Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland : versant esthétique du Théâtre du peuple ?
p. 193-203
Texte intégral
1Aborder l’œuvre de Romain Rolland oblige à une certaine humilité, tant elle est volumineuse. Citons, pour exemples, les huit pièces du cycle du Théâtre de la Révolution1 qui sera au cœur de mon article et les dix volumes du roman Jean-Christophe, publié entre 1904 et 1912 et qui vaut à Romain Rolland le prix Nobel de littérature en 1915. Le personnage lui-même mérite une étude attentive, car il a suscité des sentiments contradictoires, des attaques les plus violentes contre le pacifisme prôné pendant la Première Guerre mondiale, à un engouement national et international par toute une génération de jeunes intellectuels parmi lesquels on peut citer Roger Martin du Gard, Louis Aragon ou André Malraux.
2Affronter Romain Rolland quand on questionne les enjeux du théâtre populaire est d’autant plus intimidant que son ouvrage Le Théâtre du Peuple serait considéré (de manière peut-être abusive, mais là n’est pas la question) comme « le bréviaire de tous les animateurs de théâtre de l’après Seconde Guerre mondiale2 ». Pourtant, ce n’est pas à une analyse des écrits théoriques de Romain Rolland que je souhaite m’attacher mais à celle du cycle du Théâtre de la Révolution, qui est composé sur plus de trente ans, ce qui complique l’analyse que l’on peut en faire, puisque les intentions de l’auteur ont évolué, au gré de ses implications politiques et du contexte historique. J’étudierai cette « geste dramatique », non seulement pour savoir si ce théâtre relève bien du modèle théorique du Théâtre du Peuple que Romain Rolland a lui-même décrit dans son texte de 19033, mais aussi pour saisir comment le peuple est perçu et décrit dans la dramaturgie même de ses pièces.
3Je ne reviendrai pas sur la place accordée dans Le Théâtre du Peuple aux textes même de la Convention sur le théâtre, qui semble faire de la Révolution le point de départ d’un véritable théâtre du peuple. Je ne reviendrai pas non plus sur le discours même et le positionnement politique de Romain Rolland4. Je me contenterai, à ce stade, de souligner l’évidente concomitance temporelle entre les débats autour du théâtre populaire, le renouvellement de l’historiographie sur la période révolutionnaire et la rédaction des premières pièces du cycle du Théâtre de la Révolution.
4En centrant mon étude sur la représentation du peuple dans ce cycle – et le Théâtre de la Révolution susciterait une étude approfondie sur la conception de la notion même de révolution qui révèle une philosophie de l’histoire presque déterministe, du moins assez pessimiste, ce qui l’éloigne un tant soit peu de l’idéologie marxiste, à laquelle on rattache parfois un peu trop rapidement Romain Rolland –, j’interrogerai le rapport de Rolland à la construction du politique et, notamment, l’interprétation selon laquelle le Théâtre de la Révolution reflèterait le projet politique du Théâtre du Peuple.
5En effet, si Romain Rolland, historien de formation, revendique la recherche de la « vérité », fidèle en cela à l’historiographie positiviste de cette fin de siècle5, l’étude du Théâtre de la Révolution, trahit, d’une part, la relation problématique de Rolland à la notion même de peuple, et, d’autre part, l’étroite imbrication de son œuvre et du contexte historique de sa production. En effet, le retour vers la Révolution française s’opère alors que le régime politique de la Troisième République est fragilisé.
6Afin de développer cette double hypothèse, j’envisagerai la représentation du peuple dans le Théâtre de la Révolution selon trois axes, forcément réducteurs et simplificateurs, qui formeront les trois entrées de cet article : le peuple comme métaphore de la nation ; le peuple comme foule et, enfin, la formation du clivage social au sein du peuple.
Le peuple comme métaphore de la nation
7En 1898, quand Romain Rolland se lance dans l’écriture des Loups, qu’il dédie à Charles Péguy, dreyfusard convaincu, la France est traversée par une crise sans précédent, qui succède à la crise boulangiste. La pièce s’inscrit dans un contexte politique qui compromet l’unité nationale6 :
Le sujet de mon drame est la Fatalité cruelle qui oppose l’un à l’autre les plus impérieux devoirs de l’humanité et les détruit l’un par l’autre. Pour donner plus de grandeur à cette lutte entre la justice et la patrie, j’ai transposé le sujet à l’époque, héroïque entre toutes, de la Révolution. […] Je voulais par cet exemple, faire réfléchir les deux partis sur la grandeur qu’il peut y avoir en leurs adversaires et sur l’implacable Destin qui mène les uns et les autres, et qui est le vrai coupage de tous les crimes de l’humanité7.
