Les chemins de la peste
|Chapitre V. La théorie nouvelle de la contagion interhumaine par Pulex irritans
Texte intégral
1Cependant, au cours des années 1900-1930, le soupçon d'une contagion interhumaine via la puce de l'homme avait surgi de temps à autres, proposée par quelques chercheurs, sans que cette hypothèse soit encore érigée en processus épidémique majeur.
Les précurseurs (1900-1930)
La peste de Glasgow, 1900
- 1 M. van Ermengem, « Notes sur la peste à Glasgow en 1900 », Bulletin de l’Académie Royale de Médeci (...)
2Dès 1900, avant même que le rôle de la puce ne soit compris, le danger des veillées mortuaires attira l'intérêt des chercheurs. Van Ermengem note à propos de l'épidémie de Glasgow : Il est certain, en effet, que les rats, auxquels on attribue, à juste titre, un grand rôle dans la propagation de la peste, n ont pas contribué à la répandre à Glasgow. Aucune apparence de maladie épidémique n a été observée parmi ces animaux. Nulle part, dans le quartier infecté, on na trouvé de rats errants ou morts. [...] On est donc amené à penser quà Glasgow, les germes de la maladie, apportés du dehors par une voie ignorée, n ont pu se transmettre que de l'homme à l'homme, par l intermédiaire de contacts plus ou moins directs entre les malades ou des objets souillés par eux et les personnes saines. [...] Le rôle des veillées mortuaires a été particulièrement démonstratif à cet égard. Il n est point douteux que cette coutume n ait été la cause la plus efficiente de la contagion. [...] Elles ont eu des conséquences absolument désastreuses : parmi les 27 cas de peste officiellement constatés à Glasgow, il y en a au moins une douzaine fournis par des personnes qui y avaient assisté1.
3Cet exemple sera par la suite souvent cité à charge de la responsabilité de la puce humaine.
La peste de Paris, 1920
- 2 E. Joltrain, « La peste à Paris. Etude épidémiologique et clinique », Le Journal médical français, (...)
4De même, durant la peste de 1920 à Paris qui détermina 92 cas confirmés (96 selon les notes de Dujardin-Beaumetz) et fit l'objet de 166 déclarations2, les transmissions par voisinage, contacts et veillées mortuaires furent nombreuses.
- 3 Ibidem, p. 67, 68.
5Cette peste, très similaire à l'épisode de Glasgow, souleva la question du rôle de la puce de l'homme. Ainsi E. Joltrain écrit-il en 1921 : Il convient d'attirer l'attention sur le danger de la veillée des morts. Ce fait, jusqu'à présent resté dans l ombre, a une importance capitale. Dans une seule famille [...] les deux premiers morts ont contagionné successivement dix-huit personnes de leur famille ou de leur entourage, en disséminant l'affection dans les quartiers les plus divers. Cette dissémination suit exactement les déplacements des visiteurs qui créent quatre foyers secondaires. La contagion se fait soit directement, frappant les gens qui ont veillé eux-mêmes les morts ou par leur intermédiaire, grâce au transport des puces pesteuses infectant des gens qui n avaient jamais fréquenté des lieux contaminés. Enfin il s'est présenté des cas aberrants où l'on ne peut incriminer ni les mauvaises conditions d'existence de la population ni la contagion directe par le puce d homme à l homme ; là ce sont bien les rats seuls qui sont en cause [...]3.
- 4 H. Violle, La peste – Les rats – Les puces – Le bacille de la peste – Le diagnostic de la peste ch (...)
6La même année, H. Violle incrimine également la puce de l'homme : La puce humaine, Pulex irritans, inoffensive pour nous à cause de sa spécificité, lorsque la peste est seulement murine, devient à son tour dangereuse lorsque la peste s'est propagée à l homme4.
- 5 A. W. Bacot, 1919-1920, op. cit., in : R. Jorge, 1928, op. cit., p. 62.
7Bacot n'exclut pas non plus a priori l'infectiosité de Pulex irritans, dont il n'a cependant pas testé la capacité de blocage : Reste le danger de transmission par des puces telles que Pulex irritans [...]. Comme nous l'avons vu, les puces de l'homme et du chien sont des porteurs reconnus du bacille de la peste [...]. Si des puces de ces espèces sont suffisamment nombreuses pendant une épizootie [...] elles peuvent constituer un grave danger de transmission de la maladie5.
8C'est ainsi qu'en dépit de coïncidences constantes observées en Europe contemporaine entre épizooties et épidémies, et déjà minutieusement relevées en Inde, l'idée d'une contagion interhumaine via la puce de l'homme fait son chemin, soit que le fait soit considéré comme un simple a priori théorique (Bacot), soit qu'il apparaisse « démontré » par la contagion familiale. Les travaux de Gaud au Maroc en 1930 vont lui donner une forte impulsion.
La peste au Maroc, 1912-1930
9Le Maroc va devenir le terrain de prédilection des chercheurs tenant pour une contagion par la puce de l'homme.
- 6 E. Sacquépée et Garcin, « Rapport dactylographié sur la mission sanitaire des Oulad Fredj. Epidémi (...)
10En 1912 déjà, E. Sacquépée et Garcin, ne découvrant pas d'épizootie alors que la peste sévit parmi les hommes, concluent que les puces de rat n'ont pas pu contribuer à la propagation de l'infection6.
11Plus tard, ce sont les études de Gaud sur l'épidémie marocaine de la Chaouïa en 1930 qui vont renforcer cette thèse.
- 7 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 173-348.
12Ce sont ces travaux, écrira plus tard M. Baltazard, qui inspirèrent ses recherches ultérieures avec G. Blanc au Maroc. On les trouve résumés dans leur publication majeure de 19457. Pour Gaud, la transmission de la maladie par contact de voisinage dans les douars marocains fonde l'évidence d'un passage homme-homme par la puce humaine :
Rheija bent Ahmed, du douar Hadadja (Doukkala) quitte son village avec sa mère au mois de mai pour faire le sarclage et la moisson dans la région des Ouled Saïd, sur le territoire de la fraction des Ouled Mzour, où des cas de peste se produisent au mois de juin. La moisson terminée, les deux femmes rentrent chez elles. En cours de route, la jeune fille tombe malade, [...] arrive enfin à son douar le 10 juillet, et meurt le 18 en état de cachexie avec des bubons suppurés. Elle vivait seule dans une noualla avec sa mère, mais reçut naturellement de nombreuses visites de parents et amis qui venaient prendre de ses nouvelles. Successivement, dans le douar Hadadja, Zohra bent Moussa, voisine et amie de Rheija, tombe malade et meurt le 20 juillet. Ali ben Moussa, père de Zohra, meurt le 22 juillet. Quatre autres personnes de la famille et de l'entourage succombent. Sans s'étendre davantage dans le douar Hadadja, l'épidémie passe le 31 juillet au douar voisin des Ouled Hameur, puis au douar Ouled Zmin, enfin au douar Ouled Bouchta, toujours en suivant la parenté. L'exemple de la contamination de ce dernier douar est absolument typique : Ania Bent Maalem, du douar Ouled Bouchta, se rend au douar Ouled Hameur pour soigner sa tante atteinte de peste. Elle rentre au douar Ouled Bouchta, y tombe malade et meurt. Seul ce douar est contaminé au milieu d'autres douars, très voisins, qui restent indemnes, et, seuls parmi les habitants du douar, contractent successivement la maladie : le père, la mère, les deux frères, l'oncle et le cousin de Ania.
