Quand la carte interroge le territoire
p. 417-437
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Index géographique : France
Texte intégral
1La spatialisation des sociétés médiévales est au cœur de nouvelles problématiques et quel meilleur outil que la carte pour la montrer, ou l’interroger ! La carte est à la fois représentation et recherche sur la représentation du territoire. L’historien dispose désormais non d’une panoplie, mais d’un véritable arsenal cartographique et le médiéviste entend profiter des facilités que les avancées contemporaines de la cartographie et une véritable révolution de l’image lui proposent. Il ne s’agit pas uniquement de manier un micro-ordinateur avec des logiciels qui assistent le cartographe de plus en plus habilement, mais de considérer la carte comme un instrument de recherche, et de recherche sur les territoires : passer du terrain au territoire, du concret, physique et réel, à la conscience de l’espace et de son utilisation. Déjà, les phénomènes de pouvoir, en particulier l’histoire de la seigneurie, ont été largement étudiés et figurés. Les modes d’appropriation, d’habitat, de gestion des ressources ont également eu recours à la cartographie. La production de l’espace, la fabrique du territoire1 sont désormais en jeu.
2Il ne s’agit pas uniquement de savoir lire, mais de construire ces cartes. Parmi les images du monde, les cartes répondent depuis fort longtemps au besoin de montrer visuellement, au besoin de situer, de se situer et de situer les autres. Mais la puissance de l’image est telle qu’une bonne carte vaut mieux qu’un long discours. Elle communique, montre, de façon plus synthétique, un phénomène qui prend son sens dans l’espace2. Elle est un vecteur d’information et obéit en cela à la sémiologie graphique. Dans le très vaste champ des représentations graphiques, la cartographie est une exigence scientifique de plus. Et pourtant, lire en deux dimensions, opération si familière aux géographes, l’est beaucoup moins aux historiens. Que dire du passant, ou de l’automobiliste, si peu latéralisé, si peu formé à cette lecture qu’il ne peut pas plus imaginer une montagne à partir des courbes de niveau, qu’un bâtiment en élévation à partir d’un plan d’architecte. C’est donc à une nouvelle exigence scientifique, mais aussi culturelle qu’il s’agit de répondre.
Cartographie, conflits et linéarité
Cartes et enjeux
3Il ne s’agit pas de refaire ici l’histoire de la cartographie car bien des spécialistes s’y sont livrés. L’historiographie anglo-saxonne ou française en offre d’intéressantes études3. Quelques étapes éclairent le parcours. La carte a servi d’abord à se repérer, dès l’Antiquité, mais aussi à explorer des côtes nouvelles et à échanger les informations et les produits ; elle est par la suite très liée au commerce et aux nouveaux mondes, à l’appropriation par les grandes puissances des territoires nouveaux et de leurs richesses. La cartographie des mappemondes et des portulans a été étudiée par P. Gautier-Dalché4. Il s’agissait aussi de situer les lieux et les évènements passés et présents mais parfois d’étayer des projets comme, au xvie siècle, tel aménagement de rivière. Plus tard, à partir du xviie-xviiie siècle, on indique également les activités, l’occupation du sol. Au xixe, la carte que nous connaissons mieux, celle des atlas, des revues, avec ses exigences scientifiques de construction, offre aussi un meilleur contrôle des territoires nationaux et coloniaux. Ainsi la construction du réseau des chemins de fer a été précédée de l’élaboration de nombreuses cartes de flux, de la mobilité des hommes et des marchandises. Bilan d’un état de fait ou capacité à projeter dans le futur, la carte est fabriquée pour des utilisateurs, commanditaires prévoyants. La carte marine comme la carte topographique (la fameuse carte d’État-Major en France) ont ainsi représenté avec la plus grande minutie tous les obstacles du terrain : la carte prépare aussi les conflits armés.
4Actuellement, les cartes thématiques permettent d’aborder des questions variées à l’infini. On pense pouvoir tout cartographier. Peut-on cartographier les territoires ? « C’est ce mouvement de la surface des choses (la topographie) à la profondeur des êtres, du physique à l’humain, des terrains au territoire qui fait le renouveau, et même l’explosion de la cartographie d’aujourd’hui5. »
La carte prouve
5La cartographie non savante, locale et régionale a été analysée par François de Dainville : son essor à partir de 1420 est pour cet auteur lié aux contestations des limites de territoires6. Elle est intrinsèquement liée au territoire lui-même. Certaines de ces cartes locales ont été publiées7. Les terres rurales ont été confrontées très tôt à l’obligation de justifier leurs limites, de définir la propriété, de borner les usages. Tant les parcelles que les finages ont été entourés de bornes et autres signes distinctifs, et finalement il a été nécessaire de procéder à des mesures de manière à évaluer la superficie de telle parcelle attribuée ou contestée. L’arpentage, très présent à partir du xiiie siècle s’accompagne même, au début du xve, de traités comme celui de Bertrand Boysset8 dont l’intérêt réside dans le texte, mais aussi dans une abondante illustration sur la manière de calculer les aires, en particulier en réduisant des formes complexes en autant de formes géométriques simples qu’il se peut. Les limites des terres ont ainsi été transcrites en réduction sur des documents, à l’échelle, avec le maximum de rigueur et de précision. C’est le travail des arpenteurs, géomètres avant tout, mais géographes aussi par l’attention portée au milieu.
6Ce document écrit, dessiné avec tant d’attention, a une destination particulière. C’est une carta instrumenti publici, la charte d’un instrument public, rédigée par l’arpenteur assermenté, ou le notaire garant de légalité. Le mot carta a donné non seulement charte, mais carte. La carte a, tout d’abord, un sens normatif. Sur feuille écrite, elle est preuve formelle de ce qu’on avance (la charte rédigée aussi) et elle peut être produite lors de procès. Les conflits ne montrent pas la nécessité de figer les limites, mais que la fixation n’hésite pas à avoir recours à la justice.
