Conclusion
Texte intégral
1Tout ce qui précède montre qu’un processus de renouvellement des normes des comportements publics ne se décrète pas. On dira cette conclusion d’une consternante pauvreté, et on aura raison. Aussi convient-il de souligner deux phénomènes. Le premier est le rapport entre les mutations culturelles et l’évolution des conditions de vie. La volonté des souverains absolutistes éclairés et de leur entourage de changer les valeurs réglant le fonctionnement de la société avait d’autant moins de chance de réussir qu’elle ne s’accompagna pas, bien au contraire, d’une amélioration des conditions matérielles de vie du plus grand nombre. Dès lors, le monde populaire, et principalement la paysannerie, assimilèrent leur paupérisation, dont ils rendaient responsables les exigences financières accrues de l’État et l’interdiction de tel pèlerinage ou de tel rite qui, pour eux, étaient le seul recours et le seul moyen de sauvegarde. La politique absolutiste éclairée eut donc pour effet un ré-enracinement agressif des masses populaires dans un système de croyances et de pratiques religieuses traditionnelles dont elles estimèrent qu’il fondait leur identité. Cette réaction, qui mettait au second plan l’expression des antagonismes sociaux, permit la constitution d’un front de résistance à la politique des réformes dont le clergé fut le porte-parole et l’organisateur.
2Le processus de laïcisation ne peut en réalité surgir que du mouvement de la société, terme dont le vague est par lui-même significatif. Il fut conduit presque jusqu’à son terme dans la France du xviiie siècle parce qu’existait une catégorie sociale, la bourgeoisie, pour nommer les choses par leur nom, qui, pour ne pas être totalement dominée, restait en position d’infériorité par rapport à la noblesse et souhaitait se faire une place dans l’élite dominante. Or, la progressive fermeture de la noblesse au cours du xviiie siècle, en la privant de la possibilité d’ascension sociale, la porta à douter de la légitimité de l’ordre social en place avant de le contester. En même temps, le magistère spirituel, intellectuel et moral du clergé était rudement secoué par ses déchirements internes. Une partie de la bourgeoisie en vint à douter aussi de la parole cléricale, d’autant que cette parole continuait de justifier la place seconde qu’occupaient dans la société les bourgeois conquérants, pour reprendre une expression de Charles Morazé qu’on a peut-être aujourd’hui trop oublié. Ce ne fut pas là la seule raison de la réussite bourgeoise.
3En même temps, elle adopta peu à peu des logiques et des pratiques culturelles en rupture avec le système culturel traditionnel. Car un processus de laïcisation ne se déduit pas mécaniquement du niveau culturel moyen de la population d’un pays. Le monde allemand dont le taux d’alphabétisation était égal, sinon légèrement supérieur, au score français, et qui comptait un réseau de sociétés de pensée aussi dense que la France, suivit un modèle d’évolution différent. Pour que la marche vers la laïcisation fût possible, il fallait que s’élabore et se diffuse une culture différente, et par bien des aspects opposée, de la culture dominante, et peut être aussi de celle des dominés.
4Car, il y eut une dernière condition de la réalisation d’un processus de laïcisation : le surgissement de leaders d’opinion, capables par la production d’un discours cohérent exprimant précisément tout à la fois la culture nouvelle et des intérêts matériels, de battre en brèche la position intellectuelle hégémonique du clergé. Ce discours permit à la bourgeoisie de trouver dans la noblesse quelques alliés, certes peu nombreux, mais dont le rôle fut capital au moment de la crise décisive que furent les premiers mois d’existence des États généraux puis de la Constituante. En même temps, c’est par ce discours que les fractions de la bourgeoisie les plus radicales, mais aussi des groupes bourgeois plus conservateurs ou plus timides finirent par accepter que ces leaders d’opinion parlent en leur nom, devenant ainsi des porte-parole. Mieux, leur discours influença la partie des masses paysannes qui supportait de moins en moins la domination matérielle du seigneur et la tutelle spirituelle du curé. Ce ne fut pas une des moindres originalités de l’évolution française qu’une partie de la paysannerie écouta les propos novateurs de l’avocat avec d’autant plus de sympathie qu’elle défendait avec acharnement ses pratiques religieuses traditionnelles contre un clergé qui voulait imposer une piété renouvelée. Et ce n’est pas un hasard si, en France, ce fut l’avocat qui fit connaître dans les campagnes l’esprit des idées nouvelles alors qu’au même moment, en Espagne, en Italie et dans les états de Joseph II, c’est le fonctionnaire qui était chargé d’imposer la novation culturelle.
5Ce n’est pas un hasard non plus si c’est en France qu’il y eut à la fois une laïcisation largement aboutie des normes du comportement public et une révolution anti-aristocratique et anti-absolutiste radicale. On est loin de pouvoir saisir les modes de relation entre les deux phénomènes. J’oserai ici suggérer une piste. Le processus de laïcisation entraîne la nécessité pour les catégories dominantes de légitimer leur prépotence par des valeurs – utilité sociale, mérite, supériorité culturelle…– qui ne sont plus fondées sur des principes religieux. En conséquence, la source du pouvoir politique n’est plus dans la volonté divine mais dans celle du corps social : « Le consensus vient d’en bas, l’autorité vient d’en haut » disait ou aurait dit Napoléon. Et cela, même si ce n’est qu’une partie – la plus riche – qui désigne ses mandataires. Car dans la volonté des citoyens « actifs » se concentre celle du corps social tout entier, comme le supposa la constitution française de 1791. La laïcité, qui est le terme logique du processus de laïcisation, mais qui était loin d’être inscrite dans l’évolution du xviiie siècle français ni même après la Révolution, est indissociable de la démocratie politique, fût-elle formelle ainsi qu’on disait naguère, comme la démocratie politique est indissociable de la laïcité.
6Plus certain, le fait que l’expansion révolutionnaire renforça le front du refus construit contre la politique de l’Absolutisme éclairé. L’aristocratie fut effrayée par la menace, mais alors bien réelle, que faisait peser une possible exportation des principes de la Révolution française sur sa supériorité, à laquelle, pas une seule seconde, l’Absolutisme éclairé avait songé à attenter jamais. Quant aux masses populaires, elles négligèrent les quelques progrès de leur statut social apportés par les missionnaires bottés, qui, au reste, ne compensaient pas le poids des réquisitions plus ou moins brutales en hommes et en biens qu’elle devaient subir, pour ne retenir que ces éléments de continuité entre la politique de l’Absolutisme éclairé et celle des armées françaises d’occupation. La défense de l’identité catholique se lia avec la défense des identités nationales en formation. Mais c’est l’évolution de la seconde moitié du xviiie siècle qui avait construit ce front traditionaliste, et non les effets de la Révolution française.
7Car au moment où éclatait la Révolution française, l’anti-révolution était déjà dans les têtes1.
Notes de bas de page
1 Sur la question des « anticipations culturelles », voir Faye (J.-P.) Langages totalitaires, 1972, Paris.
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