13Les arguments de Gaud en faveur de la contagion humaine sont de trois ordres :
- Aussi minutieuses que soient les recherches, il n'est pas possible de découvrir, à quelque époque que ce soit, la moindre trace dépizootie murine.
- Dans chaque foyer, on trouve toujours à l origine le cas humain qui a importé le contage.
- Le foyer initial ainsi créé est généralement un foyer familial dans lequel les cas se succèdent en chapelet si des mesures de prophylaxie ne sont pas rapidement appliquées8.
- 9 Observations du Dr Duthu à Marrakech en 1941, citées in : G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit.(...)
14Ces observations furent ensuite confirmées par celles du Dr Duthu, également au Maroc9. Il s'agissait d'une épidémie de 23 cas : 5 personnes atteintes sur 38 dans la ferme de l'azib el Guarnia, 12 sur 260 à l'azib el Argoub, et 6 sur 200 au douar Moulay Djilali Laidi.
15Les deux exemples encourageaient ces observateurs à incriminer la puce de l'homme, très abondante dans l'habitat marocain, comme la vectrice de la contagion. Les conclusions de Gaud commencèrent ainsi d'installer assez fermement l'idée d'une responsabilité importante de Pulex irritans. La soudaine prise de position du fameux loïmologue, R. Jorge, allait lui conférer un élan déterminant.
Le changement d'opinion de R. Jorge (1932)
- 10 R. Jorge, Les pestilences et la convention sanitaire internationale, Arquivos do Instituto Central (...)
- 11 R. Jorge, 1928, op. cit., p. 31-32.
16C'est en effet R. Jorge qui va réellement ériger cette idée, encore diffuse, au rang de nouvelle théorie épidémiologique. En 1926, il avait déjà traité de la contagion par la puce humaine mais en en exposant les effets nécessairement limités : Pas de doute que l'homme malade, et même sain, ne puisse véhiculer l'infection, certainement par les puces infestées de bacilles ; des cas surgissent et des petites épidémies sévissent qui ne reconnaissent que cette origine, dont on pourrait apporter des exemples assez nombreux. Mais la grande épidémisation, la contamination des ports et des navires, la circulation incessante de la peste par les villes maritimes de commerce, tout cela est l œuvre exclusive des rats et de leurs puces10. En 1928, alors rapporteur des travaux internationaux sur la peste pour le Comité permanent de l'Office International d'Hygiène publique, il réaffirme formellement, on l'a vu, sa position en faveur des puces de rat et de Nosopsyllus fasciatus en zones tempérées11.
17Mais, seulement quatre années plus tard, en 1932, R. Jorge change brusquement d'avis : il renie ses théories antérieures et désigne comme nouvelle responsable des épidémies occidentales la puce de l'homme, Pulex irritans, sans toutefois encore oser ôter leur rôle aux rats.
- 12 Ibidem, p. 17.
- 13 R. Jorge, 1932, op. cit., p. 16-17.
18Il est d'une importance toute particulière de comprendre ce qui, en l'espace de quatre ans, a pu déterminer chez ce loïmologue naguère si convaincu de la responsabilité de la puce du rat un revirement aussi frappant. Dans ce texte en effet, aucune découverte nouvelle n'apparaît qui justifie la place inédite qu'il accorde soudainement à Pulex irritans. Cependant le cheminement de R. Jorge apparaît très clairement : son argumentaire se fonde sur une comparaison des pestes anciennes et actuelles d'Occident avant de conclure, à juste titre, que si la peste du xxe siècle a fait long feu en Europe, au contraire des épidémies médiévales et modernes, ce n'est pas en raison d'une modification de la virulence du bacille. En 1928, Jorge s'était déjà interrogé sur ce contraste entre la seconde et la troisième pandémie européenne. Il y avait répondu de manière vague, suggérant que ce contraste résultait de l'évolution accidentée inhérente à tant de fléaux, qui ont des phases de grandeur et de décadence, ajoutant que les progrès économiques et sociaux seraient aussi à invoquer dans ce reflux12. Quatre ans plus tard, il résout le problème tout autrement : selon lui, c'est l'épidémisation qui s'est modifiée en Occident et non pas le bacille. Il remet alors en question la théorie épidémiologique « consacrée », qu'il va être le premier à nommer la « loi » ou le « dogme » : La peste se joue entre trois entités — l'homme, le rat, la puce. Le rat serait détenteur du bacille pesteux ; la puce, suçant son sang, devient pestifère et, piquant l'homme, se fait pestigène. Cette triade a été consacrée par les admirables expériences de la Plague Commission des Indes. Primairement épizootique, la peste n'est épidémique que secondairement ; entre la zoo-peste et la démo-peste, la puce serait le chaînon de ralliement. Cette pathogénie s'est érigée en loi ou, pour mieux dire, en dogme. Est-ce que l'épidémisation ancienne, telle que nous pouvons la connaître, se plie à ce schéma ?13
- 14 Ibidem, p. 17-18.
