groupe de spécialistes qui, sans secousses particulières, s’impose et gagne une légitimité. Il importe, songent les républicains, de créer des élites de haut niveau technique, comme en témoigne la création d’organismes de formation, à l’instar de Physique et chimie industrielle (1882).

  • 22 G. Guérin, Traité d’analyse chimique et de recherches toxicolo (...)

18Reste à observer la manière dont la société judiciaire fait une place à la chimie. Pour en prendre la mesure, prenons l’exemple de la chimie vue par le livre de G. Guérin, professeur agrégé à la faculté de médecine de Nancy et chef du laboratoire des cliniques. Spécialiste unanimement reconnu, il fut pendant longtemps, chef des travaux de la faculté de médecine de Lyon et pharmacien à l’administration des hospices22. La première partie de l’ouvrage, soit la moitié du volume, est consacrée à l’« analyse générale », c’est-à- dire aux essais au chalumeau, à l’analyse spectrale, aux réactions, recherches, séparations des corps simples, des acides minéraux et organiques, des bases… Chaque chapitre est traité avec un soin scrupuleux et le lecteur néophyte a le sentiment que tous reflètent l’expérience d’un homme de laboratoire rompu à toutes les difficultés de l’analyse. Cette première partie comporte encore, en fonction des savoirs du temps, une présentation des « éléments rares » comme l’ytrium, l’iterbium, le lanthane, l’erbium, le didyme. Le traité s’adresse en principe à un public assez vaste, or la lecture donne l’impression d’un tableau destiné à « l’instruction scientifique » des étudiants en pharmacie. Pourtant de tels métaux, apparaissent – nous sommes en 1893 – comme des « curiosités scientifiques » dont l’histoire analytique n’a qu’un rapport assez lointain avec la « chimie légale » ou la « médecine légale ».

  • 23 Sur cet aspect, voir Frédéric Chauvaud, Les experts du (...)

19Toute la seconde partie est l’exposé de l’histoire chimique des principaux poisons minéraux et organiques. L’ouvrage laisse volontairement de côté tout ce qui a trait à l’histoire médico-légale de l’empoisonnement et écarte statistiques, posologie, symptômes et examens nécropsiques. En effet, G. Guérin entend proposer un panorama de la toxicologie chimique et non une histoire générale du poison. Toutes les notions de chimie s’y trouvent, en particulier toutes celles qui se rapportent à la question des alcaloïdes qui ont suscité à la fin du xixe siècle un mouvement d’angoisse. Qualifiés pendant quelques années de « poisons invisibles », les experts doutaient de pouvoir en retrouver la trace23 et les juges redoutaient l’augmentation des empoisonnements criminels dont nul ne pourrait déceler l’existence. Les chapitres suivants sont consacrés à l’analyse des fers, des fontes et des aciers, sans oublier l’analyse chimique et bactériologique des eaux qui clôt le volume. Essentiel pour les spécialistes, l’ouvrage est ignoré du grand public qui ne voit pas en lui La référence sur la chimie judiciaire. L’opinion publique, il est vrai, a surtout retenu la figure « d’un savant très savant » : Marcelin Berthelot qui après avoir opéré la synthèse du camphre, puis celle de l’acétylène démontre qu’il est possible de procéder à la fabrication artificielle d’un corps organique, mettant ainsi un point final à l’hypothèse vitaliste et inaugurant l’« ère de la chimie rationnelle ». Il marque toutefois, au moins symboliquement, une étape décisive. 1893, date de sa publication, est l’année où la liste officielle des experts est enfin retenue, mais, c’est aussi l’année où la rédaction des Archives d’anthropologie criminelle semble réfléchir à voix haute sur les catégories et les spécialités de la chimie.

20Elle émet des doutes sur la possibilité pour un seul auteur, dans un ouvrage unique, de maîtriser les connaissances utiles aux experts susceptibles d’être diligentés par la justice. En effet, affirme-t-elle :

  • 24 Archives d’anthropologie criminelle, IX, (...)

« Par son immense développement, la chimie moderne échappe à l’effort des encyclopédistes ; il est impossible d’enfermer dans un volume, si grand soit-il, l’analyse chimique pure et appliquée. L’avenir est aux livres spéciaux et la nécessité s’en impose, en chimie plus que partout ailleurs24. »

21Autrement dit, le savoir encyclopédique semble déjà incessible et se trouve relégué au rang des chimères. Puisque toute synthèse s’avère impossible, il convient de faire appel à un nombre grandissant de spécialistes.

  • 25 Voir Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au (...)
  • 26 Voir le premier article complet : Alphonse Bertillon, « De (...)

22Les cours d’appel qui établissent les listes épousent le morcellement des disciplines. Or certaines branches, certaines méthodes même, se séparent, se divisent, se ramifient, dans des domaines ignorés par les magistrats. D’autres fois, sous les voûtes des palais de Justice, les prêtres de Thémis sont persuadés qu’après une période hésitante de constitution, les savoirs d’une spécialité sont désormais solidement établis, ne pouvant songer qu’il fut possible qu’il en soit autrement. Lorsqu’ils en prennent conscience, ils se retrouvent brusquement dans la posture de l’écrivain qui a peur du « flou ». Le délitement des certitudes et du monde des choses concrètes attisent pour un temps la perplexité de la société judiciaire. Les recherches de classement dactyloscopique illustrent ce processus. En 1910, le règne d’Alphonse Bertillon semble menacé de toutes parts. Depuis 1887, sa méthode d’identification des récidivistes25 est adoptée en France, puis se mue en modèle international, envié et exporté26. Elle consistait à établir une fiche pour chaque personne condamnée. Elle devait comprendre des renseignements relatifs au visage. Pour cela, il fallait le diviser en trois grandes catégories selon la hauteur, puis il fallait subdiviser chacune de ces dernières en trois nouvelles catégories, en fonction cette fois de la largeur. Ensuite, il convenait de mesurer l’oreille droite, classée elle aussi en trois catégories selon sa longueur et sa largeur, puis le pied gauche, et ainsi de suite. Si le bertillonnage connaît d’indéniables succès – en 1887 plus de 1 000 récidivistes sont effectivement identifiés – la méthode est d’un maniement relativement lourd et d’aucuns songent à un autre système. En France, Edmond Locard est un des premiers à vouloir faire adopter la dactyloscopie, c’est-à-dire la méthode d’identification par les empreintes digitales, retenue par Scoland Yard en 1902. Mais techniques et méthodes voient le jour à une vitesse qui alarme les spécialistes de la police scientifique et les membres de la société judiciaire. En effet, si cette dernière veut faire appel à un spécialiste des empreintes qui va-t-elle diligenter ? Comment pourrait- elle discerner, parmi les diverses techniques, la plus fiable ? Puis ensuite retenir son porte-parole le plus chevronné ? Face à une telle inflation, le vertige menace les magistrats scrupuleux et risque de les détourner de ce rameau de l’expertise. Le mouvement d’invention est d’une telle ampleur, qu’en 1910, il existait déjà dix systèmes dactyloscopiques. Les familiers de l’identification écrivent dans les revues spécialisées que l’on peut probablement ramener à trois types essentiels. Mais pour s’y reconnaître et demander à un expert d’exposer clairement et posément comment une empreinte peut être attribuée à tel ou tel individu, il faut évidement posséder « sur le bout des doigts » une science qui peut apparaître ésotérique aux non-initiés. Ni les magistrats ni les jurés ne peuvent véritablement saisir les éléments d’un savoir particulier. Écoutons Locard exposer les inconvénients du vucetichisme, méthode qui a pourtant pour elle la simplicité, la clarté et l’impossibilité apparente de laisser la place à une erreur d’interprétation :

  • 27 Edmond Locard, L’Identification des Récidivistes, Paris, Maloine, (...)