Un héritage conceptuel de linéarité
7Les conflits de limites se sont le plus souvent achevés par un bornage fait de points, éventuellement reliés par des lignes droites, ou suivant le cours linéaire de voies d’eau ou terrestres. La carte est, dans notre représentation mentale contemporaine, constituée par les résultats de siècles de résolutions de conflits, selon une linéarité qui est rupture de part et d’autre. Toute l’élaboration géopolitique et idéologique de la frontière est un acquis moderne, tardif et rigide, qui alla même jusqu’à proclamer l’existence de frontières naturelles : des fleuves, comme le Rhin, ou des montagnes, comme les Pyrénées, seraient des barrières entre les populations. Cette notion synthétique de frontière est en fait appuyée sur une vision cartographique9. Les dynamiques spatiales des sociétés ne sont pas toujours de cette nature. Zone des accords tacites, des co-usages, des cohabitations, de co-spatialité, des tolérances, mais aussi des rivalités et des revendications, l’absence de délimitation précise nous fascine et nous désespère tant il y a d’indécision, de flou, dans les marges et les marches. L’approche des délimitations ne peut être que très prudente et circonspecte. La généralisation d’un mécanisme qui ne s’est construit que très progressivement est abusive et toute l’étude reste à faire. Notre vision de la géographique administrative et historique est conditionnée par des siècles de cartographie où la linéarité des contours relève du dogme quand elle est appliquée à l’ensemble pour la période médiévale. Toutes les précautions à prendre, mais aussi toutes les limites qui se révèlent à l’observation ne peuvent être minimisées10.
Une cartographie pour des territoires
La carte de localisation et ses avatars
8L’analyse spatiale est commune à l’histoire et à la géographie dès que leurs objets d’étude interviennent dans l’espace. Pour comprendre une société, il faut connaître les espaces que fréquentent les différents membres, les raisons de cette fréquentation et l’idée qu’ils ont de cette organisation. Le chercheur souhaite les localiser, examiner quels sont les systèmes qui président à leur évolution, en déterminer l’aire d’extension11. Toutes les problématiques centrées sur l’occupation des sols, l’aménagement de l’espace sont fortement tributaires de l’analyse spatiale.
9La localisation définit qu’un lieu est un point et a des attributs particuliers. Tout lieu a une position (en coordonnées géo-référencées) et une situation (ensemble des relations avec d’autres lieux). La carte de localisation se veut le reflet fidèle de la distribution spatiale : la carte-reflet conserve les coordonnées géographiques, les formes, les lignes. Rappelons que la carte de distribution localise des objets étudiés dans l’espace alors que la carte de répartition s’attache à la façon dont on se partage l’espace : la partition est une division sans attribution particulière, à la différence du partage, qui implique une appropriation. La carte-reflet est aussi une carte-inventaire, la primauté étant donné à l’objet, immobile et matériel : le relief, la végétation, le bâti, les voies etc. Le résultat est nécessairement statique. Comment donner alors une idée du mouvement ?
10L’apport principal des cartes de distribution réside dans leur capacité à être couplées ou comparées. C’est un exercice indispensable que de juxtaposer une carte des altitudes et une carte des toponymes médiévaux, pour repérer les défrichements sur certaines zones. Cette méthode logique, reposant sur la recherche de concordances et d’analogies spatiales, reste fondamentale. Dans le domaine historique, on n’a pas encore balayé tout le potentiel de ce type d’approche et l’on s’est longuement contenté de comparer deux cartes de même type à deux époques différentes, sans songer à comparer deux cartes de même type à la même époque12.
11L’explosion de l’utilisation des moyens informatiques a développé la géomatique en tant que science de la conception, réalisation et utilisation des bases de données géographiques. Ces dernières ont comme caractéristique de contenir les éléments de localisation géographique des données indexées. La télédétection par satellite apporte la plus grande précision aux cartes et aux SIG (systèmes d’information géographique) qui offrent ainsi la maîtrise d’informations spatiales dont la variété et le nombre sans cesse croissants rendent obligatoires le passage par l’informatisation de ces bases. L’application à l’archéologie est largement entamée et la cartographie des sites s’accompagne d’une analyse spatiale : recherche de fréquences, de contiguïtés, de lacunes, de répartitions préférentielles, de statistiques différentes. Il s’agit de caractériser la dynamique anthropique d’une région, d’établir des modèles prédictifs de terrain même si la construction de ces modèles est très contestée par la communauté des archéologues13.
Une cartographie pour représenter les territoires
12Toute carte de distribution est orientée et légendée et l’échelle en fait partie. Mais ce terme n’est pas sans mettre le médiéviste dans l’embarras. Les grandes et les petites échelles correspondent aux changements de taille de l’étendue examinée, et plus l’échelle est grande et plus la taille est petite. Préférons le terme de niveaux, aussi bien de manifestation des structures spatiales que d’organisation ou de représentation14. Si on emploie une classification plus humaine que géomorphologique, elle irait du mondial, au national, au régional, au local (l’échelle familière de nos actions quotidiennes, du quartier, à la commune et à la micro-région), à la source (la tache archéologique). Dans l’espace aménagé par l’homme médiéval, plusieurs niveaux semblent privilégiés, correspondant à plusieurs niveaux de contrôle territorial : famille, village, seigneurie, état. L’histoire rurale a privilégié essentiellement les trois premiers. Les phénomènes changent de taille, mais aussi de nature et de fonction en changeant de niveau : le cours d’eau, qui peut être obstacle au franchissement pour le site archéologique, devient canal d’amenée vers un moulin, ou voie navigable interrégionale, et n’a plus raison d’être représenté sur une carte des autoroutes. Chaque niveau a ses méthodes d’analyse. Il convient donc de classer les phénomènes étudiés en différents niveaux, d’analyser pour chaque ordre de grandeur les intersections des divers ensembles spatiaux intervenant en un point, de rechercher le niveau d’explication le plus pertinent. L’approche multiscalaire découvre des logiques spatiales souvent différentes d’un niveau à un autre. Le choix des éléments représentés sur la carte est donc crucial puisqu’ils changent de sens et de fonction aux différents niveaux.
