Les territoires du médiéviste
| ,Territoires nouveaux, territoires complexes, territoires ouverts…
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Que s’est-il passé depuis l’œuvre des « pères fondateurs » de l’histoire rurale ?
1Le rappel historiographique initial a permis de confirmer le fait que les grands ancêtres, ceux qui ont formé des générations d’historiens ruralistes et pas seulement des médiévistes, envisageaient les études de territoire à échelles multiples : ils travaillaient de la monographie locale aux études régionales et n’hésitaient pas à proposer de grandes synthèses. Mais une constante se fait jour : c’est l’horizon de la grande monographie régionale « vidalienne » qui est l’espace de référence. Une autre constante se profile : le complet défaut de réflexion sur les conséquences épistémologiques de ces variations d’échelles.
2Actuellement, comme si l’apport des grandes synthèses régionales avait épuisé la richesse épistémologique de cette approche, la référence est devenue la zone laboratoire, de dimensions réduites, voire très réduites, mais qu’un effet de zoom grossit, ce qui révèle des éléments jusqu’alors inaccessibles à l’étude. C’est ce que Laurent Schneider nomme le « territoire atelier ». Dans le même temps, la réflexion sur les « jeux d’échelles » est devenue un B, A, BA, une nécessaire contrainte méthodologique.
3La pluridisciplinarité des anciens est essentiellement celle que constitue le binôme de deux sciences humaines, l’histoire et la géographie. L’archéologie occupe au mieux une place d’auxiliaire, tout comme l’on parlait alors des sciences auxiliaires de l’histoire. De façon générale, on envisage la pluridisciplinarité de façon inégalitaire. À partir d’une formation idéale d’historien (de latiniste et si possible de chartiste), on pouvait envisager une formation personnelle multicompétente en quelques décennies. Or, les sciences annexes sont devenues des sciences connexes et leur haut degré de technicité exige des compétences à part entière. Aujourd’hui ce sont plusieurs métiers qui concourent à l’étude du territoire, ce qui donne un autre sens à la pluridisciplinarité, qui se pratique dans le cadre de programmes collectifs.
4Au moment où la géographie s’ouvre aux autres sciences humaines, intègrant le rôle de l’épaisseur du temps et du travail de mémoire dans la construction du territoire, les historiens (des textes ou non) découvrent leur capacité à penser l’espace de façon autonome. Voilà désormais assignées, autour du territoire, les sciences humaines, les sciences sociales et les sciences de la vie. Il n’est plus question qu’une seule personne cumule des savoirs, parfois faits d’emprunts mal digérés. Il en résulte que la pluridisciplinarité élargit la vision du champ des possibles (grâce à l’ethnologie et à l’anthropologie), et agrandit le champ de l’histoire en historicisant de vastes espaces situés hors textes. Mais ce faisant, se révèlent des difficultés méthodologiques nouvelles. En effet, chaque discipline découvre que l’échelle de pertinence de ses observations diffère de celle des autres disciplines convoquées pour étudier un territoire. Le jeu d’échelles s’en trouve compliqué d’autant. Le dialogue des disciplines vise aussi à ce que chacune garde ses spécificités, que les interrogations, les interpellations réciproques servent à clarifier les innombrables non-dits, que les protocoles de recherche collective soient soigneusement approfondis pour respecter les exigences scientifiques des uns et des autres.
5Les anciens maîtres n’accordaient finalement qu’une importance secondaire aux questions de lexique et de champ sémantique. Les mots étaient simplements traduits, simplicité trompeuse, car source d’ambiguïtés considérables. Or ces questions sont devenues prioritaires. Faut-il traduire ces mots ? Faut-il les compter ? Les périphrases s’allongent et un mot d’usage complexe mérite à lui seul désormais un long discours.
6Les raisonnements étaient enveloppés d’un flou artistique évident : l’élégance de la formulation, systématiquement relevée dans leurs œuvres, le vocabulaire français si riche, l’a emporté comme priorité sur la rigueur des définitions. Les raisonnements étaient également appuyés sur des taxonomies rigides, souvent en forme de binômes : cultum-incultum, ager-saltus, cultivé-sauvage, permanent-temporaire. L’alternative n’a pas toujours laissé place aux réalités complexes qui relèvent et de l’un et de l’autre, sans exclusive. Les marges disciplinaires, comme les marges territoriales se dévoilent aujourd’hui, porteuses de grandes espérances.