« Le classement de Vucetich a l’inconvénient d’une péréquation insuffisante. Certaines formules sont très rares, voire inexistantes, d’autres sont beaucoup plus communes, et, par exemple, les cartes tout-verticiles (V4444 V4444), ou celles n’ayant que des boucles externes à la main droite et des boucles internes à la main gauche (E3333 I2222) surabondent et prolifèrent avec une effrayante célérité27. »

  • 28 La ridge tracing est la détermination des (...)

23Quand on sait que l’on peut introduire dans le vucétichisme une part des complications galtonniennes, notamment la ridge counting qui est le dénombrement des crêtes papillaires coupées par une ligne idéale (ligne de Galton) allant du milieu du delta (ou triangle) au sommet du centre de figure (c’est-à-dire de la boucle), il est évident qu’un non initié ne peut suivre l’ensemble de l’explication et se contente des assertions de l’expert qui affirme que telle empreinte appartient bien à tel accusé parce que l’observation de la ridge counting et celle de la ridge tracing28 l’attestent.

  • 29 Voir en particulier, Philippe-Jean Hesse, « Les accidents du trava (...)
  • 30 Pour une vue d’ensemble sur la seconde industrialisation, voir Den (...)
  • 31 Voir en particulier André Gaubert, Du rôle du président du tribunal en matière (...)

24Il y a donc bien, quel que soit le domaine de l’expertise, un savoir spécial qui échappe au juge et qui constitue une spécialité mouvante nécessitant de se tenir sur le front pionnier de la recherche scientifique ou technique. Que l’on songe aux premières expertises automobiles ou aux accidents du travail29 survenus lors de la seconde industrialisation30. L’industrie verrière et une firme comme Saint-Gobain illustrent ce processus. Si elles valorisent le « savoir-faire à l’ancienne » pour les glaces, elles sont aussi à la recherche d’une plus grande productivité qui se heurte à des contraintes. La confection des bouteilles par exemple, connaît deux phases particulièrement délicates : le « cueillage » au four du verre et le soufflage. Les expertises peuvent concerner les accidents qui se sont produits lors de l’une de ces étapes. Mais la mécanisation introduite en 1890 contribue à changer le type d’accidents. Les savoirs ouvriers tendent à être niés et sont remplacés par d’autres apprentissages qui réduisent la part d’expérience et d’initiative. Les experts doivent alors décrire les plaies et les blessures qui ne ressemblent plus à celles des années antérieures, mais cela ne suffit plus, il leur faut aussi connaître le contexte de l’organisation du travail pour remplir leur mission31.

25L’exemple de la dactyloscopie, qui suscite les démonstrations ingénieuses, illustre bien la manière dont les connaissances des experts, quelle que soit la branche ou quel que soit le domaine précis d’intervention, deviennent indispensables. Un tel savoir, en construction, s’organise encore autour de quelques personnalités, mais il est ensuite approprié par d’autres spécialistes – dont le nom n’est pas associé à la création d’une discipline neuve – qui agissent comme experts. Reste à les recenser et à les faire figurer sur des listes.

Les premières listes officielles (1893-1914)

  • 32 En 1878, une commission composée de juristes et de parlementaires fut (...)

26Le tribunal de la Seine est peut-être le premier à s’être doté d’un tableau semi-officiel des experts « accrédités », et ce dès les premières années de la Troisième République. Il a ainsi précédé d’une bonne décennie le mouvement national qui, à l’échelle de chaque cour d’appel, dresse une liste des spécialistes. On assiste dès lors, dans les années 188032, à d’incessants mouvements d’ajustements qui depuis ne connaîtront pas de répit : de nouvelles catégories d’experts apparaissent, d’autres sont retranchées et disparaissent, quelques-unes sont reformulées.

L’enregistrement des spécialités : les listes de l’Almanach national

  • 33 Alain Bancaud, Une exception ordinaire, Paris, (...)
  • 34 Frédéric Chauvaud (dir.), Le sanglot judiciaire. La désacralis (...)

27Les catégories de spécialistes arrêtées par chaque cour d’appel sont d’une part le reflet de l’activité économique et sociale, et d’autre part la photographie de la nomenclature des professions perçues et représentées. En effet, les catégories retenues correspondent à l’état des activités spécialisées auxquelles la justice a eu recours ou pourrait avoir recours ; elles sont aussi le résultat d’une opération intellectuelle qui consiste à opérer un tri et un classement dans le tissu économique de la société française afin de les ordonner de telle manière que les magistrats soient guidés dans leurs choix33. La justice est donc très loin des clichés qui la représentent comme surannée, à l’écart de la vie concrète, retranchée dans une tour d’ivoire, uniquement préoccupée de sacrifier au culte de la distinction34.

  • 35 Frédéric Chauvaud, avec la collaboration de Jean-Jacques Yvorel, L (...)

28Pour suivre ce mouvement, cerner la manière dont un relevé des experts est établi, il importe de délaisser les généralités et de s’attacher à une cour d’appel précise. Les « experts de la cour d’appel de Paris et du tribunal de 1re instance de la Seine » constituent sans doute le meilleur exemple. Rappelons que, dans les années 1880, le ressort géographique de la cour d’appel de Paris est le plus vaste de France. Il s’étend sur sept départements : l’Aube, l’Eure-et-Loir, la Marne, la Seine, la Seine-et-Marne, la Seine-et- Oise et l’Yonne35.

  • 36 Almanach national, Annuaire officiel pour (...)

29En 1885, le titre donné à la liste des spécialistes, enclavée dans l’Almanach national, est le suivant : « La liste des experts admis par la commission des officiers ministériels36 ». La dénomination n’est pas immuable, elle change de temps à autre. Précisons dès maintenant que la liste dressée pour l’année judiciaire 1938-1939 contient une sorte d’avertissement aux lecteurs qui, en quelques mots, résume le mouvement de spécialisation depuis un siècle :

  • 37 Liste des spécialistes et techniciens, le plus (...)

« Dans la classification ci-dessous, il n’a pu être tenu compte que des catégories principales […]. MM. les Magistrats trouveront au secrétariat de la Présidence, un tableau beaucoup plus détaillé comprenant de très nombreuses catégories. Ils sont ainsi assurés de pouvoir s’adresser au spécialiste dont ils ont besoin37. »

30Quelques années plus tard, dans un tout autre contexte, en 1942, il est précisé que :

  • 38 Liste des spécialistes et techniciens, le plus (...)