13La carte élaborée devient elle-même une source, plus exactement une méta-source. Elle est interrogée comme un document : elle peut induire en erreur, comme toute source. Celles-ci ne sont pas des données, mais renferment des données que l’historien doit extraire : une donnée est une unité de représentation du réel (chiffre, mot, image). L’information est le résultat d’une requête mettant en relation plusieurs données : elle est donc construite. Le choix des données constituant l’information reste subjectif, guidé par la connaissance que nous en avons15. La carte constitue un fonds dans lequel sont stockées toutes les données préalablement sélectionnées dans un corpus de sources. La transformation de sources en données, puis en informations cartographiques n’est pas une évidence, mais une longue suite d’interprétations, de réductions successives. L’historien médiéviste se heurte à un autre obstacle : le degré d’évaluation quantitative, de présence sérielle de données dans son corpus : un marchand qui passe fait-il le commerce florissant ? La mention isolée est une tentation permanente à la généralisation.
14La carte est dévoilement et mise en ordre, à la fois d’une organisation et d’un mouvement, d’une structure et d’une dynamique16. Elle est instrument de recherche, et même de découverte ; des questions nouvelles émergent, des questions anciennes sont renouvelées. Elle a valeur heuristique. Les différentes réponses possibles confrontent le cartographe à des problèmes de choix dans ses informations, de stratégies et de tactiques. Le rapport est étroit entre le langage des formes et le sens des formes17, entre la sélection et la transformation des données et les procédés graphiques utilisés. Vont se poser également de délicats problèmes de qualité visuelle, de respect de conventions, de sacrifices sur les données triées et choisies. Et même la remarquable carte de France IGN au 1/25 000e n’est pas exempte de critiques sur la figuration de telle motte, le nom de telle abbaye ou l’absence de tel toponyme (voir figure 1).
15Au cœur de notre réflexion se placent les rapports de l’espace et du temps, de la durée et du mouvement. La variable quantitative temps s’inscrit sur la carte à la fin du xixe s., lorsque l’accélération des transports souligne le rétrécissement de l’espace-temps. On imagine alors les cartes isochrones ou bien les anamorphoses cartographiques où les distances-temps et les distances-coûts sont sciemment « déformées » pour mieux faire apparaître la variable temporelle, la pénibilité d’un trajet (voir figure 2). Les cartographies nouvelles sont également attentives aux différents aspects de l’énergie : les cartes en champs de forces, celles de flux fort complexes, supposant une batterie de statistiques, celles de réseaux utilisant les graphes. Les aspects formels sont diversifiés : cartes en carroyage, en courbes, proportions, diagrammes etc. Les cartes en 3 D nous semblent plus parlantes : elles mettent en perspective pour que le regard du lecteur change et change de perspective et de questionnement. La panoplie à la disposition de l’historien est devenue terriblement variée et performante18. À lui d’opérer ses choix en fonction de ses stratégies.
Figure 1: carte IGN établie au 1/25 000e : Gimont (Gers)

Semis, maillage et réseau
16L’historiographie de la paroisse médiévale aborde autant le territoire paroissial, que l’église paroissiale, que la communauté des fidèles. Comment savoir de quoi on parle alors, et que cartographie-t-on ? Les études offrent un magnifique florilège de termes aussi poétiques que difficilement scientifiques. Du semis, on a gardé la parabole de la graine semée en bonne terre et qu’un jardinier vigilant fait prospérer ; du maillage, le filet qui prend les âmes comme des poissons. Le réseau manque dans ces symboles, plus contemporain que médiéval, mais la fée Électricité ou l’épopée du chemin de fer y ont largement suppléé.
17Plus géographique, le semis formule la distribution d’objets sur l’espace. Les données sont trop parcellaires pour autoriser la réflexion19. L’archipel ainsi formé dans un océan d’incertitudes pose souvent plus de questions qu’il n’en résout : appropriation, délimitation, organisation etc. Les distributions mêmes ne sont pas stables : elles passent par des phases de conquêtes et de déprises, d’expansion ou de rétraction dans l’occupation de l’espace par un groupe humain. La maille qui enserre les parties d’un espace, limite, répartit et attribue ces parties. Le maillage exprime le compartimentage d’aires en fonction de caractéristiques communes, il est celui qu’un pouvoir a formalisé (propriétaire, seigneur, clergé etc.). La morphologie est bien évidente dans le cas des parcelles de terres arables (en damier, laniéré etc.), mais nettement moins pour les territoires paroissiaux pendant très longtemps, contrairement à une conception en vogue de l’église-matrix de type mérovingien. Et il reste encore tant à faire sur l’étude des maillages administratifs tout au long de la construction des états. Mais aussi, quelles stratégies déploie une seigneurie pour contrôler le maximum d’espace en occupant le minimum de mailles ? Le réseau, quant à lui, relie des arcs et nœuds (en topologie), des lignes, des points et des aires (en géographie). Les lignes de réseau assurent les transferts d’argent, d’énergie, de savoirs, de produits, de personnes, de connaissances etc. Elles comprennent toutes les voies matérielles et virtuelles. Les points sont points de passage, de relais et de rupture (du port au péage). Les réseaux sont plus ou moins organisés en configurations que l’on appelle treillage ou quadrillage.
Figure 2: Anamorphose d’après Roger Brunet, La carte, mode d’emploi, Fayard-Reclus, 1990, p 102

18Les centres des mailles et les carrefours de réseaux exercent une forte attraction et polarisent l’espace : là se confondent les lieux de pouvoir et le pouvoir des lieux. Les relations entre maillage et treillage sont toujours étroites, fonction de la problématique choisie, ainsi que de l’échelle. Et loin du centre, aux périphéries, les zones de contact développent des dynamiques propres, celles des confins de territoires, de l’affrontement à l’osmose, de l’invasion à l’expansion. Nous avons déjà vu à quel point une représentation cartographique classique à base de linéarité ne peut tenir compte de ces dynamiques. À partir des années 1970, s’est développée l’analyse systémique20, visant à montrer l’interrelation, les interconnexions entre les différentes dynamiques (flux, pôles, acteurs…) aussi bien dans les sciences de l’ingénieur que dans l’histoire et la géographie. La carte systémique est rare et tout aussi difficile à construire qu’à manier. Les géographes n’ont pas de définition exacte pour ce type de carte, ni de terminologie propre. On trouvera ainsi les termes de cartes dynamiques, cartes explicatives, et aussi les redoutables chorèmes21.