19Si R. Jorge pose cette dernière question, c'est qu'il a une excellente raison de le faire et il l'expose aussitôt : il s'agit de l'absence du rat noir en Occident au haut Moyen Age, alors que sévit durablement, du vie au viiie siècle, la pandémie justinienne, dont le caractère pesteux est alors avéré. Et c'est évidemment ce fait nouveau, appris des zoologues entre 1928 et 1932, qui a déterminé le changement d'opinion radical de l'auteur : Or, le couple funeste [le rat noir et le rat surmulot, ou rat brun] ne fait pas partie de la faune native de notre continent. Ce sont des immigrants, qui, fort tard, y cherchèrent leur habitat : le rat brun, le plus récent, depuis le xviiie siècle, le rat noir, le plus ancien, depuis le xiie. Ce dernier — les zoologistes l'affirment — a été amené d'Orient par les Croisés. Par conséquent, avant cette date, nous n avions qu'un seul murin domestique, le seul qu ait connu l'antiquité — la souris, Mus musculus. [...] Mais le consensus des expérimentateurs et des épidémiologistes exempte la souris de toute nocivité ; [...] Ceci étant, on se trouve devant la carence d'un vecteur murin pour les manifestations survenues jusqu'à linvasion du rat noir, introduit par les flottes des Croisades. Et, cependant, on ne peut pas leur refuser le diagnostic, aux épidémies du morbus inguinarius du vie siècle et des siècles suivants14.
20Voilà donc énoncée la nouvelle contradiction, monumentale en effet, à laquelle se trouve confronté R. Jorge : la violente épidémie des vie-viiie siècles est bien une peste. Mais à cette période aucun rat n'aurait encore abordé les côtes de l'Occident. Comment concilier ces faits zoologiques avec la théorie de la Commission des Indes ? R. Jorge ne songe pas à mettre en doute la parole des zoologues et une évidence s'impose alors à lui : pas de rat en Occident pendant la peste justinienne et donc pas de puces de rat. Dans ces conditions, une autre puce épidémisait nécessairement la maladie le long des côtes méditerranéennes de France, d'Espagne et d'Italie. Et, avec l'inocuité reconnue aux puces de souris, de chats, de chiens et de volailles, il ne se présente plus qu'une seule prétendante au titre de vecteur : la puce de l'homme. Le « paradoxe justinien » d'une peste sans rat ne peut à ses yeux trouver d'autre issue.
- 15 Ibid., p. 21-22.
21C'est pourquoi R. Jorge ouvre cette nouvelle voie avec une telle certitude et trouve subitement à la puce de l'homme des qualités qu'il lui déniait auparavant. C'est cette même certitude, fondée sur le même « paradoxe justinien », qui donnera à ses successeurs une assurance encore plus affirmée. Ainsi R. Jorge ne craint-il pas d'attaquer les conclusions de la Commission des Indes — tout en leur laissant le titre d'« admirables » — et tout en opérant quelques prudentes réserves de principe, bien nécessaires pour protéger ses propres écrits antérieurs : Quant à la peste bubonique proprement dite, chaque cas humain n'aurait d'autre source qu'un cas murin — le rat pesteux, agissant par ses puces. La Plague Commission a énoncé cette proposition [...] a simplifié les prémisses [...] laissant dans l'oubli les chapelets de ces cas enfilés, dus exclusivement à la transmission interhumaine, les poussées épidémiques consécutives à la véhiculation de la peste à distance, sans aucune intervention de rongeurs. Certes, nous ne visons pas à amoindrir le rôle pestigène des deux rats ; sur eux tombe la responsabilité de la grande épidémisation de ce siècle [...]. Cela n empêche pas que la peste n ait une autre corde à son arc — l'homme lui-même et sa puce, la Pulex irritans. Comme l'infection murine est toujours septicémique, le rat infeste à coup sûr ses ectoparasites, tandis que, chez l'homme, la septicémie serait moins constante, et la puce, s'abreuvant de son sang, peut ne pas se bacilliser. On a exagéré ce contraste : dans les cas humains, surtout les graves, la bacillémie est bien plus fréquente qu'on ne le pensait, et la puce humaine s'infecte tout comme une autre, devenant, par le mécanisme du blocage, infectante et pestigène15.
- 16 Ibid., p. 24.
22R. Jorge attribue ici à la puce de l'homme une capacité de blocage qu'aucune expérience n'a pourtant démontrée. La puce humaine ainsi réhabilitée, il conclut fermement à sa responsabilité dans les pestes anciennes, l'amélioration des conditions d'hygiène au xxe siècle expliquant la très faible extensivité de la troisième pandémie en Europe : De proche en proche, une conclusion se dégage : nous sommes persuadés que nos ancêtres n'avaient pas tort et que, dans l épidémisation ancienne, la convection interhumaine jouait un rôle considérable, sinon prédominant et souvent même exclusif. Ce disant, j'espère n être traité ni d'hérétique ni de réactionnaire. La plus grande agressivité de la peste d alors et la haute réceptivité de l'homme étaient favorisées par les conditions mésologiques et collectives, qui ont été si profondément changées dans la vie individuelle et sociale d'aujourd'hui16.
- 17 Ibid., p. 22-23.
23R. Jorge n'apporte qu'un seul argument à sa nouvelle théorie, d'ordre épidémiologique, tiré des observations du Maroc et du Portugal : L'épidémiologie a tranché la question d'une manière décisive. [...] L'épidémie marocaine de Settat (1929-1930), minutieusement étudiée (Gaud), est encore une démonstration des plus irréfragables. Un indigène, partant du foyer urbain de la ville de Settat, où l infection revêtait la forme classique muri-humaine, et allant chez ses parents dans un douar, y apporte et y sème la peste, par des filiations successives [...]. Ce n'est pas seulement le porteur de virus en incubation qui devient, à distance, l'amorceur dune épidémie ; les individus sains peuvent aussi transporter la contagion, s'ils hébergent dans leurs vêtements des puces pesteuses. Nous avons observé à Porto un cas flagrant de ce transport : un débardeur du port, qui vivait avec d'autres compagnons atteints de peste, allant à la fin de la semaine chez lui, à quatre lieues de la ville, a fait le triste cadeau de l'infection à ses deux filles, tout en restant lui-même indemne17.
24Emporté par sa conviction, R. Jorge n'envisage pas, comme il l'aurait fait quatre années plus tôt, que les deux hommes aient pu transporter sur eux, outre des puces d'homme, des puces de rat, et que rien ne permet de trancher ici entre la responsabilité des unes ou des autres. Mais la caution historique d'envergure que lui fournit la peste justinienne lui interdit désormais de douter et la preuve est pour lui « irréfragable ». Face à la peste sans rat du haut Moyen Age, les résultats des trente années de recherche passées vacillent et perdent leur crédit.
25En consacrant formellement Pulex irritans comme le vecteur presque « exclusif », R. Jorge vient de franchir un pas décisif dans l'histoire de l'épidémiologie de la peste.
- 18 R. Devignat, 1952, op. cit., p. 9.
