Les chemins de la peste
|Chapitre VII. Le « paradoxe justinien » et la véritable arrivée du rat noir en Occident
Texte intégral
1Le « paradoxe justinien » d'une peste médiévale sans rats, qui fonda la certitude de R. Jorge et à la suite celle de G. Blanc et M. Baltazard, constitua un argument d'une importance capitale : car cette « peste sans rats » des vie-viiie siècles en Occident semble bien avoir été l'élément déclencheur de la conception d'une contagion par la puce humaine en même temps que son illustre garant historique.
- 1 W. P. MacArthur, « The Occurrence of the Rat in early Europe. The Plague of the Philistines (1 Sam (...)
- 2 D’après R. Koller, Das Rattenbuch, Hanovre, ed. Schaper, 1932.
- 3 Ibidem.
- 4 D’après W. R. Boelter, The Rat Problem, Londres, ed. Bale and Danielsson, 1909.
- 5 Collection de Sambon, décrite par M. A. C. Hinton, Rats and Mice as Ennemies of Man, Londres, ed. (...)
- 6 R. Pollitzer, 1954, op. cit., p. 417.
2En 1952, W P. MacArthur, s'opposant à R. Pollitzer, conteste fermement l'idée, partout ordinairement admise mais jamais prouvée, d'une arrivée du rat en Occident au xiie siècle1. Selon lui, les le rats étaient déjà bien connus des Romains et la peste justinienne avait été véhiculée par eux. Reprenant quelques travaux antérieurs, il cite plusieurs éléments à l'appui de sa thèse : une tablette étrusque montrant un rat rongeant une corde de navire2, la découverte de squelettes de rats à Pompéi3, une sculpture figurant sur une tombe des années 100-150 ap. J.-C. à Reims4, une série d'offrandes votives romaines représentant des bubons et des rats5, la description symptômatologique précise que donne Grégoire de Tours de l'épidémie de 588 à Marseille, les mots de l'historien irlandais Giraldus Cambrensis (v. 1100) qui, relatant la destruction d'une bibliothèque, désigne les rongeurs responsables comme des majores mures, qui vulgariter rati vocantur [de grands muridés que l'on appelle vulgairement des rats]. L'année suivante, F. Hirst se prononce également pour une responsabilité des rats et R. Pollitzer, en 1954, se montre à la suite très réservé quant au rôle « majeur » des ectoparasites humains dans l'épisode justinien : [...] nous avons insisté sur les déclarations de certains auteurs qui ont émis l'hypothèse que les ectoparasites de l'homme étaient seuls responsables de la diffusion de la peste pendant la pandémie de l'époque de Justinien. S'il est vrai, d'après une note publiée récemment par MacArthur, que les rats existaient en Europe à cette époque, la validité de ces déclarations est remise en cause6.
- 7 G. Girard, « A quelle époque remonte la présence du rat (“Rattus rattus”) en Europe ? », Bulletin (...)
- 8 Magadalénien : dernière culture paléolithique d’Occident, à la fin de la dernière glaciation, envi (...)
- 9 Observations du Dr Bouchut, in : G. Girard, 1974, op. cit., p. 604.
- 10 G. Girard, 1974, op. cit., p. 605.