8Les Loups, en transposant les protagonistes de l’Affaire Dreyfus dans la France révolutionnaire de 1793, met en scène les enjeux de la crise, et l’affrontement entre deux idéaux : la patrie et l’humanité. La pièce montre de manière dialectique deux dérives politiques : d’une part, le sacrifice de la justice au nom de la patrie et, d’autre part, la dislocation de l’unité nationale devant les mesquineries de l’individu. Elle témoigne alors de l’échec de la nation à dépasser les querelles intestines au nom de la grandeur de l’homme et montre les errements de la celle-ci face à ses divisions internes.
9Danton, composée la même année, présente également une situation de fragmentation politique en explicitant l’enjeu de la dispute entre les chefs révolutionnaires : doit-on maintenir un climat de violence pour asseoir l’idéal révolutionnaire ? La pièce pose donc également clairement les enjeux de conscience de l’homme d’action.
10Le Quatorze Juillet, écrit un an après Les Loups, entre mai et octobre 1899, célèbre, comme un effet miroir, la puissance de rassemblement du peuple qui forme la nation naissante. L’appel au peuple doit alors être entendu comme un appel à la fraternité nationale : le peuple est une métaphore de la nation, en tant qu’elle repose sur l’exaltation de la fraternité. En présentant les débuts de l’unité nationale, Romain Rolland donne à voir le contre-modèle de la division fratricide des Loups et de Danton. Contrairement à Danton dans lequel il focalise l’action autour de la psychologie de quelques grands personnages, Romain Roland a fait disparaître dans Le Quatorze juillet les « individus dans l’océan populaire ». Il note d’ailleurs dans la préface qu’il a voulu « chercher la vérité morale plus que la vérité anecdotique ». D’où une liberté plus grande par rapport à l’histoire événementielle8 ; il s’agit de « ressusciter les forces du passé, de ranimer ses puissances d’actions », de « rallumer l’héroïsme et la foi de la nation aux flammes de l’épopée républicaine ». C’est aussi une ambition programmatique, puisque « l’action doit surgir du spectacle de l’action9 ».
11En organisant, dans l’acte I, l’action sous forme d’une procession ou d’un cortège, Romain Rolland met concrètement en scène la formation de l’unité nationale. Il construit dramaturgiquement cette naissance en cinq étapes : l’émotion et l’imitation suite au discours de Hoche et à la lecture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par Robespierre ; la prise de conscience de l’unité dans la foule ; la décision d’agir ; l’organisation de l’action et, enfin, l’action elle-même10. S’inscrivant, en cela, dans la théorie rousseauiste, Romain Rolland fait naître l’action de l’émotion ; c’est de l’émotion qu’émerge la conscience de former une unité.
12Si, dans la pièce, Rolland montre l’effet de l’émotion sur l’action, son intention est de transposer ce procédé narratif à la situation politique de 1899 pour que le public soit soulevé par le sentiment provoqué par le spectacle et agisse concrètement à l’effacement des divisions au sein de la communauté nationale et au surgissement d’une sorte de « réconciliation nationale ». Cette conception unanimiste du peuple, qui insiste sur la valeur de la fraternité en faisant retour vers le passé révolutionnaire, s’inscrit dans l’héritage de Jules Michelet, à un double titre. D’une part, par le rôle attribué à la Révolution comme lieu de construction de la nation et du sentiment national11. C’est un point souvent évoqué et sur lequel il n’est pas utile de s’attarder, dans le cadre de cet article12. Je m’arrêterai sur la seconde dimension, moins étudiée, qui renvoie à la conception même de la représentation théâtrale. En effet, Jules Michelet a élaboré un projet de révolution culturelle, censé accompagner le changement social qu’il appelle de ses vœux et qu’il développe, notamment, dans les conférences interrompues de 1847-1848, données au Collège de France et publiées sous le titre de L’Étudiant. Il constate que la culture officielle repose sur l’écrit, y compris la littérature de propagande, alors que le peuple est encore largement analphabète. Il conseille alors de privilégier les médias oraux, dont le théâtre, pour toucher les classes populaires. Les étudiants, auxquels Jules Michelet s’adresse, doivent initier au sein du peuple une nouvelle forme théâtrale, républicaine et nationale13. En revenant à une figure mythifiée du théâtre grec et à une conception proprement rousseauiste du théâtre, Michelet promeut la suppression de la frontière entre acteur et spectateur pour faire de chaque spectateur l’acteur de la représentation, et partant, l’acteur d’une révolution politique.