Chorèmes et chorématique
19Le rappel contextuel de leur naissance a été fait par Robert Marconis22. Parallèlement à l’évolution de l’histoire avec la « longue durée » de Braudel et un champ d’investigation beaucoup plus large, la géographie est traversée à partir de 1968-1970 de réflexions épistémologiques. Yves Lacoste fait un réquisitoire célèbre : « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », en 1976. Le débat dévoile la diversité idéologique des géographes français. Les différentes orientations se retrouvent dans la création de trois revues : L’espace géographique (1972), Espace-Temps (1975) et Hérodote (1976). L’espace géographique de R. Brunet se veut scientifique, méthodologique. Espace-Temps de J. Lévy se veut scientifique et progressiste. Hérodote d’Y. Lacoste est marxiste. La naissance de la revue Mappemonde en 1986 (fille du GIP.RECLUS fondé en 1984 par R. Brunet) est plus consacrée aux cartes qu’aux textes.
Lois, modèles et chorèmes
20Les modèles sont avant tout des modèles graphiques et en cela, ils font partie d’un ensemble de représentations graphiques, mais de manière non exclusive23. Toute configuration spatiale relève de la combinaison éventuellement très complexe de mécanismes simples qui correspondent aux solutions que trouvent les sociétés à des problèmes de maîtrise de l’espace et aux forces physiques avec lesquelles ces mêmes sociétés doivent composer24. On peut distinguer plusieurs types de modèles : universels comme la gravitation (attraction), la ségrégation et agrégation, les dissymétries ; généraux comme ceux de von Thünen, Thiessen, Christaller ; régionaux portant uniquement sur une échelle réduite dans le temps ou dans l’espace. On peut également distinguer des formes récurrentes de modèles (la cité-territoire d’Amérique latine)25dont on essaie de dégager le chorotype, et le modèle spécifique (une organisation spatiale et une seule comme l’hexagone français). Tout modèle, quel que soit son niveau, peut se subdiviser en chorèmes. Le concept a été proposé dès 1980 par Roger Brunet26.
21Le terme chorème a un radical grec chor- évoquant l’espace, l’intervalle, le pays et un suffixe -ème employé systématiquement en linguistique27. Le radical grec a composé un mot, chôra, dont les sens sont encore plus proches de notre préoccupation : espace de terre limité et occupé par quelqu’un ou quelque chose, et par extension, pays, territoire (Hérodote l’emploie dans ce sens pour l’Attique). Les chorèmes sont définis comme des structures élémentaires de l’espace. « Ce sont les “mots” et expressions du langage de la carte, c’est avec eux que les sociétés vivent et expriment leur “spatialité”, ont aménagé ou créé leur espace en fonction de leurs moyens et de leurs besoins28. » Les chorèmes constituent une sorte d’alphabet pour comprendre le Monde. Ils sont présentés dans un tableau publié à plusieurs reprises de 28 chorèmes : 4 colonnes (point, ligne, aire, réseau) ; 7 lignes de stratégies et dynamiques essentielles pour les finalités et actions des systèmes spatiaux : maillage, quadrillage, attraction, contact, tropisme, dynamique territoriale et hiérarchie. Cette classification s’est enrichie par la suite29. Ce ne sont pas les chorèmes qui font le sens de la carte, mais les formes qu’ils contribuent à organiser30. La superposition des chorèmes forme un modèle31. Cinq opérations sont essentielles à l’établissement d’un modèle chorématique : un choix d’éléments signifiants dans la complexité du réel, leur mise en évidence et en relations, la maîtrise des procédées techniques, la proposition d’un tout cohérent et logique, une généralisation pour des comparaisons possibles32.
22R. Brunet cherche des lois applicables à tout espace ; il dégage les structures de l’espace de la complexité apparente (à l’inverse de l’analyse systémique). La géographie était jusque-là une science idiographique (étude de ce qui est particulier, spécifique), elle devient selon lui une science nomothétique (étude des lois). Ce sont les lois de l’espace, et l’ordre y règne33. Il préconise l’emploi de symboles géométriques pour représenter un système qui est une abstraction, alors que la carte classique localise de manière descriptive. On commence par trier l’essentiel ; il faut ensuite faire la carte de la structure spatiale, rechercher les principes de la localisation, puis passer des principes à la loi. Plus que les lois de la topologie, R. Brunet développe la loi de la gravitation universelle, appliquée aux établissements humains et dont d’autres lois seraient des compléments (gradient, relais, espacement et distance etc.). Le principe de domination occupe une place importante également.
Un vif débat consécutif
23Le débat entre Y. Lacoste et R. Brunet fut violent, parfois très personnalisé. Le premier camp a même accusé le second d’être au service des intérêts des éditeurs scolaires34 et de la DATAR (la question de l’aménagement du territoire ne peut être étrangère aux préoccupations d’un médiéviste). Les escarmouches sont lancées à partir de plusieurs comptes-rendus, puis d’un article d’Yves Lacoste35. Sa plus violente charge est rédigée dans Hérodote en 1995, avec un article dont le titre est parlant « Les géographes, la science et l’illusion »36. Il estime que la démarche de Brunet est une démarche pseudo-scientifique.
24La modélisation chorématique essuie des critiques en raison de son caractère trop schématique : la négligence des données naturelles, l’absence de localisation précise, l’assimilation des montagnes à des « barrières », l’absence d’orientation et d’échelle de grandeur. Les légendes sont beaucoup trop abstraites et souvent incompréhensibles. Si un chorème est simple graphiquement, la superposition peut rendre les informations illisibles37. La chorématique utilise au gré des cartographes plusieurs alphabets qui ne sont pas cohérents entre eux. La dimension modélisation n’est pas nécessairement comprise, même si certains montrent bien qu’ils ne remettent pas en cause ce procédé intellectuel ou ce procédé graphique38.
25L’attaque porte aussi contre une approche géopolitique qui serait trop déconnectée de la géographie physique, contre la séparation entre géographie humaine et géographie physique car leur relation étroite serait l’essence même de la démarche géographique. Le danger intellectuel de la démarche serait double avec l’aliénation qui fait perdre tout contact avec le réel et la réification qui fait prendre pour réel ce qui a été conceptuel : les chorèmes créeraient une représentation simplifiée du territoire alors qu’ils sont sensés en exprimer la nature profonde. La quête des lois, de l’ordre repose, enfin, sur des postulats fort contestables, sources des ambiguïtés et dérives de la chorématique. Robert Marconis mène un plaidoyer pour la reconnaissance de la complexité : plutôt que de rechercher un « ordre caché » dans les structures de l’espace géographique, résultant du jeu d’acteurs sociaux multiples, avec des technologies sophistiquées mais trop souvent tributaires des seules données quantifiables disponibles, la mission du géographe ne doit-elle pas se fixer d’autres objectifs ? Attentif aux progrès des sciences naturelles et des sciences sociales, ne lui revient-il pas précisément de montrer la complexité des réalités socio-spatiales que sont les territoires, d’en décrypter les multiples représentations dont les représentations chorématiques39 ?