3Ces quelques prises de positions, il est vrai peu étayées, ne suffisent pas à affaiblir la certitude générale d'une arrivée tardive du rat en Europe. Si bien que vingt ans plus tard, G. Girard, partisan de la puce du rat, tente à nouveau d'ébranler ce consensus si dérangeant et qui demeurait encore, en 1974, un point névralgique de la controverse. Il expose sa conviction d'une présence du rat dès le ier siècle en Occident, avec pour seule « preuve » la représentation d'un muridé sur ce bas-relief gallo-romain de Reims, dit « la stèle aux rats » (ou l'« Autel des trois Dieux »), et qui avait déjà éveillé peu avant la guerre les soupçons du Dr E. Dujardin-Beaumetz. Il [Dujardin-Beaumetz] savait, ajoute-t-il, que la première pandémie, celle du vie siècle, la peste de Justinien dont la description des auteurs de l'époque ne laisse subsister aucun doute sur sa nature, pestis inguinaria, ne pouvait être que d'origine murine comme le furent les deux pandémies suivantes, celle du Moyen Age et celle des temps moderne7. A ce témoignage iconographique déjà connu, G. Girard ajoute celui d'un archéologue. Ce dernier est plus que confus et même surprenant, attestant la présence du rat dans le Pléistocène de l'Europe centrale, en Autriche, en Bohême, en Hongrie, dans le Magdalénien8 de la grotte de Frankenland et dans lespalafittes9En même temps que G. Girard se prononce pour la présence du rat en Europe, il désigne à tort, comme F. Hirst en 1953, Xenopsylla cheopis comme la puce vectrice pendant des trois pandémies européennes. Avec ces maigres documents, très fragiles au plan iconographique et certainement erronés au plan chronologique (Magdalénien), G. Girard, qui en est à sa trentième année de « combat » sur l'épidémiologie de la peste, tranche le nœud gordien avec certes un peu trop de témérité et conclut, avec une assurance prématurée que ses sources ne lui permettent pas : [...] l'hypothèse émise par E. Dujardin-Beaumetz (communication et lettre personnelle) sur la présence de Rattus rattus en Europe bien avant le xiie siècle et qui, pour lui, devenait une conviction dès qu'il eut connaissance de l'Autel des 3 Dieux, [...] est maintenant un fait acquis et incontestable. Aussi une déduction s'impose : l'épidémiologie de la première pandémie indiscutablement pesteuse, celle de Justinien au vie siècle n'a en rien différé de celles du Moyen Age et des temps modernes10.
4Les avancées de l'archéologie allaient finalement donner raison tant aux idées de W P. MacArthur qu'aux intuitions de E. Dujardin-Beaumetz et aux déclarations aventureuses de G. Girard.
Les découvertes de rat noir en Europe avant le xiie siècle
5Originaire d'Asie du Sud-Est, le rat noir s'établit en un premier temps sur les rives orientales et méridionales de la Méditerranée. C'est à partir de ce foyer allant du delta du Nil à la côte syrienne que pouvait commencer sa colonisation de l'Europe. Il fallait donc envisager un abondant flux d'importation proche-oriental qui lui permette d'aborder l'Occident. Les zoologues des années 1930 attribuèrent l'invasion du rongeur aux importants déplacements des Croisés, reliant Jérusalem à l'Occident chrétien. Mais, très curieusement, ils omirent l'incessant mouvement commercial et militaire romain qui, douze siècles plus tôt, avait si étroitement uni le Proche-Orient (Syrie, Judée) et la côte nord de l'Afrique (Egypte, Cyrénaï-que) aux possessions occidentales, provinces alors toutes incluses au sein de l'Empire romain, entre le iie siècle av. J.-C et le siècle d'Auguste (27 av. J.-C. - 14 ap. J.-C.) : une importation du rat noir à ces dates, depuis la Palestine ou l'Egypte, par les navires marchands et militaires romains sillonnant la mer Méditerranée, était plus que probable et même inévitable.
6C'est vers la fin des années 1970 que les archéozoologues, servis par une archéologie mieux rompue aux techniques fines de fouille et de prélèvement, s'attaquèrent à l'idée convenue de l'arrivée tardive du rat noir en Occident avec le retour des Croisés. Les recherches s'intensifiant, les ossements de rat commencèrent à sortir de terre, bien datés, et apportant des preuves irréfutables de plus en plus nombreuses de la présence du rongeur sur le sol européen dès l'époque romaine.
- 11 H. R. Stampfli, « Die Tiereste aus des römischen Villa « Ersingen-Murain » in Gegenüberstellung zu (...)
- 12 G. E. Thüry, « Zur Infektkette der Pest in hellenistisch-römischer Zeit », Jahre Anthropologische (...)
7H. R. Stampili publie dès 1965-1966 la découverte d'ossements de rats noirs dans la villa antique d'Ersingen-Murain en Suisse11 (ier siècle ap. J.-C.), et c'est G. E. Thury qui, en 1977, livre une première compilation des découvertes du rongeur en contextes archéologiques romains12.
- 13 J. D. Rackham, « Rattus rattus : the introduction of the Black rat into Britain », Antiquity, LIII (...)
- 14 P. L. Armitage, The mammalian remains from the Roman, Medieval and early Modern levels, St Magnus, (...)
- 15 Pour ne citer que les travaux les plus synthétiques : J. D. Rackham, 1979, op. cit. ; T. de Bruyn, (...)
