Les chemins de la peste
|Chapitre I. La peste de l'époque antique à nos jours
Texte intégral
Les épidémies dans l'histoire de l'Occident
- 1 Dans l’important ouvrage qu’il consacra à l’histoire de la peste, J.-N. Biraben a dressé la liste (...)
1Chroniqueurs, médecins, officiers municipaux, ont laissé de multiples témoignages des ravages que la peste exerça en Occident. Celle-ci nous est bien connue dans ses multiples atteintes1, particulièrement du xive au xviiie siècle, et l'on se contentera d'en résumer ici les grandes lignes.
- 2 J.-N. Biraben, 1975, ibidem, p. 24.
2Les documents les plus anciens laissent peser une ambiguïté sur la nature exacte des « pestilences » qu'ils évoquent et il n'est guère possible d'établir pour ces périodes des diagnostics certains. Selon J.-N. Biraben, une peste antique pourrait être attestée au iiie siècle av. J.-C. sur les rives africaines et asiatiques de la Méditerranée, de Carthage au Liban, sans que la maladie n'atteigne alors l'Europe. C'est sans doute une peste également qui toucha en 127 av. J.-C. l'Égypte, la Lybie, la Syrie, là encore sans aborder les rives européennes2.
- 3 J.-N. Biraben et J. Le Goff, « La Peste dans le Haut Moyen Age », Annales : Economies, Sociétés, C (...)
3C'est au vie siècle seulement que la maladie franchit la Méditerranée vers l'Ouest et le Nord et gagne l'Europe. Cette fois, les symptômes sont décrits avec assez de précision (forte fièvre, bubons à l'aine ou à l'aisselle, délire, mort rapide) pour que le caractère pesteux de l'épidémie soit indiscutable. Cette première pandémie est bien connue sous le nom de « peste justinienne ». Elle apparut en 541 en Égypte, venant, dit Evagre, d'Ethiopie3, puis en Palestine, en Syrie, à Constantinople, sans que l'on connaisse son extension orientale au-delà de la Perse.
- 4 Voir fig. n° 4. La schématisation des poussées de la peste justinienne en Europe est tirée de J.-N (...)
4Du côté occidental, la maladie arrive en Illyrie et en Espagne en 542, via Constantinople et Carthage, puis en Italie et à Marseille en 543. Cette peste se maintient durant deux siècles, se développant en quinze poussées jusqu'en 767, et démantelant le grand commerce méditerranéen. Elle touche l'Europe à dix reprises, y pénétrant, comme elle le fera toujours par la suite, par ses ports méridionaux reliés au commerce oriental, mais sans jamais se propager largement. L'atteinte occidentale est essentiellement côtière, se diffusant par cabotage, et sa pénétration se fait au long des axes fluviaux (le Rhône, la Loire, L'Ebre)4. La peste progresse ainsi vers l'Est de l'Espagne, vers le nord de la France, parfois jusqu'à Trêves, Bourges, Dijon, mais elle ne s'étend pas vers l'intérieur des terres. Son expansion géographique est toujours limitée, touchant peu ou prou les mêmes territoires au long des mêmes itinéraires.
5Cette caractéristique de la pandémie justinienne en Europe occidentale est très importante à relever. J.-N. Biraben et J. Le Goff n'y manquent pas, qui superposent sa géographie à celle des voies du commerce oriental.
- 5 J. Brossollet et H. H. Mollaret, Pourquoi la peste ? Le rat, la puce et le bubon, Gallimard, coll. (...)
6La peste délaisse ensuite l'Occident pendant six siècles, sans qu'on puisse élucider les raisons de son extinction. Ainsi que le notent J. Brossollet et H. H. Mollaret, l'on peut seulement constater que la peste ne trouva pas alors les conditions nécessaires à sa persistance5.
- 6 L’histoire livre d’autres exemples de telles « attaques bactériologiques : en 1422 le château de K (...)
- 7 Cette appellation de « mort noire » ou de « peste noire », tardive, ne fait pas référence à la cou (...)