« […] dans la première quinzaine de janvier de chaque année, les Experts doivent adresser à M. le Président du tribunal (Service du Contrôle des Expertises) un état de toutes les affaires en cours au début de ce mois, établi dans l’ordre chronologique des décisions ayant ordonné l’expertise en précisant sommairement l’état de chacune des affaires, les diligences faites et les raisons pour lesquelles la solution n’est pas encore intervenue38. »

31En 1894, paraît l’Almanach national 1895. Celui-ci comporte deux grandes divisions. Tout d’abord, les « Experts près la Cour d’appel de Paris » puis les spécialistes qui officient au sein du « Département de la Seine- Tribunal de 1re instance ». Ce document, à la fois annuaire et répertoire, n’est pas le premier. Il a été précédé par d’autres listes établies de façon officieuse. En 1877, il concerne le seul tribunal de 1re instance du département de la Seine ; et en 1881 figure pour la première fois, la cour d’appel de Paris. Il n’existe pas une liste unique pour les deux juridictions, mais deux listes successives ou accolées. Ce ne sera plus le cas après la Grande Guerre.

  • 39 Louis Mallard, Traité complet de l’expertise judiciaire, op. c (...)

32Prenons tout d’abord les experts près la cour d’appel de Paris. En 1881, ne figurent que 4 catégories ; en 1885, 6 ; en 1895, 12 ; en 1900, 15 ; en 1910, 21. De la sorte, en l’espace de trente ans, on assiste à une progression spectaculaire du nombre de spécialités reconnues et recensées. Un tel processus traduit sans doute une volonté de précision. La multiplication des catégories semble relever de l’esprit scientifique. Les sciences naturelles commencent par décrire puis par dénombrer avant de classer. La justice entend emprunter le même cheminement. L’Almanach national devient un répertoire judiciaire. Or il ne semble pas qu’il y ait de grands débats, ni même l’ombre d’une discussion générale, sur la manière dont les professions devraient être enregistrées et ventilées. Il importe de souligner que ce travail essentiel de classement qui, une fois le tri terminé, forme une véritable taxinomie officielle, a été réalisé par les greffiers sans apparemment que des consignes leur soient toujours données. C’est donc de leur propre initiative que les listes sont dressées. Ce travail de l’ombre ne bénéficie d’aucune reconnaissance. Toutefois, à partir des années 1890, dans nombre de juridictions, des commissions, composées de magistrats, se mettent en place. Elles ont à leur tête les présidents des cours et tribunaux et dressent alors des listes de personnes qui offrent toutes garanties « tant du point de vue du savoir professionnel que de l’honorabilité39 ».

33En 1881, 28 experts sont recensés ; en 1885, 43 ; en 1895, 128 ; en 1900, 160 ; en 1910, 201. La progression quantitative est ici plus importante que celle qui affecte les spécialités. Il s’agit pratiquement d’une multiplication par sept dans un laps de temps finalement assez bref. Ainsi, au moment où l’État républicain se renforce et se développe, dans le domaine de l’expertise judiciaire, au seul niveau du processus de catégorisation et de recensement des spécialistes, s’accomplit, en l’espace de trois décennies, une révolution silencieuse et globale, passée inaperçue.

34Pour mieux s’en rendre compte, il faut s’attacher aux catégories concrètes. En 1881, les spécialités se présentent ainsi : architectes (2), ingénieurs (1), interprètes (24), sourds-muets (1). À ce niveau, celui de la juridiction du second degré, la plupart des experts ont un rôle modeste ; ils sont choisis pour assurer le bon fonctionnement de la justice ; il importe en effet que les documents puissent être lus et donc traduits ; il faut que les propos des uns et des autres soient compris et donc rendus intelligibles. Comme dans toute situation de communication, il faut que l’émetteur d’un message comme son destinataire usent d’un même code et d’un même système de signes. Il n’y a donc guère d’autres compétences techniques qui soient sollicitées et mises en œuvre.

  • 40 Sur ces aspects, voir le chapitre V du présent (...)

35En 1895, la situation présente un tout autre visage. Certes, les interprètes représentent toujours la catégorie la plus nombreuse, mais en pourcentage, elle ne représente plus que 40 % (45 sur 128) contre 86 % (24 sur 28). Mais le trait saillant est ailleurs. La liste fait apparaître d’autres grands groupes de spécialistes : les architectes, les ingénieurs, puis les comptables. En 1900, le nombre d’interprètes n’a pas varié, il est toujours de 45, comme en 1895. En revanche, les architectes, les ingénieurs et les comptables connaissent une nouvelle poussée à tel point que, dix ans plus tard, tandis que le nombre d’interprètes s’affaissent – on n’en compte plus que 28 –, que les architectes restent stables, que les ingénieurs progressent légèrement, passant de 33 à 41, les comptables connaissent un essor important, ils passent de 22 à 49 membres. Désormais, ce sont les spécialistes les plus nombreux. Un tel mouvement consacre par sa seule existence l’expertise comptable et révèle la place occupée par la vérification des comptes. De la sorte, on comprend mieux aussi les exigences des comptables et la rancœur manifestée par certains d’entre eux face aux pouvoirs publics qui refusent de prendre en considération leurs revendications, dont les principales se rapportent à la reconnaissance d’une compétence et d’une profession40.

36Toutefois, la complexification de l’expertise est tout aussi importante que les mouvements d’ensemble. En 1885, les teneurs de livres, c’est-à-dire les comptables, et les joailliers constituent les deux nouvelles catégories admises sur la liste des experts. En 1895, par rapport à la situation précédente, architectes, chimistes, ingénieurs, géomètres, estimateurs, experts de marchandises en gros et matières premières, experts en objets d’art et experts en tapisserie et ameublement viennent grossir les rangs des spécialistes reconnus. À la charnière des deux siècles, en 1900, les affaires maritimes, les médecins, les artistes peintres et les sculpteurs sont les nouvelles catégories de spécialistes admis au sein de l’Almanach. L’Art apparaît désormais comme une activité lucrative, un marché et des transactions qui nécessitent un contrôle et des agents capables de procéder à une expertise. Pour autant, il ne constitue pas un groupe autonome et est dispersé dans divers domaines : « joaillerie et objets d’art », « objets d’art », « peintres (artistes) », « sculpteurs ».

371910 illustre le développement de nouvelles activités dans des registres dissemblables : l’« aérostation », la « dégustation », la « gravure sur bois », « lapidaires », les « produits céramiqués », la « photographie » et les « timbres-poste ». L’inventaire à la Prévert révèle bien les pulsations de l’économie et l’adaptation de la justice aux activités réelles de la société sans pour autant que la modernisation et l’actualisation de la liste ne soient l’objet d’une concertation ni même d’une réflexion.

  • 41 Raoul Guérin de la Grasserie, De la justice en France et à (...)
  • 42 Voir toutefois Raoul Guérin de la Grasserie, De la (...)

38Or, ce qui se passe par le biais de l’expertise est essentiel. Les esprits les plus affûtés de la société judiciaire – notamment Raoul Guérin de la Gracerie41 – demandent que la justice marche avec son temps, s’ouvre sur l’international, adopte des méthodes scientifiques, accélère la procédure, se montre plus efficiente et plus rationnelle… Loin des grands débats, l’intégration progressive et constante des spécialités, comme l’abandon de certaines branches jusqu’alors reconnues comme une spécialité se réalisent concrètement, discrètement et modestement, d’année en année. Pourtant aucune discussion tonitruante n’en rend compte. Ce n’est pas un sujet jugé digne d’attention42.