13Que ce soit chez Jules Michelet ou chez Romain Rolland, l’émotion est au cœur de la représentation. Pourtant, si Rolland s’inscrit théoriquement dans le modèle développé par Michelet un demi-siècle plus tôt, il ne construit pas une dramaturgie de rupture : il compte plutôt sur un phénomène d’identification entre le peuple de la salle et le peuple sur la scène pour provoquer un élan général.
Le peuple comme foule
14On ne saurait s’arrêter à cette représentation idéalisée du peuple fraternel chez Romain Rolland. L’écrivain est bien plus complexe que la lecture réductrice, car commémorative, que le Front Populaire a imposée lors de la reprise du Quatorze juillet à l’Alhambra. En effet, la lecture du Théâtre de la Révolution pose la question de la foule, que l’on peut définir comme le versant péjoratif de la notion de peuple.
15Déjà, dans Le Quatorze juillet, avant la décision d’agir, avant le discours de Robespierre, avant la constitution d’un sentiment d’unité, se dévoile le caractère menaçant de la foule, notamment lorsque La Contat, comédienne, est accusée d’être royaliste : il faut l’intervention de Camille Desmoulins pour éviter que la foule ne s’en prenne violemment à elle14. Dans Danton, également, le peuple se transforme en foule quand le Comité de salut public prononce la condamnation de Danton.
16Mais, cette transformation du peuple en foule anonyme prend toute son acuité avec Robespierre, qui clôt le cycle en 1938. Notons alors que le contexte politique est désormais celui de la montée des totalitarismes et la mise en question du régime stalinien.
17Lors de la première scène, Camille Desmoulins note que « le peuple est en liesse15 », alors qu’une charrette de condamnés passe. Quelques pages plus loin, Desmoulins décrit les réactions cruelles du peuple, manipulé par un discours démagogique, lâche et égoïste : nous sommes loin d’une représentation héroïsée du peuple en marche.
18L’acte III, qui se passe au tribunal révolutionnaire, met directement le peuple, désormais désigné par Romain Rolland sous le nom de « foule », sur scène. La didascalie note « La foule se pousse et regarde avidement. Elle souligne toutes les péripéties du procès, à la façon d’un public qui assiste au mélodrame – amusée et émue tout ensemble16 ». Cette référence au mélodrame acquiert un double sens : d’une part, le procès se présente comme une représentation, à l’intérieur de laquelle le peuple est spectateur (et non plus acteur comme dans Le Quatorze juillet), et, d’autre part, cette allusion à un genre populaire du XIXe siècle, que dénonçait déjà Victor Hugo, permet de saisir la position critique de l’auteur. On pourrait même faire l’hypothèse que cette allusion à un genre qu’il méprise permet à Rolland d’inclure dans la crise de la civilisation, non seulement un répertoire honni, mais aussi le peuple coupable de l’apprécier. Mais ce serait peut-être forcer un peu l’interprétation.
19Tout au long de ce même acte, Romain Rolland ponctue les répliques des personnages par les commentaires et les acclamations du peuple. On y lit un peuple volontiers railleur, insensible à la situation tragique des condamnés. Aux faiblesses de Camille Desmoulins, la foule réplique par le rire, et commente : « Ça un homme ? C’est mou comme une tripe17 ! » À l’annonce de la condamnation de celui-ci, le peuple crie : « Allons donc ! La bête est à terre, nous mangerons du boudin18. »
20Cette peinture de la foule, menaçante et cruelle – peinture, qui est, certes, flagrante dans Robespierre, mais qui parcourt tout le cycle, y compris dans Le Quatorze juillet, pourtant représentée comme la pièce unanimiste par excellence –, appelle plusieurs remarques.