7Son retour est aussi brutal que dévastateur. Venue d'Orient, elle atteint la Crimée et ses comptoirs génois en 1347. Ici se situe le premier épisode connu de « guerre bactériologique » : l'armée du Khan Djanisberg assiège le comptoir de Caffa lorsque la peste éclate parmi ses soldats. Les assaillants catapultent alors des cadavres de pestiférés dans la ville, semant la maladie dans Caffa6. Fuyant devant le fléau, les Génois l'emportent avec eux à Constantinople. De là, en 1347 et 1348, la peste se propage sur tout le pourtour du bassin méditerranéen. Mais cette fois, elle ne se contente pas de dévaster la façade maritime et d'opérer quelques avancées au long des fleuves. En un an, elle traverse l'Italie, l'Espagne et la France, en deux ans, elle atteint la Grande-Bretagne et l'Allemagne, en 1350, elle gagne les contrées les plus nordiques et, en 1352, elle est à Moscou. En cinq années, elle a ravagé l'Europe entière, de l'Espagne à l'Oural, de la Grèce à la Norvège. Son terrifiant passage fauche entre 25 et 40 millions d'hommes, le quart ou le tiers de la population de l'Occident, des villes par moitié, des villages entiers. Cette attaque générale et meurtrière des années 1347-1352 est restée dans l'histoire sous le nom de « Mort noire7 ». Les terres péniblement conquises aux xie-xiiie siècles retournent en friches, les moissons manquent de bras. C'est le début de la seconde pandémie, la plus longue et la plus destructrice qu'ait connu l'Occident.
- 8 G. Girard, « L’incidence des “pestes” dans l’histoire du monde », Comptes-rendus trimestriels des (...)
8La peste s'installe en effet pour quatre cents ans, endémique ou explosive, ressurgissant par poussées périodiques, violentes ou modérées, quittant une région pour une autre, réapparaissant dix années plus tard. Du xive au xviiie siècle, l'Occident va vivre dans la crainte continuelle de ses sursauts répétés. Elle s'affaiblit enfin au cours du xviiie siècle, frappant de ses derniers coups, très meurtriers, Marseille en 1720-1721, qui y laisse près de la moitié de sa population, en même temps que la Provence et le Gévaudan, et Moscou, en 1771. En Afrique du Nord, elle éclate encore en 1799 au sein de l'armée d'Egypte, menée par Bonaparte8. Enfin, elle frappe une nouvelle fois Constantinople en 1839 : c'est la dernière manifestation de la seconde pandémie en Europe.
- 9 Cette association, biblique et chrétienne, entre fléau et colère divine, est également manifeste d (...)
9Au xviiie siècle, les hommes étaient tout aussi ignorants qu'au vie siècle des causes du fléau et ne soupçonnaient nullement le rôle des rats et encore moins des puces dans sa propagation. Avant toute chose, la cause de la peste était la colère de Dieu contre les péchés des hommes9. L'évidence de ce lien est parfaitement exprimée par les vers célèbres de La Fontaine :
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre [...].
10Que l'épidémie fût un terrible châtiment divin, nul ne songeait à le contester, et prières et processions tentaient d'apaiser le mal à sa source. Si bien que la recherche causale s'effaçait au profit de celle des signes annonciateurs (passages de comètes, perturbations climatiques, pourrissement des végétaux, proliférations animales, etc.), et des moyens de prévention ou de guérison.
- 10 Le vinaigre, comme l’ail, fut largement utilisé comme désinfectant et repoussoir de la maladie. En (...)
11Outre le très renommé « vinaigre des quatre voleurs10 », l'une des protections les plus connues était le fameux électuaire des trois adverbes : Cito, longe, tarde (Fuis vite, loin, longtemps). Mais en dépit de la multitude des traités de peste, contenant quantité de recettes et de remèdes propres à éviter ou à soigner la maladie, les hommes demeuraient tout autant démunis que quatre siècles auparavant. Parmi les moyens de prévention d'ailleurs, certains, tel celui de placer un bélier dans sa maison afin que sa puanteur écarte le mal, peu suivi, n'étaient pas empiriquement dénués de bon sens, les puces fuyant l'odeur de certains grands mammifères. D'autres pratiques, involontaires, tel le port d'une couverture de cheval ou le graissage du corps à l'huile, étaient très efficaces. L'odeur du cheval repousse les puces et l'huile bloque leur action, les insectes glissant sur la peau et obstruant leurs pièces buccales. Malheureusement, ces faits, faute d'être compris, ne furent pas reconnus à leur véritable valeur et l'on n'en tira nulle règle générale, bien qu'ils aient été parfois remarqués par des cochers, des bergers. L'immunité des marchands d'huile du Levant se retourna même souvent contre eux : épargnés par la maladie, ils furent accusés de la colporter.