Le processus de complexification : les experts de la Seine

39Les spécialités reconnues par le département de la Seine connaissent un mouvement similaire à celui enregistré par la cour d’appel de Paris. Le phénomène, presque identique, ne peut être décrit tout à fait dans les mêmes termes, car il est plus complexe. La liste officielle fait office de séquence chronologique. Sa consultation renseigne sur l’« effondrement du passé ». Elle fait le vide d’activités passéistes et prend une valeur positive, car elle apparaît, nous l’avons précédemment observé, comme un livre ouvert sur l’avenir. Mais il importe de prendre d’abord la pesée globale du mouvement.

40En 1881, 38 spécialités figurent dans l’Almanach ; en 1885, 30 ; en 1900, 40 ; en 1910, 55. La crue des spécialisations apparaît moins probante, mais il faut se méfier des jeux d’optique. En effet, en 1881, ce sont 200 experts ; en 1885, 255 ; en 1900, 360 ; en 1910, 735. Le mouvement est peut-être moins spectaculaire, mais il est net, sans aucune ambiguïté. Les trois catégories les plus importantes au début des années 1880, par ordre décroissant, sont : les architectes, les ingénieurs et les teneurs de livres.

41La hiérarchie qui se dessine ici est identique à celle des cours d’appel. En 1885, puis en 1900, il ne se manifeste pas de bouleversements et l’ordre de grandeur reste pratiquement inchangé, même si les comptables connaissent une poussée plus forte. En 1900 se produit une sorte de secousse qui met à mal les positions respectives de chacun. Les architectes dominent. Ils sont 83 experts auxquels se sont adjoints les architectes-experts-honoraires (5) et 1 architecte-vérificateur. Mais les ingénieurs font désormais jeu égal : ils sont également 83. Et si on ajoute les ingénieurs-géomètres-estimateurs (21), ils forment en réalité le groupe le plus important. Quant aux teneurs de livres, ils franchissent le seuil des 65 représentants, ils étaient 35 en 1900. Mais la véritable surprise vient des chimistes dont le nombre s’élève dorénavant à 74. Tout se passe comme si la justice s’était décidée à suivre le mouvement de la société qui avait octroyé à la chimie une place prépondérante. La liste de 1900 comble un retard ; en 1895, ne figuraient que 18 noms.

42Les catégories officielles semblent toutefois trop vastes. Le même mouvement de précision qui conduisit à recenser les spécialités, pousse maintenant à définir des sous-catégories. Prenons cette fois l’exemple des entrepreneurs qui, en 1910, avec 26 experts, devient un groupe suffisamment compact pour illustrer cette volonté incessante d’aller plus loin et de nommer, avec le plus de précision possible, chaque composante. Précisons que les entrepreneurs n’apparaissent pas comme une catégorie spécifique et indépendante en 1895 ou en 1900. Or, quelques années avant la Première Guerre mondiale, non seulement ils s’imposent comme groupe autonome, mais ils sont aussi subdivisés en 17 sous-catégories, chacune correspondant pratiquement à un corps de métier, un peu comme si à chaque spécialité devait correspondre au moins un expert.

  • Maçonnerie 5
  • Bois à œuvrer 1
  • Charpente 2
  • Ciment et canalisation 1
  • Ciment et armé 1
  • Construction métallique 1
  • Couverture et plomberie 2
  • Fumisterie 2
  • Marbrerie 1
  • Métallurgie 1
  • Miroiterie 1
  • Pavage 1
  • Peinture 1
  • Sculpture et décoration 3
  • Marbrerie funéraire 1
  • Menuiserie 1
  • Serrurerie 1
  • 43 Alain Beltran et Pascal Griset, La Fée et la servante, Paris, (...)

43Les sources d’énergie sont tout autant révélatrices, à un niveau plus modeste de ce processus de subdivision. En 1895, le gaz, l’éclairage et la fabrication sont amalgamés et constituent la treizième catégorie sur une liste qui en comporte 34. Une telle catégorie compte trois experts. Tout laisse supposer qu’il y en avait un pour le gaz, un pour l’éclairage et un pour la fabrication. En 1910, la même rubrique existe toujours. Elle est située à la 22e place, toujours selon un classement alphabétique, et ne s’est guère étoffée : elle comporte toujours trois experts. Mais il existe désormais une autre catégorie, absente de la liste de 1895, celle de l’électricité, dotée de 25 experts. Ainsi la « fée électricité43 » n’a pas seulement, depuis l’Exposition internationale de 1881, fait la conquête de la ville et de l’usine, elle a aussi séduit les consommateurs – de 1900 à 1910 le prix du kilowatt-heure diminue pratiquement de moitié – et s’est imposée comme une réalité que la justice se devait d’accueillir.

  • 44 On n’a fabriqué en France en 1898 que 1 850 voitures.
  • 45 Gazette des tribunaux, 13 juillet 1912
  • 46 L’expert est parfois aussi proche de la juridiction commerciale, d (...)
  • 47 Voir Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, I. (...)

44Prenons encore l’exemple de l’automobile, secteur d’activité particulièrement dynamique. La France occupe alors les premiers rangs. Cette spécialisation possède d’emblée, en 1900, trois experts44 et en 1910, onze experts. On produisait alors en France, vers la même époque, environ 45 000 voitures par an. En 1911, le développement de l’industrie automobile dans l’hexagone place la France à la tête des pays industriels européens, elle n’est devancée par les États-Unis qu’en 1904. La diffusion de ce type de transports nécessite de faire appel à de nouvelles catégories d’experts. C’est ainsi, par exemple, qu’à la suite d’un accident survenu en août 1912, boulevard des Italiens à Paris, un « ingénieur expert » désigné par le juge d’instruction Worms, déclare à l’audience qu’il n’y a pas eu de sabotage, puisque, déclare-t-il, « il n’en existe aucune trace, ni sur le bois du volant, ni sur le métal45 ». En dehors de quelques cas exceptionnels, comme ci-dessus, les expertises deviennent usuelles et plus complexes. L’expert ressemble un peu à l’atelier qui est davantage un lieu où on assemble des pièces qu’un espace où l’on produit l’ensemble d’une automobile. L’expert se situe donc à la charnière de plusieurs savoirs, ne doit-il pas avoir des lumières sur les techniques de carrosserie comme sur les arbres de transmission46. Il doit aussi, pour une même marque, suivre la gamme des produits proposés. Des seules usines Billancourt de Louis Renault sortent une dizaine de modèles différents47.

45Comparons maintenant, ligne par ligne, les listes de 1895 et de 1910 et arrêtons-nous sur les entrées et les sorties, les catégories qui s’évanouissent, celles qui apparaissent. L’intervalle qui les sépare est suffisamment important pour être significatif, sans pour autant s’inscrire dans un temps long.

46Parmi les nouvelles rubriques, il faut noter : « l’Aérostation, la navigation aérienne » (4), « l’industrie du bronze » (1), « céramiqué » (10), « géologie » (2), « Hippologie » (3), « Horlogerie » (3), « Machine à écrire » (1), « Monnaie et médaille » (1), « radiophotographie » (8), « Peintre » (16), « sculpteur » (9), « gravure » (6), « verre (et cristal) » (1).

  • 48 En 1895 existe une rubrique « Tableaux, dessins, statues, objets d’art » (...)