26La critique enfin considère que la géographie n’est pas seulement une science sociale. Elle y perdrait son identité, devenue trop proche d’autres sciences sociales en particulier de la sociologie (des espaces territoriaux), l’anthropologie sociale et pourquoi pas la sociobiologie ou l’éthologie des espèces animales. L’histoire (qui répond à la question quand) et la géographie (où) deviendraient les servantes de sciences à qui reviendrait le seul mérite de penser la société.
27A posteriori, les critiques paraissent excessives. La méthode des chorèmes, comme contribution à l’analyse des situations régionales, n’est pas en elle-même rejetée, mais la dérive inflationniste de ceux qui l’utilisent à tout propos et sans pertinence. Les géographes actuels sont plus modérés. Ils rendent à Brunet ses qualités de chercheur. La chorématique apparaît aujourd’hui mieux acceptée : cet alphabet est en effet parlant, à l’exception de la montagne. On cherche à ne plus confondre chorème et modèle (qui est une combinaison de chorèmes) et les modèles ne sont acceptés, eux, qu’avec beaucoup de précaution. Il faut leur adjoindre des cartes en relief et toutes les nuances d’usage. Enfin, le fait qu’il y ait des « lois » en géographie est un sujet tabou. Si l’on admet qu’il existe des traits récurrents, personne ne s’aventure plus à dire de la géographie qu’elle est une science nomothétique car la diversité des espaces a souvent raison d’une telle méthode.
Chorèmes, cartes-modèles et territoires
28« Les lois de l’espace n’ont de réalité que dans la mesure où elles expriment des relations sociales, ou elles ont une logique sociale40. » Les historiens de la société médiévale, comme aussi les sociologues qui ont si largement exploré un concept comme celui de centre-périphérie, peuvent reprendre à leur compte les cinq actions dans l’espace réalisées par les sociétés, exprimées par Brunet : approprier, exploiter, communiquer, habiter, gérer. Ce sont les actions de production de l’espace41.
29Comment représenter cela en modèles ? Il convient de se donner le maximum de régularité et le minimum de contingence locale pour tester des hypothèses et mettre en évidence des lois, des tendances, des mécanismes généraux. On part du théorique, pour déduire des configurations que l’on confronte ensuite au réel42 : c’est pour cela que la modélisation est une réponse pertinente. Aucun chorème n’exprime une nécessité ou un déterminisme, mais des déterminations tout au plus ; tous expriment des situations qui se combinent en une organisation du territoire produite par des sociétés identifiées43. À un petit nombre de problèmes correspond un faible nombre de solutions (chorématique). Fidèle à l’esprit de la géographie possibiliste de Vidal de la Blache, à l’école des Annales, l’histoire médiévale peut ainsi axer sa cartographie sur l’action des hommes plus que sur le déterminisme physique.
30L’espace médiéval est perçu par les contemporains comme un espace fini, hétérogène, discontinu. La cartographie classique, linéaire et d’inventaire, n’a plus réellement d’utilité, sauf bien sûr, à localiser les informations. La chorématique répond mieux aux préoccupations sur la spatialisation des sociétés. Les situations de co-spatialité sont fréquentes, profondément complexes, mieux perceptibles par une approche dynamique et quand les limites sont représentées, elles sont la matérialisation d’un équilibre, résultante de forces antagonistes et non la partition d’un espace anisotrope. L’équilibre est fragile et précaire, remis en cause dès que l’agonistique change. De plus, le fonctionnement même d’un territoire est un système général d’énergie qui accumule celle de la population, des informations, des ressources, des richesses, des moyens de production (dont l’organisation de l’espace)44. Enfin, l’espace de vie d’une communauté, quelle qu’elle soit, est un espace expansif (cf. les communautés villageoises et leur recherche des parcours d’usage), fortement différencié selon des inégalités socio-spatiales45. Les trois facettes (entité territoriale, matérialité physique, organisation sociale46) sont spécifiquement prises en charge par la représentation chorématique.
Des chronochorèmes
La carte et le temps
31Comment rendre compte d’une autre dimension temporelle, les héritages, les permanences, les changements ? C’est le statut de l’histoire dans l’explication géographique qui est en jeu et Michel Sivignon estime que, dans sa logique profonde, le jeu des chorèmes serait a-historique : leurs figures doivent être valables pour tous les temps et tous les lieux47. Et pourtant, le raisonnement et la démarche de la carte-modèle valent aussi dans le temps : ces lectures de l’espace doivent aussi se situer dans la durée, être saisies dans le devenir. Les modèles et les chorèmes d’une région ou d’un système ont changé dans le temps : « Leur succession mérite d’être retracée et interprétée. Toute une histoire est à retrouver et à dessiner, tout un jeu de « chronochorèmes » à reconstituer et analyser48. » La modélisation s’est enrichie des chronochorèmes fondés par Hervé Théry dans son atlas chorématique49.
32La pureté des formes géométriques, déjà modifiée par les qualités physiques de l’espace géographique, l’est également par les datations historiques qui laissent leurs traces visibles non seulement dans le paysage, mais dans la structure. L’histoire rurale pourrait ainsi être considérée comme une stratigraphie dynamique de situations géographiques. Ce n’est pas tant l’évolution que l’on cherche à caractériser que les dynamiques à l’œuvre, dynamiques spatiales et dynamiques temporelles. Les activités sociales, productrices d’espace, s’inscrivent dans une durée, une certaine permanence. La dynamique spatiale montre que les modifications obéissent au tropisme (action d’un agent extérieur), ou à la diffusion spatiale. Les dynamiques ont des rythmes dans le temps : la diffusion n’est pas linéaire, mais progressive avec sauts, arrêts, reprises, reculs. Récemment ont été étudiés les phénomènes de résilience : celle-ci manifeste la capacité de résister à la transformation et aux ruptures des systèmes en décrivant les logiques d’organisation, par des analyses spatiales appropriées50. Toute organisation de l’espace, parce qu’elle met en jeu des énergies, et en particulier des énergies sociales, se résout par un jeu combiné des masses et des distances que la chorématique excelle à représenter.
