1Territoire serait-il l’un de ces mots si fréquemment employés que par là même il en serait toujours compris ? La chose n’est point sûre. L’utilisation de ce mot, suivant son environnement sémantique, son champ d’application, la lorgnette de son observation, les temps différents de son usage offre une redoutable polysémie. Est-on dans le politique, le social, l’économico-social, l’imaginaire, le symbolique, à supposer que ces catégories soient réellement exclusives les unes des autres ? La chose est encore moins sûre. L’épistémologie de l’histoire a déjà filé la métaphore : depuis Le territoire de l’historien d’Emmanuel Le Roy Ladurie1, jusqu’aux « deux sens du mot culture » de Pierre Bonnassie2.

2Dans le même temps, un demi-siècle de reconstruction européenne post-marshallienne a croisé, et pas seulement en France, les vertus de l’aménagement du territoire et celles du commissariat au Plan. Mais les lendemains qui chantent animent les idéologies depuis bien plus longtemps que cela. Le territoire est alors conçu comme le champ d’application de théories du développement et du progrès que les états appliquent pour le bonheur des peuples. Face à ce mot si porteur d’abstraction et de volontarisme, s’est développé un contrepoint humaniste, quelque peu passéiste, largement repris par le discours publicitaire contemporain qui a multiplié les « accents du terroir », les « produits du terroir », les « vins de terroir ». Les mots territorium et terrador, territoire et terroir, issus d’une même racine latine, ont-ils commencé à différencier leurs sens au cours du Moyen Âge ? La dimension vernaculaire, ou faussement telle, de la langue d’oc a-t-elle favorisé une compréhension plus sensible, plus matérielle des lieux de la vie quand elle est quotidienne et laborieuse ?

3Notre compréhension de « territoire » est héritière de quelques siècles de politique étatique, mais surtout du discours utopique porté dessus : rationalité, prévision sont au service des intérêts supérieurs de l’État, depuis Colbert qui par un arsenal de lois protège les forêts destinées au bois d’œuvre de la Marine Royale, en passant par Vauban, Riquet et tant d’autres ; le xviii^e siècle n’a pas failli à ce qui devenait une tradition3. Tout récemment encore, un colloque tenu à Bercy (5-6 février 2004) s’intitulait « La mobilisation du territoire. Les districts industriels en Europe occidentale du xvii^e au xx^e siècle ».

4C’est quelque part entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne que l’on est passé, dans l’intervalle de quelques décennies, de l’aménagement de l’espace à l’aménagement du territoire, de la mise en valeur à la planification. Le médiéviste est sans doute le mieux placé pour observer la longue route qui aboutit à ce virage. Un virage qui n’est pas aussi brutal qu’il y paraît. En effet, l’aménagement du territoire ne constitue pas une apparition subite, sauf à ignorer ou à minorer les entreprises qui ont manifesté, peu à peu, une véritable politique d’aménagement4.

5Sur ce thème du territoire, s’est constitué en 2001 un groupe de recherche qui a rassemblé des médiévistes ruralistes. La proximité géographique comme la proximité scientifique des thèses concernant une France méridionale qui va de la Gascogne au Vivarais et du Quercy au Roussillon, un vécu de séminaires de laboratoires fréquentés en commun5, des échanges scientifiques nourris et chaleureux, ont tissé des collaborations préférentielles de Toulouse à Aix-en-Provence, de Pau à Montpellier et Perpignan. Il est vrai que le propos aurait pu rassembler des spécialistes plus septentrionaux et labourer d’autres horizons, mais le principe de voisinage (cher à la Gascogne médiévale) a fait préférer une équipe résolument méridionale. Ce groupe a choisi dans ses réseaux relationnels scientifiques les spécialistes qui lui manquaient pour ouvrir de nouvelles pistes.

6Plusieurs réunions ont été nécessaires pour planter le cadre général et, surtout, pour discuter des méthodes mises en œuvre et des premiers résultats obtenus, pour affiner les grilles de dépouillement et pour contrôler les synthèses.