8J. D. Rackham, en 1979, signale la présence de restes de rats dans les niveaux antiques ou du haut Moyen Age de la cité de York (ive-viiie siècles)13, suivi, en 1979, par P. L. Armitage qui exhume des restes de rats à Londres, dans des niveaux du xe siècle14. Par la suite, les découvertes vont se multiplier et, durant les années 1980, paraissent un certain nombre de travaux de synthèse15 : balayant l'hypothèse admise jusque dans les années 1970, tous les archéologues s'accordent sur une arrivée certaine de l'espèce bien antérieure à la première Croisade.
Le rythme de diffusion du rat noir en Occident, de l'Antiquité au Moyen Age
- 16 F. Audoin-Rouzeau et J.-D.Vigne, « La colonisation de l’Europe par le Rat noir (Rattus rattus ) », (...)
9Reprenant l'ensemble des découvertes de terrain signalées en Europe, F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne établissent en 199416 un bilan de la question, non tant pour fixer la date d'apparition la plus ancienne du rat noir mais pour étudier de plus près le rythme de diffusion de l'espèce immigrante sur le continent européen. On reprend ici les principaux points de ces travaux :
10Pour l'époque romaine, les découvertes portent à plus de 53 le nombre de contextes archéologiques ayant livré des restes de rats (sur 32 sites), et pour le Haut Moyen Age et le xie siècle strict (avant le retour de la première Croisade de 1096-1099), à plus de 36 contextes archéologiques (sur 25 sites). Depuis 1994, d'autres trouvailles de restes de rats sont venues élargir cet échantillon.
- 17 J.-D. Vigne et M.-C. Marinval-Vigne, « Réflexions écologiques sur le renouvellement holocène des m (...)
- 18 E. A. C. Sanders et J. W. F. Reumer, « The influence of Prehistoric and Roman migrations on the ve (...)
- 19 In : L. F. Hirst, 1953, op. cit., et King, in : P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
- 20 C. Bourgeois, « Fouilles de Thésée et Pouillé en 1975. Le Fanum (suite) », Revue Archéologique du (...)
- 21 L. de Roguin, « Données historiques nouvelles sur la présence du Rat noir Rattus rattus (L.) en Eu (...)
- 22 J.-D. Vigne et J.-M. Femolant, « Première observation de la présence du Rat noir (Rattus rattus) e (...)
- 23 J.-D.Vigne, S. Bailon et C. Vallet, « Les microvertébrés terrestres de Sierentz-Landstrasse (La Tè (...)
- 24 A. Vadet, « Etude des ossements animaux trouvés dans les fouilles du fanum de Vendeuil-Caply », Re (...)
11D'après ces données de terrain, le rat noir aurait touché l'Europe du sud entre le ive et le iie siècle av. J.-C. Il est attesté entre 393 et 151 av. J.-C. en Corse17, au iie siècle av. J.-C. aux Baléares18 (Minorque, Taula Torralba d'en Salort), et à Pompéi19. L'espèce fait ensuite son apparition en Europe occidentale non méditerranéenne dès le ier siècle ap. J.-C. (en France à Thésée et Pouillé20, à Les Ilettes (Annecy-le-Vieux)21, à Baron-Buisson Saint-Cyr22, à Sierentz-Landstrasse23, et peut-être à Vendeuil-Caply)24.
- 25 J.-N. Biraben, 1975, op. cit.
12Les deux éventuelles épidémies de peste des iiie et iie siècles av. J.-C. qui auraient touché les rives africaines et asiatiques de la Méditerranée (l'Egypte, la Lybie, la Syrie)25, ne semblent pas avoir atteint l'Europe, pas même l'Italie. Or à ces dates, l'implantation du rat noir dans l'Europe méditerranéenne est encore très faible et elle est nulle en Europe non-méditerranéenne. Cette absence expliquerait que ces régions aient alors été épargnées par la maladie, s'il s'agit bien de peste, ce qui n'est pas assuré.