Figure 3 : Un modèle graphique, d’après Robert Ferras, « Le Lunellois : un modèle de “pays” en Bas-Languedoc », Mappemonde, fasc. 4, 1986, p. 26-27

Chronochorématique en histoire et en archéologie
33Des géographes se sont attachés à réaliser des modèles graphiques correspondant à des situations géographiques lors de moments historiques choisis, ou bien ils ont recherché les structures spatiales héritées de périodes historiques précédentes. L’approche se fait alors par présentation chronologique, par grandes « phases historiques » montrant chacune une certaine logique d’occupation du sol, et ayant laissé un « héritage spatial » à l’époque suivante. Les réalisations s’égrènent dans la revue Mappemonde : rappelons ceux d’H. Théry sur le Brésil, R. Ferras sur l’Espagne et le Lunellois (figure 3) ; J. Deler a travaillé sur les cités coloniales andines, P. Grenier sur l’espace argentin, C. Albaladejo et S. Lardon sur l’Argentine. Un magnifique modèle de « La Méditerranée au xiie siècle » se nourrit d’une bonne littérature d’historiens médiévistes51.
34Il ne reste aux historiens eux-mêmes qu’à concevoir et produire de tels modèles. À partir d’un modèle graphique portant non sur une région mais un système – les structures agraires en Amérique latine (avec étude des évolutions possibles)52, il m’a été possible d’élaborer un schéma de l’évolution des structures agraires dans le Midi médiéval français entre le xie et le xive siècle, ou bien, par ailleurs, un chronochorème de la Gascogne médiévale comme périphérie en voie d’intégration53. D’autres exemples existent. Les travaux des historiens ont porté davantage sur les modèles plus généraux dont on cherche à vérifier l’application. Les pôles de centralité selon Walter Christaller et August Lösch furent interrogés par Charles Higounet54 (autre exemple : figure 4). Les polygones de Thiessen, dont l’aire est délimitée par tous les points où l’attraction d’un centre est annulée par celle des centres concurrents, ont permis de rechercher des églises médiévales dont les textes n’ont pas conservé la mémoire55. Les modèles aréolaires comme celui de von Thünen pourraient sans doute s’appliquer aussi bien aux finages africains (voir ci-dessus l’étude de Brahim Diop), qu’aux villages médiévaux.
Figure 4 : d’après Patrick Fournier, « Comtat-Venaissin et Roussillon au xviiie siècle : systèmes sociaux et polarisation de l’espace », dans Benoît Cursente (dir.), Habitats et territoires du Sud, CTHS, Paris, 2004, p. 281.

35Les archéologues sont sensibles au fait qu’ils ont des données quasi exclusivement ponctuelles à cartographier. Ils faisaient essentiellement des cartes d’inventaire, sans message sur l’espace. Plusieurs solutions sont actuellement en expérimentation : géo-référencer systématiquement (rôle des SIG), hiérarchiser l’information qualitative, quantifier les données, jouer sur les entités spatiales (modéliser la pénibilité d’un parcours en fonction de la topographie, puis représenter par anamorphose), agréger les données, mettre en œuvre des interpolations, faire des cartes animées intégrant la dimension temporelle, utiliser la chorématique. Ce bilan était fait par Olivier Barge à Dijon en 2003 lors d’un séminaire du réseau ISA (Information spatiale et archéologie) du CNRS. La rencontre ISA à Antibes en octobre 2004 portait sur « Temps et espaces de l’homme en société : analyses et modèles spatiaux en archéologie ». L’archéologie se montre très attentive, également, aux possibilités qu’offrent les chronochorèmes dans sa recherche sur la sémiologie en archéologie et en histoire.
36La tentative de passer à la diachronie est menée. Christian Grataloup se demandait à Dijon en 2003 : y a-t-il une histoire de la forme spatiale ? y a-t-il une logique de reproduction spatiale, des mémoires intégrées dans le fonctionnement ? Les chronochorèmes peuvent montrer les étapes d’un développement topographique et fonctionnel. Ainsi les travaux d’Henri Galinié portent sur la modélisation de l’évolution d’une ville : Tours. À la suite de ce travail en chronochorèmes, il s’est avéré nécessaire de mettre au point un type urbain entre la ville antique et la ville médiévale. Ces travaux posent de manière aiguë le problème du tri des données, de la définition même de la ville et cherchent à mettre au point des typo-chronologies. Le Centre National d’Archéologie Urbaine par son atelier de chronochorématique urbaine (H. Galinié et d’autres archéologues et géographes) lors du séminaire ISA d’octobre 200456 résumait de manière très méthodologique son approche. Un modèle général de villes selon un certain nombre de facteurs identifiés, mais les plus complets possibles, a été élaboré : 6 périodes historiques, 4 niveaux d’échelle spatiale, 8 types de sites, 6 fonctions spécialisées. Il est alors possible de construire de nombreux modèles intermédiaires, de rechercher des chorotypes, et même des chrono-chorotypes, de confronter avec les réalités observées, d’effectuer un va-et-vient constant entre le général et le particulier. Ensuite, les comparaisons les plus utiles peuvent être menées, diachroniques, synchroniques, spatio-temporelles etc.
37L’histoire rurale médiévale n’a pas encore de recherche équivalente en chronochorématique. On se prend à espérer un travail équivalent à celui de la modélisation de l’évolution urbaine sur celle du village agricole médiéval et qui en restituerait toute la complexité territoriale, la diversité des morphogenèses, les temporalités différenciées. Pourquoi ne pas aborder aussi l’organisation agricole d’un territoire, l’accès aux parcours pastoraux d’altitude et les conflits d’usage, l’aménagement de l’espace régional par les implantations de bastides et de villes neuves ; et tant d’autres applications…
Conclusion
38Les géographes se réclament désormais d’une compréhension des intersections de temps longs voire très longs (géologique) et des temps courts, ceux des aménagements opérés par les sociétés et dont les résultats visibles se placent à l’intersection des différentes échelles chronologiques. Les historiens sont devenus tout aussi attentifs aux intersections de niveaux, d’ordre de grandeur dans leur étude de l’action des sociétés dans un espace territorialisé. Tous tirent profit du rôle nouveau des archéologues, en particulier ceux du paléo-environnement, et l’interdisciplinarité entre géographes, historiens médiévistes, archéologues et paléo-environnementalistes ouvre de nombreuses voies, nouvelles et fécondes.