21Tout d’abord, la théorisation de la foule et de ses effets est contemporaine de l’écriture des premières pièces du cycle du Théâtre de la Révolution : Gustave Le Bon écrit Psychologie de la foule en 1895, Sigmund Freund, qui s’inspire de ce dernier ouvrage, publie Massenpsychologie en 1921. Mais déjà chez Octave Mirbeau ou Restif de la Bretonne, la foule comporte un caractère péjoratif : la foule fait peur par ses excès pulsionnels, que rien ne peut contrer. Elle conduit à des soubresauts politiques, comme le boulangisme, qui mène tout droit à l’Affaire Dreyfus. Ainsi, comme bon nombre d’intellectuels de la fin du XIXe siècle, Romain Rolland ressent une « méfiance des entraînements collectifs, un dégoût des hystéries de la foule19 » : il se veut ami du peuple, mais se révèle froissé et mal à l’aise à son contact. Il est vrai que son idéal est inséparable d’un jugement moral sur l’état décadent de la société, qu’il attribue à la bourgeoisie corrompue, mais qui affecte toute la société. Romain Rolland est, comme Maurice Barrès ou, plus tard, comme Jacques Copeau, un homme hanté par la « ruine d’une civilisation20 ». Ainsi, nulle indulgence dans le Théâtre de la Révolution pour les errements du peuple, transformé en vile foule, submergée par le flot de l’histoire et des émotions.
22En second lieu, il convient de noter que l’enjeu des pièces du cycle tient dans le questionnement du phénomène révolutionnaire. Romain Rolland semble se souvenir de La République de Platon quand celui-ci analyse la recherche d’autorité de la foule anarchique. En effet, la foule de Danton annonce d’ores et déjà l’avènement du tyran que représente Bonaparte, anti-héros de l’histoire pour les historiens et les intellectuels de la génération de Romain Rolland. Sigmund Freud développe également cette herméneutique des figures autoritaires qui naissent du besoin que la foule éprouve de se donner une autorité réorganisatrice.
23Enfin, l’introduction de la notion de foule ouvre sur une réflexion au cœur de la pensée de Rolland et qui traverse toute son œuvre : la recherche de l’humanité, qui s’exprime dans sa défense d’un « panhumanisme »21. Pour Romain Rolland, il semble que la foule soit d’autant plus dangereuse, qu’elle conduise tout droit à l’inhumanité, ce qu’Hannah Arendt ne manque pas de souligner dans Les Origines du totalitarisme (1951) ou ce qu’Élias Canetti développe dans Masse und Macht (1960) : la notion de masse mène au « mal radical » des camps de concentration.
24La transformation du peuple en foule s’inscrit alors dans cette mise en garde de Romain Rolland face à la régression des hommes en bêtes. Ce caractère humaniste explique, paradoxalement peut-être, la présence dans le cycle du Théâtre de la Révolution de héros, qui permettent l’action (c’est le cas de Desmoulins ou de Robespierre dans Le Quatorze juillet, par exemple), qui sont des adjuvants à l’initiative du peuple, qui conduisent son action22. Cela renvoie d’ailleurs à l’intérêt de Romain Rolland pour les grandes figures, des grands hommes auxquels il a consacré plusieurs ouvrages ou articles (Beethoven, Michel-Ange, Haendel, Mahâtmâ Gandhi, Tolstoy…). Chez Romain Rolland, la figure de l’intellectuel, éclairant le peuple, est toujours sous-jacente, ce qui explique la dimension un peu « paternaliste » de son œuvre, que l’on pourrait également trouver chez Maurice Pottecher, puis chez Jacques Copeau.
25Cette réflexion autour de la notion de foule permet de dépasser la lecture un peu univoque du peuple unanimiste. L’étude du cycle du Théâtre de la Révolution permet également d’interroger les liens de Romain Rolland avec le socialisme.
Le peuple et la notion de classe sociale
26Si Romain Rolland semble faire œuvre prophétique en décrivant dans le processus révolutionnaire l’émergence de la tyrannie (et on ne peut oublier qu’en 1938, Rolland a pris ses distances par rapport à l’URSS), il pose également dans ses pièces l’émergence au sein même de la Révolution de la notion de classe sociale.
27Il s’inscrit en cela dans un courant historiographique de la Révolution française de la fin du XIXe siècle, qui date le début du capitalisme de la Révolution française, par la prise de pouvoir, après la suppression des privilèges féodaux, d’une classe sociale privilégiée. On pourrait alors citer Jean Jaurès qui, dans les premières pages de l’« Introduction générale » de son Histoire socialiste de la Révolution, énonce :
La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les conditions essentielles du socialisme : la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise23.