7Se placer sous l’angle d’observation du Moyen Âge invite résolument à sortir de deux systèmes qui ont fortement imprégné toute une conceptualisation du territoire et ont été puissamment porteurs d’identité : les états et les nations. En privilégiant ces siècles qui s’étirent entre le v^e et le xv^e siècles, nous nous situons après les cités romaines et avant les États-nations. Entre une politique impériale qui découpe un espace d’elle inconnu et les mythiques frontières naturelles de la France révolutionnaire, les choses se sont passées de manière beaucoup plus complexe. L’héritage antique est d’abord naturellement celui du mot même de territoire. Ce mot atteste la forte organisation de l’espace antique ancré sur les cités et géré par l’autorité publique. Les Romains voyaient dans territorium un dérivé du verbe terrere (effrayer), entendu comme l’espace de la cité sur lequel les magistrats étaient en droit d’exercer la terreur au nom de l’intérêt public6. À une autre échelle l’Empire romain, héritier des royaumes hellénistiques par bien des aspects, manifeste une compréhension globale de l’espace, mais aussi des pouvoirs qui y sont à l’œuvre ; des pouvoirs capables de s’adapter à cette nouvelle échelle territoriale, sinon de la maîtriser. La continuité spatiale dans laquelle les diverses composantes de l’État s’articulent en autant de types de circonscriptions qu’il est nécessaire pour ne rien laisser échapper au maillage, s’accompagne d’une centralisation de l’information, de la décision, du contrôle, et d’une administration qui tend à l’efficacité, à la hiérarchie, à la rationalisation7. Et dans le même temps, rien n’est jamais acquis. La construction territoriale elle-même, soumise aux aléas politiques, est affaire longue, mouvante, remise en chantier, ce que les traces des cadastrations successives et les difficiles délimitations des cités et diocèses, laissent entrevoir8. On ne saurait oublier que le terme latin territorium, d’emploi peu fréquent à l’époque classique, est essentiellement lié à l’arpentage et l’art des gromaticiens9.

8Dans son discours – le lecteur l’aura bien noté –, l’historien ne peut échapper à un autre concept d’une polyvalence bien plus redoutable que « territoire » : l’espace. Hors du champ des mathématiques, il est nécessaire aux diverses sciences humaines et sociales. Dans les années soixante-dix, il est apparu clairement comme un enjeu idéologique et politique. Les analyses du philosophe marxiste Henri Lefebvre sur la production d’espace sont devenues classiques : langage symbolique de l’espace, hétérogénéité des pratiques de l’espace, contrôle de l’espace… La géographie, science de l’espace, a continué à approfondir toujours plus ses articulations avec les paysages et les territoires10. Il en résulte un considérable affinement de l’analyse de « l’espace des sociétés », dont les résultats ont récemment été mis commodément à la disposition de tous11. Cependant, au total, l’approche de ce terme est d’une telle diversité que la multiplicité des sens demande un travail d’élucidation des concepts avant de procéder à toute comparaison sinon à tout emprunt méthodologique12. Par exemple, un colloque comme celui publié par Barbara Hanawalt et Michael Kobialka, Medieval Practices of Space13, ne montre, au long des essais, que deux axes principaux de recherche : l’étude des cités et celle de l’espace sacré. L’espace urbain n’est pas inclus dans notre travail, mais nous y reviendrons. Mais pour ce qui concerne l’espace sacré, la piste est essentiellement liée à l’impact des structures religieuses, de l’Église en particulier chrétienne, sur l’organisation et l’appréhension de l’espace. Il ne s’agit pas d’anthropologie religieuse, mais d’approche essentiellement institutionnelle et formelle.

9En fait, comme a pu le déplorer Alain Guerreau, nous manquons de toute étude tant soit peu systématique sur le vocabulaire de l’espace pour la période médiévale14. Il y a là un vaste chantier à ouvrir, en prolongement de celui qui est ici le nôtre. Une hypothèse générale vient à l’esprit. Le territoire, pensé comme une étendue homogène et limitée ne constitue-t-il pas le contrepoint de l’espace médiéval, fondamentalement hétérogène et discontinu ?

10Le champ d’analyse qui a été privilégié nous a conduit à opérer un choix dans la multitude des concepts que les géographes ont récemment développés et approfondis à la suite de leur immersion dans le concert des sciences humaines et sociales. La littérature géographique privilégie selon les cas, comme objet d’étude, l’étendue, l’espace, l’environnement, le paysage, le lieu, le territoire… Un emploi différencié de l’ensemble de ces concepts est préconisé mais il est vrai que, au sein des équipes de recherche en géographie, les spécialistes du territoire ne cohabitent pas toujours avec ceux du paysage. L’ouverture délibérée aux sciences humaines et les pratiques de pluridisciplinarité ont conduit les historiens qui s’adonnent à l’étude de l’espace des sociétés médiévales à de semblables clivages. Il n’échappera pas au lecteur que certains des collaborateurs de ce livre tirent plutôt vers le territoire et d’autres vers l’environnement ou le paysage. Ce livre est un compromis. Il est dialogue entre nos diversités, et il est effort de tous pour bâtir un livre cohérent autour de la thématique du territoire reconnue, en tout état de cause, comme primordiale.