12Tout au long de ces temps, médecins « aéristes » et « contagionistes » s'affrontèrent. Les premiers tenaient pour une transmission de la peste par l'air infecté où flottaient les miasmes, les seconds pour une contagion par contact avec les pestiférés ou les matières qu'ils avaient touchées.
13La reconnaissance progressive de cette dangerosité par contact permit une importante avancée : à défaut de comprendre ou de soigner, on tenta de barrer la route à l'épidémie et, peu à peu, les moyens — souvent cruels -de limiter sa propagation se multiplièrent. Si bien qu'au xviiie siècle, les mesures de prophylaxie s'étaient considérablement accrues et étaient devenues sévèrement réglementées. La fermeture des demeures touchées, l'isolement des malades, la destruction par le feu des lieux et des effets contaminés, l'interdiction des rassemblements publics, le gel du commerce de certaines marchandises, la mise en quarantaine des villes atteintes comme des navires en approche, se révélèrent un moyen de lutte efficace contre l'extension des épidémies. Ainsi la peste de Provence, si elle franchit le fameux mur édifié autour de la zone infestée, réussit-elle à être contenue régionalement avec succès. Ces mesures firent beaucoup pour freiner les assauts de la maladie au cours des Temps Modernes mais elles ne sauraient expliquer son extinction à la fin du xviiie siècle. Des causes proprement écologiques et biologiques (l'apparition d'un bacille mutant issu du bacille pesteux) pourraient sans doute rendre compte de sa disparition.
14L'Occident, une nouvelle fois, oublie la peste. A la fin du xixe siècle, elle n'est plus considérée que comme une maladie historique.
- 11 A. A. Proust, La défense de l’Europe contre la peste et la Conférence de Venise de 1897, Masson, P (...)
15Cependant, disparue d'Europe, la peste se maintenait en Asie. Elle réapparaît à Canton puis à Hong-Kong en 1894, venue du Yunnan. Selon le Dr A. Proust, l'Europe ne s'en émeut guère : La peste de Canton de 1894 passa presque inaperçue. Il ne s'agissait il est vrai que de Chinois. Elle causa cependant la mort de 100 000 personnes11. Mais, contrairement aux dires du Dr Proust, l'Europe s'alarma grandement du retour du fléau. C'est pourquoi, dès le mois de juin 1894, le pasteurien Alexandre Yersin était envoyé sur place pour étudier la propagation de la maladie et les moyens d'y faire face.
- 12 F. Gallen, Approche historique des trois pandémies de peste humaine. Epidémiologie et prophylaxie (...)
- 13 R. Pollitzer, La Peste, OMS, Série de Monographies, 22, 1954, p. 17.
- 14 Wu Lien-Teh, J.W. H. Chun, R. Pollitzer, et C. Y. Wu, Plague,Weihengshu, National Quarantine Servi (...)
16En réalité, la peste sévissait à nouveau en Chine depuis le milieu du siècle, dans la province du Yunnan depuis 1840, à Yunnanfou en 186612, à Pakhoï en 186713, et en Inde dès 181214. De Chine, la troisième vague de peste va s'étendre au monde entier, diffusée par un trafic maritime plus intense et surtout bien plus rapide que deux siècles auparavant. Le passage de la marine à voile à la marine à vapeur permettra en effet au bacille de gagner des continents jusqu'alors épargnés, tel l'Amérique.