28Le Quatorze Juillet s’ouvre sur une scène de rue, alors que des « banquiers » et des « marchands », faisant tinter leurs sacs d’argent, essaient d’appâter les clients. Dans Danton, Romain Rolland montre la montée de l’antagonisme de classe. La pièce se clôt par la prise de parole de « Deux vieux bourgeois » qui, devant la condamnation de Danton, espèrent que la Terreur qui se profile, pourra être source, sinon de fortune personnelle, du moins, d’un futur confort. Ils échangent à mi-voix : « Que dites-vous de cela ? Allons, il faut se taire. En vivant, on devient vieux24. » Mais c’est dans Robespierre que l’on saisit le mieux cette montée et cette prise de pouvoir de la bourgeoisie, au détriment des intérêts du peuple, entendu comme la frange de la société la plus opprimée.
29Ainsi, Romain Rolland stigmatise la mercantilisation de la société, en dressant un tableau saisissant des « spéculateurs et mercantis ». Contrairement à une lecture historiographique qui valorise Danton contre Robespierre, Rolland fait de Robespierre celui qui reste fidèle à ses idéaux, qui refuse de se compromettre avec les ultras et les profiteurs. Robespierre répond ainsi à une vieille femme, qui lui confie sa peine et son absence d’espoir en la Révolution :
Ah citoyenne, comme on voudrait bâtir avec eux, bâtir pour eux, les pauvres, la République ! Nous savons bien que la Révolution n’a été, pour les riches, qu’une occasion de gains illicites, d’accaparements, d’usure, de fraudes, de spoliations ! Nous savons bien que ses vrais amis, ceux qui se sont donnés à elle sans compter, ce sont les pauvres, les paysans, les ouvriers, qui sont la proie des enrichis25 !
30Pourtant, Romain Rolland ne se départit pas d’une vision inquiète du pouvoir donné au peuple. En effet, si l’auteur montre la fragmentation de la communauté en classes sociales antagonistes – ce qui le rapproche de l’interprétation historiographique de Jean Jaurès –, il n’idéalise pas le peuple, entendu comme prolétaire.
31L’écriture de Romain Rolland distingue, d’un côté, un peuple idéel, abstrait, issu de l’héritage des Lumières, au nom duquel la Révolution s’est construite, et de l’autre, un peuple-prolétaire que les didascalies nomment « populace » ou « énergumènes », pris au piège de ses intérêts privés, acteur et victime d’une guerre civile, qui bafoue les valeurs révolutionnaires de justice et de liberté.
32Cette lecture oblige donc à revisiter les liens entre Romain Rolland et le socialisme, malgré le discours politique engagé de celui-ci et sa proximité avec Jean Jaurès, qui prononce un discours avant la représentation de Danton en 1901 sur la scène du Théâtre Civique, « au profit des tullistes grévistes du Nord26 ». Malgré l’affirmation de Rolland, qui dit partager l’avis de Camille de Sainte-Croix, selon lequel « le théâtre populaire doit être essentiellement socialiste », son théâtre présente une image plus contrastée que celle du « théâtre social » décrit par Jean Jaurès dans l’article de la Revue d’art dramatique de 190027. Jaurès promeut un « théâtre considéré comme moyen de lutte sociale, comme moyen de hâter la décomposition d’une société donnée, et de préparer l’avènement d’une société nouvelle28 ». Le Théâtre de la Révolution de Romain Roland ne répond pas strictement à cette ambition. Plus qu’un théâtre révolutionnaire, il semble que l’œuvre de Rolland appelle davantage à l’union des différentes fractions de la société, ce qui est particulièrement explicite dans Le Quatorze juillet, mais ce qui est perceptible dans les autres pièces du cycle, qui dénoncent implicitement les errements de la nation face à ses divisions internes. De plus, parce que la mise en tension entre le peuple et la foule contient une interrogation sur la destinée d’une révolution et sur son caractère potentiellement dangereux, l’intention révolutionnaire du théâtre de Roland Rolland se révèle peu opératoire.