47Concernant les « disparitions », les rubriques qui ne sont pas reportées de la liste de 1895 sur celle de 1910, il n’en existe aucune, à l’exception de la ligne « Garde et estimation de tableaux et objets d’art48 ». Autrement dit, à ce stade, la liste fonctionne par absorption et par accumulation. On ne retranche rien, on garde tout, quitte à fondre au sein d’une catégorie neuve une rubrique plus ancienne. Par exemple, en 1895, figurent une ligne 4 « Armurier » et une ligne 5 « Arquebusier » ; toutes deux sont fondues et deviennent la huitième catégorie de la liste de 1910 : « Armuriers, arquebusiers ». Les modifications s’effectuent donc à un rythme lent, sans affecter l’économie d’ensemble et sans donner le sentiment d’une redéfinition des catégories utilisées.

48Changeons maintenant l’échelle chronologique d’observation, dilatons en quelque sorte le temps de la liste de 1910 et comparons cette fois les listes des années 1881 et 1900. La rubrique armurier, absente en 1881 existe modestement en 1900 avec un expert. La rubrique « chimiste » (10 experts) de 1881 est devenue la catégorie « chimistes et pharmaciens » (25) ; la ligne, déjà observée de « tableaux, dessins, statues, objets », n’était pas présence en 1881, tout comme celle des « tailleurs », de l’« automobile », de la « fumisterie, chauffage, ventilation », de l’« horlogerie », de « gravure », de « sculpture » et celle des « greffiers de bâtiment ». En revanche, d’autres catégories existaient en 1881 et ne sont pas reprises en 1900 : « Artistes-peintres et autres », « Héraldique », « lingerie, tissus et toiles », « Moulins, usines, turbines », « literie-teinture », « Sellier-harnacheur ».

Massification et modernité

49Tous ces éléments montrent bien que l’on passe d’un monde à l’autre. Certaines activités qui semblent appartenir à une époque préindustrielle se figent dans un passé historique. Parmi les aspects les plus emblématiques, à défaut d’être les plus représentatifs, l’univers de l’artisanat rural. Les « moulins », « sellier-harnacheurs »… cessent d’avoir l’importance qu’on leur accordait au début de la Troisième République. La liste des spécialités reflète et consacre la « fin des terroirs », du moins dans l’espace géographique correspondant au ressort du tribunal de la Seine, plus vaste que la seule ville de Paris.

La place dominante de la médecine légale

  • 49 Jules Lacomblez, La Réforme des expertises, Paris, Librairie j (...)

50Reste la catégorie reine, au civil comme au pénal, celle de la médecine. Pour la seule année 1902, les frais d’expertises médico-légales représentent près de 72 % de l’ensemble des frais relatifs à l’expertise49. Mais, numériquement, les experts de cette catégorie ne sont pas nécessairement les plus nombreux. Les effectifs ne présentent qu’un rapport lointain avec leur importance réelle, du moins sur le plan financier, et avec le nombre total des expertises pratiquées. Nous avons en effet précédemment observé que trois groupes se détachaient nettement à la fin du xixe siècle, quatre à la veille de la Grande Guerre : les architectes, les ingénieurs, les chimistes et les comptables.

  • 50 Ce travail sur les catégories ne peut-être qu’une esquisse, il (...)

51En 1881, les catégories retenues50, dans le champ de l’expertise médicolégale, sont les suivantes : médecine, médecine mentale, chirurgie, accouchements, toxicologie et pharmacologie, ce qui représente un total de 26 experts. Elles évoluent ainsi :

52Le domaine de l’expertise médico-légale connaît donc, à condition d’extrapoler à partir de l’exemple du département de la Seine, un mouvement de massification et un véritable « take off » entre 1900 et 1910. Il connaît également un processus de renforcement des spécialités puisque trois nouvelles catégories, regroupant quinze experts, surgissent, en rapport avec l’évolution de la médecine comme avec la présence, à partir de 1910, de la « déesse électrique » puisque l’« électricité médicale » est désormais admise dans le sérail des expertises reconnues. Toutefois, les progressions les plus fortes affectent la chirurgie, l’ophtalmologie et la médecine mentale. Il est évident que la loi de 1898 sur les accidents de travail a contribué au gonflement des experts qui constituent ainsi, si on regroupe les différentes compétences et spécialités – au nombre de huit en 1910 – le groupe numérique le plus important.

  • 51 George Weisz, « Medical Directories and Medical Specialization in (...)

53À ce stade, il importe toutefois de souligner que l’évolution des catégories de spécialistes, dans le domaine médical, ne correspond pas à ce qu’avait trouvé et analysé George Weisz, à partir des différents guides et annuaires de médecine générale. Si l’Annuaire Roubaud rompt en 1892 avec la tradition – sa première version avait vu le jour 65 ans plus tôt – en ajoutant sa propre liste des spécialistes parisiens, ni lui ni aucune des publications de ce type ne font figurer en tant que tels les spécialistes de la médecine légale51.

54Sans doute importe-t-il pour cette catégorie, comme pour toutes les autres, de procéder par regroupement, par domaine ou par fonction. La seule enquête d’ensemble réalisée sur l’expertise est une étude contemporaine menée sur l’année 1992 qui s’attache aux expertises judiciaires civiles et administratives. Conduite par Jean-Luc le Toqueux, avec la collaboration de Dominique Delabruyère, elle s’attache au ressort de la cour d’appel de Paris et entend aborder deux questions : celle des coûts et celle des délais. Même limitée à ces deux aspects, l’enquête a le mérite d’avoir regroupé le « domaine de l’expertise » en six ensembles : « bâtiment (construction) », « médical », « baux », « finance (comptabilité) », « automobile », « autres ». Grossièrement, « plus du tiers de l’ensemble des expertises taxées touchent aux désordres affectant les bâtiments ». Un quart sont des expertises médicales. Ces six éléments de base présentent évidemment diverses combinaisons possibles, mais elles ont semblé l’approche la plus pertinente, puisqu’aussi bien le contenu des missions que la nature de l’affaire sont très souvent formulés de façon vague, sans compter que « les contenus des missions […] peuvent être les mêmes quel que soit le domaine où intervient l’expert ». Un tel travail a été mené à l’aide d’un questionnaire, mais l’historien ne peut réactualiser son matériau, adresser aux juridictions et aux magistrats du passé un formulaire, recueillir les réponses, les ordonner puis les commenter. D’autre part, en traitant à la fois du pénal et du civil et non pas du civil et de la justice administrative, les domaines retenus apparaissent trop généraux et peu efficients pour notre propos, ce qui bien sûr ne retire rien à la qualité de l’enquête mentionnée à l’instant. Dans quel groupe, par exemple, placer les « archivistes- paléographes », les « écrivains », les « interprètes-traducteurs » ou « modes, robes, confections, lingerie, tulles, dentelles, broderies, fourrures » de la liste de 1895 ? Toute refonte possède sa part d’arbitraire et les listes possèdent sans doute, du moins peut-on le suggérer, une structure logique de fonctionnement correspondant à une vision du monde.

De l’entre-deux-guerres à la Libération : élargissement et tâtonnement

  • 52 Frédéric Chauvaud, « La magistrature et les chemins incertains de (...)

