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Les chemins de la peste

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Frédérique Audoin-Rouzeau

Chapitre VI. Reprise et critique des expériences de G. Blanc et M. Baltazard (1945)

Texte intégral

1L'analyse critique complète des expériences de G. Blanc et M. Baltazard fait l'objet d'un document annexe en fin d'ouvrage auquel on se permet de renvoyer le lecteur désireux de connaître le détail de cet examen et l'ensemble des commentaires. On se contentera dans ce chapitre d'en résumer les principaux aspects et conclusions.

Capacité vectrice des puces humaines infectées sur des hommes pestiférés

2G. Blanc et M. Baltazard menèrent tout d'abord neuf expériences avec des Pulex irritans naturellement infectées sur des hommes pestiférés (série I). Au cours des huit premières, tous les cobayes piqués demeurèrent indemnes, y compris avec 240 puces en jeu.

3Pour leur neuvième expérience, G. Blanc et M. Baltazard rassemblèrent 720 puces issues de six personnes pestiférées et les mirent à piquer sur un seul cobaye, qui s'infecta. C'est cette expérience, celle-là seule et aucune autre, qui permit aux auteurs d'énoncer que les puces humaines d'un pestiféré pouvait transmettre la maladie.

4Mais ici, il ne s'agit bien pourtant que d'une simple transmission mécanique de masse, voire plutôt de « macro-masse ». En effet le délai écoulé après la dernière piqûre infectante des puces était de 3 jours ou d'un peu moins selon les lots récoltés, permettant donc une conservation des bacilles déposés sur les trompes.

5On voit que ces résultats pourraient être présentés tout autrement : huit échecs des Pulex irritans infectées sur des hommes pestiférés à transmettre biologiquement la maladie dans le temps, même avec des lots de 50 à 99 individus. Echec également d'une transmission mécanique de masse avec un nombre aussi élevé que 240 puces (ou de 160 en admettant que les deux-tiers d'entre elles seulement aient piqué). Cette impuissance de Pulex irritans à transmettre en masse quand elle s'est infectée sur l'homme agonisant n'a pu être contournée qu'en augmentant démesurément (720) le nombre de puces. En supposant toujours que seuls les deux-tiers d'entre elles aient piqué, le nombre de piqûres nécessaire à une transmission s'élève ainsi à 480. Il faudrait donc, pour que de telles transmissions réussissent en conditions naturelles, que quelques 400 à 500 puces quittent chaque malade après sa mort, degré d'infestation qui, même dans les maisons marocaines intensément parasitées, ne semblait pas être atteint.

6Ces expériences qui permirent à Blanc et Baltazard d'annoncer que Pulex irritans transmettait la peste d'homme à homme nous semblent donc au contraire mettre en évidence une loi tout à fait différente : les Pulex des hommes pestiférés, même prises par cent ou plus, ne transmettent pas de manière biologique, ni non plus de manière mécanique par lot de 240. La transmission d'homme à homme apparaît quasiment impossible, à moins d'être pratiquée avec d'énormes masses de puces susceptibles de compenser la faible bacillémie humaine, et dans les trois jours suivant le dernier repas infectant. A l'état naturel, une contamination par cette voie paraît donc d'ordre anecdotique ou exceptionnel.

7Ces neuf expériences apportent simultanément la preuve de l'inaptitude de Pulex irritans à se bloquer : dans les huit essais au cours desquels les cobayes demeurèrent indemnes, les puces avaient disposé de délais suffisamment longs, de 10 à 20 jours, pour développer un processus de blocage et devenir biologiquement infectantes, ce qui ne se produisit pas. L'important lot de 240 puces avait bénéficié d'un délai de 16 jours, et 30 seulement étaient mortes en fin d'expérience. Celles de l'expérience n° 9 ont échoué à transmettre biologiquement du 23e au 26e jour, alors que 164 d'entre elles au moins survivaient encore.

8En dépit des fermes conclusions qu'ils en tirèrent, Blanc et Baltazard ne furent pas dupes de ces très mauvais résultats. Ils conduisirent donc une seconde série d'expériences avec des Pulex irritans : cette fois cependant, les puces ne furent pas infectées sur des hommes mais sur des cobayes pesteux, c'est-à-dire au sang bien plus intensément bacillémique.