Conclusion
33Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland, par la représentation complexe, voire parfois contradictoire, du peuple qu’il propose, oblige à réexaminer l’analyse souvent partagée d’une cohérence entre projet esthétique et projet politique. En effet, les études tendent souvent à présenter le Théâtre de la Révolution comme le versant esthétique du projet politique révolutionnaire du Théâtre du Peuple29. Sans s’inscrire en faux contre cette interprétation, il apparaît que l’écriture de Romain Rolland dévoile les contradictions internes d’un homme nourri par l’idée de peuple, mais qui ne peut se départir de sa profonde méfiance envers tout ce qui pourrait transformer le peuple en foule. Le projet esthétique, par le refus de toute héroïsation du peuple, renverrait alors au contexte socio-politique de la fin du XIXe siècle, marqué par une succession de crises politiques, qui menacent la République, tandis que le projet politique s’appuierait sur une représentation idéalisée de la Révolution française, pensée à partir de la philosophie des Lumières et, notamment, de la place du peuple dans l’organisation politique, telle que Jean-Jacques Rousseau peut la concevoir dans Du contrat social [1762].
34L’étude du texte même du Théâtre de la Révolution, à travers la représentation du peuple, permet alors d’observer des thématiques moins connues, mais qui influencent en différents moments le mouvement du théâtre populaire, en le rattachant davantage à la pensée de Maurice Barrès ou à l’héritage d’Ernest Renan, qui conçoivent la France comme nation unie et valorisent l’expression de sa grandeur.
Notes de bas de page
1 Liste des pièces du cycle Théâtre de la Révolution, avec leur date d’écriture, suivi de leur date de création (nous suivons l’ordre dans lequel Romain Rolland, une fois l’ensemble du cycle achevé, a choisi de les présenter) : Pâques-Fleuries (1926) ; Le Quatorze Juillet (1899 ; 1902 au Théâtre de la Renaissance) ; Les Loups (1898 ; 1898 sous le titre de Moritori par le Théâtre de l’Œuvre) ; Le Triomphe de la Raison (1898 ; 1899 par le Théâtre de l’Œuvre) ; Le Jeu de l’Amour et de la Mort (1925 ; 1928 au Théâtre de l’Odéon), Danton (1898 ; 1899 par le Cercle des Escholiers) ; Robespierre (1938) ; Les Léonides (1927).
2 Chantal Meyer-Plantureux, « L’Engagement théâtral. La correspondance Maurice Pottecher-Romain Rolland », Europe, numéro Romain Rolland, octobre 2007, no 942, p. 77-85 (p. 80).
3 Voir Romain Rolland, Le Théâtre du Peuple [1903], Bruxelles, Éditions Complexe, 2003.
4 Voir la contribution de Bérénice Hamidi-Kim dans ce même ouvrage.
5 Romain Rolland, agrégé d’histoire, influencé par les enseignements de Gabriel Monod et de Paul Vidal de la Blache, ne cessera de rechercher la « vérité ». « J’espère m’y être toujours conformé », note-il dans ses Mémoires, Paris, Albin Michel, 1956, p. 50. Olivier-Henri Bonnerot formule ce qui pourrait être la règle de conduite de Romain Rolland : « L’ambition de construire de vastes fresques historiques doit habiter tout écrivain à condition qu’elles reposent sur des bases scientifiques solides », Olivier-Henri Bonnerot, « Le Parcours des muses », Europe, op. cit., p. 124-131 (p. 128).
6 Romain Rolland note dans ses souvenirs : « L’Affaire Dreyfus a eu, chez moi, cet effet de réveiller la Révolution française. Elle m’envahit. Je respirai les passions des masses qui prirent la Bastille et les fureurs de la Convention », Romain Rolland, Compagnons, 11-12, cité par Antoinette Blum, « Les Loups de Romain Rolland : un jeu théâtral sur l’histoire », The French Review, vol. 66, no 1, octobre 1992, p. 59-68 (p. 60).
7 « Lettres du 22 mai 1898 », in Choix des lettres à Malwida von Meysenbug, Paris, Albin Michel, Cahiers Romain Rolland, Cahier no 1, 1948, p. 229.
8 On peut ainsi remarquer que Romain Rolland choisit de faire figurer Lazare Hoche, soldat de la garde nationale, héros de la Révolution, dans les événements de la prise de la Bastille, alors qu’historiquement, celui-ci ne s’engage dans la garde nationale que fin août 1789, après la dissolution de l’unité des gardes-françaises au sein de laquelle il avait été récemment promu sergent.
9 Romain Rolland, Le Théâtre de la Révolution, t. 1, « Préface de juin 1901 », Le Quatorze juillet, Paris, Albin Michel, Le Cercle du Bibliophile, 1972, p. 105.