55La « liste des experts » de la Belle Époque est devenue, à la fin des années 1930, la « liste des spécialistes et techniciens ». L’euphémisation, on le sait, est un procédé qui consiste à voiler une vérité afin de la rendre moins crue ou plus supportable ; c’est aussi une façon de rendre plus proche ou plus familière une réalité qui inquiète. La liste établie en 1938 donne une « table » des principales spécialités : 204 ont été retenues, allant de l’« Accouchement » au « Yachting ». Quant aux spécialistes et techniciens désignés comme experts, ils sont classés en52 catégories. L’annuaire de 1946 procède à un léger rétrécissement des spécialités, mais les deux listes sont très proches dans leur organisation générale et dans leur hiérarchie. Les spécialités qui ont les effectifs d’experts les plus importants sont dans l’ordre décroissant : 1° Médecine, 2° Ingénieurs et techniciens, 3° Traducteurs et interprètes, 4° Architectes, 5° Comptables, 6° Chimie… L’organisation qui prévaut introduit une nouvelle rupture avec la période d’avant 1914. Tout se passe comme si en mêlant les domaines de compétence « Armurerie », « Horlogerie » et les professions « Ingénieurs », « Géomètres », on reflétait les incertitudes. En effet, il n’est pas anodin de constater que la rubrique « Comptables » est devenue « Comptabilité », que la rubrique « Médecins » s’est métamorphosée en « Médecine », que la rubrique « Architectes » s’appelle « Architecture »… mais les ingénieurs restent des ingénieurs. Manifestement, on assiste à des hésitations dont la logique est probablement à rechercher du côté de la professionnalisation de la société française, qui n’épargne ni les magistrats 52 ni les experts, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

  • 53 André Dehesdin, De l’expertise en matière criminelle, Paris, A (...)
  • 54 Annuaire de la cour d’appel de Paris, 1946, op. (...)

56Les années 1930 contribuent au renforcement de la fragmentation et réalisent ce qu’annonçait un avocat à la cour d’appel de Paris au début du xxe siècle : « À mesure que les connaissances humaines s’étendent, chacun se trouve forcé de se spécialiser de plus en plus dans une sphère déterminée53. » La 44e spécialité, « Tableaux, gravure, peinture, restauration de tableaux, sculpture » souligne de façon éclairante la tendance au morcellement continu. Il importe de solliciter des spécialistes des expositions et des critiques d’art par période. Les quatre derniers siècles sont les mieux couverts. L’Antiquité semble presque totalement méconnue, et la période médiévale peu représentée. Ce qui n’est pas le cas pour la peinture, les pastels et dessins des xixe et xxe siècles, la peinture des xviie et xviiie siècles, l’ameublement des xviie et xviiie siècles, la sculpture du xviie au xxe siècle… La liste de 1946 est plus révélatrice encore. La 44e catégorie s’est volatilisée et est devenue la 3e : « Ameublement, antiquités, armes anciennes, décoration, objets d’art, sculpture, tableaux, gravures, peintures, restauration de tableaux, tapisseries, tapis ». Nouvelle classe, elle se veut presque exhaustive. On trouve pêle-mêle à la fois la décoration ancienne d’intérieur et d’extérieur, la dorure sur bois, la décoration intérieure de paquebots, les boiseries anciennes, les céramiques anciennes, les majoliques italiennes, les porcelaines et les faïences, mais aussi la renaissance italienne, le xviie siècle français, anglais, italien, les xixe et xxe siècles français, mais aussi les arts décoratifs, les arts d’Extrême- Orient, sans oublier les « arts primitifs » qui s’appliquent à l’Amérique, l’Océanie et l’Afrique… D’autre part, les responsables de l’Annuaire se sentent obligés, à quelques très rares exceptions, de donner une définition, c’est ainsi que dans la sous-catégorie « F. Tableaux (dessins, gravures, peintures) », il est spécifié qu’« il faut entendre par peinture : les tableaux, pastels, dessins, miniatures, gouaches ; gravure : les estampes et eaux-fortes ; sculptures : les sculptures pierre, bois, marbre, bronze, terre cuite ou ivoire54 ». Les éléments rapportés et ordonnés renseignent sur les goûts d’une époque. C’est ainsi que pour les porcelaines de Chine, seuls les xviie et xviiie siècles sont pris en considération. Les meubles anciens sont répartis par siècle, du xve au xixe siècle, pour chacun d’entre eux plusieurs spécialistes sont désignés.

  • 55 Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux (...)

57L’historien économiste Jean Bouvier usait parfois de fausses boutades pour présenter une question. C’est ainsi qu’il écrivait que « la comptabilité est une science qui n’est jamais exacte : elle le paraît seulement. Ce n’est d’ailleurs pas sa faute, car toute comptabilité comporte une part d’estimation et de précision55 ». Les spécialités des experts ressemblent à la discipline brocardée par Jean Bouvier. La lecture des domaines d’intervention des experts apparaît, au premier regard, rigoureuse, solide, démontrable. La liste proposée ne semble pas une vue de l’esprit ou relever d’une appréciation subjective. Qu’on en juge une dernière fois :

  • 56 Agenda de la cour d’appel de Paris et des (...)

« Agriculture
« Alimentation et dégustation
« Ameublement, antiquités, armes anciennes, décoration, objets d’art, sculpture, tableaux, gravures, peintures, restauration de tableaux, tapisserie
« Architecture
« Armurerie
« Assurances56… »

58La manière de procéder pour la première lettre de l’alphabet semble placer les responsables du classement très loin de l’impressionnisme. Chaque mot est bien une entrée pertinente, une fenêtre ouverte sur un domaine précis d’intervention. Parmi les diverses spécialités, il convient sans doute de s’arrêter quelques instants sur la catégorie « Industries et commerces divers », introduite à la fin des Années folles et qui subsiste en l’état en 1946. Cette rubrique confectionnée par la justice reflète très précisément les classes moyennes, enjeu central des années trente, composées à la fois de commerçants, de petits patrons et d’une frange flottante qui n’appartient ni à la haute bourgeoisie ni aux « classes populaires ». Toujours est-il que le découpage proposé est le suivant :

  1. Bazars
  2. Blanchisserie
  3. Charbons
  4. Coiffure
  5. Courtiers en marchandises
  6. Meunerie et Industries annexes
  7. Papeterie
  8. Pétrole
  9. Quincaillerie et Outillages divers
  10. Industries radio-électriques
  11. Teintureries
  12. L)Textiles et tissus
  13. Verrerie
  • 57 Voir par exemple André Grelon, Les Ingénieurs de la crise, Paris, EHESS, 1986 et Aimée (...)

59La liste des spécialités traduit bien la réalité des sociétés urbaines et l’existence d’un cycle économique qui, des années 1930 au tout début des années 1950, est le prélude à une transformation radicale que les Trente Glorieuses et la production de masse caractérisent, changeant du même coup la place respective de chaque spécialité57. Pour l’heure, en 1945, « les spécialistes et les techniciens », les plus souvent désignés comme Experts par la cour d’appel et le tribunal civil, se sont à la fois recomposés et accrus. Il convient toutefois de noter que l’Annuaire de la cour d’appel de Paris publié en 1946, comme celui de 1938, ne donne pas la liste des experts appelés près des juridictions répressives. Il ne s’agit pas seulement des restrictions de l’après guerre qui faisaient que le papier était souvent chichement compté. Les responsables de l’Annuaire, au nom des Éditions techniques, s’adressent à leur lectorat dans une note, placée presque aussitôt après la page de garde. L’emplacement retenu semble choisi pour ne pas échapper à l’attention d’un lecteur pressé ou distrait. La note précise que

  • 58 Agenda de la cour d’appel de Paris et des (...)