26D'autres chercheurs vont en effet s'engouffrer dans la brèche à présent largement ouverte. Ainsi R. Devignat, bien qu'admettant qu'il est pratiquement impossible à Pulex hominis [ancienne appellation de Pulex irritans], qui est d'ailleurs un médiocre vecteur expérimental, de transmettre la peste d'un homme à un autre, s'appuie sur cette même caution historique pour assumer l'idée d'une transmission pesteuse interhumaine : Or, au vlème siècle de notre ère, lors de la grande pandémie de Justinien, il est communément admis que n'existaient en Europe, ni Rattus rattus, ni Xenopsylla cheopis. Il est donc probable qu'à la faveur de la septicémie fréquente en peste ancienne, la peste de Justinien put se transmettre d'homme à homme par l'intermédiaire d'une puce humaine, même vecteur médiocre, qui pullulait dans les vêtements et les grabats et qui disposait, pour s'infecter avant de transmettre, dun sang très riche en coccobacilles. En fait, dans l'Ituri, en foyer de peste humaine, on trouve presque toujours que la puce humaine du pays est porteuse, sinon vectrice, de l infection pesteuse ; n est-ce-pas là une sorte de xenodiagnostic de la septicémie de l'homme ?18
27Dès leurs publications de 1941, G. Blanc et M. Baltazard vont aller « plus loin », ainsi qu'ils l'écriront eux-mêmes, et ériger la puce humaine au rang de seule propagatrice de toutes les épidémies mondiales, historiques et actuelles, et reléguer les rats et leurs puces, des climats chauds ou froids, au rang d'acteurs mineurs, simples initiateurs du drame, parfois responsables de cas par cas accidentels, mais jamais d'épidémies. L'ancienne chaîne rats —> puces de rat —> hommes va rapidement rejoindre le rang des théories désuètes. G. Blanc et M. Baltazard vont se faire les véritables hérauts de la cause de la puce humaine et s'attacheront trente ans durant (en ce qui concerne M. Baltazard) à détruire l'ancien « dogme », à exclure le rat et ses puces du processus d'épidémisation dans toutes les parties du monde, à démontrer la seule responsabilité de la contagion par les ectoparasites humains. Leur énergie et leur force de conviction furent si grandes, l'attrait de la nouveauté sans doute si séduisant par rapport aux travaux désormais anciens de la Commission des Indes, que leur théorie s'imposa irrésistiblement malgré les efforts de quelques loïmologues isolés (G. Girard particulièrement, et F. Hirst) qui s'acharnèrent à la combattre durablement. La théorie nouvelle prit le pas sur les travaux antérieurs, s'imposa dans les esprits, l'hypothèse se mua en certitude et la certitude en évidence. Cette évidence s'infiltra dans tous les milieux concernés et remporta une très large victoire.
1941 : l'annonce de la théorie nouvelle
28Dans une série d'articles publiés entre 1941 et 1945, suite à leurs enquêtes effectuées au Maroc, G. Blanc et M. Baltazard annoncent avec netteté leur prise de position en faveur de la puce de l'homme et s'opposent à la théorie précédente, qu'ils nomment également le « dogme », la « loi », mais aussi la « doctrine officielle », ou l'« évangile ». Le choix récurrent de ce vocabulaire est significatif, les auteurs se présentant eux-mêmes sous l'appellation de « non-conformistes », dans la lignée de R. Jorge redoutant d'être traité d'« hérétique ». L'emploi de ces termes, qui évoque une sorte de « querelle des Anciens et des Modernes », révèle incontestablement une certaine crispation du débat, qui ne sera pas sans conséquences scientifiques importantes. Les positions entre les « non-conformistes » et les chercheurs attachés à l'ancien « dogme » vont se durcir, et ce caractère d'affrontement va marquer de son empreinte les étapes successives de la démonstration, influençant notablement l'interprétation et la présentation des résultats, parfois simplifiés et raccourcis, ou bien amplifiés, dans un souci d'efficacité. Le tour très particulier, presque passionnel pourrait-on dire, qui va caractériser cette polémique, se fait donc nécessairement aux dépens d'une certaine objectivité : les conclusions des deux parties vont souvent aller au-delà de ce qu'autorisent les seules observations scientifiques engrangées.
- 19 G. Blanc et M. Baltazard, « Peste », Rapport sur le fonctionnement de l’Institut Pasteur du Maroc, (...)
29Dès 1941, G. Blanc et M. Baltazard, ayant achevé leurs recherches au Maroc, exposent leur opinion sans les précautions craintives dont s'entourait encore R. Jorge dix ans plus tôt. Cette opinion est entière et absolue et exclut le rat de tout processus épidémique : Nos recherches en foyer pesteux et au laboratoire nous amènent à conclure que les épidémies de peste bubonique sont sous la dépendance stricte de la vection interhumaine par les ectoparasites de l'homme. La peste, maladie enzoo-epizootique des rongeurs, ne peut être transmise qu'accidentellement à l'homme par les puces de rongeurs. Ces puces en effet, même Xenopsylla cheopis, considérée comme la plus ubiquiste, ne piquent l homme qu'avec une extrême répugnance. [...] On peut affirmer que sans ectoparasites humains, l'épidémie de peste bubonique n'est pas possible. [...] La peste s'est retirée d Europe occidentale, comme le typhus, au xviiie siècle, au moment où apparaît le pain de savon, dès que la densité du parasitisme humain commence à reculer devant l'hygiène. [...] La peste du rat reste l apanage de la puce de rat, la peste de l'homme, celui des ectoparasites humains19.
- 20 G. Blanc et M. Baltazard, « Rôle des ectoparasites humains dans la transmission de la peste », Bul (...)
- 21 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 539.
30G. Blanc et M. Baltazard citent les auteurs qui, avant eux, avaient fait place aux parasites humains : Lethem en Angleterre (1923), Sacquépée et Garcin (1912) puis Gaud, au Maroc (1930), Loufrani et Raynaud en Algérie (1923, 1924), Tsurumi en Mongolie, Wu Lien-Teh en Transbaïkalie. Particulièrement, les auteurs se réfèrent à plusieurs reprises à l'autorité de R. Jorge : Un loïmologue comme Ricardo Jorge ne craignait pas de faire place dans l'épidémiologie de la peste aux ectoparasites humains20. Ou plus tard : Ricardo Jorge, lui, a été formel. Dans une série de mémoires, mais tout particulièrement dans son étude sur les anciennes épidémies de peste en Europe comparées aux épidémies modernes, il affirme que c est la puce de l homme qui joue le rôle principal de vecteur21.