13A l'époque romaine et au Haut Moyen Age, l'examen des contextes archéologiques montre une répartition encore inégale du rongeur : son implantation est hétérogène et la densité des découvertes souvent faible. Plus encore, des témoignages avérés de son absence (aucune découverte de ses ossements dans certains sites en dépit du tamisage des sédiments) indiquent que certaines régions sont encore sans doute libres de rats. Ces données permettent de suggérer que, si le rat était bien présent en Europe à ces périodes, c'était sans doute de manière beaucoup plus limitée, géographiquement, qu'aux xie-xviiie siècles. Cette situation contraste en effet avec l'abondance des trouvailles enregistrées à partir du plein Moyen Age : avec le xie siècle, on assiste à une franche augmentation de sa présence, puisqu'on trouve ses restes dans 90 % des contextes où la microfaune mammalienne a été examinée, puis, à partir du xive siècle, dans 100 % des contextes fouillés. A cette période, l'implantation du rat en Occident est donc parvenue à saturation, ce qui ne serait pas le cas avant le xie siècle.
14Rongeur sédentaire, le rat noir ne peut, en climat tempéré, s'étendre que transporté par l'homme. En cas de présence faible, on peut donc s'attendre à le trouver localisé sporadiquement dans des foyers portuaires et le long des axes commerciaux, mais non pas à l'écart de ces zones privilégiées. A l'inverse, une présence dense sera révélée par des implantations rencontrées loin des côtes et des principales voies de transport, et jusque dans des villages écartés, témoins d'une dissémination générale de l'espèce.
A l'époque romaine
- 26 Carte tirée de : F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, « Le Rat noir (Rattus rattus) en Europe antique (...)
15La localisation des trouvailles de restes de rats antiques est à cet égard assez révélatrice (voir fig. n° 326).
- 27 Cité d’Augustomagus, située sur la voie Agrippa, in : S. Lepetz, F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, (...)
- 28 situé à 11 km de Senlis : J.-D. Vigne et J.-M. Fémolant, 1991, op. cit.
- 29 Situé à moins de 10 km de la voie romaine reliant Beauvais à Amiens, in : A. Vadet, 1985, op. cit.
- 30 Cité de Nematacum, située au carrefour de deux voies du réseau d’Agrippa, in : S. Lepetz, Etude os (...)
- 31 L. de Roguin, 1991, op. cit.
- 32 E. Schmid, « Über Knochenfunde aus der römischen Stadt Augusta Raurica », Actes du viie Congrès In (...)
- 33 H. R. Stampfli, 1965-66, op. cit.
- 34 P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
- 35 T. P. O’ Connor, « Bones from 46-54 Fishergate », in : P. V. Addyman (éd.), The Archaeology of Yor (...)
- 36 T. P. O’ Connor, in : P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
16Il est repéré dans des sites côtiers, sur les rives de la Manche, de la Mer du Nord ou de la Méditerranée, dans des sites fluviaux, le long du Rhône, du Rhin, de la Loire, du Danube (fleuves doublés pas la voie romaine), de la Drave, ou bien dans des sites bordant l'une des principales voies terrestres : c'est le cas, en France, pour la voie nord-sud du réseau d'Agrippa et ses abords, avec les sites de Senlis27, de Baron-Buisson Saint-Cyr28, de Vendeuil-Caply29, d'Arras30, ou du site des Ilettes, situé à proximité de la voie impériale reliant le col du Petit-Saint-Bernard à Genève31. En Suisse, on relève, également tout proches de la voie antique qui relie le Rhône au Rhin, les rats de Augst32 et d'Ersingen-Murain33, en Grande-Bretagne, ceux de Londres34 et de York35, le long de la grande voie romaine sud-nord, et ceux de Wroxeter36, sur la voie qui contourne le pays de Galles.
17Cette répartition en rapport étroit avec les voies majeures de circulation témoignerait d'une implantation liée au commerce et au transport. La distribution géographique des trouvailles, jointe à la présomption d'une faible densité, permet de proposer l'hypothèse d'une présence restreinte du rat noir dans l'Europe antique, établie sous forme de foyers isolés, tous liés aux principaux axes commerciaux maritimes, fluviaux ou terrestres.
Au haut Moyen Age
- 37 Carte tirée de : F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, 1997, op. cit., p. 402.
18La répartition et la densité des découvertes de rats datés du haut Moyen Age (voir fig. n° 437) sont assez comparables à celles de la période romaine, ce qui suggère que le transport du rat vers l'intérieur des terres à partir des lieux de colonisation ne s'est guère opéré au cours de cette période - qui n'est pas celle d'une croissance des échanges ni de la démographie, jusqu'au viie siècle au moins.
- 38 G. Fourquin, Histoire économique de l’Occident médiéval, A. Colin, Paris, 1990, 341 p.
