1Avant d'en terminer avec les arguments issus de la recherche épidémio-logique du xx^e siècle, on ne peut passer sous silence le fait qu'opposa G. Girard à la théorie de G. Blanc et M. Baltazard : comment concevoir, si les ectoparasites humains étaient bien les vecteurs de la peste, la rareté des cas de peste bubonique pendant les épisodes de peste pulmonaire1 ?

2La peste pulmonaire (dite aussi parfois « pneumonique »), extrêmement redoutable, se transmet d'homme à homme par voie aérienne. Elle est hautement contagieuse et mortelle dans 100 % des cas.

3L'épisode pulmonaire peut se déclencher de deux façons :

• soit de manière primitive par l'infection directe des muqueuses lors du dépeçage d'un animal pesteux (tarbagan, camélidés), ou lors d'un contact avec des objets souillés par des crachats infectés, les doigts étant ensuite portés aux muqueuses, à la bouche, au nez, aux yeux.
• soit de manière secondaire et par voie aérienne également, par contact avec un malade atteint de peste bubonique mais présentant une complication pulmonaire. En effet, lors de la phase septicémique de la peste bubonique, le malade peut développer une atteinte pulmonaire. Celle-ci peut advenir avant même la septicémie finale. Cheminant par la voie lymphatique, le bacille commence à essayer d'envahir la grande circulation, pouvant provoquer de courtes bouffées de bactériémie, endiguées par la fièvre. Lors de ces décharges bactériennes, une localisation pulmonaire peut se produire. Le malade qui déclare une complication pulmonaire devient alors directement infectant par ses gouttelettes de salive. Celles-ci, émises par la parole, la toux ou l'éternuement, peuvent atteindre l'entourage dans un rayon de deux à quatre mètres. Elles provoquent alors chez la personne contaminée une peste pulmonaire primitive, elle-même déclenchant à la suite une épidémie pulmonaire d'homme à homme par cette voie aérienne.

4L'épisode pulmonaire est dit a frigore, car il se déclare dans les pays froids ou pendant l'hiver des pays tempérés. En effet, les complications pulmonaires sont placées sous l'influence des basses températures. D'autre part, précise J.-N. Biraben, en pays froid et humide, [les gouttelettes de salive] restent longtemps infectées et peuvent être inhalées tant qu'elles sont en suspension dans l'atmosphère. De même, le froid permet aux crachats desséchés de rester longtemps infectés2. Hors ces zones ou ces saisons froides, la peste pulmonaire est très rare ou très limitée.

5Les caractéristiques de la peste pulmonaire semblaient offrir un argument de poids aux épidémiologistes opposés à une transmission par la puce de l'homme. En effet, elle détermine des contagions nombreuses à évolution rapide et toujours mortelle et, surtout, elle déclenche chez l'homme une septicémie constante et plus intense que dans la forme bubonique. Si bien que, si la puce humaine devait être vectrice, il semblerait logique qu'au cours d'une épidémie de peste pulmonaire apparaissent simultanément de très nombreux cas de peste bubonique, dus aux piqûres des abondantes Pulex irritans abandonnant les cadavres densément infectés.

6Or tel n'est pas le cas. Ainsi que le note G. Girard, [...] au cours des épidémies de quelque importance qui sont survenues depuis dans les pays les plus divers, la peste pulmonaire est restée parfaitement individualisée ; lorsque des cas de peste bubonique ont suivi ces manifestations pulmonaires ou même parfois ont sévi parallèlement, la preuve a toujours été donnée d'une infection murine avec participation active de X. cheopis, au moins à Madagascar [...]3.

7Wu Lien-Teh, l'observateur de la peste pulmonaire de Mandchourie, relève déjà, en 1936, cette contradiction en notant que les cas buboniques ont invariablement revêtu un caractère sporadique4. De sorte, ainsi que l'écrit R. Pollitzer, [...] si les puces ou autres ectoparasites humains tenaient une place importante dans la diffusion de la peste, on constaterait une fréquence considérable de cas buboniques dans les épidémies de peste pulmonaire, forme de la maladie caractérisée par une septicémie particulièrement marquée. En réalité, l'incidence de la peste bubonique au cours des épidémies de peste pulmonaire, qui évoluent indépendamment des épizooties murines, est presque négligeable5.

8En outre, le froid ne limite pas nécessairement les populations de Pulex irritans, qui peuvent trouver refuge dans la chaleur des vêtements des humains. Ainsi, lors de l'épidémie de peste pulmonaire de Mandchourie parmi les chasseurs de tarbagans (1910-1911), où la température était inférieure à 0°, Wu Lien-Teh constata l'abondance des puces humaines : [...] La possibilité que la rareté des cas buboniques puisse être expliquée par la pénurie des parasites humains, comme cela pourrait advenir pendant les épidémies hivernales, semble également hors de propos ; dans la Russie du Sud-Est, par exemple, les puces humaines abondent en hiver. Ces observations confirment désormais la règle selon laquelle seules les puces de rat sont d'une importance effective dans la transmission des cas buboniques6. M. Baltazard constate également dans le Kurdistan que : [...] les maisons de terre basses et sombres, fraîches en été, chaudes en hiver, aux somptueux tapis dépenaillés, grouillaient de Pulex irritans ; dans le riche et lourd costume kurde, jamais quitté au cours des longs mois de l'hiver glacé, pullulait Pediculus corporis7. Pourtant, le Kurdistan connut de nombreux épisodes pulmonaires bien caractérisés. Ainsi : Lorsque nous publiions nos premières recherches sur la peste dans le Kurdistan persan (Baltazard et al, 1952), nous n'avions observé que deux épidémies humaines, toutes deux de peste pulmonaire8. De même les deux épidémies assez meurtrières étudiées par le D^r L. Arnaud9 en 1881 et 1882 dans les villages de Ouzoun-Déré et de Dehi-Mansour, sont des pestes pulmonaires, ainsi que le réveil épidémique de 1947 à Sameleh. Au total, dans le Kurdistan, de 1947 à 1962, 161 cas dont 143 mortels sont recensés [...] en soulignant la fréquence des épisodes de peste pulmonaire et la mortalité élevée des sujets atteints10. Pour les opposants à une transmission par la puce humaine, son abondance hivernale ne s'accordait pas avec le caractère spécifique des pestes pulmonaires, sans extension bubonique, et militait en faveur de son inocuité.