Capacité vectrice des puces humaines infectées sur des cobayes pestiférés

9Cette série d'expériences fut d'abord opérée avec des Pulex irritans nourries sur des cobayes infectés par inoculation de broyats (série II). Les résultats obtenus montrent une bien meilleure réussite qu'avec les précédentes Pulex infectées sur des hommes : au lieu d'un succès sur neuf, ces lots de 100 Pulex ont toujours transmis mécaniquement en masse, une fois. Le sang du cobaye pestiféré contamine donc plus sûrement les trompes des puces que ne peut le faire le sang humain. Mais, même dans ces conditions enrichies où les puces eurent l'occasion d'ingérer le sang de plusieurs animaux infectés, leurs performances restèrent très inférieures à celles des Xenopsylla cheopis : en effet les Xenopsylla infectèrent plusieurs cobayes à la suite, dans la durée, c'est-à-dire biologiquement, au contraire des Pulex irritans qui n'infectèrent que le premier cobaye, mécaniquement.

10Ultérieurement les auteurs constatèrent que les cobayes ainsi infectés présentaient une septicémie « faible, tardive et brève ». Ils attribuèrent donc les moindres performances biologiques des Pulex irritans au fait qu'elles ne s'étaient pas suffisamment gorgées de sang bacillémique.

11Déterminés à pousser l'efficacité de cette espèce au maximum, ils entreprirent une troisième série d'expériences (série III) en en modifiant les paramètres : en premier lieu, les cobayes furent infectés non pas par inoculation de broyats, mais par piqûres de puce. De sorte, ces cobayes agonisants présentaient alors « une septicémie d'une richesse exceptionnelle ». En second lieu, les Pulex irritans furent auparavant affamées durant quatre jours afin d'être certain que le lot entier, ou presque, se nourrirait sur ces cobayes. Ainsi les chercheurs étaient-ils assurés que les insectes prendraient « quatre repas infectants ou plus en quarante-huit heures » sur les animaux infectés, parvenus au dernier stade de la maladie. Puis ces puces furent placées, par lots de 100, sur des cobayes sains. Dans ces conditions extrêmes, les lots de 100 Pulex surinfectées transmirent systématiquement par voie mécanique. Quand les lots furent réduits par mortalité, les puces échouèrent à transmettre.

  • 1 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 337.

12De ces séries d'expériences, G. Blanc et M. Baltazard conclurent au pouvoir vectoriel de la puce de l'homme et à l'évidence de la transmission interhumaine par son entremise : Pulex irritans, écrirent-ils, une fois infectée, transmet à coup sûr la peste par piqûre, à condition qu'on utilise dans les expériences un nombre de puces suffisant pour compenser la rareté des piqûres faites par chacune d'elle1. En conséquence, selon les auteurs, Pulex déploiera ses totales capacités de transmission chez l'homme qu'elle piquera bien plus volontiers que le cobaye. Cette généralisation comporte à la fois une omission et une contradiction :

  • Une omission car il ne s'est agi ici que de transmissions mécaniques de masse, et non pas de transmissions biologiques : presque toutes les puces des lots de 100 ont piqué, ensemble, très peu de temps après les dernières piqûres ayant très fortement pollué leurs trompes. Leur incapacité à transmettre quand leur nombre se réduisit prouve le principe strictement mécanique de la transmission. Il ne s'agit donc nullement d'une transmission « par piqûre » (par régurgitation) mais très clairement d'une transmission mécanique par addition d'un grand nombre de piqûres effectuées simultanément, dans le court délai ayant permis la conservation des bacilles sur les trompes.
  • Une contradiction ensuite, car le grand nombre de puces employé est justifié par la « rareté » des piqûres infligées aux cobayes. Pourtant les chercheurs ont clairement démontré que ces Pulex spécialement affamées piquaient alors « presque toutes ». Dans un autre article, les deux chercheurs notent que grâce à cette technique de la mise à jeun, 100 % des puces arrivent à piquer plus ou moins bien et il semble que 100 % puissent être reconnues infectantes [...]2. Or dans la série I, les lots de puces récoltées sur les hommes étaient à jeun et se révélèrent pourtant inopérants. A l'inverse, dans l'expérience II, les puces infectées sur cobayes n'étaient pas à jeun et sont pourtant parvenues à infecter en masse, presque toujours, le premier cobaye exposé à leurs piqûres, à défaut des suivants. Ce n'est donc pas le nombre de piqûres qui a déterminé les réussites des séries II et III par rapport à la série I, mais la bacillémie plus riche que présentait le sang du cobaye par rapport au sang des pestiférés, contaminant plus intensément les trompes (en même temps peut-être que le délai plus court écoulé entre la dernière piqûre infectante et celle infligée au cobaye neuf).