- 39 P. Costiou et A. Grenouilloux, « Avant les Croisades, les rats médiévaux d’Andone (950-1028), Fran (...)
19Les trouvailles sont de même localisées sur les côtes, excepté en zone méditerranéenne littorale où le rat n'est pas strictement commensal et où on peut le trouver éloigné des rives. Hors cette région, on le repère à nouveau en bord ou à proximité de fleuves (le Rhône, la Seine) et le long des grandes voies terrestres. Rappelons que les voies romaines n'étaient pas hors d'usage au Haut Moyen Âge mais que « la voie antique, même après l'an mil, est restée en bien des régions une réalité vivante38 ». Ainsi les sites anglais ayant livré du rat se trouvent-ils à proximité de l'ancienne voie romaine sud-nord, cet axe Londres-York demeurant une liaison commerciale majeure aux viie-xe siècles. Le site français d'Andone39, où le rat est également présent, est situé à l'intérieur des terres, en bordure de l'ancien axe est-ouest du réseau d'Agrippa.

36 : Invillino-Ibligo ; 37 : Naples ; Sézegnin ; 39 : Szczecin(Stettin) ; 40 York-Skledergate ; 41 : Andone ; 42 ; Birka ; 43 : Castellu ; 44 : Chevreuse ; 45 :Colletière-Charavine ; 46 : Ename ; 48Haithabu ; 49 :Lincoln ; 50 : Londres-St Magnus ; 51 : Lund ; 51 :Netherton ; 53 : Rathmullan ; 54 ; Raylegh Castle ; 55 : Reigate ; 56 : Scharstorf ; 57 : Stanford ; 58 : Unterregenbach ; 59 : Walton ; 60 :Walton ; 61 :York-Coppergate. Les références sont données dans Aubin-Rouzeau et Vigne(1994)
20Les témoignages archéologiques permettent donc d'envisager que l'implantation du rat noir au Haut Moyen Age ne s'est guère modifiée ni étendue par rapport à l'époque romaine.
21Du ier au xe siècle, la présence du rat apparaît donc encore inégale, clairsemée, les colonies de rongeurs étant localisées, inféodées aux principales places des échanges et aux voies du commerce.
Les contrastes des deux pandémies médiévales et l'implantation différente du rat noir
- 40 40. d’après J.-N. Biraben et J. Le Goff, 1969, op. cit.
- 41 Ibidem, p. 1499.
22L'analyse géographique des poussées de la peste justinienne (reportées dans leurs extensions maximales sur la fig. n° 440), montre une répartition de la maladie elle aussi très liée aux axes commerciaux. L'analyse de J. Le Goff témoigne de cette nette corrélation : Ses points d'entrée en Occident, ses voies de pénétration, ses aires de diffusion révèlent quelques aspects fondamentaux de l'Occident barbare des vie-viie siècles. [...] l'importance des communications fluviales et d'abord de l'axe Rhône-Saône se retrouvent à travers la géographie des épidémies. Les textes hagiographiques [...] nous révèlent les limites septentrionales du fléau : la Loire, la Marne, le Rhin, les Alpes qui épousent la frontière des points de rupture de charge, des zones urbanisées, des terminus des voies du commerce oriental41.
- 42 J.-D. Vigne, Anthropisation et Evolution des communautés de vertébrés dans le bassin méditerranéen (...)
23Les poussées de la peste justinienne en Europe ne sont pas persistantes et restent localisées dans les régions méditerranéennes, s'étendant parfois, mais non toujours, au long des deux axes Rhône-Saône et Loire en France, au long de l'Ebre en Espagne. Cette caractéristique très frappante de la première pandémie européenne correspond bien à un substrat de rats hétérogène et non continu, tel qu'évoqué précédemment. J.-D. Vigne envisage pour sa part que, durant ce premier millénaire et hors de la zone provençale, les populations de rats aient présenté une certaine instabilité : L'hypothèse à laquelle je suis parvenu pour le rat, en collaboration avec F. Audoin-Rouzeau, est celle d'une colonisation en deux temps. Entre le 4e-2e s. av. J.-C. et le Moyen Age central, les colonies sont peu nombreuses, localisées sur les grands axes de circulation humaine et peut-être uniquement entretenues par un flux régulier d'immigrants (métapopulations). L'accélération des échanges commerciaux et l'accroissement des sociétés humaines, du bâti et des activités agricoles et industrielles a ensuite permis la mise en place de populations commensales stables, qui ont permis le développement des grandes épidémies de peste à partir du 14e s42.