« […] cette année encore, la pénurie de papier nous contraint de supprimer, d’une part, les décorations, d’autre part, les listes de magistrats, d’avocats honoraires et les noms des membres des compagnies judiciaires morts pour la France, bien que nous sentions profondément le prix qui s’attache à leur présence dans notre souvenir. Nous avons, par contre, maintenu, et même augmenté, la somme de renseignements donnés à nos lecteurs, déjà si accrue l’année dernière par rapport à l’avant guerre58. »

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  • 59 Les différents projets qui ont tenté de fixer des règles pour l’ét (...)
  • 60 Cet aspect est retracé par Pierre Mestre, Les experts (...)

60La désignation des médecins-experts choisis parmi ceux qui étaient inscrits sur la liste dressée par la cour d’appel en vertu du célèbre décret du 21 novembre 1893 puis du 12 octobre 1904, donne le sentiment que désormais s’ouvre une autre période : celle de la « tendance au groupement ». D’autres professions n’ont pas attendu d’être réglementées pour que ses représentants figurent sur la « liste du tribunal ». Mais le greffe qui dressait la liste ne demandait pas une « justification rigoureuse de leurs aptitudes techniques59 ». Pour autant, une telle liste n’a pas de caractère obligatoire pour tous. En février 1931, la proposition déposée sur le bureau de la Chambre préconise d’étendre à « toutes les spécialités la liste du tribunal ». Et pourtant en 1934, l’annuaire officiel du tribunal de première instance de la Seine, contient une liste intitulée « liste des experts près la cour d’appel de Paris et le tribunal de 1re instance de la Seine » et à la suite d’une vive protestation émise par les autres experts, dont les noms, n’étaient pas inscrits, le titre a été modifié et est devenu : « Liste des experts le plus souvent désignés par la cour d’appel de Paris et le tribunal de la Seine60 ».

61De leur côté, les membres de la société judiciaire, quelques hommes politiques, et une poignée de chroniqueurs et de journalistes, bref tous ceux qui considèrent que les experts sont devenus une menace, prennent la plume ou la parole. Leur profusion, dénoncent-ils, est le signe tangible de leur puissance. Ils voient dans l’Annuaire, le consultant page par page, la confirmation de leurs sentiments et de leurs craintes. Les magistrats ne vont-ils pas se trouver dépossédés de leur mission ? Leur rôle ne se limitera-t-il pas à choisir tel expert plutôt que tel autre ? Il est vrai que la liste de 1938 compte 804 experts. En 1910, 731 étaient recensés. Ainsi, c’est moins du côté du nombre des spécialistes que du côté des spécialités que l’univers de l’expertise se dilate : 55 en 1910, 204 en 1938. Pour d’autres observateurs, la multiplication des spécialités et des spécialistes n’a rien d’inquiétant, bien au contraire, ce serait la preuve que la justice fonctionne mieux, puisqu’elle s’est dotée d’un nombre « d’auxiliaires » lui permettant de remplir ses missions. Aussi, au-delà des appréciations des uns et des autres, il importe de cerner l’incertaine professionnalisation des experts diligentés par la justice.

Notes

1 Frédéric Chauvaud, avec la collaboration de Jean-Jacques Yvorel, Le juge le tribun et le comptable, Paris, Economica/Anthropos, 1995.

2 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises, en matières civiles, administratives et commerciales, Manuel des experts, 1881 (2e éd.), Paris, A. Marescq aîné, p. 1.

3 Voir chapitres I et II du présent ouvrage.

4 Recueil périodique et critique Dalloz, 1935, 4, 225.

5 Recueil périodique et critique Dalloz, 1915, 1, 1, note Sarrut.

6 Charles Beudant, Médecine légale et expertises, Paris, A. Marescq aîné, 1863, p. 10.

7 Voir par exemple Henry Coutagne (dir), Manuel des expertises médicales, en matière criminelle à l’usage des magistrats instructeurs et des officiers de police judiciaire, Lyon, Storck, 1887, 274 p.

8 Voir en particulier Ernest Durand-Morimbeau, Manuel des expertises civiles, commentaire juridique et pratique du livre Ier, titre 8e, et du livre II, titre 14e, du Code de procédure civile, Paris, Chevalier-Marescq, 1891, 254 p.

9 Alphonse Bloch, Fodéré, médecin légiste, discours de rentrée à l’audience solennelle de la cour d’appel de Chambéry, 4 novembre 1879, Chambéry, Impr. Pierre Carron, 1879, 38 p.

10 Voir notamment Lucien Bellier, Un des promoteurs de la médecine légale française, François-Emmanuel Fodéré (1764-1835). Sa vie et son œuvre, thèse de médecine, Lyon, Impr. du « Nouvelliste », 1930, 80 p.

11 Gazette des tribunaux, 26 mars 1862.

12 Pierre Lenoël et Yves Lemoine, Les Avenues de la République. Souvenirs de F.-V. Raspail, Paris, Hachette, 1984.

13 Gazette des tribunaux , lundi 19 et mardi 20 mars, 1855.

14 Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes dans la France de la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 ; Marine M’Sili, Le fait divers en République, Paris, CNRS Éditions, 2000.

15 Alphonse Devergie, Médecine légale théorique et pratique, Paris, 1836, 2 vol.

16 Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur les attentats aux moeurs, Paris, J.-B. Baillière, 1857, 176 p. ; 1858, 2e éd., 176 p. ; 1859, 3e éd., 188 p. ; 6e éd., VIII, 304 p.

17 Voici le portrait qu’en fait Bérard des Glajeux : « La mission d’expert légiste à la Cour d’assises, à l’époque où je la présidais, était confiée le plus souvent au professeur de médecine légale de la faculté de Paris, le docteur Brouardel, que je vis pour la 1ère fois à Versailles […]. Le jour où il fut nommé aux fonctions de doyen de la Faculté de médecine qu’il occupe aujourd’hui, il était venu devant la Cour d’assises de la Seine que je présidais, élucider une question difficile, et le remerciant au nom de la Cour de ses explications, je le félicitais de sa nouvelle dignité avec un souhait très sincère que ces félicitations ne fussent pas des adieux. Le docteur Brouardel répondit qu’il resterait toujours aux ordres de la justice, mais de fait, sauf un cas très particulier de médecine légale, je ne le vis plus à la Cour d’assises… » (Souvenirs d’un président d’assises, Paris, Plon, 1893, p. 148-149).

18 « Le monument Brouardel », Archives d’anthropologie criminelle, XXV, 1910, p. 393.

19 Voici par exemple ce qu’écrit encore, à propos de Brouardel, l’auteur d’un compte rendu du congrès de médecine légale de 1889 : « Le professeur de médecine légale de Paris (Brouardel) est aussi le chef incontesté des médecins légistes de notre pays. Il porte haut et ferme le drapeau, et nos intérêts ne sauraient être en de meilleures mains. Les magistrats rendent hommage à son talent » (AAC, 1889-IV, p. 664).

20 Louis Mallard écrit par exemple que « l’expert est l’homme versé dans la connaissance d’une science, d’un art, d’un commerce ou d’un métier » (Traité complet de l’expertise judiciaire Guide pratique et théorique, Paris, Marchal et Billard, 1901-1909, p. 1).

21 En particulier Legrand du Saulle qui fut « médecin-expert près le tribunal civil de la Seine », auteur d’un très célèbre ouvrage sur La folie devant les tribunaux, Paris, F. Savy, 1864, 536 p.