- 22 Ibidem, p. 539.
31Ce que nous avons nommé le « paradoxe justinien » n'est donc pas inconnu de ces chercheurs, loin s'en faut. Les auteurs ne manquent pas d'ailleurs de faire appel à cette puissante caution fournie par l'histoire ancienne : Il est curieux que les épidémiologistes, à quelques exceptions près, n aient pas cherché une leçon du passé puisée dans l histoire de la peste [...]22.
32L'absence du rat pendant la première pandémie médiévale occidentale est bien la racine première et fondamentale qui permit à la théorie « nonconformiste » de s'élancer avec une telle conviction.
33Mais outre leurs arguments d'ordre historique ou épidémiologique, G. Blanc et M. Baltazard fondèrent leur théorie sur un vaste ensemble de recherches expérimentales qui prouvèrent la dangerosité de la puce de l'homme. Ce sont aux conclusions de ces recherches de laboratoire, devenues fameuses, et dont le protocole fut entièrement publié en 1945, que l'on se réfère toujours aujourd'hui. Si R. Jorge avait franchi un pas théorique décisif, G. Blanc et M. Baltazard le confortèrent par des arguments expérimentaux qui devinrent par la suite incontournables.
Les expériences de G. Blanc et M. Baltazard (1941-1945)23
Les puces et les poux d'homme s'infectent
- 24 Les deux variétés du pou d’homme, Pediculus humanus, sont Pediculus humanus corporis, le pou de co (...)
34Les premières expériences de G. Blanc et M. Baltazard visèrent à démontrer que les puces d'homme, Pulex irritans, et les poux d'homme, Pediculus humanus corporis24, capturés aux domiciles des pestiférés morts, étaient bel et bien infectés.
35Au cours de vingt-cinq expériences, par broyage de ces lots de Pulex irritans (parfois de 2 à 5 puces seulement) et par inoculation de ce broyat sous la peau de rats ou de cobayes, ils prouvèrent en effet que les animaux d'épreuve contractaient systématiquement la peste. Trente-deux expériences du même type furent menées avec des broyats de poux qui donnèrent des résultats positifs similaires. Cependant il fut envisagé que les Pulex récoltées dans les habitats se soient infectées sur des rats. Blanc et Baltazard contrôlèrent le fait en important 200 Pulex irritans saines qu'ils mirent à piquer sur un malade agonisant et qui révélèrent, par inoculation du broyat, qu'elles avaient contracté l'infection. Les parasites humains, puces et poux, s'infectaient donc en effet naturellement sur les hommes au stade agonique. La théorie selon laquelle l'homme n'était guère apte à infecter ses parasites, en raison d'une septicémie souvent peu intense, se trouvait de fait anéantie.
36En revanche, aucune puce récoltée aux domiciles des malades en évolution ou devant guérir, c'est-à-dire ne présentant pas de phase septicémique, ne fut trouvée porteuse. Ceci corroborait le fait que la puce de l'homme ne pouvait s'infecter exclusivement que sur un moribond, c'est-à-dire sur un homme présentant des bacilles dans le sang.
Les puces et les poux d'homme transmettent la peste
37L'étape suivante, et la plus décisive, consista à démontrer que ces puces et ces poux humains naturellement infectés sur des pestiférés étaient ensuite capables de transmettre la maladie par piqûre.
38Des expériences furent menées avec des lots de Pulex irritans, de Xenopsylla cheopis et de Pediculus h. corporis, identiquement récoltés aux domiciles de pestiférés morts, et dont une partie fut testée par broyage et inoculation afin de s'assurer de leur infection. Puis, les puces vivantes de ces lots furent mises à piquer sur des cobayes sains.
- 25 G. Blanc et M. Baltazard, 1941, op. cit., p. 11.
- 26 G. Blanc et M. Baltazard, 1942, op. cit., p. 446.
- 27 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 210.
- 28 Ibidem, p. 341.
- 29 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 553.
39Les résultats de ces expériences furent résumés dans diverses publications. En 1941, on peut lire cette déclaration synthétique : Enfin, l'infection du cobaye a été obtenue par piqûre de pulex récoltées dans des maisons de pestiférés25. En 1942, l'annonce du succès de la transmission est aussi brève et nette : Puces et poux, recueillis sur des pesteux morts, ont pu transmettre l'infection par piqûre au cobaye ; [...]26. Dans leur publication complète de 1945, qui détaille l'ensemble du protocole de recherches, on peut lire en pré-conclusion : L'infection par piqûre a donc pu être obtenue une fois avec des xenopsylla, une fois avec des pulex, et une fois également avec des poux récoltés sur les pesteux ou dans leur maison27. Cette unique phrase conclusive laisse croire que les Pulex transmettent donc avec la même efficacité que les Xenopsylla. En outre, dans les conclusions générales, on trouve ces recherches résumées par cette seule phrase : Puces et poux d'homme ainsi récoltés [au domicile et dans les vêtements des pestiférés morts] peuvent transmettre l'infection par piqûre28. En 1956 encore, malmené mais non ébranlé par les critiques de G. Girard auxquelles il est répondu point par point, G. Blanc écrit : Nos premiers essais de contamination sur cobaye avaient été faits avec des puces recueillies dans des chambres de pesteux ou sur les vêtements de morts. Ces puces, conservées en tube Borrel, étaient mises à piquer à travers de la soie à bluter recouvrant l'orifice du tube et retenant les déjections [pour éviter tout risque de pollution par les excréta]. Les résultats positifs obtenus avec cette technique et permettant de considérer que le mode d infection était bien la piqûre, ont été confirmés par les expériences de laboratoire29.
Figure no 2 : Seconde théorie d'épidémisation de la peste, 1932-2000.
Rats ➝ puces de rat ➝ hommes ➝ puces d'homme ➝ hommes ➡ Epidémie

Légende
N. f. = Nosopsyllus fasciatus (puce de rat) ; X. c. = Xenopsylla cheopis (puce de rat) ; P. i. = Pulex irritans (puce d'homme)
- 30 Voir fig. n° 2 résumant cette seconde théorie épidémiologique (page précédente).
- 31 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 344.
40Ces conclusions fermes et répétées sur la transmission naturelle de la maladie par des puces humaines infectées sur des pestiférés sont fondamentales. C'est sur elles, plus que sur les autres séries d'expériences réalisées, que les auteurs édifieront la nouvelle théorie épidémiologique30. Ce sont ces expériences qui leur permettent d'énoncer in fine cette affirmation : Cette reconnaissance de pulex comme grande puce pestigène, au même rang que les xenopsylla, est dune importance capitale31.