13Si le passage direct d'homme à homme s'était révélé presque impraticable, ces séries d'expériences II et III avaient démontré que les Pulex irritans infectées sur des cobayes avaient très valablement transmis mécaniquement par lots de 100, une seule fois, qu'elles fussent à jeun ou non : une telle capacité rendrait donc les Pulex irritans très menaçantes pour l'homme dès l'instant où elles quitteraient en masse un rat mort de peste pour revenir, toujours en masse, sur leur hôte naturel, et dans un délai rapide de trois jours, avant disparition des bacille sur leurs trompes. Mais, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la puce de l'homme est toujours rare sur le rat, fait reconnu par Blanc et Baltazard eux-mêmes. Il est donc plus qu'improbable de retrouver dans la nature ces conditions artificielles et optimales de laboratoire.

14La transmission mécanique de « macro-masse » nécessaire pour une infection d'homme à homme, et la transmission mécanique de masse nécessaire pour une infection de rat à homme, limitent donc à l'extrême, voire rendent impossible ou exceptionnel le rôle de Pulex irritans dans la contagion homme-homme ou rat-homme.

15Reste donc à Pulex irritans une seule possibilité pour devenir dangereuse : un autre mode d'infection, biologique, efficace dans la durée et réalisé avec des lots réduits ou des puces isolées.

Les quelques réussites de transmission « dans le temps » par la puce de l'homme

16Les expériences de Blanc et Baltazard ont révélé quelques exceptions à cette règle de la seule transmission mécanique de masse : sept transmissions obtenues dans le temps avec des Pulex irritans, dont trois incertaines, et une transmission réussie avec des poux, Pediculus h. corporis, sur un total de 78 cobayes présentés et de et 3.474 Pulex irritans et 1.088 Pediculus h. corporis mis en jeu. Si l'on ne compte que les expériences réalisées avec des Pulex infectées sur des cobayes (Séries II et III), on relève 7 réussites « dans le temps » sur un total de 51 cobayes présentés et 2.096 Pulex mises en jeu.

17Lors de ces huit expériences, les délais écoulés entre les dernières piqûres contaminant les trompes et celles infligées au cobaye sain (4 à 6 jours), ou bien le nombre réduit de puces (5 ou 8 individus) ne permettent pas d'invoquer la transmission mécanique de masse. Il est donc indiscutable qu'il faut rechercher pour ces quelques réussites un autre mode de contamination.

18Il est fondamental de rappeler à ce stade qu'à l'exception de l'expérience menée avec les poux, ces très rares réussites concernent des puces nourries sur des cobayes et non pas sur des hommes. Il s'agit donc d'insectes extrêmement chargés de bacilles et qui ne sauraient, en de telles quantités, se rencontrer en conditions naturelles. Ces succès sont donc des cas de laboratoire. Mais il demeure indispensable de chercher à comprendre par quel mécanisme ils furent obtenus.

  • 3 G. Blanc, « Une opinion non conformiste sur le mode de transmission de la peste », Revue d’Hygiène (...)
  • 4 A. L. Burroughs, 1947, op. cit.