22 G. Guérin, Traité d’analyse chimique et de recherches toxicologiques, Paris, Carré, 1893, 492 p.

23 Sur cet aspect, voir Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2000, p. 188-194.

24 Archives d’anthropologie criminelle, IX, 1994, p. 504.

25 Voir Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au xixe siècle », rapport au xxie congrès de l’Association française de criminologie, 1982, Publications de la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, t. XII, PUF, 1985, repris dans Voies nouvelles en histoire du droit, Paris/Poitiers, PUF, 1991, p. 313-351.

26 Voir le premier article complet : Alphonse Bertillon, « De l’identification par les signalements anthropométriques », Archives d’anthropologie criminelle, I, 1886, p. 193-223, article repris dans Revue pénitentiaire et de droit pénal, Bulletin de la Société générale des prisons, t. XI, 1887, n° 3, p. 272-297.

27 Edmond Locard, L’Identification des Récidivistes, Paris, Maloine, 1909 ; et du même auteur « Un nouvel essai de classement dactyloscopique », Archives d’anthropologie criminelle, XXV, 1910, p. 430- 438.

28 La ridge tracing est la détermination des rapports réciproques des lignes de base des deux triangles dans les verticilles, la forme variant suivant que la ligne de base du triangle gauche passe au-dessus ou au-dessous de celle du triangle droit, ou « s’y abouche par inosculation ».

29 Voir en particulier, Philippe-Jean Hesse, « Les accidents du travail et la notion de responsabilité civile au xixe siècle », Histoire des accidents du travail, n° 6, 1979 ; et du même auteur, « Les accidents du travail et la notion de responsabilité pénale au xixe siècle », Histoire des accidents du travail, n° 8, 1980 ; voir enfin Yvon Le Gall, « La préparation de la loi de 1898 », Histoire des accidents du travail, n° 10 et n° 11, 1981.

30 Pour une vue d’ensemble sur la seconde industrialisation, voir Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France, Paris, Seuil, 1998, 682 p. ; et pour un point de vue resserré, se reporter à Jean- Pierre Daviet, Un destin international. La compagnie de Saint-Gobain, de 1830 à 1939, Mon - treux/Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988.

31 Voir en particulier André Gaubert, Du rôle du président du tribunal en matière d’accidents du travail, thèse de droit, Paris, A. Pedone, 1910.

32 En 1878, une commission composée de juristes et de parlementaires fut réunie à l’initiative du garde des Sceaux Dufaure. Son objectif principal étant de réformer le Code d’instruction criminelle. Les travaux de la commission débouchèrent en 1880 sur un projet déposé au Sénat. Le texte envisageait de dresser une liste d’experts chaque année pour l’année suivante. La liste devait être établie par les cours d’appel sur l’avis des facultés, tribunaux, chambres de commerce. Il était donc prévu qu’en cas d’expertise le juge d’instruction choisisse son ou ses experts au sein de cette liste.

33 Alain Bancaud, Une exception ordinaire, Paris, Gallimard, Nrf essais, 2002.

34 Frédéric Chauvaud (dir.), Le sanglot judiciaire. La désacralisation de la justice de l’époque médiévale au milieu du xxe siècle, Créaphis, Grâne, 1999, 200 p.

35 Frédéric Chauvaud, avec la collaboration de Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le comptable, op. cit., 514 p.

36 Almanach national, Annuaire officiel pour 1885-1886, Paris, Berger-Levrault, 1886.

37 Liste des spécialistes et techniciens, le plus souvent désignés comme Experts par la cour d’appel de Paris et le Tribunal de 1ère instance de la Seine. Année judiciaire 1938-1939, Paris, Impr. H. Dieval, 1938.

38 Liste des spécialistes et techniciens, le plus souvent désignés comme Experts par la cour d’appel de Paris et le Tribunal de 1ère instance de la Seine. Année judiciaire 1942-1943, Impr. H. Dieval, 1942.

39 Louis Mallard, Traité complet de l’expertise judiciaire, op. cit., p. 2.

40 Sur ces aspects, voir le chapitre V du présent ouvrage.

41 Raoul Guérin de la Grasserie, De la justice en France et à l’étranger au XXe siècle. Évolution, comparaison, critique, réforme, Paris, Sirey, 1914, 3 vol., 1124 p.

42 Voir toutefois Raoul Guérin de la Grasserie, De la Classification et du rôle de la statistique parmi les sciences sociales, Nancy, Berger-Levrault, 1897, 20 p.

43 Alain Beltran et Pascal Griset, La Fée et la servante, Paris, Belin, 1991.

44 On n’a fabriqué en France en 1898 que 1 850 voitures.

45 Gazette des tribunaux, 13 juillet 1912.

46 L’expert est parfois aussi proche de la juridiction commerciale, de l’automobile au « transport » la distance n’est pas si grande.

47 Voir Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, I. Naissance de la grande entreprise (1898-1939), Paris, Seuil, 1972.

48 En 1895 existe une rubrique « Tableaux, dessins, statues, objets d’art » qui figure également sur la liste de 1910, mais comme les experts sont plus nombreux, ce sont probablement ceux qui avaient en charge l’« estimation de tableaux et objets d’art ».

49 Jules Lacomblez, La Réforme des expertises, Paris, Librairie judiciaire, 1912, p. 15.

50 Ce travail sur les catégories ne peut-être qu’une esquisse, il conviendrait comme pour le CGAJC de constituer une base DAVIDO, d’approcher à travers de multiples éclairages, l’organisation des rubriques.

51 George Weisz, « Medical Directories and Medical Specialization in France, Britain and the United States », Bulletin of the History of Medicine, spring 1997, vol. 71, 1, p. 23-69 : « Forensic medicine (« médecine légale ») absent from medical directories for most of the nineteenth and early twentieth centuries, reappeared as a recognized specialty, as medical schools began awardinf graduate diplomas in the fied » (p. 49-50).

52 Frédéric Chauvaud, « La magistrature et les chemins incertains de la professionnalisation de l’an VIII à 1958 », Pierre Guillaume (textes réunis par), La professionnalisation des classes moyennes, Talence, Éd. de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1996, p. 37-55.

53 André Dehesdin, De l’expertise en matière criminelle, Paris, Arthur Rousseau, 1901, p. 6.

54 Annuaire de la cour d’appel de Paris, 1946, op. cit., « Experts près le tribunal civil », p. 193.

55 Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (xixe-xxe siècle), Paris, SEDES, 1972, p. 275.

56 Agenda de la cour d’appel de Paris et des tribunaux de son ressort, Paris, Éditions techniques, 1946.

57 Voir par exemple André Grelon, Les Ingénieurs de la crise, Paris, EHESS, 1986 et Aimée Moutet, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, Paris, EHESS, 1997.

58 Agenda de la cour d’appel de Paris et des tribunaux de son ressort, Paris, Éditions techniques, 1946, « Note au lecteur ».

59 Les différents projets qui ont tenté de fixer des règles pour l’établissement de la liste ont été des échecs, du moins jusqu’en 1935, l’exemple le plus célèbre est sans doute l’échec du projet de loi de Louis Barthou qui fut ministre de la Justice de Briand et ami de Poincaré (Gazette du Palais, 30 juin 1910).

60 Cet aspect est retracé par Pierre Mestre, Les experts auxiliaires de la Justice civile, Paris, Sirey, 1937, p. 40.

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