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Experts et expertise judiciaire

 | 
Frédéric Chauvaud
, 
Laurence Dumoulin

Première partie. L'expertise à l'épreuve du droit

Introduction

Laurence Dumoulin

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Maurice Garçon, Histoire de la Justice sous la IIIe République, t. 3 : La fin du régime, Paris, Fa (...)

1Le champ juridico-judiciaire est fortement structuré autour de découpages et de catégorisations internes telles que ordre administratif versus ordre judiciaire, droit privé versus droit public… La dichotomie civil/pénal n’est pas la moindre de ces distinctions. Elle est omniprésente dans les facultés de droit comme dans les juridictions et marque très profondément la manière dont les juristes pensent le droit et la justice. Cette coupure fait ainsi l’effet d’un « abîme que rien ne peut combler1 ».

2La matière civile a pour objet

  • 2 François Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, 1994 (2e éd.), p. 70.

« […] la réglementation des rapports de droit privé, c’est-à-dire des droits que les particuliers peuvent exercer dans leurs rapports entre eux et des obligations réciproques pesant sur eux […] mais seulement en tant qu’ils n’ont rien de spécifiquement commercial, industriel, social ou rural, et abstraction faite des règles relatives à la réalisation judiciaire du droit2 ».

  • 3 Ibid., p. 69.
  • 4 Ibid.

3En revanche, la matière pénale relève du droit public qui comprend « l’ensemble des règles qui, dans un État donné, président à l’organisation même de cet État et qui gouvernent les rapports de l’État et de ses agents avec les particuliers3». La branche pénale du droit public « institue et ménage le droit de punir tel qu’il appartient à la société et tel qu’il est exercé en son nom par ses organes qualifiés dans le cadre de la procédure pénale4 ».

  • 5 Dans son article, Marie-Anne Frison-Roche souligne qu’aux yeux des universitaires, le droit civil, (...)
  • 6 Du fait notamment du fonctionnement de la cour d’assises : juges non professionnels, principe de l (...)

4Ces deux matières sont constitutives de spécialisations hiérarchiquement situées sur l’échelle du prestige notamment5. On sait que la matière civile est considérée comme une matière noble attirant les juristes les plus brillants par la complexité de ses raisonnements tandis que la matière pénale fait figure de parent pauvre, nettement moins valorisée à la fois par la nature des faits qu’elle traite et par l’aspect moins strictement juridique des qualités qu’elle requiert6.

5Pourtant, bien que prégnant, ce découpage n’est pas universellement porteur de sens. La notion d’expertise en tant que mode de preuve échappe, dans une certaine mesure, à cette dichotomie. L’expertise avant d’être civile ou pénale est un mode d’administration de la preuve, c’est-à-dire un moyen de prélever, conserver et exploiter les éléments de preuve qui permettent d’établir les faits et d’instruire le dossier.

6Indifféremment des références pénales et civiles, ce procédé particulier est situé à mi-chemin entre preuves directes et indirectes, au sens où

  • 7 Pierre Mestre, Les experts auxiliaires de la justice civile, thèse de droit, Paris, Sirey, 1937, p (...)

« [il] se rattache à la preuve directe quand [il] a pour mission d’éclairer l’esprit du juge, d’ajouter à ses connaissances générales plus ou moins approfondies des points techniques spéciaux lui permettant de connaître avec plus de sûreté directement le fait allégué. [Il] se rapproche de la preuve indirecte quand le juge demande à l’expert d’aller à sa place examiner les lieux sur lesquels le tribunal n’a pu descendre et de lui “rapporter” ce qu’il a vu, ce qu’il a constaté7. »

  • 8 Raymond Guillien et Jean Vincent, Lexique de termes juridiques, Paris, Dalloz, 1990 (8e éd.), arti (...)

7Dans le cadre du procès, les plaideurs peuvent recourir à des procédures d’instruction particulières : « vérification d’écritures, inscription de faux, enquête, expertise, comparution personnelle, serment, vérifications personnelles du juge, présomptions8 ». L’expertise constitue donc au pénal comme au civil une mesure d’information parmi d’autres.

  • 9 Louis Mallard, Traité-formulaire de l’expertise judiciaire en matière civile, commerciale, crimine (...)
  • 10 Henri Charliac, L’expertise en matière criminelle, Paris, Dalloz, 1937, p. 10.