39Tous ont un égal besoin et souci de cartographier, non seulement pour situer et montrer, mais aussi pour comprendre et démontrer. Si la carte de localisation a ses vertus descriptives et sa nécessité, les problématiques liées aux actions sociales dans l’espace ont besoin de représentations graphiques qui prennent en compte les dynamiques (forces, mouvements, crises et seuils), qui conceptualisent les situations et les modélisent (au sens graphique du terme), qui favorisent les synthèses (du système aux choses en passant par les structures), qui combinent les approches systématiques et systémiques. La chorématique répond à nombre de ces exigences, par son articulation des structures élémentaires de l’espace.
40L’historien médiéviste ruraliste qui se savait déjà géographe dans l’âme et sur le terrain se découvre également cartographe et graphicien tant la carte est au centre même de la défense et illustration du territoire. A lui de choisir les meilleurs outils et la méthode qui convient le mieux à son propos, et que les sirènes de l’esthétique ne l’emportent pas sur la clarté de la démonstration57.
Notes de bas de page
1 Juliette Dumasy, Représentations de l’espace et fabrique du territoire dans la baronnie de Séverac-le-Château (Rouergue) du milieu du xiiie siècle au début du xvie siècle, juin 2002, DEA, Paris 1, dactyl.
2 Hervé Théry, « Une recherche cartographique : genèse et combinaison des chorèmes du Brésil », Mappemonde, 1986-4, p. 14-19 ; p. 14.
3 J.-B. Harley et D. Cosgrove (éd.), The History of cartography, Chicago, 1987 : tableau général de la carte dans le monde entier et depuis la préhistoire ; P.D. A. Harvey, The history of topographical maps. Symbols, pictures and surveys, Londres 1980 distingue les cartes symboliques (les plus primitives), les cartes figurées, enfin les cadastres ou plan d’arpentage ; G. Kish, La carte. Image des civilisations, Paris, Seuil, 1980 : T. Lassalle, Cartographie, 4 000 ans d’aventures et de passion, Paris, Nathan, 1990.
4 Patrick Gautier-Dalché, Géographie et culture : la représentation de l’espace du vie au xiie s, Variorum collected studies series n° 592, Aldershot Brookfiekd, Ashgate, 1997 ; La « descriptio mappe mundi » de Hugues de Saint-Victor, texte inédit avec introduction et commentaire, Paris, 1988.
5 Roger Brunet, La carte, mode d’emploi, Paris-Montpellier, Fayard-Reclus, 1987, p. 14.
6 F. de Dainville, « Cartes et contestations au xve siècle, » Imago Mundi, t. 24, 1970, p. 99-121 ; le même auteur a répertorié les signes utilisés sur les cartes anciennes dans Le langage des géographes. Termes, signes, couleurs des cartes anciennes 1500-1800, Paris, 1964.
7 Charles Higounet, « Un plan figuré de 1490 de la plaine sous-pyrénéenne de l’Hers et de l’Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, t. xvi-xvii, 1945-1946, p. 321-326, rééd. dans Paysages et villages neufs, Bordeaux, 1975, p. 193-195 ; Bernard Fournioux, « Sur un plan figuré de la fin du xve siècle d’une forêt vicomtale en Périgord », Annales du Midi, 1982, p. 197207 ; Mireille Mousnier, « À propos d’un plan figuré de 1521 : paysages agraires et passages sur la Garonne », Annales du Midi, 1986, p. 521-530 ; Daniel Pichot, « Images du paysage : les bords de la Vilaine au xvie siècle », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 78, 2000, p. 261-283.
8 Pierre Portet, Bertrand Boysset, arpenteur arlésien de la fin du Moyen Âge (vers 1355/1358-vers 1416) et ses traités d’arpentage et de bornage. Étude, édition du texte provençal d’après le manuscrit Carpentras, bibl. mun n° 327 et commentaire de La Siensa de destrar et de la Siensa d’atermenar, thèse de doctorat, 3 t., Toulouse Le Mirail, 1995.
9 Monique Bourin-Derruau, Temps d’équilibres, temps de ruptures. xiiie siècle, Paris, Seuil, 1990, p. 56-60 : « de la notion de marche à celle de frontière ».
10 Michel Foucher, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1991 ; Pierre Bonnassie et Philippe Sénac, Frontières et espaces pyrénéens au Moyen Âge, Perpignan, CREPF, 1992.
11 Olivier Dollfuss, L’analyse géographique, PUF, Que Sais-je, 1971. P. Hagget, L’analyse spatiale en géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1973 ; Denise Pumain (éd.), Analyse spatiale et dynamique des populations, Paris, INED, 1991.
12 David Glomot, Enquête documentaire pour une histoire de l’espace en haute-Marche et Combraille à la fin du Moyen Âge, DEA, Université de Limoges, 2003, dactyl. Il cite Françoise Vergneault-Belmont, L’œil qui pense, méthodes graphiques pour la recherche en sciences de l’homme, L’Harmattan, 1998.
13 Laurent Sévègnes, Système d’information géographique appliqué à la recherche archéologique : quelques exemples en Midi-Pyrénées, DEA, Université de Toulouse-Le Mirail, 2002, p. 8.
14 Robert Ferras, « Niveaux géographiques et échelles spatiales », dans Antoine Bailly, Robert Ferras et Denise Pumain, Encyclopédie de la géographie, Economica, 1992, p. 403-421.
15 Ces problèmes sont synthétisés dans Florence Escande, Paysage et troisième dimension : essai d’orientation méthodologique pour l’étude d’un habitat dispersé, DEA, Toulouse-Le Mirail, 2003, p. 14.