17La maladie atteint rapidement l'Europe, entrant dans nombre de ses ports (entre autres Glasgow, Paris, Marseille, Porto, Barcelone). Mais, à la différence de ce qui s'était produit au cours des siècles précédents, la peste occidentale va prendre alors un visage tout à fait nouveau : jamais elle ne parviendra à s'étendre sur le continent où elle ne fera à chaque entrée qu'un nombre très restreint de victimes. C'est pourquoi si la mémoire collective des Européens a conservé le souvenir de la grande peste passée, elle a en revanche effacé l'épisode de la troisième pandémie. La peste de Paris de 1920, par exemple, est ainsi systématiquement confondue avec la grippe espagnole de 1918.
- 15 H. H. Mollaret, 1992, « Emergences et résurgences de la peste », Médecine et Hygiène, 50e année, 1 (...)
18Cette troisième pandémie, qui dura de 1894 à 1945, comporte donc des caractéristiques nouvelles : Elle atteint les continents et territoires que les pandémies précédentes avaient laissés indemnes : le Nouveau Monde, l'ensemble de l'Afrique, Madagascar, l'Australie, le Japon, etc. [...] Il est capital de souligner que si la peste débarqua dans pratiquement tous les ports de l'Europe de 1894 à 1910, ce débarquement fut suivi d'une évolution géographique totalement différente en Europe et dans le reste du monde : dans toute les régions que la peste n'avait pas visitées pendant la deuxième pandémie, son débarquement fut suivi, durant la troisième, d'une extension dans l'arrière-pays. Ce fut le cas dans le Nouveau Monde comme en Afrique [...]. A l'opposé le comportement de la peste en Europe durant la troisième pandémie fut totalement différent : il y eut bien le même débarquement dont témoignent une centaine de cas, tous portuaires, de 1900 à 1910, mais il n'y eut aucune implantation dans l'ensemble de l'Europe, comme si celle-ci avait été « vaccinée » par la deuxième pandémie15.
- 16 G. Girard, 1977, op. cit., p. 260-61.
19C'est l'Inde anglaise qui va payer le plus lourd tribut à la maladie. Ainsi que l'écrit G. Girard, Partout ailleurs le chiffre des victimes ne dépassa pas quelques dizaines de milliers dans les territoires les plus atteints, en Indonésie, au Sénégal, à Madagascar, quelques centaines pour d'autres, notamment dans le continent américain, nord et sud. En Europe, c'est au Portugal, à Porto, au début du siècle, puis aux Açores, où une épidémie de sept-cent quarante-quatre cas, dont plusieurs de caractère pulmonaire, frappa l'île de San Miguel. A Marseille, des cas sporadiques échelonnés jusque vers 1935 et enfin une centaine de cas à Paris (1919-1922) dans les bidonvilles de la zone où vivait une population misérable de chiffonniers et où furent découverts des rats pesteux... Cette anadémie sur laquelle on fit le silence ne troubla en rien la quiétude de la capitale16.
Les épidémies dans l'histoire de l'Orient et de l'Afrique
- 17 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit., p. 7.
20En Afrique, dont les côtes nord sont sans doute touchées depuis l'Antiquité, il est possible, selon Wu Lien-Teh et R. Pollitzer17, qu'un foyer ait existé depuis fort longtemps au cœur du continent. La question du lieu de naissance du premier foyer naturel reste posée. On considère généralement que le foyer d'origine de la peste est situé sur les contreforts de l'Himalaya. Cependant, certains ont envisagé qu'elle ait pu prendre naissance vers les sources du Nil d'où les hommes l'auraient propagée vers le Nord et l'Orient. Mais ce foyer africain pourrait n'être que secondaire, né de la peste justinienne, la maladie s'étant ensuite propagée depuis les côtes du nord jusque dans la région des Grands Lacs. Avec la troisième pandémie, la maladie se dispersa à travers l'ensemble du continent.
21En Asie comme en Europe, les mentions des textes les plus anciens sont d'interprétation bien difficile et le terme de « pestilence » ne permet pas d'être assuré que les épidémies décrites sont bien des pestes.
- 18 Ibidem, p. 5-6.
- 19 F. Homsy, Historique de la peste en Egypte, Thèse de médecine, Faculté de Médecine de Paris, Paris (...)
- 20 B. M. Ansari, « An account of bubonic plague in seventeenth century India in an autobiography of a (...)