41Elle l'est en effet, puisque avec une telle preuve, l'épidémiologie change radicalement de visage, et la prophylaxie à sa suite.
42Pour qui s'en remettait alors en confiance à ces seules conclusions, sans nécessairement dépouiller les longues pages du protocole de recherche et les détails fastidieux de toutes les expériences, cobaye après cobaye, lot après lot, les résultats ainsi résumés ne pouvaient en effet que convaincre : les Pulex irritans ou les poux infectés sur les moribonds transmettaient la peste tout aussi bien que les Xenopsylla cheopis. Hormis pour quelques-uns, la cause était entendue. Elle l'est toujours, et l'on retrouve aujourd'hui en quantité de textes l'écho exact de ces phrases simples, persuasives et conclusives.
La pénétration de la théorie de G. Blanc et M. Baltazard (1941-2003)
43Les preuves réunies par G. Blanc et M. Baltazard pénétrèrent en effet rapidement les milieux de la recherche, tant historique que médicale, et la puce de l'homme conquit aisément son grade de puce vectrice de la peste. Quelques exemples suffisent à démontrer la vaste influence des expériences de 1941-1945, et le très durable enracinement de leurs résultats.
- 32 P. Diosi, « Etude épidémiologique de la célèbre épidémie de peste enregistrée en 1709 en Transylva (...)
44P. Diosi (1961), dans son étude de l'épidémie de peste de 1709 en Transylvanie, conclut : Une si grande incidence [de mortalité] ne peut être expliquée dune manière satisfaisante uniquement par le rôle des rats. [...] la peste épidémique historique [...] se transmettait fort probablement dun individu à lautre par l intermède de l espèce humaine, Pulex irritans32.
- 33 M. Colonna d’Istria, Etude épidémiologique de la peste de 1720 à Marseille, Thèse de médecine, Mar (...)
45M. Colonna d'Istria (1968), dans sa thèse de médecine sur l'épidémie de 1720 à Marseille, attribue le démarrage de l'épidémie à Pulex irritans, suivant l'importation d'étoffes33.
- 34 C. Ambroselli, La Grande mortalité. Approche iconographique de la Peste au Moyen Age, Thèse de méd (...)
46Caractéristique est également l'approche récente de C. Ambroselli (1978) dans sa thèse de médecine sur la peste médiévale d'Occident : En matière d'ectoparasites, on doit distinguer les ectoparasites humains spécifiques, [...] seuls capables dengendrer la « peste épidémique » bubo-septicémique par transmission interhumaine : la puce, Pulex irritans, et le pou du corps, Pediculus corporis [...]34.
- 35 D. Panzac, La Peste dans l’Empire Ottoman, 1700-1850, Thèse de doctorat d’Etat ès-Lettres et Scien (...)
47D. Panzac (1982), étudiant la peste des xviiie-xixe siècles dans l'Empire Ottoman, se montre tout aussi ferme : La transmission [...] se fait par [...] la puce, Pulex irritans, et secondairement par le pou du corps, Pediculus corporis35.
- 36 F. Stephan, La dernière peste en Gévaudan (1720-1722), Thèse de médecine, Université Pierre et Mar (...)
48De même F. Stephan (1987) dans sa thèse de médecine sur la peste du xviiie siècle en Gévaudan : [...] de toute façon, cette peste du Moyen Age fut d abord une peste « démique », c'est-à-dire une peste à transmission essentiellement interhumaine où les ectoparasites de l'homme, puces et poux, jouèrent un rôle déterminant [...]36.
- 37 L. Provost, La lutte contre la peste en France au cours des siècles, Thèse de médecine, Université (...)
49Affirmation identique dans la thèse de L. Provost (1988), qui reprend même le « paradoxe justinien » : Les pestes du Moyen Age sont essentiellement démiques, c'est-à-dire à circulation humaine directe. [...] Les hommes véhiculent les puces pestigènes qui transmettent la maladie de l'un à l'autre. Nous ne connaissons pas les rongeurs présents en Europe au Moyen Age. [...] Sont-ils déjà présents sur le continent lors de la première pandémie ? Sans doute pas [...] Et lors de la troisième pandémie, la peste prend définitivement son visage actuel : maladie murine, exceptionnellement transmise à l'homme par les puces et les rongeurs37.
- 38 M. Le Piver, Pulex irritans (Linné) et Tunga penetrans (L) (Siphonaptères) : contribution à leur r (...)
50Egalement exemplaires de la force de pénétration de la théorie nouvelle, ces lignes tirées de la thèse de médecine de M. le Piver (1991) qui résume les étapes de la recherche en loïmologie, et où l'on retrouve ce terme récurrent de « dogme » : A la suite des travaux de la Commission des Indes, un accord se fit au sein des épidémiologistes pour admettre que chaque cas de peste bubonique na d autre source qu'un cas murin. Tout aurait pu en rester là ; cette règle que lon peut résumer, sans Xenopsylla cheopis pas de peste, était devenue un dogme. Elle n'expliquait cependant pas tout [...]. La transmission de la peste d'homme à homme se fait donc par l'intermédiaire de ses ectoparasites principalement sa puce Pulex irritans, et très secondairement le pou de corps, Pediculus humanus38.
- 39 H. Kupferschmidt, « L’évolution des recherches sur la peste après la découverte du bacille par Ale (...)
51En 1994, H. Kupferschmidt, dans un article sur l'évolution des recherches sur la peste, expose les termes de la nouvelle théorie et la soutient : En 1941, avec les études de Georges Blanc et de Marcel Baltazard [...], la question du rôle de la puce de l homme rebondit. Cette dernière était certes un vecteur puissant, mais Pediculus corporis (pou du vêtement) ne l'était pas moins. Les deux savants avaient découvert que la puce de l'homme et celle du rat étaient d efficacité comparable vis-à-vis de l homme. Les travaux effectués au Maroc montrèrent que la transmission à l'homme à partir de la puce murine était l'exception. [...] Ainsi était enfin élucidée la transmission de la maladie au cours des grandes épidémies de l'histoire39.
- 40 Centre National de Référence de la Peste et autres Yersinioses, Institut Pasteur, Paris.
- 41 E. Carniel, 1995, op. cit.
52E. Carniel40, sans rejeter les puces du rat, fait également place à la puce de l'homme : L'homme se contamine le plus souvent après piqûre par des puces de rongeurs infectés et développe alors une peste bubonique [...]. La transmission inter-humaine de la peste bubonique peut également avoir lieu par l'intermédiaire de la puce de l'homme : Pulex irritans41.