11Le territoire est un espace qui a été vécu, et il intéresse à ce titre les archéologues, parce que cette vie a laissé des traces matérielles. Mais sa particularité est d’être un espace qui a été décrit et écrit en conscience par ceux qui l’ont vécu. Contrairement à la plupart des autres vocables qui composent l’arsenal descriptif et heuristique de la géographie, le mot territorium est omniprésent dans les textes médiévaux relatifs à la vie des campagnes. De surcroît, à la différence de presque tous les autres mots relatifs à l’espace que nous avons recensés, il désigne une réalité suffisamment englobante pour permettre des raisonnements généraux. Privilégier l’étude du territoire, c’était permettre à des historiens des textes et à ceux des archives du sol de réfléchir ensemble à ce que fut, pour les hommes du Moyen Âge, un espace pensé comme une entité singulière. Il va de soi que cette portion d’espace, définie par les détenteurs du pouvoir, ne coïncide que partiellement avec l’espace vécu de ses occupants. Il peut y avoir distorsion entre l’espace juridique et l’espace réel15. Cela étant, aux yeux de l’historien, le dialogue entre ces deux réalités ne peut s’enclencher que par connaissance d’une expression de référence qui manifeste une conscience de l’espace. Le territoire permet ainsi de s’introduire dans une spirale dialectique incontestablement féconde. Tout à la fois, il exprime une conscience (voire un volontarisme) et il induit des pratiques sociales. Et ces pratiques, dans la durée, peuvent conduire à développer des sentiments d’appartenance.

12L’étude du territoire qui implique la prise en compte d’une conscience de l’espace apparaît donc comme le pendant d’un volet de la géographie récente qui s’attache à décrypter les processus de « création d’identités spatiales » par « le bloc langage-individu-acteur »16. Dans cette mouvance, la place primordiale que l’historien accorde aux mots est d’intensité comparable avec celle du géographe qui s’attache à problématiser un espace « pris aux mots (des) langages qui l’expriment et le font évoluer17 ». Or cette branche de la géographie qui « prend les individus au sérieux » est en divergence avec le mouvement qui a orienté la discipline vers la recherche des lois régissant l’évolution de l’organisation des espaces terrestres. L’objectivisation maximale des analyses de l’espace conduit à substituer un langage mathématique au langage naturel18. Les historiens et des archéologues ne sont pas restés insensibles à cette seconde option qui repose sur le postulat de l’existence de principes d’organisation communs aux sciences humaines et aux sciences dures. Dans cette voie, on connaît le succès du programme pionnier de recherches sur l’histoire du peuplement du bas Languedoc rhodanien, dont la publication a recueilli un vaste écho et ouvert un fécond débat19. Le but de ces chercheurs est de mettre en lumière, pour un moment donné, l’ensemble hiérarchisé des établissements qui fonctionnent en réseau sur un espace d’observation. Ce réseau constitue un système de peuplement dont l’évolution est régie par les lois universelles que sont la résilience et la bifurcation. Il est vrai que l’air du temps pousse à privilégier aujourd’hui l’auto-organisation comme processus d’évolution dominant des formes paysagères. Nous renvoyons ici à la brillante théorisation des principes de cette « paléogéographie » que Gérard Chouquer a livrée par ailleurs20. On se trouve donc en présence de deux approches et de deux visions : d’un côté un espace auto-organisé indépendamment de la volonté et de la conscience des habitants ; de l’autre côté un espace organisé par les différents pouvoirs conjointement avec l’ensemble des acteurs sociaux. Il est clair que notre ouvrage se situe dans cette seconde mouvance, tout en veillant à laisser grandes ouvertes les voies du dialogue scientifique.

13Deux pans entiers de cette étude ont été volontairement écartés, de manière à privilégier l’homogénéité de l’approche : la ville comme cadre spatial et les cartes comme sources. Le territoire a été, ici, envisagé comme objet d’analyse dans le monde rural et exploré à partir de la documentation émanant des pratiques sociales. Mis à part les délicats problèmes de critères de définition21, la croissance urbaine se manifeste par la multiplication des lieux de résidence, de production et d’échanges, par ses articulations viaires, mais surtout par la densification du bâti et l’expansion du territoire urbain. Les pouvoirs y conjuguent leurs compétences et leurs stratégies ; les archives urbaines se font les conservatoires des mesures à caractère spatial22. La dimension institutionnelle de son territoire est évidente, peut-être trop. Or la ville conserve une forte composante rurale par son paysage, ses activités, mais se différencie, souvent aisément du village, sinon de la bourgade par la complexité de ses fonctions, en relation avec l’organisation de sa société. Nous avons donc travaillé au niveau des localités, tant il est vrai que le terme de lieu convient à ces agglomérations dont témoignent les sources méridionales. Le continuum n’est pas ici découpé par la question de la taille puisque l’espace rural entre dans l’espace urbain et la ville serait un village qui a « réussi ».