8Sa spécificité réside dans le fait qu’elle est « confiée à des techniciens pour en obtenir un avis motivé, consigné dans un rapport, sur une question de leur compétence propre9 ». C’est en effet autour de la notion de compétence que s’est construite l’expertise. Compétence c’est-à-dire à la foi connaissance, savoir-faire et expérience comme en témoigne la définition suivante : « Ainsi lorsque le juge ne peut apprécier lui-même certaines questions ou certains faits, il demande à des personnes expérimentées et possédant des connaissances spéciales de lui fournir les renseignements nécessaires à sa conviction : ces personnes sont les experts10. »

9Ce n’est que lorsqu’il s’agit des modalités procédurales de la mise en œuvre de l’expertise que la distinction civil/pénal prend son sens. En vertu de l’application des codes de procédure, des règles distinctes s’appliquent suivant la matière, qu’il s’agisse de la désignation de l’expert par le juge (caractère facultatif ou obligatoire des listes de cour d’appel ou de la Cour de cassation), des règles de procédures applicables par le technicien (respect du contradictoire au civil) ou de la rémunération des experts (tarifaire au pénal, taxée au civil).

10Par ailleurs, quels que soient les points de passage observables entre ces deux matières, le clivage civil/pénal marque profondément outre le traitement juridique de ces deux matières, l’histoire de ce dispositif législatif et réglementaire. L’expertise n’a pas la même place dans la procédure civile et dans la procédure pénale : dans la première, elle fait l’objet de développements fournis et riches, dans la seconde, elle ne reçoit que quelques dispositions laconiques.

  • 11 Le terme expertise – de même que celui d’expert – est entendu au sens du Code de procédure civile, (...)

11C’est pour « coller » à ce traitement inégal, disparate et porteur sinon de sens du moins d’effets, que notre approche du droit de l’expertise depuis la Révolution jusqu’à la moitié du xxe siècle, sera structurée autour de l’axe civil/pénal11.

12Mais, avant d’entrer plus avant dans la description des principales évolutions qui ont affecté ces deux matières, il convient de dire quelques mots ici de notre approche et de la façon dont cette première partie, relative au cadre juridique, a été conçue et envisagée.

13Nous proposons ici une vision d’ensemble de l’expertise, de sa définition et de sa place dans le champ judiciaire, tels qu’ils sont présentés et appréhendés par les dispositifs juridiques formels. Cette réflexion est particulièrement importante – compte tenu des questions qu’elle pose sur le sens et la place d’acteurs de légitimité non juridique à l’intérieur même du processus judiciaire – mais aussi compte tenu du fait qu’elle représente une façon relativement originale et peu pratiquée jusque-là d’envisager l’expertise.

  • 12 Henri Ravon, Traité pratique et juridique de l’arbitrage et de l’expertise, Paris, Éd. Ducher, 189 (...)
  • 13 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises en matières civiles, administratives et (...)
  • 14 Jean Loup, « La responsabilité des experts », La semaine juridique, 1938, t. 2, n° 70, pag. multip (...)

14En effet, même si la littérature juridique sur l’expertise judiciaire est abondante, elle reste segmentée par époque, par matière, par problème. La bibliographie contient pléthore de manuels, de dictionnaires, de traités12, de guides-formulaires, de thèses, d’articles qui traitent, le plus souvent, un aspect particulier de l’expertise ou qui mettent cette question en relation avec une matière spécifique13 ou qui l’articulent à une question particulière14.

15Ces propos finalement assez segmentés éclairent utilement certains angles de l’expertise judiciaire. Mais si la technique du coup de projecteur permet une grande finesse d’approche, elle ne doit pas occulter l’intérêt d’une approche plus globale. Celle-ci pourrait offrir une vision d’ensemble, un panoramique de la législation et la réglementation de l’expertise judiciaire et de leur évolution dans le temps. Or, concernant l’expertise, une telle approche reste absente à ce jour.

16Notre travail manifeste la volonté de contribuer à combler cette lacune, en fournissant un état des lieux des matériaux, un bilan des principaux textes qui ont réglementé l’expertise pendant ce siècle et demi d’essor de la pratique expertale. Il ne s’agit pas d’une œuvre de juriste aussi fouillée et minutieuse que le serait un traité ou une histoire du droit de l’expertise. Il s’agit seulement, dans le cadre de cette première partie, de retourner aux textes (lois, décrets, circulaires), d’explorer les sources de seconde main (doctrine, jurisprudence) et de défricher ainsi le terrain de l’expertise judiciaire. Trois objectifs sont visés : dégager les grandes lignes du traitement juridique de l’expertise, pointer des textes et des moments forts qui marquent profondément le cadre normatif de l’expertise et mettre en exergue les zones d’ombres et les points problématiques qui émergent au fil de la période.