- 1 Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (éd.), Le Modèle et le récit, Paris, Ma (...)
7Ce constat conduit certains chercheurs vers des propositions visant à évacuer du lexique de la recherche les ambiguïtés sémantiques du « langage naturel1 » pour forger un lexique disciplinaire artificiel. Véritable forgerie, car il en ressort un vocabulaire hermétique, un jargon d’initié, réservés aux seuls élus qui ont fait l’investissement cognitif et méthodologique nécessaire. Or, le territoire, ainsi que le paysage, ne peuvent basculer vers cette logique dans la mesure où leur étude intègre la prise en compte du vécu des hommes. L’aridité des mots ne rend pas compte de l’abondance touffue des subtilités humaines.
Que s’est-il passé entre le xe et le xiiie siècle ?
- 2 Guy Di Méo, « Genèse du territoire local en Europe occidentale : l’étape essentielle du Moyen Âge (...)
8Les études de cas sont unanimes à confirmer qu’une flexure décisive est intervenue au xie siècle dans la manière de désigner le territoire et de se le représenter. L’ancien système carolingien de références, fait d’emboîtements ordonnés, de renvois à la ville en tant qu’héritière de la cité antique, disparaît alors au profit d’un ensemble de désignations d’apparence confuse d’où émerge notamment la référence au cadre paroissial et au territorium castri. Le changement d’échelle a été drastique2. Chacun est laissé libre ici de connecter comme il l’entend la modification radicale qui intervient, sous la plume des scribes, dans le système de références spatiales, avec la question, débattue et rebattue, de la révolution ou de la mutation féodale…
9Le xiiie siècle correspond partout à un palier très marqué du processus de territorialisation. C’est ce palier que symbolise, dans le sud-ouest de la France, le phénomène des dex : un ensemble de bornes qui délimitent un espace dominé par un seigneur mais auquel s’identifie une communauté d’habitants pourvue de droits significatifs.
10Les différents contributeurs de ce livre s’accordent pour penser qu’il n’y a de véritable territoire que comme expression de la conscience d’une communauté. Le territoire est par conséquent une construction qui demande du temps, une durée pendant laquelle une volonté princière (ou seigneuriale) est confortée ou relayée par une conscience de groupe. Cette conscience se traduit par la conquête de prérogatives nouvelles dont la dimension spatiale est fortement perceptible.
11Que valent, dès lors, les formules telles que « territorium castri » qui émaillent les cartulaires ? Chaque historien en décide selon le contexte. En effet, le territoire en question peut constituer seulement une revendication, un programme. Il peut aussi correspondre à un processus de territorialisation déjà bien engagé. Les dossiers textuels ne peuvent que par exception nous renseigner sur l’épaisseur du temps nécessaire à la transformation en territoire d’une aire préalablement délimitée par un seigneur, et/ou à la récupération par un seigneur d’une communauté anciennement établie dans une aire donnée, et/ou au bornage d’un espace déjà approprié dans les faits par un seigneur et une communauté.
- 3 Beatrice Palmero, « Regole e registrazione del possesso in età moderna. Modalità di costruzione de (...)
12La procédure de bornage, mère des futures cadastrations, constitue-telle une étape nécessaire à l’adéquation espace-groupe social qui donne le jour au territoire ? On aurait tort de le croire si l’on considère la leçon des siècles qui ont suivi, plus riches en documentation. La communauté villageoise, surtout dans les secteurs de montagne, a pu parfaitement se satisfaire de la fluidité, de la mobilité des structures agro-pastorales qui caractérisent son mode de production et d’appropriation traditionnel et s’opposer à toute forme de rigidification des limites. Les modernistes italiens ont récemment illustré, de manière exemplaire, cette fondamentale et durable tension3. Le médiéviste ne met jamais au jour que quelques étapes d’une histoire entre l’homme et le milieu qui dépasse son champ d’observation chronologique…
13Est-on en mesure d’apprécier le rythme de ce processus de territorialisation et son degré d’accomplissement durant la période ici considérée ? Il est des régions, telles le bas-Quercy étudié par Florent Hautefeuille, où durant très longtemps les habitants ont continué de participer simultanément de plusieurs logiques territoriales. On se gardera bien de considérer qu’il s’agit là d’exceptions. La pluralité des espaces vécus sur une même étendue constitue une situation fort commune que les géographes désignent par le terme commode de cospatialité.