22La maladie est assurément présente en Inde depuis les temps médiévaux. Un passage du livre sacré Bhagavat Purana (attribué au xiie siècle), la décrit chez les rongeurs comme chez les hommes. Des épidémies de peste y sont connues depuis le xie siècle, au moins, jusque vers la fin du xviie siècle. Avant la date « officielle » de la relance de la troisième pandémie (1894), des épidémies sont relevées à Kutch, Guzerat et Kattyawar en 1812-21, et à Pali dans le Rajputana en 1836-38, peut-être venues de Perse. Si l'existence d'un foyer invétéré peut être établie sur les pentes sud de l'Himalaya, dans les provinces de Kumaon et de Gurwhal, on ne peut cependant en remonter l'histoire au-delà de 182318. Selon F. Homsy, la peste sévissait dans ces provinces sous le nom de « Mahamarée » ou de « peste Pali », et on pourrait lui attribuer, entre autres, la peste noire au xive siècle et l'infection de Bombay en 189619. Il est possible qu'un répit ait eu lieu au xvie siècle car, selon l'autobiographie de Jehangir ( Tuzuk-i-Jehangiri), empereur Mughal 4e de la lignée, une peste éclata au Penjab dans la dixième année de son règne, en 1615, et s'étendit dans la ville de Lahore. Selon l'empereur, c'était la première fois que cette maladie apparaissait en Inde20. La troisième pandémie toucha très durement la péninsule et y faucha au moins 12 millions d'hommes, dont la moitié entre 1898 et 1908.
- 21 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit.
- 22 Ibidem, p. 14.
- 23 M.-C. Lechipre, La médecine italienne au Moyen Âge, Thèse de doctorat, Univ. de Paris III – Sorbon (...)
23Le Ku Chin Tu Shu Chi Ch'eng, encyclopédie impériale publiée sous les ordres de l'Empereur Kang-Hsi à Pékin en 1726, dresse une liste des « pestilences » ayant affecté la Chine depuis 224 av. J.-C. jusqu'en 1718. Il est possible qu'une peste véritable y ait sévi dès les iiie-ive siècles ap. J.-C. Mais Wu Lien-Teh estime qu'aucune certitude quant au caractère pesteux de ces épidémies anciennes ne peut être établie avant l'année 610 (peste décrite dans l'ouvrage Ping-yuan, de Ch'ao Yuan-fang)21. Un autre médecin, Sun Szu-mo, mort en 652, décrit également les symptômes de cette maladie au viie siècle et dit qu'elle est commune dans la province de Ling-nan (actuelle Kwangtung), et plus rare dans les provinces intérieures. Il est difficile, d'après Wu Lien-Teh toujours, de savoir si la seconde pandémie toucha la Chine avant ou après l'Europe, depuis sa source d'Asie centrale. Il cite Hecker, selon qui la maladie ravagea la Chine dès 1333, voire plus tôt encore, et Creighton (1891) qui évoque l'année 1352. Ce dernier estime à 13 millions de victimes la mortalité alors subie dans ce pays22. M.-C. Lechipre confirme ce chiffre : Dès 1346, sous le règne de Chun-ti, la Chine a 13 000 000 de morts de la peste ; celle-ci se propage ensuite dans trois directions. La première route, la plus septentrionale, se dirige vers la mer Noire, en passant par la Bulgarie et le territoire des tartares du Kapschack pour aboutir en trois mois à Constantinople. La seconde passe par l'Inde à travers Hérat pour atteindre les villes de la côte méridionale de la Caspienne, la Petite Arménie, la Caromanie, Césarée, Antioche et l'Asie Mineure en cinq mois. La plus méridionale des voies part de l'Euphrate et de Bagdad, traverse l'Arabie pour atteindre l'Afrique du Nord en trois mois. Cette peste suit donc le chemin des caravanes, transportée par les marchands qui traversent librement la Chine23.
24Après ce terrible passage, la peste ne lâcha guère la Chine où elle fit un million et demi de victimes entre 1642 et 1899. Entre 1911 et 1949, on dénombre encore plus d'un million de cas.
- 24 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit., p. 6.
