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L'Europe catholique au xviiie siècle

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Philippe Goujard

Introduction

Texte intégral

1L’essai que l’on va lire ne vient pas s’ajouter aux très nombreux ouvrages consacrés à l’étude, pour les uns, du « modèle français » ou, pour les autres, de « l’exception française ». Au reste, ces deux notions appellent critique tant elles renvoient, dans leur apparence antithétique, à une même conception de la lecture de l’histoire qui voudrait que tel ou tel pays ouvre une route qui serait empruntée ensuite, et à vitesse plus ou moins rapide, par d’autres. Dès lors, tout pays qui ne se conformerait pas à ce parcours serait une exception. Or, en histoire, il me paraît qu’il n’y a pas de modèles mais des évolutions singulières et les pays exceptionnels sont tout à fait normaux.

2En revanche, la notion d’« originalité française » me semble plus pertinente. Et j’entends démontrer ici comment et pourquoi, dans la France du xviiie siècle, le clergé connut un recul de son influence et comment et pourquoi les valeurs et les règles du comportement public dictées par des principes religieux cédèrent peu à peu la place à de nouvelles normes de conduite fondées pour l’essentiel sur une conception « désenchantée » du monde et de la société. La croyance devint peu à peu une opinion dont le bien-fondé, la vérité ou la nécessité furent appréciés selon des valeurs édictées soit par une morale sociale laïcisée soit par la conscience individuelle. Refoulée dans la sphère du privé en même temps que se mettait en place une nouvelle définition des rapports entre le politique et le religieux, la croyance religieuse fixa de moins en moins les normes des comportements publics et céda la place à une morale cherchant dans le droit naturel et la raison humaine de nouvelles règles des conduites publiques. Si laïcisation, décléricalisation et déchristianisation peuvent être liées, il peut y avoir laïcisation sans déchristianisation. Mais alors, le sens des pratiques religieuses se modifie et la fonction du pouvoir clérical se transforme.

  • 1 Il faut rappeler que la France est le pays d’Europe où l’État est le plus strictement séparé des É (...)
  • 2 Il va de soi que les lignes qui suivent ne sont en rien une description de la bourgeoisie européen (...)