- 4 Alain Guerreau, « Quelques caractères de l’espace féodal européen », dans Neithard Bulst, Robert D (...)
14Sur ce sujet, les médiévistes peuvent s’appuyer sur la lecture globale des faits proposée par Alain Guerreau4. Celui-ci souligne que l’espace féodal, par nature discontinu, prend forme à travers la réalisation d’un encellulement (concept proposé on le sait par Robert Fossier) qui constitue le marqueur par excellence de la civilisation médiévale à partir du xe siècle. L’enracinement des lignages sur un territoire de puissance (situation des topolignées), comme l’identification des communautés à des ressorts paroissiaux, constituent les deux volets les plus immédiatement lisibles de ce phénomène.
15Les contributions rassemblées dans ce livre conduisent à voir dans le long xiie siècle une phase originale caractérisée par la coexistence de formes de spatialisation et de territorialisation mal hiérarchisées, diverses et mouvantes. Un siècle placé sous le signe de la cospatialité, faisant sas entre la rupture avec l’ordre spatial carolingien, massivement répercutée dans les textes du xie siècle, et la construction – plus ou moins hésitante et avancée – de territoires de logique « moderne » qui est unanimement observée au xiiie siècle.
Des perspectives ?
16À quoi devons-nous renoncer ? Le projet de l’élaboration d’un nouveau lexique d’histoire rurale médiévale avait effleuré le groupe des chercheurs au travail. Ce n’est pas tant la difficulté qui les a arrêtés que l’assurance qu’en procédant ainsi ils contribueraient à figer, à stéréotyper, à borner des significations, à établir une nouvelle doxa au lieu de laisser ouvert les champs de compréhension. Le travail de définition vise à établir de manière univoque les différentes possibilités de sens. Mais le besoin était en fait beaucoup plus centré sur la nécessité de procéder, actuellement, à une redéfinition des concepts et non du vocabulaire.
17Car c’est aussi vraisemblablement notre propre manière de penser le Moyen Âge qui demande vigilance et révision. Ne parlons pas des segmentations chronologiques qui continuent trop à laisser histoire antique, médiévale, moderne et contemporaine s’ignorer respectivement dans leurs objets de recherche et dans leurs méthodes. Mais nous sommes tous héritiers d’une culture occidentale où l’esprit des Lumières a apporté rationalité, cohérence, simplification là où la simplicité n’était pas de mise. Bien des travaux d’histoire médiévale restent fascinés par la linéarité des contours, posant leur existence comme nécessité quasi ontologique, génératrice de territoires et non comme processus lentement à l’œuvre et résultante d’innombrables ajustements. Le territoire construit en était le fruit et non le moteur infatigable.
18L’espace du Moyen Âge central n’est pas plus découpé en maillage régulier que les mailles existantes ne sont jointives. L’espace occupé et approprié n’est pas homogène, ni continu, nous l’avons dit. Les emboîtements décroissants du plus grand au plus petit ont inversé leur logique sans que l’englobant soit encore réellement perceptible. À côté de la ligne régulatrice qui séparerait l’ici et l’ailleurs, un foisonnement d’enclaves, ici, et de semis, là, laisse aux marges une dynamique pionnière des fronts discrets. Le pluriel est donc de mise : les territoires des médiévistes sont aussi les territoires des médiévaux. La régularisation des contours n’est une préoccupation ni intellectuelle, ni politique. Mais le maillage est dynamique, en conquête de frontières externes et internes. Cette réalité domine entre le xie et le xiiie siècle, même et surtout si une tendance lourde est à l’œuvre vers une modernité des constructions spatiales encore à explorer.