17Un premier mouvement de la réflexion sera consacré à l’évolution du cadre juridique de l’expertise civile tandis qu’une deuxième partie abordera dans ses grandes lignes l’évolution de l’expertise pénale. Une dernière partie mettra en lien les problématiques et polémiques propres à l’expertise judiciaire avec les points aveugles de la législation et de la réglementation. C’est à partir de deux polémiques récurrentes aux xixe et xxe siècles que l’expertise sera alors envisagée : la question de l’expertise pénale contradictoire et celle de l’instauration d’un statut commun à l’ensemble des experts judiciaires.

18Dans cette dernière partie, pénal et civil seront donc mêlés. Les développements précédents ne seront pas pour autant exempts d’indispensables mises en perspective du pénal et du civil, ce qui permettra de jeter des ponts entre des phénomènes qui, bien que distincts, ne sont pas cloisonnés. Les deux procédures donnent à voir un même mouvement d’encadrement de l’expertise : rigidification des règles de la législation, instauration d’un contrôle rapproché, création de sanctions à l’égard des experts, renforcement du rôle du juge… Qu’il s’agisse de la matière civile ou de la matière pénale, c’est une même nécessité qui apparaît : organiser l’expertise pour la rendre plus fiable, plus rapide et moins chère, dans un contexte de croissance généralisée de l’expertise judiciaire.

  • 15 Paul-Julien Doll, La réglementation de l’expertise en matière pénale, Paris, LGDJ, 1969, p. 4-5.
  • 16 Pierre Mestre, op. cit., p. 16-17.

19C’est bien le développement de l’expertise qui rend son organisation et sa canalisation plus indispensables et non le caractère nouveau, ou récent de cette procédure, utilisée de longue date dans le milieu judiciaire. En effet, dès la période antique, différentes civilisations et systèmes normatifs ont recours à l’expertise médico-légale – les Égyptiens, les Hébreux, les Romains – que ce soit pour constater la virginité ou la grossesse d’une femme ou bien pour estimer l’aptitude d’un individu à supporter un châtiment corporel comme le fouet15. Au Bas-Empire romain, on retrouve d’autres types d’experts : les agrimensores qui interviennent en matière de propriété foncière, les architecti et les mechanici qui s’occupent de questions de construction16.

  • 17 Paul-Julien Doll, op. cit., p. 8.

20Au Moyen Âge, si le droit canonique prévoit que les juridictions religieuses peuvent s’adjoindre des experts-médecins, la pratique de l’expertise décline cependant, en particulier du fait du développement de nouveaux modes de preuve comme « les ordalies ou recours à la justice divine et la confiance sacrée en la parole solennellement donnée, moyens qui sont venus se substituer à la connaissance par le juge, retenue dans l’Antiquité17 ».

21À la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, la réglementation de l’expertise se précise avec la multiplication des édits, arrêts et ordonnances sur cette question. Leur propos est tantôt partiel comme l’ordonnance de 1485 relative à la délimitation des propriétés, murs et terrains dans Paris, tantôt plus général comme l’ordonnance de Blois de 1579 ; de même, leur portée est plus ou moins étendue et plus ou moins durable. L’ordonnance de 1670 qui organise l’expertise médico-légale en cas de blessure ou de mort, systématise l’expertise en disposant que « toute personne blessée peut se faire visiter par un médecin et un chirurgien » lesquels prêteront serment et rendront leur avis sous la forme d’un rapport. Ce texte réglemente très précisément la procédure d’expertise. Il s’imposera progressivement comme la référence réglementaire en matière d’expertise et sera largement repris par le Code de procédure criminelle.

  • 18 Gérard Cornu, « L’élaboration du Code de procédure civile », Bernard Beignier (dir.), La codificat (...)

22Selon un processus identique, une ordonnance civile prise en 1667 fixera scrupuleusement la procédure d’expertise en indiquant les délais de comparution, le choix des experts, les moyens de récusation, le contenu et l’étendue de la mission. C’est de ce texte que s’inspirera le législateur lors de la codification, à tel point qu’on a pu dire du Code de 1807 qu’il en « était la pâle réplique18 ». Un certain nombre de textes (lois, décrets, décrets-lois et circulaires de la Chancellerie) viendront compléter et nuancer les dispositions contenues dans le Code, qui ne sera remplacé que dans les années 1970 par le Nouveau Code de procédure civile.

23Ces textes, en particulier la loi de 1944, dessinent une double évolution du rôle de l’expert : d’une part, le rapprochement du magistrat dont il tend à devenir l’auxiliaire et d’autre part, l’éloignement consécutif des parties dont il est de plus en plus dissocié. L’expert est de moins en moins le mandataire des parties et de plus en plus l’auxiliaire du juge, même si ces deux statuts ne correspondent, ni l’un ni l’autre, au statut juridique de l’expert judiciaire.