9G. Blanc, en 1956, répondit bien sûr à la critique de G. Girard en s'y opposant par la seule parole de Wu Lien-Teh : [...] Girard tire argument contre notre thèse de l'absence de peste bubonique au cours des épidémies de peste pulmonaire. Encore qu'il ne s'agisse pas d'une question que nous ayons personnellement étudiée, faisons remarquer que les cas de peste bubonique ne sont pas rares au cours de ces épidémies. « Pendant les épidémies de peste pneu-monique, écrit Wu Lien-Teh [1926], il y a des cas de peste non pneumonique qui sont soit du type septicémique, soit du type bubonique. [...] Dans le cas de bubon inguinal apparu au cours de peste pneumonique sans épizootie, la possibilité d'infection directe semble devoir être écartée [...] il semble plus probable que l'infection est due à la piqûre de parasites infectés et, toute épizootie étant absente, il peut être admis que ce sont des parasites humains qui sont responsables11. » Il n'est guère objectif de la part de G. Blanc de ne citer de Wu Lien-Teh que sa proposition émise trente années plus tôt, sans tenir compte de la synthèse qu'il écrivit ensuite en 1936. Dans ce dernier ouvrage en effet, Wu Lien-Teh rectifie sa propre proposition concernant la région transbaïkale : Ainsi que mis en évidence par Wu Lien-Teh (1926), dans certains foyers de rongeurs sauvages, particulièrement en région transbaïkale, où les rats, sans être absents, sont rares, et ne sont certainement pas impliqués dans les épizooties, on est amené, par un processus d'exclusion, à impliquer les parasites humains dans la transmission de la peste bubonique d'homme à homme. Mais aussitôt après, l'auteur enchaîne : Il est cependant significatif que le nombre de cas buboniques éventuellement dus à cette source d'infection n'a jamais atteint de proportions appréciables. De même, [...] les cas buboniques advenant pendant des épidémies de peste pulmonaire, quand elles furent attribuables à des parasites humains, revêtirent systématiquement un caractère sporadique. Il est également intéressant de noter que, bien qu'à Tungliao en 1928 nous trouvâmes le bacille de la peste dans certaines puces humaines récoltées sur les corps de pestiférés, les recherches ultérieures de Jettmar (1929) furent négatives concernant P irritans mais soulignèrent, d'un autre côté, le rôle important de X. cheopis12. Wu Lien-Teh conclut à la suite au rôle possible des parasites humains sous certaines circonstances et à leur incapacité à épidémiser une peste : Nous pouvons conclure, dans l'état actuel de nos connaissances, que les parasites humains, qu'ils soient des puces, des punaises ou des poux, sont de quelque importance dans la dispersion de la peste humaine, seulement dans certaines circonstances particulières, et, à la différence des puces de rat, sont incapables d'entraîner des épidémies de peste buboniques étendues et persistantes13. G. Blanc, sans doute informé de l'importante synthèse de Wu Lien-Teh parue vingt ans avant son propre article, ne cite donc de lui qu'un extrait antérieur de dix années et élude la suite de son raisonnement, faisant de Wu Lien-Teh un défenseur de la transmission par la puce humaine alors que les travaux de ce chercheur l'avaient précisément conduit à une conclusion opposée.

10Cette polémique, basée sur la rareté des cas buboniques advenant au cours des épisodes pulmonaires, dura de la sorte une trentaine d'années. Il était nécessaire d'en rendre compte mais, cette fois, les arguments de l'une et l'autre des parties ne valent guère, car il s'agit sans doute avant tout d'un faux débat. En effet, il paraît plus judicieux de se ranger ici à l'opinion de H. H. Mollaret : la peste pulmonaire est hautement contagieuse, dès les premières heures après la contamination, et les personnes présentes autour du malade sont très exposées à une infection par voie aérienne. D'autre part, la peste pulmonaire évolue à une rapidité foudroyante, déterminant la mort de la victime en deux ou trois jours, parfois quatre. Dans ces conditions, quand bien même des membres de l'entourage seraient piqués par des puces infectées, et quelles que soient ces puces, la vitesse de l'atteinte pulmonaire ne permettrait pas d'observer le développement d'une peste bubonique contractée parallèlement. Le temps d'incubation de la peste pulmonaire est court — pouvant durer seulement quelques heures — et il est, de toute façon, plus réduit que celui de la peste bubonique. L'apparition du bubon, au 2^e ou 3^e jour de la maladie, n'aurait pas le temps d'être détectée, le malade étant déjà décédé de l'atteinte pulmonaire. Ainsi, la vitesse de la peste pulmonaire empêche très probablement toute observation clinique de cas de peste bubonique : cette non visibilité des cas buboniques ne permet donc pas de débattre sur la réalité des piqûres de puces éventuellement advenues lors d'un épisode pulmonaire. Ce débat, faussé à la base, tourne donc court ipso facto et doit être clos sans suite.