25La peste sévissait également, sans doute depuis la période antique au moins, au Proche et au Moyen-Orient, en Asie mineure, en Turquie. Dans ces régions également, après des années de silence, de nouvelles épidémies se déclenchèrent au xixe siècle, en 1853 en Arabie, en 1858 en Tripolitaine, en 1863 au Kurdistan perse, en 1866-67 en Mésopotamie24.
- 25 Ibidem, p. 15.
26La grande peste des xive-xviiie siècles n'est donc pas une affaire européenne ou méditerranéenne au sens large. Il s'agit bien d'une pandémie mondiale touchant trois continents, l'Asie, l'Afrique du Nord et l'Europe. Il semble même vraisemblable qu'elle sévissait déjà en Inde dès le xie siècle, et donc probablement dans d'autres régions de l'Asie orientale (peut-être dans le Yunnan dès 116525). Il en va de même de la première pandémie justinienne puisque, alors qu'elle dévaste au viie siècle les pourtours de la Méditerranée, elle est également présente en Chine. On ne peut affirmer, faute de témoignages assez explicites, que la peste antique ait connu une semblable extension. Mais sa localisation probable sur les rives Est et Sud de la Méditerranée laisse croire à une très possible importation de l'Est asiatique. La dernière pandémie contemporaine ne dérogea pas à la règle, ravageant tout d'abord l'Orient avant de s'étendre rapidement au monde entier, avec des moyens amplifiés.
Notes
1 Dans l’important ouvrage qu’il consacra à l’histoire de la peste, J.-N. Biraben a dressé la liste des localités et des pays touchés par la peste en Europe et dans le bassin méditerranéen, de 541 à 1850 : J.-N. Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Mouton, EHESS-CRH, Paris, La Haye, 2 vol., 1975 et 1976, 455 p. et 416 p., t. I, annexe IV.
2 J.-N. Biraben, 1975, ibidem, p. 24.
3 J.-N. Biraben et J. Le Goff, « La Peste dans le Haut Moyen Age », Annales : Economies, Sociétés, Civilisations, 24, A. Colin, Paris, 1969, p. 1484-1510, p. 1492.
4 Voir fig. n° 4. La schématisation des poussées de la peste justinienne en Europe est tirée de J.-N. Biraben et J. Le Goff, ibidem.
5 J. Brossollet et H. H. Mollaret, Pourquoi la peste ? Le rat, la puce et le bubon, Gallimard, coll. « Découvertes », 1994, p. 20.
6 L’histoire livre d’autres exemples de telles « attaques bactériologiques : en 1422 le château de Karlstein, en Bohême, tenu par les hussites, est assiégé par les troupes de l’empereur d’Allemagne Sigismund. Les attaquants font jeter dans la ville des cadavres de soldats et des excréments d’animaux. Ces soldats sont supposés morts de peste, mais sans certitude. Cependant, selon J.-N. Biraben (1975, op. cit., t. I, p. 409), la peste est en Allemagne du Nord en 1421 et en Bohême en 1425, ce qui rend cette hypothèse probable. En 1710, à Reval en Estonie, durant leur guerre avec les Suédois, les Russes expédièrent les corps de leurs compagnons pestiférés dans la ville (H. H. Mollaret, comm. pers.). Le Dr Proust relate qu’en 1785, la tribu tunisienne des Nadis, touchée par la peste tandis que les chrétiens étaient encore épargnés, jetèrent des lambeaux de tissus et de vêtements infectés sur leurs ennemis, par-dessus les murailles (A. A. Proust, La défense de l’Europe contre la peste et la Conférence de Venise de 1897, Masson, Paris, 1897, 452 p.).
7 Cette appellation de « mort noire » ou de « peste noire », tardive, ne fait pas référence à la couleur des cadavres des pestiférés, qui n’étaient pas noirs, comme on l’a trop souvent imaginé aux xixe et xxe siècles. L’expression se rapporte au sens figuré de l’adjectif, dans l’acception de lugubre, d’effroyable. (voir J. Brossollet et H. H. Mollaret, 1994, op. cit., p. 132-133). Historiquement, « La mort noire » désigne les cinq terribles années du début de la seconde pandémie occidentale.