19G. Blanc et M. Baltazard restent évasifs sur le mode de transmission invoqué pour Pulex irritans. Ils réfutent la transmission mécanique de masse, car susceptible d'amoindrir considérablement le rôle pouvant être conféré à cette puce. Ils sont à la recherche d'un mode biologique de transmission pour la puce de l'homme, mais ils réfutent également la nécessité d'un blocage, pour lequel ils savent Pulex irritans très mal conformée et Xenopsylla cheopis très avantagée. Ils revendiquent donc une transmission par régurgitation, sans blocage, des bacilles multipliés dans le tube digestif : [...] nous croyons, écrit G. Blanc, au développement du germe dans le tube digestif [...] nous croyons, parce que l'expérience le prouve, au passage dans le proventricule et dans la trompe et à la transmission de l'infection par piqûre3. D'une part cette suggestion, qui se fonde donc sur une croyance et non sur une observation, ne tient pas compte des expériences de Bacot et Martin ayant démontré la moindre virulence des souches de bacilles multipliées dans l'appareil digestif de la puce. D'autre part, dès l'instant où toutes les espèces de puces sont infectables, une telle possibilité de régurgitation sans blocage confèrerait logiquement une efficacité vectorielle identique à toutes les espèces. Or on a vu combien la capacité vectrice était variable selon les différentes espèces de puces. Burroughs précise en outre qu'une injection du contenu du tube digestif par la salive est improbable en raison de la conformation du proventricule de la puce4.

  • 5 En outre, M. Baltazard lui-même, quinze ans plus tard, expose à propos de ses expériences sur Xeno (...)

20Concernant ces quelques réussites obtenues dans la durée, il est tout d'abord possible d'envisager qu'aient pu se produire une ou deux transmissions par blocage. Les expériences de Burroughs ont en effet montré que sur 57 Pulex irritans infectées, un mâle se bloqua au 11e jour, mais sans transmettre. Ici, les puces sont en état de surinfection, ayant piqué au préalable trois à quatre cobayes agonisants à la suite. Cette notion de « surinfection » est décrite par les auteurs eux-mêmes lorqu'ils font piquer Xenopsylla cheopis plusieurs fois afin d'obtenir des puces dûment « surinfectées5 ». Une absorption répétée aussi exceptionnelle de bacilles a pu favoriser chez Pulex irritans des formations anormales de bouchons bacillaires et d'éventuels blocages. Une des transmissions obtenues dans le temps pourrait donc être attribuée à un tel blocage, suite à une surinfection massive : il s'agit du cas de 5 puces survivantes, aux trompes polluées, (et de 8 autres puces ayant peut-être transmis, sans certitude). Ces puces s'étaient préalablement nourries successivement sur cinq cobayes en pleine septicémie.

21Par ailleurs, les conditions d'expérimentation conduisent à examiner l'éventualité d'une pollution, due à la présence de cadavres et d'excréta de puces dans les tubes à essai utilisés. Cette hypothèse soulève la question de la virulence des déjections et des cadavres des puces infectées.

  • 6 C. R. Eskey et V.H. Haas, 1940, op. cit.

22La transmission de la peste par contact des déjections des puces fit très tôt l'objet de recherches, on l'a vu, dès l'instant où fut constaté que l'insecte vidait en partie son tube digestif au moment de la succion, au voisinage immédiat du point piqué, et que ces déjections contenaient le bacille de Yersin. La virulence des déjections des puces infectées sur des hommes fut vérifiée par Blanc et Baltazard qui la démontrèrent par injection sous la peau des cobayes. Un tel mode de contamination est impossible sur un rongeur, car les excréta visqueux des puces restent accrochés en gouttelettes sur les poils des animaux et n'entrent pas en contact avec la peau piquée. En revanche, il est théoriquement envisageable sur la peau nue d'un homme ou sur la peau rasée d'un cobaye. Cependant, les essais de transmission par simple frottage (sans inoculation) de déjections fraîches sur la peau rasée, irritée ou scarifiée d'un cobaye, échouèrent généralement (Eskey et Haas6). En revanche, les mêmes expériences de frottage menées par D. T. Verjbitsky et par la Commission des Indes, pratiquées sur des peaux, non pas scarifiées, mais préalablement mordues par des puces saines, réussirent.

23Blanc et Baltazard prouvèrent également, par inoculation, que les cadavres des puces et des poux, et les poussières qui en sont issues, étaient eux aussi virulents. On relève le fait marquant, mais non commenté par les auteurs, que les inoculations de cadavres déterminent chez les cobayes des pestes bien plus aiguës et plus rapides que les inoculations de déjections. Un tel contraste révèle que la virulence des cadavres est nettement plus intense que celle des excréta. Cette constatation n'est pas surprenante eu égard à la perte de puissance du bacille multiplié dans l'appareil digestif de la puce et, partant, dans ses déjections.

  • 7 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 278.
  • 8 Ibidem, p. 215.