14Notre connaissance de la cartographie et la géographie médiévales (du monde occidental et non du monde oriental ou musulman qui ne sont pas de notre propos) a fait un bond en avant considérable grâce notamment aux travaux P. Gautier-Dalché, et de S. Westrem23. Dans quelle mesure ces disciplines qui ressortissent au monde des savants intéressent-elles les paysans et les seigneurs des campagnes médiévales ? Il semble évident que nous nous situons là sur deux sphères séparées. Pourtant la question des rapports entre espace pensé et espace vécu mérite l’attention24. Elle a récemment fait l’objet d’un colloque septentrional qui a exploré ces pistes de recherche25. Bien conscients que le décryptage de cette iconographie très particulière requérait des connaissances et des méthodologies spécifiques, les membres du groupe de recherche, surtout familiers des textes de la pratique et/ou des chantiers de fouilles, ont pris le parti de ne pas prendre en compte cet aspect des sources26.

15Nous avons essayé de préciser le positionnement de ce livre dans la discipline. Cependant, dans la conscience de ses auteurs et encore moins dans leur volonté, il n’est le porteur d’aucune thèse nouvelle ni le manifeste d’aucune « école ». Ce dont il témoigne, c’est de la possibilité pour un groupe de chercheurs de formation et de sensibilité diverses venus d’horizons géographiques variés de mener à bon port une entreprise commune. Si ce livre a valeur de manifeste, c’est un manifeste en faveur de nouvelles pratiques de recherche dans un secteur disciplinaire – l’histoire rurale – de plus en plus marginalisé dans l’enseignement universitaire. On n’a pas davantage eu ici pour ambition de fournir une modélisation du territoire. Le dessein de cet ouvrage est d’apporter des éléments nouveaux à une compréhension réactualisée et de répercuter les fortes préoccupations d’ordre méthodologique qui ont animé le groupe de travail.

16Le projet d’investir « Les territoires du médiéviste » procède d’une curiosité majeure : quand les hommes soumis à telle ou telle forme de domination ont-ils vu se modifier la nature de ce lien au cours du Moyen Âge ? Il constitue une contribution à un courant de recherche qui s’intéresse au processus par lequel des liens entre personnes, ou de personne à institution (alors que l’institution s’inscrit si longtemps dans le vocabulaire et les concepts personnels tels le « corps du roi » par exemple), évoluent vers un lien médiatisé par l’inscription spatiale, le lieu de résidence, la limite d’action (tels « tous les habitants de »). Les auteurs reconnaissent leur dette envers le concept d’encellulement proposé et illustré par Robert Fossier voici un quart de siècle. Plus récemment, la réflexion sur l’enracinement des liens de parenté dans des espaces géographiques restreints a conduit Anita Guerreau à proposer le concept de topolignée27. De cette fermentation témoigne aussi le dernier rebond en date des discussions sur la naissance et la territorialisation de la paroisse28. La mise en œuvre conjointe de la diversité des lieux, de celle des groupes sociaux et de celle des sources promet une longue suite de relances et de débats. Cet ouvrage en sera, nous l’espérons, un des jalons.

17La construction de ce livre s’articule autour de quatre approches successivement abordées. La première est historiographique. Comment les grands historiens ruralistes français du siècle écoulé ont-ils pris en compte les territoires par le biais de leurs objets d’étude ? Ce point étant fait, l’équipe a voulu retourner aux textes, aux documents et rechercher des situations-clés, des sources parlantes qui éclairent, précisent, renouvellent notre connaissance des territoires. Nous proposons donc un bouquet de « case-studies ». Dans une troisième étape, le détour par la comparaison s’imposait. Non pas au sens classique de l’histoire comparatiste chère à Marc Bloch, mais en faisant appel à la pluridisciplinarité. Il fallait interroger d’autres sciences humaines, d’autres problématiques pour discerner ce qu’un historien médiéviste peut attendre et utiliser dans les champs disciplinaires différents. Enfin, en symétrique de la partie bilan initiale, la dernière partie du livre est prospective. Si l’on considère que la cartographie est, à une certaine échelle, une des expressions favorites de la territorialisation des pouvoirs, on ne peut que souligner les transformations profondes qu’elle a subies et les nouveaux questionnements qu’elle induit ou traduit. Voir comment étaient mises en œuvre de nouvelles techniques de représentation, de nouveaux outils pour conceptualiser autrement, interroger différemment les stocks de données qu’on cherche à reproduire, devenait une nouvelle exigence.