24Aussi peut-on proposer un lien de cause à effet direct entre la diffusion différente des rats et l'extension très dissemblable des deux pandémies médiévales : quand l'implantation des rats est limitée au haut Moyen Age, l'avance de la peste est semblablement restreinte.
- 43 J.-N. Biraben et J. Le Goff, 1969, op. cit., p. 1500-1507.
25En outre, les poussées successives de la peste justinienne sont de portée inégale43. Leur recul progressif entre le vie et le viiie siècle pourrait correspondre à une rupture ou à un amoindrissement du flux d'importation des rats, après la chute de l'Empire romain. La récession commerciale du sud méditerranéen ne permettrait plus l'alimentation et le maintien de maillons persistants entre les colonies de rats locales : les trois premières poussées, de 541 à 574, pénètrent assez profondément la France, jusqu'à Trèves sur l'axe sud/nord-est, et jusqu'à Bourges sur l'axe sud/nord-ouest ; les quatrième et cinquième poussées, de 580 à 591, témoignent d'un premier reflux, la diffusion vers l'intérieur s'arrêtant à Lyon vers le nord et à Albi vers l'ouest. A partir de 599, les zones tempérées ne sont même plus touchées. Les assauts de la peste ont démantelé le grand commerce méditerranéen, le limitant à un cabotage plus modeste, et l'épidémie se circonscrit en France à la frange littorale, de Nice à Narbonne (599 à 694), où le rat, sous ce climat favorable, a très probablement pu maintenir des implantations stables, entretenues par le trafic côtier.
- 44 lorsque ces sites ont fait l’objet d’une fouille fine ou d’un tamisage des sédiments.
26Au xive siècle, après l'expansion économique, urbaine et démographique des xie-xiiie siècles, la situation n'est plus du tout comparable : les rats se sont étendus très nombreux à tout l'Occident et tous les sites archéologiques sans exception44 livrent ses restes osseux. La maladie, en abordant l'Europe en 1347, se propage cette fois très rapidement et sur la totalité du territoire, passant de l'Italie à Moscou en cinq années. Dans un continent alors saturé de rats, elle y prend des proportions sans commune mesure avec celles de l'épidémie précédente.
27Ainsi, vingt ans après que G. Girard l'ait trop audacieusement proposé, les enquêtes archéozoologiques ont permis d'établir la présence certaine du rat noir en Europe dès l'époque romaine. De ce fait, la garantie historique qui donnait tant de poids à la théorie de R. Jorge et de ses successeurs s'écroule : la peste justinienne ne s'est pas faite sans rats. L'hypothèse de la seule transmission via la puce de l'homme au cours des vie-viiie siècles se trouve ainsi sapée dans ses fondements. L'évidence fournie par l'archéologie sur ce point crucial débarrasse donc définitivement l'histoire de la peste du « paradoxe justinien », qui ne devait son existence qu'à l'insuffisance des fouilles d'alors et à la puissance des idées préconçues.
28En outre, l'implantation graduelle du rongeur, telle que reflétée par la distribution de ses restes osseux, permet de rendre compte des portées géographiques très différentes des épidémies du haut et du bas Moyen Age, ajoutant un argument de poids au lien entre la peste et le rat.
29Enfin, le reflux progressif des poussées de la peste justinienne concorde avec la récession du grand commerce méditerranéen, importateur involontaire de rats.
30Mais, avec cet apport décisif de l'archéologie, la controverse n'est pas pour autant entièrement résolue : en effet G. Blanc et M. Baltazard, outre les expériences de laboratoire et les arguments historiques sur lesquels ils s'appuyèrent, fournirent quantité d'autres preuves secondaires à l'appui de leur théorie d'une transmission par la puce humaine. Ces arguments sont loin d'être négligeables et il est nécessaire de les examiner à leur tour.
Notes
1 W. P. MacArthur, « The Occurrence of the Rat in early Europe. The Plague of the Philistines (1 Sam., 5, 6) », Transactions of the Royal Society of Tropical Medecine and Hygiene, vol. 46, n° 2, 1952, p. 209-212.
2 D’après R. Koller, Das Rattenbuch, Hanovre, ed. Schaper, 1932.
3 Ibidem.
4 D’après W. R. Boelter, The Rat Problem, Londres, ed. Bale and Danielsson, 1909.
5 Collection de Sambon, décrite par M. A. C. Hinton, Rats and Mice as Ennemies of Man, Londres, ed. British Museum, 1931.