24Dans des circonstances naturelles, la pénétration en grand nombre de déjections ou de poussières de cadavres sous la peau est impossible et ce mode de contamination n'est donc pas envisageable. Blanc et Baltazard estimèrent cependant qu'une transmission par contact ne pouvait pas être écartée a priori. Ils effectuèrent donc, mais in fine, des tests éliminant tout risque de contamination par des excréta ou des poussières virulentes. Cette vérification fut motivée par le fait que toutes leurs expériences avaient été réalisées avec des puces placées dans des tubes fermés par de la soie à bluter. Malheureusement, les chercheurs constatèrent, une fois toutes les expériences achevées, que cette soie laissait en réalité passer les excréta : Avec les tubes Borrel fermés par une soie à bluter, notent-ils, on trouve toujours sur la peau à la fin de la séance de piqûre, à la place où a été apposé le tube, des déjections plus ou moins nombreuses, passées à travers la soie à bluter7. Cette soie était même si poreuse que les chercheurs utilisaient cette caractéristique du tissu pour recueillir les excréta : Après chaque séance de piqûre, le tube Borrel qui contient ces poux est déposé, soie à bluter en bas, au-dessus d'un couvercle de boîte de Pétri ; les déjections tombent dans le couvercle à travers la soie8.

  • 9 Ibid., p. 278-283.

25Blanc et Baltazard se livrèrent donc a posteriori à des tests de contrôle, avec des tubes emplis de cadavres et fermés par des soies à bluter fortement souillées. Ces tubes furent portés matin et soir durant trente minutes sur la peau fraîchement épilée de quatre cobayes pendant quatre jours. Ces animaux ne s'étant pas infectés, Blanc et Baltazard conclurent que le rôle des déjections pouvait être considéré comme nul9 et que les réussites de transmission antérieures n'avaient pas à être remises en doute.

  • 10 D. T. Verjbitski (1908), cité in : G. Girard, 1943, op. cit., p. 9.

26Cependant cette expérience de contrôle ne nous paraît en aucun cas concluante. En effet les tubes souillés utilisés pour vérification ne contenaient que des puces mortes. Au contraire, lors des multiples appositions réalisées au cours de toutes les expériences, les tubes contenaient de très nombreuses puces vivantes, et actives. Les conditions ne sont donc pas comparables. Car à travers la soie à bluter perméable les puces piquaient, très nombreuses, matin et soir et plusieurs jours de suite, en un seul emplacement étroit où s'accumulaient les déjections et les poussières des cadavres. Si bien qu'il ne s'agissait pas alors d'un simple contact par apposition mais bien d'une possible inoculation répétée des déjections et des poussières sous l'action simultanée de multiples trompes. On a rappelé qu'un moyen d'infection très proche avait été démontré par Verjbitski qui prouva que des puces écrasées et leurs excréta pouvaient infecter à travers les petites lésions causées à la peau par des morsures, mais seulement très peu de temps après ces morsures10.

27Une telle injection, strictement mécanique, démultipliée par le grand nombre de puces actives et intensifiée par la concentration des excréta et des cadavres en un même emplacement restreint, rend alors tout à fait envisageable un mode d'infection très particulier : une transmission mécanique de masse par inoculation des déjections et des poussières de cadavres virulentes sous l'action des trompes.

28Ce mode de transmission ne peut évidemment se produire qu'en laboratoire. Dans la nature, aucune concentration de déjections, de cadavres et de puces vulnérantes ne peut se rencontrer sur un cm2 de peau. Mais il est très crédible que quelques inoculations artificielles se soient produites de cette manière au cours des expériences de Blanc et Baltazard, toutes réalisées avec de la soie à bluter perméable laissant passer les matières virulentes.

  • 11 L’inoculation finale du broyat des 75 poux survivants occasionna pour moitié la mort d’un cobaye p (...)