16 Roger Brunet, éditorial du 1er numéro de Mappemonde, 1986, p. 1.
17 J. Bertin, Sémiologie graphique, Paris, Mouthon Gauthier-Villars, 1967.
18 Brunet, La carte, op.cit, 1987 ; Sylvie Rimbert, « Géographie et cartographie », dans Bailly, Ferras, Pumain, Encyclopédie, op. cit., 1992, p. 129-158.
19 L’approche pédagogique et synthétique de ces termes, dans une vaste bibliographie, peut utiliser Jean-Jacques Bavoux (dir.), Introduction à l’analyse spatiale, Paris, Armand Colin, coll. Synthèse, 1998.
20 D. Durand, La systémique, Paris, PUF, 1983.
21 Glomot, Enquête documentaire, op. cit., p. 119-120.
22 Robert Marconis, Introduction à la géographie, A. Colin, Paris, 1996 : chap. 9, Inquiétudes épistémologiques.
23 Robert Ferras, Les modèles graphiques en géographie, Paris-Montpellier, Economica/Reclus, 1993.
24 Roger Brunet, « La carte-modèle et les chorèmes », Mappemonde, 1986-4, p. 2.
25 Jean-Paul Deler, « La cité-territoire, un chorotype colonial hispano-américain », Mappemonde, 1988-4, p. 9-13 ; voir aussi ses articles sur la Bolivie et l’Équateur.
26 Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, 1980, n° 4, p. 253-265.
27 Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry, Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Paris, Reclus/Documentation française, 1992, rééd. 1993, p. 97.
28 Brunet, La carte, op.cit, 1987, p. 190-91.
29 Voir Jean-Paul Cheylan, Jean-Pierre Deffontaines, Sylvie Lardon et Hervé Théry, « Les chrorèmes : un outil pour l’étude de l’activité agricole dans l’espace rural », Mappemonde, 1990-4, tableau p. 3 ; Jacky Fontanabona, « Ébauche d’une grille de concepts spatiaux utilisables lors de l’analyse et de la construction de cartes », Mappemonde, 1994-1, tableau p. 3.
30 Brunet, La carte, op.cit, 1987, p. 190.
31 Brunet, « La carte-modèle », op. cit., 1986-4, p. 2-6. Sur le problème même de la modélisation, voir François Durand-Dastès, « Les modèles en géographie », dans Bailly, Ferras, Pumain, Encyclopédie, op. cit, 1992, p. 311-325.
32 Ferras, Les modèles graphiques, op.cit., 1993.
33 Roger Brunet (dir), Mondes nouveaux. Géographie universelle, Paris-Montpellier, Hachette-Reclus, 1990, dont Roger Brunet, vol. I, livre 1, « Le déchiffrement du monde », p. 10-271.
34 La charge de Robert Chantin est particulièrement vive : « Des enseignants face aux prétentions hégémoniques de la “nouvelle géographie” », Hérodote, n° 76, 1995, p. 68-73.
35 « Débat : chorématique et géopolitique », Hérodote, 1993, n° 69-70, p. 224-257.
36 Dans Hérodote, n° 76, 1995, p. 3-21.
37 Madeleine Brocard, « À propos de “chorèmes” (Mappemonde 86-4) », Mappemonde, 1988-1, p. 44.
38 Michel Sivignon, « Chorèmes : éléments pour un débat », Hérodote, n° 76, 1995, p. 93-109.
39 Robert Marconis, « Ambiguïtés et dérives de la chorématique », Hérodote, n° 76, 1995, p. 110-132.
40 Brunet, Mondes nouveaux, op. cit., 1990, p. 79.
41 Idem, p. 39.
42 Brunet, La carte, op.cit, 1987, p. 53.
43 Brunet, « La carte-modèle », op. cit., 1986-4, p. 6.
44 Brunet, Mondes nouveaux, op. cit., 1990, p. 130.
45 A. Reynaud, Société, espace, justice, Paris, PUF, 1981.
46 Maryvonne Berre, « Territoires », dans Bailly, Ferras, Pumain, Encyclopédie, op. cit, 1992, p. 617-638.
47 Sivignon, « Chorèmes », op. cit, 1995, p. 108.
48 Brunet, La carte, op.cit, 1987, p. 214.
49 Hervé Thery, Atlas chorématique des régions du Brésil, Paris-Montpellier, Fayard-Reclus, 1986.
50 Des oppida aux métropoles.Archéologues et géographes en vallée du Rhône, publié par ARCHAEOMEDES, Paris, Anthropos, 1998.
51 Robert Ferras, L’Espagne : écriture de géographie régionale, Montpellier, Reclus Modes d’emploi, 1985 ; « Le Lunellois : un modèle de pays en bas Languedoc », Mappemonde, 1986-4, p. 26-27 ; Philippe Grenier, « Structures et organisation de l’espace argentin », Mappemonde, 1988-4, p. 3640 ; Christophe Albaladejo et Sylvie Lardon, « La dynamique spatiale d’une zone pionnière agricole en Argentine », Mappemonde, 1990-4, p. 37-41 ; Philippe Moyen, « La Méditerranée au xiie siècle : une tentative de modélisation », Mappemonde, 2001-3, p. 7-10, avec une bibliographie d’historiens médiévistes.
52 Hervé Théry, « Un modèle d’évolution des structures agraires », Mappemonde, 1988-4, p. 44-45.
53 Mireille Mousnier, La Gascogne toulousaine aux xiie-xiiie siècles. Une dynamique sociale et spatiale, Toulouse, PUM, 1997, p. 345 et 378-379.
54 C. Higounet, « Centralité, petites villes et bastides dans l’Aquitaine et la Gascogne médiévales », dans Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès (dir.), Les petites villes du Moyen Âge à nos jours, Paris, CNRS, 1987, p. 41-48.
55 Les différents travaux de Florent Hautefeuille portent sur les paroisses médiévales du bas Quercy.
56 Brigitte Boissavit-Camus, Géraldine Djament, Bruno Dufay, Henri Galinié, Christian Grataloup, Corinne Guilloteau, Émile Morbois, Xavier Rodier : « Évolution spatiale des villes, modélisation et chrono-chorématique ».
57 Mes remerciements vont à Robert Ferras qui a accepté de relire ce travail.
Auteur
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