6 R. Pollitzer, 1954, op. cit., p. 417.
7 G. Girard, « A quelle époque remonte la présence du rat (“Rattus rattus”) en Europe ? », Bulletin de la Société de Pathologie exotique, 67, 1974, p. 601-606, p. 603.
8 Magadalénien : dernière culture paléolithique d’Occident, à la fin de la dernière glaciation, environ 12.000 ans avant J.-C.
9 Observations du Dr Bouchut, in : G. Girard, 1974, op. cit., p. 604.
10 G. Girard, 1974, op. cit., p. 605.
11 H. R. Stampfli, « Die Tiereste aus des römischen Villa « Ersingen-Murain » in Gegenüberstellung zu anderen zeitgleichen Funden aus der Schweiz und dem Ausland », Jahrb. D. Bernischen Hist. Mus. in Bern, vol. 45 (6), 1965-66, p. 449-469.
12 G. E. Thüry, « Zur Infektkette der Pest in hellenistisch-römischer Zeit », Jahre Anthropologische Staatssamlung München 1902-1977, Festschrift 75, 1977, p. 275-283.
13 J. D. Rackham, « Rattus rattus : the introduction of the Black rat into Britain », Antiquity, LIII, 1979, p. 112-120.
14 P. L. Armitage, The mammalian remains from the Roman, Medieval and early Modern levels, St Magnus, City of London, Level III, Archival Report, Museum of London, inéd., 1979.
15 Pour ne citer que les travaux les plus synthétiques : J. D. Rackham, 1979, op. cit. ; T. de Bruyn, Huisrat (Rattus rattus) en bruine Rat (Rattus norvegicus) in archeozoologische context, Rijksuniversiteit Gent, Fakulteit der Wetenschappen, 1980-81, 75 p. ; P. L. Armitage, B. West et K. Steedman, « New evidence of Black Rat in Roman London, The London Archaeologist, London, vol. 4, t. 14, 1984, p. 375-383 ; M. Teichert, « Beitrag zur Faunengeschichte der Hausratte, Rattus rattus, L. ZfA Z. Archäol., vol. 19, 1985, p. 263-269 ; F. Audoin-Rouzeau, « Point sur les rats », Anthropozoologica, vol. 1, 1986, p. 11-13 ; A. Ervynck, Archeozoölogisch Onderzoek van de Zwarte Rat (Rattus rattus) en den Bruine Rat (Rattus norvegicus), Faculteit Wetenschappen Rijksuniversiteit Gant, Akademiejaar, 1989, 305 p.
16 F. Audoin-Rouzeau et J.-D.Vigne, « La colonisation de l’Europe par le Rat noir (Rattus rattus ) », Revue de Paléobiologie, vol. 13, n° 1, 1994, p. 125-145.
17 J.-D. Vigne et M.-C. Marinval-Vigne, « Réflexions écologiques sur le renouvellement holocène des micromammifères en Corse : les données préliminaires des fossiles du Monte di Tuda », in : M. Le Berre et L. Le Guelte (sous la dir. de), Le Rongeur et l’Espace, Coll. Int. Lyon, (1989), Chabaud, Paris, 1991, p. 183-193.
18 E. A. C. Sanders et J. W. F. Reumer, « The influence of Prehistoric and Roman migrations on the vertebrate fauna of Menorca (Spain) », Brit. Archaeol. Rep. Internat. Ser., 229, 1984, p. 119-144.
19 In : L. F. Hirst, 1953, op. cit., et King, in : P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
20 C. Bourgeois, « Fouilles de Thésée et Pouillé en 1975. Le Fanum (suite) », Revue Archéologique du Centre, 16, 1977, p. 19-23.
21 L. de Roguin, « Données historiques nouvelles sur la présence du Rat noir Rattus rattus (L.) en Europe occidentale », in : M. Le Berre et L. Le Guelte, 1991, op. cit.. 323-325.
22 J.-D. Vigne et J.-M. Femolant, « Première observation de la présence du Rat noir (Rattus rattus) en France septentrionale à la période gallo-romaine (Picardie, ier siècle après J.-C.) », Mammalia, 55 (2), 1991, p. 319-321.