29La seule expérience réussie menée avec les poux est d'ailleurs très éclairante sur la réalité d'un tel mode de contamination. Cette expérience réussit avec 75 poux alors que les neuf autres échouèrent avec des lots de 50 à 230 poux (en moyenne 95 individus). Ce n'est donc pas le nombre de poux en jeu qui différencia cette expérience des autres, non plus que la durée de la souillure des tubes. En revanche, sur les 230 poux présents au départ de cette expérience, 155 moururent en raison de leur entretien sur un macaque atteint d'une fièvre, alors qu'aucun pou ne mourut au cours des neuf autres essais. L'expérience réussie présenta donc la particularité unique de mettre en jeu 155 cadavres. Après cette hécatombe, les 75 poux survivants furent triés mais les tubes restèrent souillés de poussières, notamment l'un d'eux qui contenait les résidus de 110 cadavres et 40 poux vivants avant la fameuse séance de piqûre transmettrice. Parmi ces cadavres, beaucoup étaient infectés à coup sûr11. On est donc amenés à suspecter fortement une inoculation des poussières virulentes par les 75 poux vivants.

30Il est à noter que tous les échecs de transmission enregistrés avec des Pulex irritans infectées sur des hommes ont présenté chaque fois un nombre de cadavres bien inférieur. En revanche, lors des quelques expériences réussies « dans le temps » avec des Pulex infectées sur cobayes, les puces se trouvaient en tubes souillés depuis 6 à 17 jours, en compagnie d'un nombre conséquent de cadavres. Ces cinq transmissions obtenues présentent en effet des aspects spécifiques communs, liés d'une part à la quantité globale minimale d'insectes présente dans les tubes et d'autre part à l'équilibre numérique entre puces mortes et puces vivantes, c'est-à-dire entre masse nécessaire de matière virulente et nombre nécessaire de trompes actives. Ces paramètres quantitatifs précis ne se rencontrent pas dans les 36 autres expériences ayant échoué.

31Il est ainsi hautement envisageable que, hormis le cas particulier des 5 (et 8 ?) puces surinfectées évoqué plus haut, ce mode d'inoculation ait permis les quelques réussites d'infection des cobayes « dans le temps ». Il ne s'agirait donc en aucune façon de transmissions biologiques mais bien de transmissions mécaniques de masse, artificielles, obtenues par le biais involontaire d'une pollution des tubes.

Conclusions générales sur les recherches expérimentales de 1941-1945

32Les nombreuses expériences qui nourrissent les conclusions de G. Blanc et M. Baltazard s'éloignent donc toutes, à des degrés divers, des conditions naturelles.

33L'unique succès remporté avec des Pulex irritans issues d'hommes pestiférés est une transmission mécanique de macro-masse, mettant en jeu 720 insectes. Celui obtenu avec les poux comporte 75 individus et est très probablement attribuable à une pollution due à la présence de poussières de 155 cadavres dans les tubes.

34Les autres séries d'expériences sont réalisées avec des puces d'homme infectées sur des cobayes, présentant donc des bacillémies différentes de ce qui peut se produire dans l'organisme humain. En outre ces puces sont le plus souvent mises à piquer préalablement sur 1 à 4 ou 5 cobayes agonisants (en moyenne 3). Leur infection est donc portée à l'extrême et, dans ces conditions, la transmission mécanique de masse réussit régulièrement grâce à l'intense contamination des trompes, mais non pas la transmission par lots réduits ni la transmission biologique dans la durée. Les risques qu'une masse de Pulex irritans s'infecte sur un rat ou se surinfecte sur plusieurs rats de suite sont nuls dans des conditions naturelles.

35D'autre part, ces expériences mettent en évidence la grande incapacité de Pulex irritans à transmettre biologiquement dans le temps, en raison très vraisemblablement de sa très faible aptitude au blocage (d'après ces expériences, nous avons pu évaluer le taux de blocage efficient de Pulex irritans, nourrie sur rongeurs infectés, à 0,19 %). Les résultats furent tout aussi infructueux concernant les poux. Des travaux ultérieurs menés par d'autres chercheurs démontrèrent en outre la non implication des poux dans l'épidémisation de la peste (cf. infra, « Document annexe »).

  • 12 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 553.