  • 19 Perceptible notamment à travers le décret-loi d’octobre 1935, relatif à l’instruction des affaires (...)

24En tout cas, la transformation progressive du rôle de l’expert n’est pas sans incidence sur la place du magistrat dans le procès civil. D’autant que cet aménagement du droit de l’expertise accompagnera un processus plus vaste d’intensification du rôle du magistrat dans la procédure civile19. En somme, pendant la période 1806-milieu du xxe siècle, l’économie des rapports magistrats-experts-parties, telle qu’elle est définie par les textes normatifs, se modifie sensiblement sous le coup tant de bouleversements juridiques que d’un contexte de contestation du fonctionnement de l’expertise. De là naîtra notamment un contrôle accru du magistrat tant sur l’expert que sur le déroulement des opérations d’expertise, qui trouvera son apogée dans le Nouveau Code de procédure civile.

Notes

1 Maurice Garçon, Histoire de la Justice sous la IIIe République, t. 3 : La fin du régime, Paris, Fayard, 1957, p. 182.

2 François Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, 1994 (2e éd.), p. 70.

3 Ibid., p. 69.

4 Ibid.

5 Dans son article, Marie-Anne Frison-Roche souligne qu’aux yeux des universitaires, le droit civil, le droit administratif ou le droit international privé [font partie] des « belles matières » (Marie-Anne Frison-Roche, « L’amour intéressé des lois particulières », Josiane Boulad-Ayoub, Bjarne Melkevik et Pierre Robert [dir.], L’amour des lois. La crise de la loi moderne dans les sociétés démocratiques, Paris, PUL/L’Harmattan, 1996, p. 349).

6 Du fait notamment du fonctionnement de la cour d’assises : juges non professionnels, principe de l’intime conviction, procédure orale, etc.

7 Pierre Mestre, Les experts auxiliaires de la justice civile, thèse de droit, Paris, Sirey, 1937, p. 2-3.

8 Raymond Guillien et Jean Vincent, Lexique de termes juridiques, Paris, Dalloz, 1990 (8e éd.), article « Preuve (procédures de) », p. 387.

9 Louis Mallard, Traité-formulaire de l’expertise judiciaire en matière civile, commerciale, criminelle, administrative et fiscale. Édition refondue par Gaston Roussel et Pierre Hertzog, Paris, Litec, 1955 (7e éd.), p. 9.

10 Henri Charliac, L’expertise en matière criminelle, Paris, Dalloz, 1937, p. 10.

11 Le terme expertise – de même que celui d’expert – est entendu au sens du Code de procédure civile, dans la mesure où la période étudiée ne prend pas en compte l’instauration du Nouveau Code de procédure civile. Pour notre période, les notions de constatation et de consultation par un technicien n’existent pas encore. En effet, jusqu’en 1973, les textes ne prévoyaient que deux mesures d’instruction confiées à un technicien : l’expertise et le constat d’audience dressé par huissier.

12 Henri Ravon, Traité pratique et juridique de l’arbitrage et de l’expertise, Paris, Éd. Ducher, 1898, 336 p. ou plus récemment Tony Moussa, Dictionnaire juridique de l’expertise en matières civile et pénale, Paris, Dalloz, 1988 (2e éd.), 404 p.

13 Oscar Dejean, Traité théorique et pratique des expertises en matières civiles, administratives et commerciales, Manuel des experts, Paris, Libr. Maresq, 1886 (2e éd.), 659 p. ou André Dehesdin, De l’expertise en matière criminelle, thèse de droit, Paris, Éd. Rousseau, 1901, 218 p.

14 Jean Loup, « La responsabilité des experts », La semaine juridique, 1938, t. 2, n° 70, pag. multiple, Pierre Hébraud, « Commentaire de la loi du 15 juillet 1944 », Recueil Dalloz, Législation, rubrique Expertise, 1945, p. 49-55 ou encore Edmond Locard, Les faux en écritures et leur expertise, Paris, Payot, 1958, 392 p.

15 Paul-Julien Doll, La réglementation de l’expertise en matière pénale, Paris, LGDJ, 1969, p. 4-5.

16 Pierre Mestre, op. cit., p. 16-17.

17 Paul-Julien Doll, op. cit., p. 8.

18 Gérard Cornu, « L’élaboration du Code de procédure civile », Bernard Beignier (dir.), La codification, Paris, Dalloz, 1996, coll. « Thèmes et commentaires », p. 75.

19 Perceptible notamment à travers le décret-loi d’octobre 1935, relatif à l’instruction des affaires civiles.

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