23 J.-D.Vigne, S. Bailon et C. Vallet, « Les microvertébrés terrestres de Sierentz-Landstrasse (La Tène finale au iiie s. ap. J.-C. ; Haut-Rhin) », Cahiers de l’Association pour la Promotion de la Recherche Archéologique Alsacienne, 10, 1994, p. 68-96.
24 A. Vadet, « Etude des ossements animaux trouvés dans les fouilles du fanum de Vendeuil-Caply », Revue Archéologique de Picardie, vol. 1-2, 1985, p. 48-50.
25 J.-N. Biraben, 1975, op. cit.
26 Carte tirée de : F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, « Le Rat noir (Rattus rattus) en Europe antique et médiévale : les voies du commerce et l’expansion de la peste », Anthropozoologica, 25/26, 1997, p. 399-404, p. 401.
27 Cité d’Augustomagus, située sur la voie Agrippa, in : S. Lepetz, F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, « Nouvelles observations du rat noir (Rattus rattus) dans le Nord de la France à la période romaine », Revue Archéologique de Picardie, n° 3/4, 1993, p. 173-177.
28 situé à 11 km de Senlis : J.-D. Vigne et J.-M. Fémolant, 1991, op. cit.
29 Situé à moins de 10 km de la voie romaine reliant Beauvais à Amiens, in : A. Vadet, 1985, op. cit.
30 Cité de Nematacum, située au carrefour de deux voies du réseau d’Agrippa, in : S. Lepetz, Etude ostéologique d’un dépotoir militaire du Bas-Empire (Arras, Pas-de-Calais), D.E.A. Univ. De Paris I, 1989, 44 p.
31 L. de Roguin, 1991, op. cit.
32 E. Schmid, « Über Knochenfunde aus der römischen Stadt Augusta Raurica », Actes du viie Congrès Int. Des Sciences Préhist. et Protohist., Prague 1966, Academia, Institut d’Archéologie CSAV, Prague, 1970, p. 1316-1320.
33 H. R. Stampfli, 1965-66, op. cit.
34 P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
35 T. P. O’ Connor, « Bones from 46-54 Fishergate », in : P. V. Addyman (éd.), The Archaeology of York – The Animal bones, vol. 15/4, Council for British Archaeology, 1991, 298 p.
36 T. P. O’ Connor, in : P. L. Armitage et al., 1984, op. cit.
37 Carte tirée de : F. Audoin-Rouzeau et J.-D. Vigne, 1997, op. cit., p. 402.
38 G. Fourquin, Histoire économique de l’Occident médiéval, A. Colin, Paris, 1990, 341 p.
39 P. Costiou et A. Grenouilloux, « Avant les Croisades, les rats médiévaux d’Andone (950-1028), France », Anthropozoologica, vol. 3, 1985, p. 16-21.
40 40. d’après J.-N. Biraben et J. Le Goff, 1969, op. cit.
41 Ibidem, p. 1499.
42 J.-D. Vigne, Anthropisation et Evolution des communautés de vertébrés dans le bassin méditerranéen et en Europe tempérée. Approche archéozoologique des relations naturelles et culturelles entre l’homme et les animaux au Tardiglaciaire et à l’Holocène, Habilitation à diriger des recherches (HDR), Document de synthèse des travaux de recherche (1980-1997), Université des Sciences et Techniques du Languedoc (Montpellier II), 1998, 28 p., p. 22.
43 J.-N. Biraben et J. Le Goff, 1969, op. cit., p. 1500-1507.
44 lorsque ces sites ont fait l’objet d’une fouille fine ou d’un tamisage des sédiments.
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Légende | 36 : Invillino-Ibligo ; 37 : Naples ; Sézegnin ; 39 : Szczecin(Stettin) ; 40 York-Skledergate ; 41 : Andone ; 42 ; Birka ; 43 : Castellu ; 44 : Chevreuse ; 45 :Colletière-Charavine ; 46 : Ename ; 48Haithabu ; 49 :Lincoln ; 50 : Londres-St Magnus ; 51 : Lund ; 51 :Netherton ; 53 : Rathmullan ; 54 ; Raylegh Castle ; 55 : Reigate ; 56 : Scharstorf ; 57 : Stanford ; 58 : Unterregenbach ; 59 : Walton ; 60 :Walton ; 61 :York-Coppergate. Les références sont données dans Aubin-Rouzeau et Vigne(1994) |
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