19Le processus de territorialisation renvoie inéluctablement à celui de spatialisation des pouvoirs entendus du plus humble au plus manifeste. Chacun d’eux, à l’œuvre sur un groupe et en un espace donnés, sécrète sa propre logique spatiale qui n’a guère besoin de tenir compte de celle des autres. Les pouvoirs mettent en scène les territoires, les contrôlent et les exploitent. La nature même des pouvoirs est en train de changer. Plutôt que d’imaginer l’adéquation entre une église + un château + un seigneur, il conviendrait d’aborder les rapports des pouvoirs entre eux, leurs capacités à polariser les hommes dans l’espace, les synergies éventuelles entre les différentes fonctions d’encadrement : il ne s’agit pas tant d’étudier le regroupement de l’habitat, encore que la chose ne puisse en être exclue, que de discerner les politiques mises en action pour les orienter vers des lieux de pouvoirs, dans des logiques où se mêlent la coexistence, le voisinage, la concurrence, la rivalité, l’affrontement. Et lorsque ces pouvoirs entrent en conflit, pour quoi donc est-ce faire ? Quels sont les enjeux respectifs, les stratégies, les jeux sociaux qui sous-tendent l’apparence de l’affrontement ?
- 5 Bernard Guidot (éd.), Provinces, régions, terroirs au Moyen Age. De la réalité à l’imaginaire, Act (...)
20La collaboration entre spécialistes s’ouvre encore davantage. Les cinq approches choisies dans le cadre ici présenté (géographie, archéologie, paléoenvironnement, sociologie, ethno-anthropologie) sont loin d’épuiser le réel. Il faudra désormais convoquer également la philosophie, la science politique, la science juridique, la littérature5, la linguistique, l’éthologie, l’écologie. Pour commencer ! Aucune de ces sciences n’est apte, seule, à penser la société et à en épuiser toutes les approches. Plus encore, le médiéviste peut sortir de ses grimoires et de ses comptages manuels laborieux. La méthode régressive par exemple embrasse sans difficulté majeure les milliers d’items de compoix et terriers successifs. Cette méthode permettra également, peut-être, de mettre au jour et d’évaluer ce que peut être la résilience des territoires, entendue comme leur capacité à se réformer et à se reformer pour survivre aux aléas du temps. La cartographie et les systèmes graphiques de représentation de l’espace expérimentent aussi des voies originales encore que souvent contestées. Les nouveaux outils informatiques doivent rester au service d’une pensée curieuse, d’une approche innovante pour ne pas enfermer le mouvant et le fluide.
21Les sociétés médiévales se construisent au-dessus et à partir d’un espace qui n’est pas seulement une réalité sensible, mais qui relève aussi d’un domaine non visible. Si les espaces sont multiples, par leurs dimensions, leurs contenus, leurs fonctions, leurs typologies, les territoires tendent à se définir, par le nom, la limite, l’appropriation individuelle et/ou collective. Cet espace-support est marqué par les rythmes de la temporalité et les dynamiques de la spatialité, et dans le même temps, les sociétés en sont aussi plus ou moins déconnectées. Dans cette discontinuité s’inscrivent pouvoir et identité alliant le vécu, le représenté, l’imaginaire et le symbolique.
Notes
1 Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (éd.), Le Modèle et le récit, Paris, Maison des sciences de l’Homme, 2001.
2 Guy Di Méo, « Genèse du territoire local en Europe occidentale : l’étape essentielle du Moyen Âge », dans Christian Desplat (dir.), Terres et hommes du Sud, Hommage à Pierre Tucoo-Chala, Pau, Atlantica, 1992, p. 25-59.
3 Beatrice Palmero, « Regole e registrazione del possesso in età moderna. Modalità di costruzione del territorio in alta val Tanaro », Quaderni Storici, 103,1/2000, p. 49-85 ; Osvaldo Raggio, « Immagini e verità. Pratiche sociali, fatti giuridici e tecniche cartografiche », Quaderni Storici, 108, 3/2001, p. 843-865.
4 Alain Guerreau, « Quelques caractères de l’espace féodal européen », dans Neithard Bulst, Robert Descimon et Alain Guerreau (éd.), L’Etat ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (xive-xviie siècle), Paris, Maison des sciences de l’Homme, 1996, p. 85-101.
5 Bernard Guidot (éd.), Provinces, régions, terroirs au Moyen Age. De la réalité à l’imaginaire, Actes du colloque de Strasbourg 1991, Presses Universitaires de Nancy, 1993. Ce colloque mériterait maintenant d’être prolongé par de nouvelles synthèses.
© Presses universitaires de Rennes, 2005