8 G. Girard, « L’incidence des “pestes” dans l’histoire du monde », Comptes-rendus trimestriels des séances de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (C.R.A.S.O.M.), XXXVII, 1977, p. 249-263.
9 Cette association, biblique et chrétienne, entre fléau et colère divine, est également manifeste dans le monde musulman. J.-N. Biraben fait remarquer que telle n’était pas la conception d’Hippocrate (ive s. av. J.-C.) selon qui « la maladie n’exprime nullement la sanction d’une offense ou d’une faute mais procède de causes naturelles dont la raison, basée sur l’expérience, peut prétendre àdéchiffrer le secret. » Cette approche sera reprise à l’époque romaine par Galien. Mais cette croyance en des origines naturelles, qui aurait pu déterminer une véritable recherche causale, disparut après l’époque antique. Ainsi que le note J.-N. Biraben, très rares sont ceux qui se réfèrent à cette perception naturaliste d’Hippocrate : « […] à peine peut-on citer deux médecins andalous comme Ibnul Katim de Grenade et Ibn Hatimah d’Almeria au xive siècle. » (J.-N. Biraben, 1976, op. cit., t. II, p. 8-9).
10 Le vinaigre, comme l’ail, fut largement utilisé comme désinfectant et repoussoir de la maladie. En temps d’épidémie, la monnaie et les lettres, suspectées de transporter le mal, étaient plongées dans le vinaigre. Certains en imbibaient un chiffon dont ils s’entouraient la tête avant d’approcher les pestiférés. Le « vinaigre des quatre voleurs » doit sa célébrité à l’histoire de son origine, toujours identique, et dont on ne connaît ni le lieu ni la date : quatre voleurs pillaient les maisons des pestiférés sans jamais attraper le mal. Lors de leur procès, on leur promit la mansuétude en échange de la recette de leur élixir. Les voleurs donnèrent la recette et les juges leur épargnèrent le bûcher… mais les condamnèrent à la pendaison. Leur recette leur survécut : il s’agissait d’une macération d’aromates aux odeurs puissantes (thym, camphre, lavande, ail,cannelle, menthe…) dans du vinaigre. Le vinaigre est loin d’être une panacée : à Marseille en septembre 1720, les 140 forçcats qui accompagnèrent le chevalier Roze à la place de la Tourette, pour y évacuer les deux mille corps entassés, avaient tous la tête ceinte d’un mouchoir trempédans du vinaigre. Quatre seulement de ces hommes en réchappèrent.
11 A. A. Proust, La défense de l’Europe contre la peste et la Conférence de Venise de 1897, Masson, Paris, 1897, 452 p., p. V.
12 F. Gallen, Approche historique des trois pandémies de peste humaine. Epidémiologie et prophylaxie sanitaire à travers les âges, Thèse Université Claude-Bernard – Lyon I, Ecole Vétérinaire de Lyon, mars 2000, 233 p., p. 181.
13 R. Pollitzer, La Peste, OMS, Série de Monographies, 22, 1954, p. 17.
14 Wu Lien-Teh, J.W. H. Chun, R. Pollitzer, et C. Y. Wu, Plague,Weihengshu, National Quarantine Service, Shanghai Station, 1936.
15 H. H. Mollaret, 1992, « Emergences et résurgences de la peste », Médecine et Hygiène, 50e année, 1992, p. 2472-74, p. 2472.
16 G. Girard, 1977, op. cit., p. 260-61.
17 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit., p. 7.
18 Ibidem, p. 5-6.
19 F. Homsy, Historique de la peste en Egypte, Thèse de médecine, Faculté de Médecine de Paris, Paris-Libr. Louis Arnette, 1932, 52 p., p. 27.
20 B. M. Ansari, « An account of bubonic plague in seventeenth century India in an autobiography of a Mughal emperor », Journal of Infection, 29, 1994, p. 351-352.
21 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit.
22 Ibidem, p. 14.
23 M.-C. Lechipre, La médecine italienne au Moyen Âge, Thèse de doctorat, Univ. de Paris III – Sorbonne, 1992, 379 p., p. 279.
24 Wu Lien-Teh et al., 1936, op. cit., p. 6.
25 Ibidem, p. 15.
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