36Concernant les 4 à 7 cas où des lots de puces ont infecté le cobaye sans que le processus de la transmission mécanique de masse puisse être invoqué, les conditions expérimentales ont été largement à même d'introduire un biais artificiel et de fausser les résultats : les puces furent surinfectées, augmentant le risque de formation d'un bouchon proventriculaire dans un ou deux cas. Dans les trois à cinq autres cas, l'usage de la soie à bluter perméable, laissant passer les déjections et les poussières de cadavres, permettait l'enfoncement par les trompes de matières virulentes et surinfectées accumulées dans les tubes. Ces transmissions semblent de sorte largement imputables à une contamination mécanique, rendue possible par la pollution des tubes, et non pas à une transmission biologique. Dix années plus tard, G. Blanc, rendant compte de ces expériences, occultera tout à fait cette perméabilité de la soie : Ces puces [...], écrit-il, étaient mises à piquer à travers la soie à bluter recouvrant l'orifice du tube et retenant les déjections [...]12. Il s'agit là d'une contre-vérité pour le moins embarrassante.

37Ces conditions de laboratoire ont donc toutes augmenté les chances pour les parasites humains de transmettre, mais aucune d'entre elles n'est reproductible dans la nature : qu'il s'agisse de l'effet d'une macro-masse (les 720 puces), d'une surinfection sur plusieurs cobayes au sang richement bacillémique, ou d'une pollution permettant l'enfoncement de débris virulents, ces possibilités s'éloignent tout à fait de celles dont disposent ces insectes en situation naturelle.

38Aussi, loin de prouver la capacité vectorielle biologique de Pulex irritans et de Pediculus h. corporis et leur dangerosité en temps d'épidémie de peste, l'analyse attentive des expériences de G. Blanc et M. Baltazard paraît démontrer le postulat exactement inverse : elles prouvent une capacité de transmission mécanique de masse pour Pulex irritans (comme pour toutes les espèces de puces), mais uniquement si d'importants lots se sont infectés sur des rongeurs agonisants ; elles attestent de l'extrême difficulté de cette espèce à développer un blocage ; elles confirment enfin la plus faible bacillémie chez l'homme et le peu de chances pour Pulex irritans de s'infecter suffisamment sur lui pour transmettre la maladie mécaniquement.

39Un homme n'encourt donc le risque d'être infecté par Pulex irritans qu'en accueillant :

  • soit, dans un cas sur 500, une puce bloquée efficace après piqûre sur plusieurs rats agonisants
  • soit une macro-masse de ces parasites échappés d'un moribond (400 à 500 puces), et le piquant dans les trois jours suivants son décès
  • soit une masse d'entre eux (60 à 100) ayant piqué un ou des rats agonisants, et le piquant également rapidement, avant que les bacilles déposés sur les trompes aient disparu.

40C'est donc bien dans des conditions de densité parasitaire extrêmes (400 à 500 puces par personne représente un degré d'infestation exceptionnellement rencontré au Maroc en 1940, où les habitants étaient pourtant fortement parasités), ou dans des cas très aberrants de grandes quantités de puces d'homme se nourrissant sur des rats, que Pulex irritans peut devenir dangereuse (ce dernier cas n'étant pas envisageable pour Pediculus, qui ne pique que l'homme). Sans nier que ces conditions puissent parfois advenir, il est impossible de les imaginer assez fréquentes pour que la puce et le pou de l'homme soient, comme l'ont revendiqué G. Blanc et M. Baltazard, les agents responsables de l'épidémisation de la peste. Ces expériences prouvent à l'inverse que ces insectes sont précisément dénués des moyens nécessaires pour répandre la maladie parmi les hommes.

  • 13 M. Baltazard, « La recherche épidémiologique et son évolution. L’exemple d’un travail d’équipe sur (...)

41Plus tard, M. Baltazard gommera les conditions exactes et les chiffres précis du protocole qui fondèrent les résultats obtenus avec Pulex irritans et Pediculus h. corporis. Ainsi pourra-t-on lire trente années plus tard ce « résumé » des expériences menées au Maroc : Restait à faire la preuve de leur pouvoir vecteur. [...] Un lot de poux ainsi conservés [sur des pesteux convalescents] pendant huit jours a transmis la peste au cobaye. Un lot de Pulex irritans transmettait encore la peste au cobaye après dix-sept jours. [...] Une large expérimentation au laboratoire confirmait ces résultats et nous permettait de conclure à l'évidence de l'épidémisation de la peste par les ectoparasites humains, fournissant l'explication des hécatombes du passé [...]13.

42Ce sont de telles affirmations, ne respectant pas la réalité des expérimentations et se situant en limite de l'objectivité scientifique, qui permirent d'imposer l'idée toute faite de l'efficacité vectorielle des ectoparasites humains.