- 42 F. Gallen, 2000, op. cit., p. 205.
53En 2000, F. Gallen, dans sa thèse de médecine vétérinaire, ne peut non plus évacuer in fine la responsabilité de la puce humaine : Pulex irritans, la puce de l'homme, et Pediculus corporis, le pou de corps, peuvent également transmettre la maladie42.
- 43 J.-P. Haenni et B. Mulhauser, Rats, Muséum d’Histoire naturelle, Neuchâtel, 1998, 112 p., p. 53.
54Tout récemment encore un catalogue du Muséum de Neuchâtel fournit un bon exemple de ce consensus général : Aucun indice sûr ne permet d affirmer que c'est le Rat noir qui, par l intermédiaire de ses puces, a été à l'origine de la propagation de l'épidémie [1346-1353]. En tous cas, rien dans les textes de l'époque n'associe les rongeurs à la maladie. On peut par contre incriminer avec certitude les mauvaises conditions d'hygiène de l'époque qui permettaient la prolifération des puces de l'homme43.
55Ces exemples, que l'on pourrait multiplier, témoignent du très vaste succès que les idées de G. Blanc et M. Baltazard remportèrent dans les milieux scientifiques, tant médicaux qu'historiens, et de l'assentiment presque unanime que reçut et reçoit toujours la thèse de la transmission interhumaine via la puce de l'homme et, à des degrés divers, de l'éviction des puces du rat.
56Dans ce mouvement général, même les chercheurs les plus sceptiques ou les plus modérés, c'est-à-dire ceux qui n'évacuèrent pas le rat de la chaîne épidémique, ne purent se permettre de faire l'impasse sur la puce de l'homme, comme si elle était devenue une partenaire pour ainsi dire inévitable.
- 44 R. Pollitzer, 1954, op. cit., p. 417.
57Ainsi en va-t-il de R. Pollitzer, en 1954 : Cependant, on a estimé qu'il était impossible de généraliser la portée de leurs conclusions [de Blanc et Baltazard] car, [...] dans la plupart des régions pesteuses [...] la vermine de l'homme ne contribue que pour une faible part à la diffusion de l'infection. En même temps, cependant, il était admis que dans certaines régions où elle abonde, P. irritans pouvait prendre de l'importance dans la transmission interhumaine de la peste et qu'il en était de même en ce qui concerne le pou de l'homme, qui, par des attaques massives, s'est montré capable d'infecter les animaux d'épreuve eux-mêmes. [...] Il n'est guère douteux cependant que, au cours des épidémies historiques survenues dans le nord-ouest de l'Europe [...], les parasites de l'homme ont joué un rôle adjuvant d'importance dans la propagation de la peste bubonique, parce qu'ils pullulaient en ces temps anciens44.
- 45 Il faut comprendre ici « inapte au blocage du proventricule ».
- 46 J.-N. Biraben, 1975, op. cit, t. I, p. 13.
58J.-N. Biraben ne peut exclure non plus le rôle de la puce humaine : [...] pendant longtemps, on a cru qu'elle [la puce du rat] assurait seule toutes les épidémies parce qu'effectivement, aujourd'hui, son rôle est considérable et que la puce de l'homme, Pulex irritans, est dépourvue de proventricule45. Mais celle-ci, qui ne vit que sur l'homme, transmet très bien la maladie, et son importance est fonction de l'ectoparasitisme humain46.
- 47 D. S. Kettle, 1990, op. cit., p. 505 (trad. pers.).
59D. S. Kettle considère que Xenopsylla cheopis est indubitablement le plus important vecteur de la peste humaine à travers le monde, et estime le rôle de Pulex irritans « plus discutable ». Il cite néanmoins sa responsabilité dans une épidémie au Brésil47.
- 48 Directeur du Laboratoire de la peste à l’Institut Pasteur de Paris, de 1960 à 1990.
- 49 J. Brossollet et H. H. Mollaret, 1994, op. cit., p. 95.
60H. H. Mollaret48 revendique clairement pour le rat un rôle de premier plan et place avec prudence la puce de l'homme en position seconde : Les rats occupent une place essentielle dans le déroulement d'une épidémie et certaines espèces, tels Rattus rattus ou Rattus norvegicus en sont les premières victimes ; après la mort des rongeurs, leurs puces, essentiellement Xenopsylla cheopis et Pulex irritans vont contaminer l'homme réalisant le schéma puce — rat —puce — homme. Lorsque des puces infectées sont introduites dans une population entassée et sans hygiène, la transmission se fait d'homme à homme49.
- 50 Collectif, « La surveillance de la peste », Chronique OMS, vol. 28, Genève, 1974, p. 79.
61Quant à l'Organisation Mondiale de la Santé, elle s'accorde avec le « dogme » ancien mais elle ne peut manquer d'évoquer, elle aussi, le rôle de la puce de l'homme, en pointant cependant l'absence de certitude à ce sujet et en usant du conditionnel : [...] Le problème de la transmission de personne à personne du bacille de la peste par le puce de l'homme, Pulex irritans, n'a pas encore reçu de solution. Cependant, il ressort d'études faites dans plusieurs pays que des épisodes de peste bubonique, dite anthropono-tique, pourraient être dus à la prévalence de ce vecteur dans les habitations humaines où la maladie a éclaté à la suite d'un premier contact avec des rongeurs infectés ou d autres puces vectrices50.
62On voit combien les expériences, certes frappantes, de G. Blanc et M. Baltazard ont imprégné très puissamment le monde de la recherche en loïmologie et combien Pulex irritans est devenue incontournable dès lors qu'il s'agit d'évoquer l'épidémiologie de cette maladie. C'était là un effet presque inéluctable car la solide assurance des conclusions des deux chercheurs contribua à les rendre fameuses, crédibles et pénétrantes. La validité de leurs expériences ne fut pas mise en doute, et les critiques que leur opposa G. Girard restèrent finalement sans effet. C'est pourquoi il est essentiel de revenir avant toute chose sur ces recherches de 1941-1945 : car, en énonçant leurs conclusions, G. Blanc et M. Baltazard n'ont pas rendu compte de la réalité des résultats qui les sous-tendait.