10 Pour une analyse stylistique du Quatorze Juillet, voir Véronique Martin, De l’audace ! La Rhétorique argumentative dans le théâtre « engagé » en France à la fin du XIXe siècle, thèse de doctorat de Lettres, dirigée par François-Charles Gaudard, université de Toulouse-Le Mirail, 2007.
11 En cela Romain Rolland s’inscrit en contradiction avec Alexis de Tocqueville qui insiste sur la continuité entre l’Ancien Régime et la modernité. Dans l’historiographie de la fin du XIXe siècle, la Révolution est vue comme la naissance d’une nouvelle société, donc comme un point de rupture.
12 Antoinette Blum a montré que Romain Rolland s’inspire pour écrire Les Loups des Guerres de la Révolution, publiées entre 1886 et 1896 par l’historien et germaniste Arthur Chuquet. S’inscrivant dans le mouvement positiviste de l’époque, Arthur Chuquet cherche à se faire le contemporain des personnages historiques, en détaillant chronologiquement les faits de la vie quotidienne et du développement événementiel de l’histoire. À ce titre, l’historien utilise des techniques narratives, propres à « théâtraliser » le texte. Voir Antoinette Blum, « Les Loups de Romain Rolland : un jeu théâtral sur l’histoire », op. cit.
13 « Nul doute que le théâtre ne soit aussi dans l’avenir le plus puissant moyen de l’éducation, du rapprochement des hommes : c’est le meilleur espoir peut-être de rénovation nationale. […] Non seulement dans la littérature, mais dans la vie, dans l’action, il y aura un mouvement immense de tous vers tous, une croisade des hommes à la rencontre des hommes. Voilà ce que j’espère ; j’ai la foi, l’attente d’un grand mouvement social. » Jules Michelet, « Première leçon, 16 décembre 1847 », in L’Étudiant, Paris, Le Seuil, 1970, p. 62-63.
14 Romain Rolland, Le Quatorze juillet, op. cit., p. 114-115.
15 Romain Rolland, Le Théâtre de la Révolution, t. 2, Danton, Albin Michel, Le Cercle du Bibliophile, 1972, p. 168.
16 Ibid., p. 227.
17 Ibid., p. 236.
18 Ibid., p. 263.
19 Jean-Claude Barrère, Romain Rolland par lui-même, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967, p. 49.
20 Romain Rolland, Mémoires, Livre III, écrit en 1938-1940, cité par Jean-Claude Barrère, op. cit., p. 131. « Je voudrais analyser ce sentiment de “ruine”, qui m’a tant de fois pris à la gorge, dans cet Occident, riche de culture et de vie facile, où ma jeunesse a grandi. »
21 Romain Rolland justifie son pacifisme par la recherche d’un humanisme qui dépasserait toute frontière nationale. Sur cette question, voir Pierre Sipriot, Guerre et paix autour de Romain Rolland. Le désastre de l’Europe. 1914-1918, Étrépilly, Bartillat, 1997.
22 Pour une analyse sémiologique du Théâtre de la Révolution, voir Sonia Frem, Le Théâtre de Romain Rolland. Dramaturgie du Théâtre de la Révolution, thèse d’Études théâtrales, sous la direction de Michel Corvin, université de Lyon II, 1981.
23 Jean Jaurès, cité par Madeleine Rebérioux, « Le Livre et l’Homme », in Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, t. I, édition revue et annotée par Albert Soboul [1969], Paris, Messidor/Éditions sociales, 1983, p. 36-51 (p. 46).
24 Romain Rolland, Danton, op. cit., p. 263.
25 Romain Rolland, Le Théâtre de la Révolution, t. 3, Robespierre, Albin Michel, Le Cercle du Bibliophile, 1972, p. 148.
26 Cité par Chantal Meyer-Plantureux, « Préface », in Romain Rolland, Le Théâtre du Peuple, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 18.
27 Camille de Sainte-Croix, La Petite République, 1903, cité par Alphonse Séché, « À propos du théâtre populaire », Revue d’Art Dramatique, août 1903, p. 235.
28 Jean Jaurès, « Le Théâtre social », Revue d’Art dramatique, décembre 1900, p. 1065-1077 (p. 1065).
29 Voir, à ce propos, Valérie Battaglia, « Romain Rolland et Le Théâtre de la Révolution », Revue d’Histoire du Théâtre, 1989-2, p. 178-195.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
Pascale Drouet (dir.)
2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
2016
Galions engloutis
Anne Ubersfeld
Anne Ubersfeld Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette (dir.)
2011