  • 14 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 345.

43Il est intéressant de remarquer que, avant l'exposé de leurs conclusions générales, les auteurs introduisent un bémol paradoxal, qui vient presque ruiner leur propre démonstration : Aussi bien, nous ne disons pas : il n'est d'épidémie de peste que par les ectoparasites de l'homme, mais bien : il n'est d'épidémie de peste bubonique et septicémique que lorsque s'établit la vection interhumaine par ectoparasites, quels que soient ces ectoparasites, et même s'ils ne sont pas des parasites habituels de l'homme (Synosternus pallidus du Sénégal, Xenopsylla  « libres » de Madagascar). Il faut cependant bien reconnaître que les ectoparasites spécifiques de l'homme (pediculus, pulex), sont toujours les mieux placés par leur spécificité même et par leur nombre pour assurer la transmission interhumaine14.

44Cet insert en forme de recul, que l'on doit à leur connaissance du rôle actif des Xenopsylla cheopis libres reconnu par G. Girard à Madagascar, indique qu'un doute, et pas des moindres, subsiste in fine dans les préconclusions des auteurs. Cette acceptation du rôle possible d'une puce de rat, Xenopsylla, (qui ne connaîtrait donc plus sa fameuse « répugnance ») dans la transmission interhumaine, les ramène en réalité au plus près des conclusions de leurs prédécesseurs, tenants du dogme ancien, et trahit l'ambiguïté de la théorie Pulex. Néanmoins, G. Blanc résoudra par la suite ce paradoxe en posant pour condition que la puce du rat soit devenue, dans certaines circonstances, un « véritable parasite de l'homme », et non plus un parasite du rat, tirant de la sorte la gênante Xenopsylla cheopis vers un étrange et nouveau statut d'ectoparasite humain.

45Les deux chercheurs ne varièrent plus jamais leur position et ne tinrent pas compte des travaux ultérieurs, qu'il s'agisse de ceux d'A. L. Burroughs ou des nombreux faits épidémiologiques qui leur furent opposés. Les failles de la démonstration, mêmes les plus évidentes, furent occultées, et la théorie devait être par la suite poussée à son extrême et appliquée à toute épidémie de peste dans le monde.

Notes

1 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 337.

2 G. Blanc et M. Baltazard, 1942, op. cit., p. 446.

3 G. Blanc, « Une opinion non conformiste sur le mode de transmission de la peste », Revue d’Hygiène et de Médecine sociale, IV/6, 1956, p. 535-562, p. 553.

4 A. L. Burroughs, 1947, op. cit.

5 En outre, M. Baltazard lui-même, quinze ans plus tard, expose à propos de ses expériences sur Xenopsylla astia l’existence d’une telle déformation du pouvoir vectoriel naturel par surinfection, s’éloignant des conditions naturelles, et capable de conférer artificiellement à une puce un pouvoir pestigène bien plus élevé qu’à l’état naturel : Dans l’essai de base et ces deux expériences, le pouvoir vecteur de X. astia se montrait donc extrêmement élevé. […] nos conditions expérimentales étaient vraisemblablement trop sévères : les puces avaient en effet été infectées sur des animaux inoculés par voie péritonéale avec de fortes doses de bacilles pesteux, chez lesquels la septicémie était exceptionnellement riche. (in : M. Baltazard et M. Bahmanyar, « Recherches sur la peste en Inde », Bull. Org. mond. Santé, 23, 1960, p. 169-215, p. 195).

6 C. R. Eskey et V.H. Haas, 1940, op. cit.

7 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 278.

8 Ibidem, p. 215.

9 Ibid., p. 278-283.

10 D. T. Verjbitski (1908), cité in : G. Girard, 1943, op. cit., p. 9.

11 L’inoculation finale du broyat des 75 poux survivants occasionna pour moitié la mort d’un cobaye par peste et la mort d’un second par « fièvre intercurrente ».

12 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 553.

13 M. Baltazard, « La recherche épidémiologique et son évolution. L’exemple d’un travail d’équipe sur la peste », Bulletin de l’Institut Pasteur, 67, n° 2, 1969, p. 235-262, p. 238.

14 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 345.

© Presses universitaires de Rennes, 2003

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