3Afin de mieux cerner ce qui est un des éléments constitutifs de « l’originalité française », et peut-être même de « l’identité française1 », j’ai privilégié l’étude des pays catholiques ayant connu, ou subi, l’expérience des politiques d’Absolutisme éclairé. La comparaison, sans laquelle il n’est pas d’écriture de l’histoire possible, me semble permettre d’observer deux phénomènes. En premier lieu, la réaction du corps social face à des projets qui visaient à remplacer par des normes partiellement laïcisées de comportement les normes strictement religieuses. En second lieu, la comparaison peut permettre de cerner le rôle, ou l’absence de rôle de la bourgeoisie, ou des bourgeoisies comme on voudra, dans le processus de laïcisation. Car, à y regarder de près, cette classe sociale est loin d’avoir dévoilé tous ses mystères. Et l’historiographie a souvent obscurci le problème. Après avoir vu en elle, à la suite, volontaire ou involontaire, de K. Marx dont le Manifeste du parti communiste est un des éloges les plus appuyés du dynamisme de la bourgeoisie, l’agent d’un des plus formidables progrès accomplis par l’humanité, la tendance fut, en réaction logique et, par certains aspects, saine, contre certains dithyrambes outrés, de réduire son rôle, puis de le considérer comme négligeable quand on n’alla pas jusqu’à nier son existence même. Sans vouloir prôner le compromis à tout prix, je crois que la vérité, si tant est qu’il y ait une vérité en histoire, se situe probablement à mi-chemin de ces visions opposées. S’agissant de la place et du rôle de la société dans le jeu social, il apparaît de singulières différences entre la bourgeoisie française et celle des autres pays de l’Europe, mais dans le cadre commun d’une société où la noblesse occupait toujours la place dominante2. Or, au xviiie siècle, diverses modifications affectèrent la société française qui devint moins figée : en particulier s’élargit l’éventail des débouchés qui cessa de faire de la carrière dans l’Église une des rares possibilités d’ascension sociale. Dans les pays méditerranéens, la force de l’aristocratie demeura telle que la bourgeoisie avait peine à se faire une place qui ne soit pas seconde. Son influence sur les masses populaires urbaines et, plus encore, sur la paysannerie était négligeable, quand elle n’était pas au service du système féodo-seigneurial. Plus développée, la bourgeoisie allemande. Mais elle était prisonnière de la société d’ordres et de ses règles. Un système corporatif d’autant plus rigide qu’il commençait à connaître une crise bridait sa capacité de développement. Au reste, dans sa grande majorité, elle n’éprouvait pas face à l’ordre social les aigreurs que ressentait de plus en plus une partie de la bourgeoisie française, froissée par la fermeture progressive de la noblesse dans laquelle ses prédécesseurs avaient pu, de génération en génération, s’infiltrer. Dans le monde germanique, les deux catégories sociales porteuses de novation, le monde du négoce pour la novation économique, et la bourgeoisie de talents pour la novation culturelle étaient en position marginale et souhaitaient que la société adoptât de nouvelles normes de comportement public qui leur auraient permis de sortir de cette situation. Une des grandes questions qui allait se poser était de savoir si la convergence entre les aspirations de ces deux groupes et les projets de « modernisation idéologique » des États pouvait se traduire dans les faits. L’autre inconnue était l’attitude possible de la paysannerie. La Réforme catholique avait accru la force de ses croyances religieuses sans beaucoup chercher, dans les pays méditerranéens en particulier, à modifier, voire à faire disparaître, ses dévotions et ses pratiques anciennes. Était-elle prête à se plier aux nouvelles règles de comportement et aux nouveaux modes de croire et de pratiquer que voulaient lui imposer l’État absolutiste éclairé, mais aussi quelques prélats qui entendaient, contrairement à leurs prédécesseurs soucieux de ne pas trop heurter la sensibilité des fidèles, voir s’appliquer les principes de la Réforme catholique dans la tonalité qu’elle avait eue en France, c’est-à-dire en cherchant à éradiquer avec fermeté des croyances et des pratiques jugées hétérodoxes ?

4Pour tenter de répondre à ces questions, il m’a paru nécessaire de mettre en œuvre le plus grand nombre de paramètres, des conditions de location des propriétés foncières de l’Église à la diffusion des concepts les plus élaborés de la philosophie des Lumières. En particulier, j’ai attaché le plus d’importance possible aux clivages sociaux et aux clivages culturels dont on sait depuis les travaux de P. Bourdieu qu’ils ne se recouvrent pas toujours et dont les rapports complexes sont un facteur déterminant de l’évolution historique.

5J’ai aussi tenté de diversifier les exemples, sans me dissimuler le risque que comporte cette démarche, l’apparente juxtaposition de cas.

6Avant d’entrer dans le cœur du sujet, il me faut abattre mon jeu et dire ce que veut être ce livre. Il ne prétend pas être une somme – il en est quelques-unes, et de qualité –. L’ambition serait démesurée et, quand bien même elle serait collective, elle se heurterait à des obstacles pour le moment infranchissables en particulier dans le cas des autres pays que la France. Ce livre est donc, comme je l’ai qualifié d’entrée, un simple essai, mais qui vise aussi à souligner des problèmes non résolus dont la solution ne serait pour lors que fumeuses hypothèses. Il a également l’ambition – elle aussi démesurée ? – d’ouvrir des pistes de réflexion.

Notes

1 Il faut rappeler que la France est le pays d’Europe où l’État est le plus strictement séparé des Églises. C’est cette « originalité » de la France qui m’a porté à distinguer l’étude de l’évolution française de celle des autres pays catholiques d’Europe.

2 Il va de soi que les lignes qui suivent ne sont en rien une description de la bourgeoisie européenne. Pour une analyse synthétique et fine tout à la fois, cf. Vovelle (M.), Lemarchand (G.), Gilli (M.) et Cubells (M), Le siècle des Lumières. L’apogée/1750-1789, Paris, 2 vol. 1997.

© Presses universitaires de Rennes, 2004

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