63Avant d'aborder cette reprise critique, il est important de rendre hommage à la masse considérable de travail effectuée par ces deux chercheurs et à leur indiscutable courage lors de leurs multiples prospections en terrain pesteux (M. Baltazard), de même qu'aux avancées scientifiques que ces travaux permirent, concernant les associations de rongeurs impliqués dans l'épidémiologie et les foyers invétérés. Aussi, et c'est une évidence, n'est-il pas question ici de mettre en cause de quelque façon ni les chercheurs, ni les hommes. Il ne s'agit que de débattre des données scientifiques qui furent alors exposées et qui déterminèrent un tournant majeur dans l'épidémiologie de la peste bubonique.
Notes
1 M. van Ermengem, « Notes sur la peste à Glasgow en 1900 », Bulletin de l’Académie Royale de Médecine de Belgique, XIV, 1900, p. 619-658, p. 640.
2 E. Joltrain, « La peste à Paris. Etude épidémiologique et clinique », Le Journal médical français, X, 1921, p. 67-71, p. 71.
3 Ibidem, p. 67, 68.
4 H. Violle, La peste – Les rats – Les puces – Le bacille de la peste – Le diagnostic de la peste chez le rat, Ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales, Direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, Impr. administrative, Melun, 1921, 29 p.
5 A. W. Bacot, 1919-1920, op. cit., in : R. Jorge, 1928, op. cit., p. 62.
6 E. Sacquépée et Garcin, « Rapport dactylographié sur la mission sanitaire des Oulad Fredj. Epidémiologie et prophylaxie de la peste bubonique », Rapport dactylographié, Casablanca, 1912, Arch. Méd. Milit., 62, 1913.
7 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 173-348.
8 J. Gaud, « L’épidémie de peste de la Chaouïa », Bulletin Institut Hygiène Maroc, I, 1931, p. 31-49, in : G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 177-178.
9 Observations du Dr Duthu à Marrakech en 1941, citées in : G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 175-177.
10 R. Jorge, Les pestilences et la convention sanitaire internationale, Arquivos do Instituto Central de Higiene, vol. III, fasc. 1, Lisbonne, 1926, p. 21 et 102.
11 R. Jorge, 1928, op. cit., p. 31-32.
12 Ibidem, p. 17.
13 R. Jorge, 1932, op. cit., p. 16-17.
14 Ibidem, p. 17-18.
15 Ibid., p. 21-22.
16 Ibid., p. 24.
17 Ibid., p. 22-23.
18 R. Devignat, 1952, op. cit., p. 9.
19 G. Blanc et M. Baltazard, « Peste », Rapport sur le fonctionnement de l’Institut Pasteur du Maroc, 1941, p. 9-21, p. 15, 16, 17.
20 G. Blanc et M. Baltazard, « Rôle des ectoparasites humains dans la transmission de la peste », Bulletin de l’Académie de Médecine, 3e série, 126, 1942, p. 446-448., p. 446.
21 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 539.
22 Ibidem, p. 539.
23 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit.
24 Les deux variétés du pou d’homme, Pediculus humanus, sont Pediculus humanus corporis, le pou de corps ou de vêtement, et Pediculus humanus capitis, le poux de tête.
25 G. Blanc et M. Baltazard, 1941, op. cit., p. 11.
26 G. Blanc et M. Baltazard, 1942, op. cit., p. 446.
27 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 210.
28 Ibidem, p. 341.
29 G. Blanc, 1956, op. cit., p. 553.
30 Voir fig. n° 2 résumant cette seconde théorie épidémiologique (page précédente).
31 G. Blanc et M. Baltazard, 1945, op. cit., p. 344.
32 P. Diosi, « Etude épidémiologique de la célèbre épidémie de peste enregistrée en 1709 en Transylvanie », Maroc médical, n° 437/40, 1961, p. 1090-92.
33 M. Colonna d’Istria, Etude épidémiologique de la peste de 1720 à Marseille, Thèse de médecine, Marseille, 1968, 137 p.
34 C. Ambroselli, La Grande mortalité. Approche iconographique de la Peste au Moyen Age, Thèse de médecine, Université de Paris VI, Faculté de Médecine Broussais Hôtel-Dieu, 1978, 156 p., p. 30.
35 D. Panzac, La Peste dans l’Empire Ottoman, 1700-1850, Thèse de doctorat d’Etat ès-Lettres et Sciences humaines, présentée à l’Univ. Paris I-Sorbonne, Aix-en-Provence, 1982, p. 114.
36 F. Stephan, La dernière peste en Gévaudan (1720-1722), Thèse de médecine, Université Pierre et Marie Curie, Faculté de Médecine Pitié-Salpêtrière, 1987.
37 L. Provost, La lutte contre la peste en France au cours des siècles, Thèse de médecine, Université d’Angers, Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie d’Angers, 1988, p. 129-130.
38 M. Le Piver, Pulex irritans (Linné) et Tunga penetrans (L) (Siphonaptères) : contribution à leur rôle en médecine humaine, à leur histoire, et à leur colonisation de la zone afrotropicale, Thèse de médecine, Université de Rennes, UER Médicales et Pharmaceutiques, 1991, p. 48 et 85.
39 H. Kupferschmidt, « L’évolution des recherches sur la peste après la découverte du bacille par Alexandre Yersin », Revue médicale de la Suisse Romande, 114, 1994, p. 415-423, p. 420-421.
40 Centre National de Référence de la Peste et autres Yersinioses, Institut Pasteur, Paris.
41 E. Carniel, 1995, op. cit.
42 F. Gallen, 2000, op. cit., p. 205.
43 J.-P. Haenni et B. Mulhauser, Rats, Muséum d’Histoire naturelle, Neuchâtel, 1998, 112 p., p. 53.
44 R. Pollitzer, 1954, op. cit., p. 417.
45 Il faut comprendre ici « inapte au blocage du proventricule ».
46 J.-N. Biraben, 1975, op. cit, t. I, p. 13.
47 D. S. Kettle, 1990, op. cit., p. 505 (trad. pers.).
48 Directeur du Laboratoire de la peste à l’Institut Pasteur de Paris, de 1960 à 1990.
49 J. Brossollet et H. H. Mollaret, 1994, op. cit., p. 95.
50 Collectif, « La surveillance de la peste », Chronique OMS, vol. 28, Genève, 1974, p. 79.
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Titre | Figure no 2 : Seconde théorie d'épidémisation de la peste, 1932-2000.Rats ➝ puces de rat ➝ hommes ➝ puces d'homme ➝ hommes ➡ Epidémie |
Légende | LégendeN. f. = Nosopsyllus fasciatus (puce de rat) ; X. c. = Xenopsylla cheopis (puce de rat) ; P. i. = Pulex irritans (puce d'homme) |
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